Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/4

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 55-73).

Chapitre II

NIKKO — LE FUDJIYAMA


Nikko — Kamakura — Enashima — Myianoshita — Ojikagu — « Big Hell » — Le lac Hakone — Gotamba — Le Fudjiyama.


8 novembre — La campagne que nous traversons est très pittoresque ; c’est l’époque de la récolte du riz, des légumes, des fruits. On voit encore beaucoup de kaki pendant aux branches ; c’est un fruit qui ressemble à la poire et à la prune ; il tient un peu des deux. Nous en avons continuellement sur la table. Les pommes sont excellentes ; elles rappellent nos fameuses.

Un peu partout le long des routes, on plante, en carrés réguliers, des paulownias, petits arbres dont l’écorce et la feuille rappellent le tilleul. Son bois sert à la fabrication des chaussures, les geta portées par tout le monde à quelque classe qu’on appartienne. Il est blanc, dur, léger et ne se fendille pas.

On reconnaît la boutique d’un cordonnier aux bûchers de petites planchettes empilées à sa porte. Ces planchettes se portent planes ; on ajoute à la semelle deux pièces transversales d’une hauteur qui varie de quelques lignes, selon le service auquel on les destine, soit pour le beau temps, soit pour la pluie ; pour la boue, les morceaux, posés transversalement, sont plus élevés, jusqu’à trois pouces. Il faut entendre claquer ces planchettes sur le pavé, dans les gares surtout, où le bruit devient assourdissant. La babouche en paille, en éclisse de bambou est aussi en usage. Cette chaussure économique tient aux pieds au moyen de deux cordons noirs, rouges ou bleus, qui passent entre le gros doigt du pied et le majeur. Ils sont fixés à la planchette ; de cette façon, on n’a qu’à retirer le pied et la chaussure est enlevée. Pour la remettre, enfilez simplement le pied entre les cordons, et allez ! Les caoutchoucs sont ainsi supprimés. Le bout antérieur est quelquefois recouvert d’un morceau de cuir qui protège les doigts de pieds. Les bas ne sont presque pas portés ; le pied est protégé par une sorte de chaussette blanche à plusieurs plis, petit coussin qui protège le dessous du pied contre la dureté du bois.

La propreté du peuple est telle que je suis encore à découvrir, malgré mon observation constante, des chaussettes ou des pieds sales, même chez les enfants. Les Nippons tiennent les ongles de leurs pieds aussi proprement que nous tenons les ongles de nos mains ; je crois même qu’ils sont plus particuliers que nous sous ce rapport.

Ils laissent leurs geta à la porte de la maison, et entrent sur leurs chaussettes ; voilà pourquoi les nattes des planchers sont toujours immaculées et peuvent servir à leur repas et à leur repos. Cette façon de vivre nous paraît étrange, mais eux s’en accommodent parfaitement.

La simplicité de la vie doit contribuer pour une large part à la force et à la vitalité qui caractérisent ce petit peuple. Tout le monde travaille et semble heureux. Tous sont proprement vêtus ; ni haillons ni mendiants en ce pays heureux. La frugalité préside à leurs repas. Le saké, (alcool de riz), la bière, se vendent partout, et cependant un Japonais en état d’ivresse se voit rarement.

Le riz se coupe à la faucille ; il est mis en javelles et suspendu à des perchoirs pour sécher. Lorsqu’il est en état de séchage convenable, les épis sont détachés de la paille au moyen d’un égrenoir aux dents de bois ou de métal, ou battus au bâton, — nos anciens fléaux, quoi, — et vannés, comme autrefois le blé, chez nous. Toutefois, les machines à vanner s’introduisent peu à peu chez les cultivateurs à l’aise. Le riz se cultive dans l’eau. Les champs divisés en petits carrés, comme nos jardins potagers, sont entourés d’une bordure en terre de hauteur suffisante pour retenir l’eau provenant des pluies et des irrigations. Le riz est pris dans les semis et transplanté à la main dans six pouces, à un pied d’eau, brin par brin.

J’ai vu planter des champs immenses d’orge dans des sillons creusés à la houe.

Il est pénible de voir tout ce monde, hommes, femmes et enfants à l’ouvrage dans l’eau, dans la boue jusqu’aux genoux. La terre est ameublie à la main au moyen de houes dont le fer de deux ou trois pieds de longueur atteint le sol profondément. Un cultivateur sur dix possède un cheval. Tout se transporte à dos d’homme, quelles que soient les distances : cent milles et plus.

La culture maraîchère est très en honneur : tomates, oignons, radis blancs d’un pied de longueur, laitue, choux et une infinité d’autres.

Cinq heures durant, en chemin de fer, nous avons traversé ces cultures à perte de vue. Il n’est pas rare de voir des champs de cent arpents plantés à la main ; c’est dire que la main-d’œuvre doit être bon marché. Autour des petits carrés de riz, se dressent des haies de bambous sur lesquelles les javelles sont enfourchées pour le séchage.

