Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre II/Ch. I

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LIVRE II

CHAPITRE I


Arrivée du Centurion à l’Ile de Juan Fernandez. Description de cette Ile.


Le 9 de Juin, à la pointe du jour, comme il a été dit à la fin du Chapitre précédent, nous commençames à découvrir l’Ile de Juan Fernandez, qui étoit alors de nous à la distance de onze ou douze lieues, Nord demi-quart à l’Est : et quoique le païs nous parût à la première vue, montueux et rude, comme c’étoit néammoins Terre, et la Terre que nous cherchions, ce fut un spectacle très agréable à nos yeux. Il n’y avoit aucun autre endroit où nous pussions espérer de trouver la fin des maux terribles, contre lesquels nous avions si longtems lutté, qui avoient déja enlevé plus de la moitié de notre monde, et qui, si nous avions été obligés de tenir la Mer encore quelques jours, auroient entrainé après eux notre perte totale. Car nous nous trouvions en ce tems-là réduits à une si misérable condition, que d’environ deux cens hommes qui étoient restés en vie nous ne pouvions pas, en rassemblant tous ceux qui pouvaient être de Quart, avoir en cas d’accident assez de monde pour gouverner le Vaisseau, même en comptant les Officiers, leurs Valets, et les Mousses.

Comme le vent étoit alors au Nord, nous louvoyames tout le jour et la nuit suivante, pour pouvoir gagner terre ; et durant le second Quart, voulant revirer de bord, nous eumes un triste exemple de la faiblesse incroyable de notre Equipage ; car le Lieutenant ne put jamais rassembler plus de deux Quartier-Maitres, et six Matelots, en état de maneuvrer ; de sorte que sans le secours des Officiers, des Valets, et des Mousses, il auroit été impossible de gagner l’Ile que nous avions devant les yeux ; et même avec ce secours, il nous fallut deux heures pour border nos voiles. Tel étoit l’état d’un Vaisseau de soixante pièces, qui trois mois auparavant avoit passé le Détroit de Le Maire avec un Equipage de quatre à cinq cens hommes, presque tous sains et vigoureux.

