Voyage au pays de la quatrième dimension/Le Léviathan

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Bibliothèque-Charpentier (p. 53-59).

IX

LE LÉVIATHAN

C’est donc un peu au hasard, et sans ordre que je raconterai dans les chapitres qui vont suivre, les étranges voyages philosophiques que je fis au pays de la quatrième dimension, laissant au lecteur le soin de dégager le scénario intellectuel de ces aventures romanesques. Ces voyages furent toujours accomplis sur place, au moment où je m’y attendais le moins. Sans transition, je me trouvai souvent transposé au pays de la quatrième dimension, n’ayant fait d’autre effort que de parvenir, mentalement, au carrefour de multiples souvenirs et d’avoir petit à petit complété par la réflexion, la vision banale du monde à trois dimensions.

La conception de ces voyages fut, je le répète, instantanée. Le temps n’existe pas, en effet, au pays de la quatrième dimension et, quelle que soit la multiplicité des détails observés, il est impossible de les concevoir autrement que d’une façon simultanée. Plus tard, en voulant transcrire ces souvenirs dans le monde à trois dimensions, j’ai tout naturellement été conduit à le faire sous la forme d’un récit, et j’ai projeté dans le temps des événements ou des impressions qui me furent révélés en dehors de l’espace et du temps. Pour plus de commodité, j’ai cru devoir classer successivement, suivant leur ligne esthétique, des événements qui ne forment, en somme, qu’une même courbe immobile.

Pour employer le langage de la troisième dimension, je dirai donc que, dans mes souvenirs des âges futurs, j’ai d’abord réuni tous les événements qui se passeront dans notre siècle et qui se rapportent à l’époque si singulière du Léviathan. Rien n’est plus curieux à étudier que la période contemporaine de ce livre où régna sans partage un microcéphale colossal, supérieur aux hommes, et les enveloppant comme autant de cellules de son corps gigantesque. J’avoue personnellement que ces révélations surprenantes sur une période actuelle que je croyais connaître m’étonnèrent plus encore que mes visions sur les âges futurs et j’ai hâte d’en faire part à mes contemporains.

Après la disparition du Léviathan, il me fut donné de connaître d’étranges événements qui se déroulèrent durant la période scientifique. Ces événements furent peut-être plus grossiers, moins subtils que ceux qui caractérisèrent l’époque de transition du Léviathan. Ils n’en sont pas moins fort curieux à décrire.

En troisième lieu, je grouperai de préférence les voyages que je fis à l’époque de l’Oiseau d’or. Mais c’est malheureusement de cette étrange période, la plus curieuse de toutes, qu’il me sera fort difficile d’écrire mes souvenirs. À l’époque de l’Oiseau d’or, la quatrième dimension devint, en effet, familière à tous les hommes et il est impossible de traduire en langage à trois dimensions ce qui se passera alors.

J’ajoute enfin que j’ai toujours éprouvé quelque timidité à explorer cet âge philosophique fort éloigné de nous, car s’il est relativement facile de décrire sans danger les siècles futurs à trois dimensions, il devient fort difficile de revenir de l’âge de la quatrième dimension lorsque l’on commet l’imprudence de s’y aventurer. Or, je tenais avant toute chose à rapporter ces notes curieuses à l’âge où nous vivons, et je m’applaudis de mon hésitation morale qui m’a permis de rester lié au monde moderne, d’y revenir et de ne pas rester à tout jamais dans l’avenir. Lorsque l’esprit s’élève jusqu’à la quatrième dimension dans l’œuvre d’art, il se trouve tout préparé pour l’éternelle et consciente immobilité, et la mort n’est pour lui qu’une simple évasion. Mais, lorsque cette évasion se produit avant toute création, l’impression de néant, infiniment pénible, subsiste seule.

Quant aux voyages dans le passé, on ne s’étonnera pas de n’en point trouver au cours de ce récit, car ces sortes de voyages sont impossibles. L’avenir seul existe en ce moment dans le pays de la quatrième dimension. Le passé n’existe plus, puisqu’il est entièrement contenu dans le présent, et il suffit d’évoquer intérieurement nos souvenirs avec une volonté puissante pour connaître tout ce qui s’est passé jusqu’à nous.