La maison, à la campagne, ressemble à celle de la ville : toit de chaume, de tuiles, de tôle. Les cloisons sont en papier collé sur des châssis glissants (karakami), entrant les uns dans les autres, de façon à transformer, au besoin, la maison en une seule pièce. La maison est généralement entourée d’un perron fermé par des panneaux en grille. Comme l’on vit par terre, les carreaux, qui laissent pénétrer la lumière, sont posés à deux pieds du plancher, afin que les occupants puissent voir au dehors. Le soir, le mur d’enceinte en pierre, en bois ou quelquefois en branches, paille ou bambou, est barricadé. La porte d’entrée, à l’intérieur, est une grille tellement ténue qu’un faible coup d’épaule l’enfoncerait aisément ; on se croit cependant bien protégé et en sûreté.

Toutes les routes sont en gravier, assez belles, mais étroites ; il en est ainsi, dans les villes où l’asphalte est à peu près inconnu ; cependant les rues nouvelles s’ouvrent très larges, mais toujours en gravier ; c’est du moins ce que j’ai constaté jusqu’à présent.

Les morts sont incinérés ou inhumés. Il y a des fours crématoires dans les villes ; dans les campagnes, on enterre les morts un peu partout, autour des maisons, dans les jardins, près des sanctuaires. Sur les tombeaux, on voit souvent de charmantes miniatures, naïves reproductions des temples célèbres.

À la campagne, dans les villages, on tire l’eau des puits comme au bon vieux temps. Ce matin, de ma chambre, je vois fonctionner une antique brimbale. Dans les villes, les égouts, découverts à certains endroits, à d’autres recouverts de madriers, sont à la surface, chaque côté de la rue.

Nikko est plus favorisée ; l’eau de source, qui descend des sommets, coule à découvert au bord de la rue dans de petits canaux où chacun puise. Le système moderne de l’aqueduc et des égouts s’établit peu à peu. La cité sainte est renommée pour la beauté de son site au flanc des montagnes qui se mirent dans le cristal du lac Chuzenji, à cinq mille pieds d’élévation. Ces montagnes sont très boisées et leurs ravins résonnent de la puissante voix des torrents ; elles renferment les mines de cuivre les plus considérables du pays.

Des singes d’assez forte taille, à l’état sauvage, habitent les forêts et gambadent aux flancs des rochers. En revenant de notre excursion au lac Chuzenji, nous en avons vu une cinquantaine suspendus aux branches de l’autre côté d’un ravin. Comment peuvent vivre ces ouistitis dans ces montagnes qui se couvrent de neige à l’hiver ? Eux seuls le savent.

L’air est pur et vivifiant ; la température correspond à la nôtre en septembre ; la gelée n’a pas encore fait son apparition. Les jours sont plus courts ; le soir, à quatre heures et demie, le soleil disparaît derrière les sommets. Nous portons encore nos vêtements d’été. Les chambres de notre hôtel sont pourvues de foyers. Régulièrement, sans bruit, trottant sur ses chaussettes, la petite bonne apparaît, munie de sa chaudière remplie de sekitan (charbon) pour faire du hi (feu) au cas où le froid se ferait sentir.

C’est délicieux : looks like home. Nous quitterons cet hôtel avec regret ; nous y sommes choyés.

Les temples de Nikko sont les plus fameux du Japon ; leur beauté est incomparable ; ils surpassent en richesse ceux de Tokio. Ils contiennent les mausolées de l’illustre shogun Iyeyasu, fondateur de la dynastie des Tokugawa, et de son non moins illustre petit-fils, Iyemitsu. Outre leur splendeur architecturale, ces temples, au nombre d’une cinquantaine groupés ensemble, sont ombragés de cryptomérias géants de deux cents à deux cent cinquante pieds de hauteur. Ils ont été construits au moyen de contributions plus ou moins volontaires des daimyos, vassaux des shoguns qui, afin de les appauvrir et de les tenir sous leur domination, les forçaient à dépenser ainsi leurs revenus. L’un d’eux, trop pauvre pour contribuer en deniers, paya le tribut en plantant, il y a trois cents ans, une allée de cryptomérias de vingt-cinq milles de longueur, superbe avenue qui aboutit aux temples actuels ; ce sont les arbres que nous voyons. Ce travail d’Hercule dura vingt ans. Les temples auront croulé de vétusté, depuis longtemps, que les cryptomérias ombrageront encore la route.

Un escalier de deux cent soixante-sept marches, en pierres transportées de très loin à dos d’homme, conduit à ces palais. Les rampes et les barreaux sont en travées d’une seule pièce et d’un poids formidable. Le tori principal est aussi en pierres énormes, transportées par les coolies d’une distance de six cent vingts milles.