Le 10 de Juin, l’après-midi nous nous trouvames sous le vent de l’Ile que nous côtoyames à la distance d’environ deux milles, pour trouver un bon ancrage, qui suivant la description que nous en avions, étoit dans une Baye au côté Septentrional de l’Île. Nous étions à portée de voir que les précipices escarpés, dont nous nous étions formé de si désagréables idées à une certaine distance, bien loin d’être stériles, étoient presque par-tout couverts de bois, ils laissoient entre eux des Vallées charmantes par leur verdure, et par toutes les sources, et les cascades dont elles étoient arrosées, chacune de ces Vallées, pour peu qu’elle eût d’étendue, ayant au moins son ruisseau. L’eau comme nous l’éprouvames dans la suite, ne le cédoit en bonté à aucune que nous eussions jamais goutée, et restoit toujours claire. La vue d’un pareil païs auroit été ravissante en tout tems ; mais dans une situation telle que la nôtre, languissans après la terre, et les plantes, qui seules pouvoient guérir le Scorbut, qui nous désoloit, il n’est guère possible de concevoir le coup d’œil que nous jettions sur la Côte, et l’impatience qui nous agitoit à la vue des herbes et autres rafraichissemens qui s’offroient à nos regards. Nos rations d’eau étoient très médiocres depuis un tems assez considérable, et nous п’еn avions plus que cinq tonneaux à bord. Il n’y a que ceux qui ont souffert longtems la soif, et qui peuvent se rappeller l’effet que les seules idées de sources et de ruisseaux ont produit alors en eux, qui soient en état de juger de l’émotion avec laquelle nous regardames une grande Cascade d’une eau transparente, qui tomboit d’un rocher haut de près de cent pieds dans la Mer, à une petite distance de notre Vaisseau. Ceux de nos malades, qui n’étoient pas à l’extrémité, quoique allités depuis longtems, se servirent du peu de forces qui leur restoient et se trainèrent sur le tillac, pour jouir d’un spectacle si ravissant. Nous côtoyions ainsi le rivage, attentifs à contempler ce païsage, qui nous paroissoit plus beau à mesure que nous avancions davantage. Mais la nuit étant survenue, avant que d’avoir pu trouver la Baye que nous cherchions, nous résolumes d’aller toute la nuit la sonde à la Main. Nous eumes depuis soixante-quatre jusqu’à soixante-dix brasses d’eau, et envoyames le lendemain notre Chaloupe à la découverte. Cependant le courant nous porta pendant la nuit si prés de terre, que nous fumes obligés de laisser tomber notre seconde ancre sur cinquante-six brasses de profondeur, à moins d’un demi-mille du rivage. A quatre heures du matin, notre troisième Lieutenant fut envoyé avec le Canot pour chercher la Baye où nous souhaitions d’être, et revint à midi avec une bonne quantité de Veaux marins et d’herbe ; car quoiqu’il y eût dans l’Ile de meilleures plantes en abondance, ceux qui avoient été à terre, n’ayant pas eu le bonheur d’en trouver, avoient cru que de l’herbe seroit un mêts très délicat : aussi ne se trompèrent-ils pas dans leur attente, cet aliment, tout dédaigné qu’il auroit été en toute autre occasion, ayant été dévoré avec la dernière avidité. Les Veaux marins servirent aussi de rafraichissemens, mais on n’en fit pas grand cas alors, à cause que l’Equipage du Canot avoit pris beaucoup d’excellent poisson. Ils avoient aussi découvert la Baye, où nous avions dessein de mouiller, et qui étoit à l’Ouest de l’endroit où nous nous trouvions. Le tems nous ayant paru favorable le lendemain matin, nous tâchames de lever l’ancres dans le dessein de gagner cette Baye tant désiгéе : mais quoique nous y employassions toutes nos forces, et que même les malades, qui pouvoient à peine se tenir sur leurs jambes, nous aidassent, nous étions si faibles de monde pour virer le Cabestan, qu’il s’écoula quatre heures avant que nous pussions avoir notre cable à pic ; après quoi avec tous nos efforts, accompagnés de quelques promesses, dans l’espérance qu’elles pourroient aider, nous nous trouvames hors d’état de détacher l’ancre du fond. Mais un vent frais et favorable s’étant levé à midi, nous donnames toutes nos voiles au