On me dispensera, au cours de ce récit, d’expliquer chaque fois dans quelles conditions tel ou tel événement me fut révélé. Ceci ne présente, en effet, aucune importance. Que ce soit au cours d’une promenade dans Paris ou dans la campagne, que ce soit durant mes séjours dans la Maison plate à deux issues, mes voyages, je le répète, furent toujours instantanés. Ils n’occupèrent donc aucune place sensible dans les événements de ma vie quotidienne ; ils ne la modifièrent jamais et ne se confondirent pas avec elle.

L’événement le plus formidable, le plus déconcertant du temps de ce livre, et que j’ai hâte pour cela de signaler de suite, ce fut à n’en point douter la naissance imprévue, gigantesque, et — chose incroyable — inaperçue, d’un être nouveau, supérieur à l’homme, l’asservissant étroitement, qui lui arracha la royauté du monde sans même qu’il s’en doutât et qui prit sa succession dans l’échelle des êtres. Cet animal colossal, fut appelé dans la suite le Léviathan.

Il est véritablement curieux de constater que tous les penseurs véritables, tous les philosophes, avaient prévu son apparition, qu’ils lui avaient même donné un nom, comme le fit Hobbes, mais sans pour cela, semble-t-il, avoir pris leurs propres prédictions au sérieux.

Oui, certes, on ne manqua pas de faire jadis beaucoup de bruit autour de certaines transformations sociales ; on parla de liens juridiques entre les hommes ; on exposa la naissance de la société civile et du contrat social ; on parla, dans de nombreux volumes, de l’organisme social, du machinisme contemporain ; on alla même jusqu’à comparer fort étroitement cet organisme au corps humain ; mais jamais on ne s’avisa de prendre au pied de la lettre une comparaison bien autrement réelle qu’on le pensait.

Il y eut même, vers le début du vingtième siècle, de très curieux articles de journaux qui effleurèrent, sans s’en douter, cette question formidable. Lorsque l’on rendit pratique, par exemple, la cinématographie des microbes, on s’émerveilla de voir sur l’écran se dérouler la vie grouillante et affairée des innombrables petits êtres qui vivent leur vie dans notre corps. On alla même jusqu’à émettre cette idée que les mondes tels que nous les connaissions étaient peut-être de petits corpuscules faisant partie d’un corps gigantesque et inconnu ; mais de telles comparaisons demeurèrent purement littéraires.

Depuis des siècles en effet que l’homme se sentait le roi du monde incontesté, il ne pouvait admettre un seul instant, sérieusement, au fond de lui, que cette royauté pût être mise en danger par des organismes supérieurs qu’il considérait comme entièrement créés par lui et soumis à sa seule fantaisie.

Certains symptômes cependant auraient pu, à ce moment-là, l’inquiéter. Avec un peu plus de perspicacité, moins de confiance en lui-même, il lui eût été facile de discerner la constitution définitive de l’être supérieur et véritable, du Léviathan colossal qui allait le soumettre et l’écraser.

Il y eut tout d’abord des maladies sociales étranges, qui démontrèrent, à n’en point douter, que la vie propre des cellules sociales n’était plus aussi complète qu’on le pensait. On assista, en art, en littérature, en musique, à l’éclosion d’œuvres qui perdaient chaque jour davantage leur caractère individualiste. Ce fut tantôt une affaire judiciaire, qui se transforma en maladie sociale ; ce fut, à un autre moment, telle école musicale ou littéraire qui fit comprendre, à n’en point douter, que l’auteur commençait à ne plus être maître de son œuvre et à dégager des idées très générales qu’il ne comprenait plus lui-même très bien. Ce fut surtout enfin, dans le domaine de la morale, que d’étranges indications furent données. Certains crimes individuels, certaines indélicatesses n’intéressant qu’une personne isolée, furent considérés comme négligeables ; certains actes insignifiants, mais ayant une portée sociale, prirent au contraire la première place.

Personne cependant ne parut entrevoir la révolution qui s’opérait formidable dans le monde et dont je voudrais esquisser les très curieuses conséquences.