Deux superbes lanternes, l’une, don du Portugal, l’autre don de la Hollande, ornent le portique de l’un des temples. Je n’ai pu savoir à quelle occasion ces objets d’art ont été donnés au Mikado par ces deux puissances. La porte, dite porte chinoise, est d’un art si parfait, si délicat, que, pour ne pas rendre les dieux jaloux de l’œuvre de l’homme, une colonne a été posée tête-bêche, afin de diminuer la beauté du monument ; pas prétentieux, l’architecte ! Tout de même, donnons-lui crédit pour la splendeur de son œuvre. C’est dans la frise de l’un de ces temples qu’un artiste célèbre a sculpté les trois fameux petits singes qui se bouchent respectivement les yeux, les oreilles et la bouche, signifiant par là que l’on ne doit jamais voir, ni entendre, ni dire du mal de son prochain ; petite pièce de sculpture qui a servi de thème à bien des légendes, de sujet de caricature, d’enseigne pour plus d’une hôtellerie, plus d’une maison de joie.

Iyeyasu fonda la dynastie des Tokugawa, il y a environ trois siècles. Les temples élevés à Nikko par son petit-fils Iyemitsu, illustre shogun lui-même, surpassent en beauté tous les autres temples du Japon et du monde entier, dans l’estime du peuple du Soleil Levant. Le petit-fils voulut, de cette façon, honorer et perpétuer à travers les âges la mémoire de son ancêtre, le diviniser enfin.

Au début de l’entreprise, Iyemitsu nomma, pour l’exécution de cette œuvre fantastique, deux daimyos commissaires généraux. Ils reçurent l’ordre de réquisitionner les services des plus grands artistes dans l’art de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, et Iyemitsu leur donna carte blanche.

De toutes les parties du Japon, et plus particulièrement de Kyoto et de Nara, les ouvriers les plus habiles dans l’art du bâtiment, les experts en l’art particulier de sculpter les images de Bouddha, et leurs élèves, furent dirigés avec leurs familles sur Nikko aux frais du gouvernement, aux dépens du trésor public.

En appelant ainsi toutes les classes d’artisans habiles, en nombre illimité, les commissaires eurent sans doute l’idée de provoquer l’émulation et la rivalité entre les ouvriers. Des merveilles résultèrent de cet appel et justifièrent l’heureuse démarche des commissaires.

Ces artisans furent formés en groupes désignés par chacune des lettres de l’alphabet nippon. On y ajouta deux équipes de coolies et porte-faix ; puis ils furent divisés en deux armées de vingt-cinq unités et mis sous la direction et le commandement des deux commissaires généraux.

La rivalité la plus intense naquit de cette façon dans l’exécution de l’ensemble des ouvrages et dans leurs moindres détails. Plus de douze années durant, on tailla, sculpta et édifia. Vingt millions de yens furent dépensés et jamais moins de six mille six cents ouvriers travaillèrent chaque jour, sans relâche, à cette gigantesque entreprise.

Les chefs-d’œuvre sortis des mains de ces artistes commandent à bon droit l’admiration des heureux mortels qui peuvent les contempler. Les moindres coins de la nature environnante furent fouillés, disposés symétriquement et mis à contribution, pour cadrer avec les édifices ; promenades, bosquets, forêts, montagnes, rivières, cours d’eau, chutes, tout fut arrangé, disposé, transformé en l’honneur du dieu nouveau. Un immense territoire, taillé dans les montagnes, fut réservé de par l’autorité impériale qui s’y aménagea un splendide château. Louis XIV avait ici un devancier de près d’un siècle, lorsqu’il transforma le Louvre et rêva Versailles. L’un ne déparerait pas l’autre, quoique de genres, de styles et de goûts tout à fait dissemblables et étrangers. Les ressources artistiques de l’homme n’ont pas de bornes définies.

Sur la route des cryptomérias se trouve le célèbre pont sacré jeté sur la rivière Daiyagawa. La famille impériale seule a droit d’y passer ; ce n’est pas le pont d’Avignon !

Cet été, une américaine excentrique et peu respectueuse des idées religieuses de ce bon peuple, enjamba la barrière qui ferme le pont et voulut s’y faire photographier. Mal lui en prit : elle fut vite appréhendée par les gendarmes et conduite devant la justice. Elle n’obtint sa liberté provisoire que sur un dépôt en espèces de cinq mille dollars et fut condamnée à cinq cents dollars d’amende ; elle n’évita l’emprisonnement, et peut-être un châtiment plus sévère de la population indignée, que grâce à un plaidoyer de folie et à la condition expresse de quitter le pays sans délai.

Le pont sacré fut érigé en 1636, en même temps que les temples. Il fut enlevé par le torrent et restauré en 1907. Peint en rouge vif, laqué, reluisant comme un miroir et incrusté de cuivre, il est courbé, voûté comme tous les ponts du Japon. Il doit avoir cent pieds de longueur.

Les étrangers ne sont pas molestés lorsqu’ils visitent les temples, mais ils doivent s’y tenir respectueusement. La simple bienséance et la bonne tenue des assistants invitent, du reste, au respect. Les règlements de ces temples sont plus sévères ici que partout ailleurs ; Nikko est la Mecque du bouddhisme au Japon.