vent, ce qui fit quitter l’ancre heureusement. Nous rangeames la Côte, jusqu’à ce que fussions vis-à-vis de la pointe qui forme la partie Orientale de la Baye. Quand nous fumes devant l’entrée de la Baye, le vent, qui jusqu’alors avoit été bon, commença à changer, et à souffler par boufées ; mais, grâce à la hauteur, que nous avions gagnée, et à force de serrer le vent, nous entrames dans la Baye, et y laissames tomber l’ancre sur cinquante-six brasses d’eau. Immédiatement après nous découvrimes une Voile, et ne doutames pas un instant qu’elle ne fût de notre Escadre. Nous trouvames, quand elle approcha davantage, que c’étoit le Tryal, et lui envoyames d’abord quelques Matelots, qui l’aidèrent à mouiller entre nous et la Côte. Nous apprimes bientôt, que ce Vaisseau n’avoit été rien moins qu’exemt des maux, qui nous avoient si cruellement attaqués ; car le Capitaine Saunders, étant venu saluer le Commandeur, lui fit rapport qu’il avoit perdu trente et quatre hommes de son Equipage, ajoutant, que tous les autres, étoient si malades du Scorbut, que lui seul, avec son Lieutenant et trois de ses Matelots se trouvoient en état de gouverner les voiles. Le Tryal jetta l’ancre, près de nous le 12 de Juin environ à midi, mais dans le tems que nous songions à nous faire touer plus près du rivage par le Tryal, et que la chose étoit sur le point de s’exécuter, il vint de terre des coups de vent violens, qui nous en empêchèrent. D’ailleurs nous fumes détournés de ce soin par d’autres occupations plus importantes, savoir, de faire dresser des tentes à terre pour les malades ; car outre que le nombre de сеux qui mouroient à bord, alloit de jour en jour en augmentant, il n’у a aucun lieu de douter que la puanteur et l’infection n’eussent, puissamnnent contribué à augmenter les maladies, dont l’Equipage étoit attaqué. Le nombre des Matelots en état de maneuvrer étoit devenu à la fin si petit, qu’il n’y avoit pas eu moyen de nettoyer le Vaisseau avec le soin nécessaire. Mais quoiqu’il y eût entre les ponts une odeur insupportable, et que nous souhaitassions tous ardemment de soulager les malades et de nous rendre à terre avec eux, nous étions si faibles de monde qu’il ne nous fut pas possible de dresser des tentes avant le 16 de Juin, Ce jour-là, et les deux jours suivans, nous envoyames tous nos malades à terre au nombre de cent soixante sept hommes sans compter au moins une douzaine, qui moururent dans les Chaloupes, n’ayant pu soutenir le grand air. La plupart de nos malades avoient si peu de forces, qu’il fallut les laisser dans leurs branles pour les mettre dans la Chaloupe, et ensuite, au sortir de la Chaloupe, les faire passer de la même manière jusqu’à leurs Tentes, en traversant un rivage pierreux. C’étoit-là un ouvrage très fatiguant pour le petit nombre de ceux qui se portoient bien. Aussi le Commandeur, par un effet de son humanité ordinaire, fit-il tout ce qui étoit en son pouvoir pour faciliter cet ouvrage, obligeant tous ses Officiers, sans distinction, à y prêter la main et en leur donnant l’exemple. On pourra juger en quelque sorte de l’ехtrême faiblesse de nos malades par le nombre de ceux d’entre eux qui moururent à terre ; car on a presque toujours éprouvé, que la Terre, et les Rafraichiffemens qu’elle produit, guérissent en peu de tems le Scorbut de Mer. En vertu d’une expérience, tant de fois renouvellée, nous espérions que les, malades, que le grand air n’avoit point tués, et qui étoient parvenus en vie dans les Tentes, ne tarderoient рas longtems à recouvrer leur santé et leurs forces : mais à notre grand regret, il s’écoula près de vingt jours après leur débarquement, avant que la mortalité cessat à peu près, et les dix ou douze premiers jours nous n’en enterrames par jour guère moins de siх, et plusieurs, qui restèrent en vie, se rétablirent très lentement. A la vérité, ceux qui s’étoient trouvés passablement bien au sortit du Vaisseau, et qui pouvoient se trainer autour de leurs Tentes, furent bientôt remis ; mais à l’égard du-reste le mal parut invétéré et opiniâtre à un point presque incroyable.