Il y a des prêtresses à ces temples dédiés à Shinto ; l’une d’elles, âgée de plus de quatre-vingts ans, a dansé pour nous. Les prêtres et les prêtresses sont vêtus de robes blanches. Sambutsudo est le sanctum sanctorum des trois Bouddhas en bronze doré, reposant sur des fleurs de lotus ; à gauche du sanctuaire, s’élève le beffroi dont le bourdon sonne toutes les heures, lentement, lentement comme le bourdon de Notre-Dame pour les glas. Je l’entends distinctement au moment où j’écris ces lignes. Tout près, est la Sorinto, élégante colonne en bronze ornementée d’arabesques d’or ; le temps l’a noircie.

Un peu plus loin, la grande pagode à cinq étages, de cent cinq pieds de hauteur, richement décorée de couleurs qui s’harmonisent à merveille ; au premier étage, se dessinent en guirlande, les signes du zodiaque chinois. De cet endroit, une promenade de quarante verges conduit à la porte dite des deux rois, le Nio-mon ; on y voit des reliques des shoguns et un monument élevé en 1915, à l’occasion du trois centième anniversaire de la naissance ou de la mort de Iyeyasu ; aussi, le Huta-ara, sanctuaire dédié au dieu Onamuji.

Dans un des enfoncements reculés de la chapelle se trouve la lanterne de bronze, le Bakermono-Toro qui, autrefois, se transformait en démon et faisait, dans les nuits sans lune, le diable à quatre aux paisibles habitants de la localité, jusqu’à ce qu’un brave parmi les plus braves, eût transpercé ce monstre de son épée. Le glaive surmonte maintenant la lanterne. Merci, brave homme ! Grâce à toi, je dors tranquille.

Autour de ces temples : des cascades bouillonnantes et des ravins profonds et ombreux.

Vraiment, Nikko justifie le proverbe ; et le touriste qui se donne la peine d’y venir ne perd ni son temps ni son argent.


« Qui n’a vu Nikko,
« N'a rien vu de beau. »


9 novembre — Visite des échoppes dont quelques-unes sont de véritables musées. Dans l’après-midi, excursion dans les montagnes du côté de l’est, à Gowoden, au tombeau du général prince Kitashirakawa, érigé en 1896. Il fut le dernier prince-abbé des temples de l’endroit, honneur et dignité auxquels il renonça en 1896, l’année de sa mort.

Plus loin, Hongo, sanctuaire érigé par Shodo-Shonin, en l’an 808 ; le Kaisando, construction en laque rouge, dédiée au même ; la cascade de Somengataki et le temple de Takino, fondé au neuvième siècle ; au pied de la colline, le sanctuaire de Gyva-do, où les pèlerins suspendent des sandales de fer, et combien d’autres encore ! Il faudrait plus d’un mois pour visiter tous les temples et les sanctuaires de Nikko et des environs ; le temps à notre disposition ne nous permet pas de satisfaire davantage notre curiosité.

10 novembre — Nous assistons à la première journée des fêtes organisées en l’honneur du onze centième anniversaire de la fondation d’un sanctuaire dont j’oublie le nom. Pour la première fois, nous y voyons danser des geishas authentiques. L’institution des geishas a toujours eu pour objet le culte, mais elles ont bien dégénéré depuis ; elles se sont beaucoup éloignées de cette auguste fonction ; cependant, celles que nous avons vues étaient très bien et leurs danses fort gracieuses. Elles les exécutaient sur une plateforme érigée en face du temple ; la musique consistait en trois shamisens aussi grêles de ton que d’allure et d’un tambour ventripotent comme tonneau, mais dont la résonance était aussi maigre qu’il était dodu. Le public s’amusait, riait, fumait ; parmi ces geishas : cinq petites filles charmantes d’allure.

Nous sommes rentrés vers 11 heures du soir. — Demain, grande procession des prêtres et des dignitaires du sanctuaire onze fois centenaire. Nous avons revu les singes dans la montagne, du côté de l’est. Le temps se couvre ; l’automne s’approche ; par bonheur, nous descendrons bientôt vers une latitude plus clémente.

11 novembre — La procession a défilé vers 11 heures a.m. Une dizaine de prêtres, assistés d’une vingtaine d’acolytes, trois musiciens, formaient la partie principale du cortège ; la foule suivait, peu nombreuse. Les costumes, les oriflammes et les ornements étaient d’une richesse inouïe. Le défilé terminé, nous sommes allés finir l'avant-midi au tombeau d’Iyeyasu. C’est lui, le grand persécuteur des Chrétiens qu’il fit tous exterminer, au dix-septième siècle. Les Jésuites ont eu plusieurs martyrs. Au musée impérial de Tokio, nous voyons, conservés dans une vitrine, des statuettes, des chapelets et autres objets de piété trouvés dans les tombeaux des victimes du sanguinaire potentat.

Cette après-midi, promenade dans la grande allée des crvptomérias jusqu’à la résidence de M. Sarto, maire d’une préfecture. A la demande de notre guide, il a bien voulu nous faire visiter sa maison et son jardin dans tous leurs détails ; charmante réception, intéressante surtout au point de vue de la vie intime de la famille japonaise. Ses deux jeunes filles nous ont été présentées et ont fait les honneurs : thé, échange de cartes.

Au départ, il nous a remis des cartes postales de sa maison et de son jardin, qui est tout ce que l’art d’ornementer un jardin japonais peut produire d’exquis. Au revoir et merci, M. Sarto !

12 novembre — Nikko, hier soir, danse de geishas spécialement retenues : six danseuses et quatre musiciennes. Trois ou quatre d’entre elles — nous les avons reconnues — avaient dansé la veille à la fête du temple dont je vous ai parlé et que je dédie au dieu inconnu, n’ayant pu me procurer son nom. Elles faisaient partie du corps de ballet aux fêtes religieuses : des geishas authentiques. Elles ont dansé dans un Yoshiwara, établissement de plaisir situé sur la rue principale. Le festival s’est ouvert à 8 heures 30 p.m.

En entrant, nos chaussures ont été recouvertes des babouches obligatoires et nous sommes montés au premier. Les karakami, qui séparent les deux pièces principales, avaient été glissés dans les murs pour n’en former qu’une seule ; au fond, les musiciennes, artistes du shamisen et du tambourin (taiko). Ouverture de chant et de musique ; puis tour à tour, les danses dites des prêtres, des feuilles d’érable, des moissons, du parasol, de l’éventail et des masques. Les danses du parasol et de l’éventail en valaient la peine ; elles sont très gracieuses, les danseuses, et tout à fait à la hauteur de leur réputation. La représentation terminée, les geishas sont venues causer avec nous. Les toilettes de nos compagnes, leurs bijoux surtout, faisaient leur admiration. Elles palpaient l’étoffe de leurs robes et de leurs manteaux et ne pouvaient détacher leurs yeux de leurs bijoux. Elles sont jolies, bien élevées, enjouées et d’une tenue above reproach, mais un peu enfants. Les quatre ainées paraissaient avoir vingt ans, et deux d’entre elles à peine douze à treize.

Nos « sièges réservés » consistaient en coussins de soie jetés sur le parquet ; des hibashis, du thé et des bonbons ; aussi deux fauteuils pour ceux de ces messieurs dont la souplesse rebelle ne leur permettait pas de s’asseoir sur les talons.

À 10 heures nous rentrons à notre hôtel ; nous avions vu danser les célèbres geishas.

Dans la matinée, nous prenons le train à destination de Kamakura ; court arrêt, à midi, à la gare de Tokio pour le lunch. À 3 heures 30, arrivée à Kamakura, nous nous enregistrons à l’hôtel Kahin, sur le bord de la mer, une plage magnifique que nous parcourons au coucher du soleil. La pluie intermittente, qui gâte un peu le plaisir depuis deux jours, a cessé ; les pronostics annoncent un beau jour pour demain ; que Bouddha nous soit propice !

13 novembre — Les chambres de l’hôtel sont spacieuses, bien éclairées ; nous nous endormons au crépitement d’un bon feu de cheminée. Cette plage est le summer resort des magnats du pays.

Kamakura est une petite ville située sur le bord de la mer, à cinquante minutes de chemin de fer de Yokohama, et à une heure et demie de Tokio, la capitale. Le rivage forme une superbe plage sur laquelle la mer déferle avec un bruit plus accentué qu’à Old Orchard ou toute autre plage que j’aie encore vue. La vague est très haute. La conformation particulière de la chaîne des montagnes qui l’entourent lui donne une grande sonorité ; au large, des brisants sur lesquels les flots se cabrent à l’allure de coursiers rapides à crinières blanches. Le spectacle est grandiose. C’est un endroit de villégiature recommandé par les médecins. L’air pur, vivifiant, repose les nerfs rompus par le surmenage et la vie intense. Le Kahin est l’un des plus beaux hôtels de plage qui existent ; superbement aménagé, à l’américaine, service irréprochable et propreté exquise.

Yoritomo y établit ici un shogunat, il y a sept cent quarante ans ; durant cent cinquante ans Kamakura fut la capitale de l’empire. À l’époque de sa splendeur, la population de cette ville dépassa le million. Deux fois, elle fut engloutie par des raz de marée causés par des perturbations souterraines qui se produisirent soudainement en 1369 et en 1494, deux ans après la découverte du nouveau monde par Christophe Colomb.

De cette ville submergée à deux reprises, il ne reste que de rares vestiges. Des centaines de mille habitants sont ensevelis dans le sol que nous foulons et sous les eaux dont la voix est encore menaçante. En 1252, un grand artiste, Goroyemon Ono, construisit un temple immense, reposant sur soixante colonnes ; à l’intérieur, il éleva une statue colossale de Bouddha, statue connue sous le nom de Daibutsu. Elle est en bronze solide et représente le dieu assis, les mains s’appuyant sur les pouces et les jambes repliées de façon que le dessous de ses pieds apparaît sur ses genoux. Elle mesure quarante-neuf pieds et sept


En Ricksha.


Le Daibutsu à Kamakura.