Avant de poursuivre le récit de nos avantures, il ne sera pas mal-à-propos d’insérer ici une description un peu détaillée de l’Ile de Juan Fernandez, en marquant sa situation, ses productions, et ses différentes commodités. Nous eumes occasion d’aquérir des lumières à tous ces égards, durant le séjour de trois mois que nous y fimes ; et comme c’est le seul bon endroit dans ces Mers, où des Armateurs Anglois puissent trouver quelques rafraichissemens pour leur monde, après avoir fait le tour du Cap Horn, et où il leur soit possible de rester quelque tems à l’insçu des Espagnols, ces avantages seuls justifient suffisamment le détail où nous allons entrer. Constamment animé du désir d’être utile aux Vaisseaux de sa Nation, qui pourroient à l’avenir se trouver dans ces Mers, Mr. Anson fit examiner avec un soin tout particulier les Rades et les Côtes de cette Ile, et faire encore d’autres observations, sachant, par sa propre expérience, de quelle importance de pareilles connoissances étoient. Car notre ignorance touchant la vraye position de l’Ilе, dont nous avions été si près le 28 de Mai, et dont nous nous éloignames ensuite pour gagner plus vers l’Est, nous couta entre soixante-dix et quatre-vingts hommes.

L’Ile de Juan Fernandez se trouve à 33 degrés, 40 minutes de Latitude Méridionale, à la distance de cent et dix lieues de la Terre ferme du Chili. Elle tire son nom d’un Espagnol, qui en obtint la concession, et qui y resta quelque tems dans l’intention d’y faire un établissement, mais qui l’abandonna ensuite. Quand on en approche du côté de l’Est, elle paroit comme dans la Planche ci-jointe, où (A) marque une petite Ile, aрреllée l’Ile aux Chèvres, vers le Sud-Ouest ; (В) un rocher, appellé Monkey-Key, presque contigu à la grande Ile ; (C) la Baye Orientale ; (D) la Baye de Cumberland, où nous étions mouillés, et qui, comme il sera dit dans la suite, est la meilleure Rade pour des Vaisseaux ; et (E) la Baye Occidentale. L’Ile même est d’une figure irrégulière, comme on peut le voir par le plan très exact qui s’en trouve ici ; sa plus grande étendue est entre quatre et cinq lieues, et sa plus grande largeur ne va pas tout à fait à deux lieues.

Le seul bon endroit pour mouiller à cette Ile est la bande du Nord, où sont les trois Bayes que je viens d’indiquer. Celle du milieu, connue sous le nom de Baye de Cumberland, est la plus large, la plus profonde, et à tous égards la meilleure ; les deux autres, dont l’une s’appelle la Baye de l’Est, et l’autre la Baye de l’Ouest, ne sont, à proprement parler, que des endroits de débarquement, où des Chaloupes peuvent mettre des futailles à terre. Je donne aussi un plan du côté de l’Ile, qui regarde le N. E., contenant ces trois Bayes, et tracé sur une grande échelle. Il paroit par ce plan, que la Baye de Cumberland est à l’abri des vents du côté du Sud, et que les Vaisseaux, qui s’y trouvent n’ont rien à craindre que depuis le N. 1/4 O. jusqu’à l’E. 1/4 S. ; et les vents de Nord souflant très rarement dans ce Climat, et n’étant presque jamais violens, le risque que les Vaisseaux courent à cet égard ne vaut pas la peine d’en parler ; j’ajoute pareillement une vue très exacte de cette Baye, qui aidera les Navigateurs à la trouver desormais très aisément.

La Baye de Cumberland fournissant de beaucoup la meilleure Rade de toute l’Ile, il est nécessaire d’ajouter que les Vaisseaux doivent mouiller sur la Côte Occidentale de cette Baye à la distance d’un peu plus de deux cables du rivage. Еn cet endroit ils peuvent être à l’ancre sur quarante brasses d’eau, et presque entièrement à couvert de la violence des ondes, que le vent, quand il est à l’Est, ou à l’Ouest, chasse dans la Baye. Il y a, en ce cas, une précaution à prendre, qui est de garnir les cinq ou six dernières brasses des cables, dans l’endroit où ils tiennent à l’ancre, d’une chaîne de fer, ou de telle autre matière propre à les garantir des frottemens des roches du fond.

J’ai déjà eu occasion d’observer, que le vent de Nord, le seul auquel cette Baye soit exposée, soufla très rarement durant le séjour que nous y fimes ; et comme nous étions alors en hiver, il y a lieu de supposer que dans d’autres saisons la chose est encore plus extraordinaire. Toutes les fois que le vent vint de ce côté-là, il ne fut guère fort ; ce qu’on doit peut-être attribuer à la hauteur des terres, qui se trouvent au midi de cette Baye qui arrêtent le vent, ou du moins en diminuent la force ; car vraisemblablement le vent étoit bien plus fort à quelques lieues au large, puisqu’il nous en venoit une Mer extrêmement haute, qui nous faisoit rudement tanguer. Les vents de Sud, qui règnent ici ordinairement, viennent souvent de terre par raffales avec beaucoup d’impétuosité, mais durent rarement plus de deux ou trois minutes. Apparemment que ces vents, après avoir été arrêtés par les montagnes voisines de la Baye, se trouvant comprimés à un certain point, s’ouvrent à la fin une route par les vallées étroites, qui leur donnent passage, et augmentent en même tems leur violence. Ces boufées fréquentes et soudaines sont cause qu’il est très difficile d’avancer dans la Baye, quand le vent vient de terre, ou d’empêcher l’eau d’entrer par les Ecubiers, quand le Vaisseau est à l’ancre.