Le Pont Sacré à Nikko.

pouces de hauteur, quatre-vingt-dix-sept pieds et deux pouces de circonférence à sa base et repose sur un socle de quatre à cinq pieds d’élévation. Sa chevelure est composée de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf boucles. Au milieu du front est incrustée une boule d’argent massif du poid de trente livres ; ses yeux en or solide ont trois pieds d’ouverture ; sa bouche a quatre pieds de largeur ; son nez à peu près autant ; et ses pouces mesurent chacun trois pieds et demi de circonférence. Le dieu est courbé,

dans la position qui inspire la bonté et la clémence. C’est le dieu de l’omniscience et de la miséricorde infinie : il n’inspire pas la crainte, il attire ; on est tenté de taper sur son bon gros dos, tant il a l’air paterne et doux ; c’est le secret de sa grande popularité et de la vénération que le peuple a pour lui. Si l’on m’eût enseigné à adorer les idoles, il serait mon dieu, tant il est beau. C’est le chef-d’œuvre de l’art : il est parfait ; l’on ne peut se rassasier de le regarder. Quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, on ne lui découvre aucun défaut. Nous sommes restés près d’une heure à le contempler. Nous avons escaladé un peu les hauteurs d’alentour pour le voir d’en haut et à distance : il était toujours aimable.

Lors du dernier désastre, le temple aux soixante colonnes qui l’abritait fut emporté ; le dieu resta… assis, dans le calme majestueux qui le caractérise et qui fait son charme irrésistible. Nous nous sommes photographiés à ses… genoux. Après deux jours maussades, le soleil nous a souri, à ce moment. Nous avons versé une légère obole pour les frais d’entretien et de conservation de cette merveille.

Avant de quitter le Daibutsu, nous gravissons un escalier d’une douzaine de marches à l’intérieur de sa masse énorme de bronze. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut pénétrer dans un dieu ! Dans le creux de sa belle tête, a été érigée une petite chapelle, bouddhiste va sans dire ; aussi un petit autel qui renferme des reliques. Depuis six siècles, ce doux Bouddha est en plein air, n’ayant pour temple que le ciel, les montagnes et la forêt.

Les érables et les cerisiers, à l’automne et au printemps, en avril et en novembre, laissent tomber leurs feuilles rouges et leurs fleurs rose carmin sur sa grosse tête bouclée et ses rondes épaules ; dans son dos, deux larges panneaux s’ouvrent pour laisser pénétrer l’air et la lumière. Adieu, bon vieux Bouddha ; tu es le premier qui aies l’air humain et qui me plaises.

À quelque distance du Daibutsu, dans le flanc de la montagne, un temple en ruine abrite la statue de Kwannon, la déesse de la miséricorde. Cette statue, d’une seule pièce de bois de camphrier doré, mesure vingt pieds de hauteur. Elle a onze faces, afin de tout voir dans l’univers ; et six mains, pour recevoir et donner. Je ne sais pourquoi elle a été reléguée derrière l’autel de son temple qui tombe de vétusté (il existe depuis sa fondation en l’an 735 A.D.), sous un abri délabré, un vieux hangar, dont les planches mal jointes laissent passer le vent et la pluie, sans permettre à la lumière de pénétrer suffisamment pour qu’on puisse contempler ses traits. Du reste, elle est si étroitement logée dans sa petite cellule qu’il faut rejeter la tête en arrière pour voir le dessous de deux ou trois de ses onze nez que l’un de ses prêtres illumine au moyen de deux fanaux hissés au niveau du chef de la déesse par des cordes glissant sur des poulies. La vertu de miséricorde, évidemment, n’est pas en honneur ici.

Après la douceur, la clémence, la bonté, la miséricorde, voici à côté, la vengeance, le châtiment : le temple d’Ennoji, dédié à Emma O, régente de l’enfer, statue sculptée par l’artiste Unkéi ; plus loin, le sanctuaire dit de Kamakura, fondé en 1869 et dédié au prince Morinaga ; il contient le donjon où ce prince fut emprisonné par un de ses rivaux et finalement assassiné par lui.

Au pied de l’escalier de cinquante et une marches qui conduit au temple d’Hachiman, précédé de trois vieux toris élevés sur l’avenue aboutissant à la mer, la légende indique un vieil arbre de mille ans d’existence qui marque l’endroit où fut assassiné un prince de sang impérial. Ayant résolu de faire un pèlerinage à ce sanctuaire, le prince fut prévenu par un de ses plus fidèles serviteurs du danger qu’il courait. Pour toute réponse, il prit un de ses cheveux, le remit au fidèle serviteur, et lui dit : « Garde ce souvenir de moi » ; et il partit pour son pieux pèlerinage. Sa prière terminée, ses offrandes déposées, il procéda à la descente des cinquante et une marches de l’escalier ; mais à peine arrivé à quelques pieds du sol, un coutelas lui trancha le cou, et l’assassin se sauva en emportant la tête de sa victime qui ne fut jamais retrouvée. Son corps sans tête et le cheveu remis au fidèle serviteur furent inhumés dans ce temple. L’assassin, découvert quelque temps après son forfait, n’était autre que le propre neveu du prince. Le mobile de son crime est resté inconnu. Le vieil arbre à l’ombre duquel était assis un vieillard qui nous parut aussi vieux que lui, est toujours debout pour marquer l’endroit de ce forfait et le rappeler aux générations.

L’île d’Enashima, près de Kamakura, possède des temples et des grottes intéressantes ; elle est reliée à la terre ferme par un pont vermoulu qui n’est pas sûr. Nous n’avons pas osé risquer une visite, et voilà pourquoi les dieux de l’île ont été privés de nos hommages. Nous eûmes bien de la peine à nous séparer de ce coin de terre divin et de cette plage enchanteresse ; mais le dur destin, qui nous condamne à toujours avancer, nous força à prendre le train pour Miyanoshita dans l’après-midi.

14 novembre — Vers dix heures, nous faisons l’ascension de la montagne jusqu’à Ojigaku — Big Hell, — à trois mille trois cent quarante-cinq pieds au-dessus de la mer. Je vous ai dit qu’au Japon tout est à l’inverse. Chez nous, l’enfer est au fond ; ici, il est sur les hauteurs. C’est l’abomination de la désolation. Du fond d’un cratère d’un mille de longueur, de petits volcans, des sources d’eau bouillante lancent dans l’air du soufre et des gaz brûlants. Les montagnes, qui environnent notre somptueux hôtel, renferment des sources thermales ; des tuyaux en conduisent les eaux dans les bains des chambres et à une grande piscine dans le jardin où les hôtes vont prendre leurs ébats. C’est Banff en miniature. Nous n’oublierons pas de sitôt notre ascension à cet enfer, non plus que la descente très abrupte et rocailleuse. Nous sommes rentrés fourbus.

15 novembre — Course en automobile au lac Hakone, vaste et limpide nappe d’eau douce, où se mire le Fudji que nous avons vu dans toute sa splendeur par un temps clair et un ciel d’azur. Au cours de cette ascension, nous découvrons la mer qui baigne la baie de Kamakura. Notre séjour à Miyanoshita, dont le nom signifie le village au pied du temple, finira demain matin, alors que nous prendrons le train pour Nagoya, ancienne capitale, la ville célèbre par son vieux château fort et ses fabriques de porcelaine.

16 novembre — Sous un ciel pur et dans l’air vif du matin, nous partons de l’hôtel princier le Fujya, pour la station du chemin de fer à Gotemba. Ce parcours de seize milles sur le flanc des montagnes est une route militaire toute moderne dont chaque tournant est un poste d’observation, une redoute. Nous croisons ou dépassons des militaires en motocyclettes. La main au képi, ils nous souhaitent le benzai — bienvenue. Nous leur rendons leur salut dans leur langue, à leur grande surprise : Ohayo, bonjour. Nous montons, montons, en lacets, jusqu’à trois mille pieds, hauteur de laquelle nous apercevons le sommet du Fudji par un tunnel de cinq à six cents pieds de longueur. Au débouché : cris de joie et d’admiration. Le Fudji, couvert de glace, étincelant comme un prisme sous les rayons obliques d’un soleil ardent, lance son pic tronqué au delà des nues. À ses pieds, une plaine immense, symétriquement divisée : riche marqueterie de moissons dorées, de vergers de kakis dont les fruits d’or font ployer les branches, de routes grises et brun rouge, de haies verdoyantes qui se prolongent, à perte de vue dans tous les sens et dont les verticales, à notre objectif, vont mourir au pied du mont cyclopéen. Nous descendons en spirale et le géant grandit à mesure que nous glissons vers le fond de la vallée jusqu’à ce qu’il nous écrase de sa masse imposante. Un Bonaparte japonais pourrait ici esquisser un geste bien plus éloquent que celui du Corse au pied des pyramides,


L’Égrenage du Riz au Japon.


Les Daims Sacrés, Nara.


Femmes et Bébés Japonais.


Enfants Japonais.

car ce mont orgueilleux contemple ce peuple et ce peuple le contemple depuis bien des siècles aussi, mais avec combien plus d’amour et de majesté ! Il est dix heures lorsque nous mettons le pied sur le quai de la gare, au centre d’une petite ville bien caractéristique, la coquette Gotemba. Nous sommes en avance ; nous faisons les cent pas. Trois locomotives dodécapodes, à double mécanisme, passent avant nous ; elles ne halent qu’une trentaine de petits wagons ; ce train vient des montagnes. Nous lisons sur les tiroirs à

distribution des locomotives, le nom de Schenectady, ville des États-Unis, des usines de laquelle sont sorties ces lourdes machines. L’industrie nationale ne répond donc pas encore à tous les besoins du pays ? Le système des chemins de fer nippons est calqué sur celui des îles Britanniques, mais à voie de moindre largeur. Un cri strident d’une machine émergeant du flanc de la montagne nous avertit que le train qui doit nous conduire à Nagoya entre en gare. Nous nous installons sur les banquettes en velours, rangées dans le sens de la longueur, dans un wagon observatoire. Notre bagage à main entre par les fenêtres et sortira par la même voie. Je remarque que l’équipage du train est ganté de blanc, s’il vous plaît.

Le train file ; c’est un rapide. Le premier arrêt dans quatre heures. Les passagers, japonais et japonaises, enlèvent leurs getas, s’installent en boule sur les banquettes, en face du numéro qui correspond à celui de leurs billets et, le dos tourné au passage central, regardent par la fenêtre le panorama qui se déroule. D’un côté, les montagnes (au Japon, on voit toujours les montagnes), de l’autre, le rivage de la mer, barques de pêcheurs au large ou halées sur la côte ; pêcheurs de crevettes et râtisseurs d’huîtres dans les huîtrières en culture ; entre les montagnes et la mer, des moissonneurs, des jardiniers qui brisent le sol avec la houe ou la herse à main : instrument en bois, quart de roue dont la jante est hérissée de sept à huit dents de bois. L’opérateur donne à cet appareil le mouvement d’un balancier d’horloge ; les dents mordent, et la terre, levée en galette par la houe, s’effrite. De la fumure répandue à la main complète la préparation du sol pour recevoir la semence. Au printemps, le riz sera jeté dans les semis, puis arraché et transplanté brin par brin sur des centaines et des centaines de milles carrés ; c’est incroyable, mais c’est exact.

Et voilà comment, des pôles à l’équateur, du levant au couchant, il y a du riz sur la table des humains.

Lunch convenable dans le wagon buffet. Nous passons l’après-midi sur la plate-forme du wagon observatoire à voir défiler les monts, la mer et la plaine. À 4 heures 30, p.m., nous descendons à Nagoya, à l’hôtel du même nom. Avant le dîner, balade sur la rue principale. Le son de la flûte et le bruit sourd d’un tambour nous attirent dans une cour en face d’un temple shintiste où trois prêtres font de la musique et deux fillettes : des enfants d’une douzaine d’années, jeunes geishas, exécutent des danses. Ces prières, je présume, sont pour les biens de la terre et la chasse, car les geishas portent sur leurs épaules la houe, le râteau, des arcs et des flèches. C’est l’époque de la chasse ; elles prient sans doute pour le succès des disciples de saint Hubert que nous rencontrons un peu partout, la carabine en bandoulière et la gibecière chargée de faisans dorés, de canards, de sarcelles et autres gibiers à poil et à plumes.

Nous visitons un bazar comme nous n’en avons pas encore vu : un véritable labyrinthe. On y pénètre par un couloir très long dont les murs sont garnis de bibelots les plus variés ; il faut, pour en sortir, passer par un dédale d’échoppes dont on ne voit pas l’issue. Nous y sommes retournés dans la soirée pour notre plus grand amusement. Là, comme ailleurs, nous avons eu une escorte bien fournie de curieux et de curieuses, en dépit de l’ordonnance impériale qui défend aux Nippons de reluquer et de dévisager les eigin san, les honorables étrangers.

Chapitre III

NAGOYA — SHIMONOSEKI


Nagoya — Kobe — Nara — Uji — Kioto — Le palais du Mikado — Le lac Biwa — Myiajima — Shimonoseki.


Nagoya, environ quatre cent mille âmes ; c’est la quatrième ville de l’empire ; elle est peu fréquentée par les touristes ; la population étrangère n’y compte que soixante personnes : missionnaires, professeurs, deux commerçants. Son importance date de l’an 1610. L’immortel Iyeyasu y construisit pour un de ses fils, Yoshinso, un château qu’il n’habita jamais. C’est un édifice moyenâgeux, genre pagode, à trois élégantes toitures superposées, aux angles relevés en cornes. Le faîte est ornementé de deux dauphins en or solide, à queues en trompette ; ils sont estimés à un quart de million chacun, et protégés par une grille en acier contre les voleurs qui ont déjà tenté de les enlever, la nuit, au moyen de puissants cerfs-volants. S’ils eussent connu les aéroplanes, ils auraient pu prendre ces poissons à la ligne. L’un de ces dauphins, il y a quarante ans, fut envoyé à l’exposition de Vienne. Le navire qui le ramenait fit naufrage ; on réussit à repêcher le dauphin, mais à grands frais.

L’extérieur de ce château, élevé sur une masse de maçonnerie à sec, de blocs énormes, et entouré d’un fossé rempli d’eau, est blanchi au plâtre et fermé au moyen de lourdes portes d’acier. Les fenêtres sont à demi-murées ; il y fait très noir ; à chaque étage, des ouvertures sont aménagées afin de pouvoir verser de l’huile bouillante et du plomb fondu sur la tête des assaillants. Les poutres de la charpente sont énormes. Cent cinquante-sept marches conduisent au dernier étage. Mille guerriers pouvaient s’y barricader et y emmagasiner des provisions pour un long siège. Un puits profond à l’intérieur de la forteresse est encore en parfait état de conservation.