Le côté Septentrional de l’Ile est formé par des montagnes hautes et escarpées, dont plusieurs sont inaccessibles, quoique la plupart soient couvertes de Bois. Le terrain y est léger et peu profond ; et l’on y voit souvent de grands arbres mourir ou être renversés par le moindre choc, faute de racines. Un de nos Matelots fit à ce dernier égard une triste expérience ; car en parcourant ces montagnes à la quête des Chèvres il saisit un arbre, qui étoit sur une pente, pour s’aider à monter. L’arbre cédant, le Matelot roula de la montagne, et quoique pendant sa chute il se fût accroché à un autre arbre, d’une grosseur considérable, l’arbre fut déraciné comme le premier, et le Matelot fut écrasé en tombant sur des rochers. Il arriva pareillement à Mr. Brett, dans le tems que, pour se reposer, il s’appuyoit le dos contre un arbre aussi gros que lui, et situé sur une falaise, de renverser l’arbre, et de tomber d’une hauteur considérable, sans néanmoins se faire aucun mal.

La partie Méridionale, ou, pour mieux dire, la partie de cette Ile qui regarde le S. 0., comme on peut le voir dans la Carte, diffère beaucoup de tout le reste. C’est un païs sec, pierreux et sans arbres, mais fort uni et bas, en comparaison de la partie Septentrionale. IL n’y aborde jamais aucun Vaisseau, à cause que la Côte en est fort escarpée, et qu’outre qu’on y trouve peu ou point d’eau douce, les Vaisseaux y sont exposés au vent de Sud, qui règne presque toute l’année, et particulièrement en hiver. Les arbres, qui croissent dans les bois au Nord de l’Ile, sont presque tous aromatiques, et de plusieurs sortes : aucun d’eux n’est de taille à pouvoir fournir de gros bois de charpente, excepté le Mirthe qui est le plus grand arbre de cette Ile, et qui nous fournit tout le bois de charpente que nous employames ; les plus grands cependant ne sauroient fournir des pièces de plus de quarante pieds de hauteur. La tête du Mirthe est ronde, et aussi régulière que si elle avoit été taillée avec tout le soin possible. Sur l’écorce croît une espèce de Mousse, dont l’odeur et le goût approchent de l’Ail, et qui en tenoit lieu à nos gens ; nous trouvames aussi dans l’Ile l’arbre de Piment, et l’arbre à chou, mais en assez petite quantité. Nos prisonniers observèrent que quelques-unes des montagnes de l’Ile ressembloient aux montagnes du Chili, où l’on trouve de l’or ; de sorte qu’il ne seroit nullement impossible qu’il n’y eût aussi de l’or dans cette île. Nous y remarquames quelques montagnes d’une terre rouge, dont la couleur surpassoit celle du Vermillon, et qui, si оn l’examinoit bien, pourroit peut-être servir à différens usages.

Outre une quantité de toutes sortes de plantes, que cette Ile produit, mais que notre ignorance en Botanique nous a empêchés de décrire ou même de remarquer, nous y avons trouvé presque tous les Végétaux, qu’on regarde comme souverains contre cette espèce de maladies scorbutiques, qu’on contracte en mangeant des chairs salées, et par de longs voyages ; comme du Cresson d’eau, du Pourpier, d’excellente Oseille sauvage, et une prodigieuse quantité de Navets et de Raves de Sicile. Nos gens, trompés par la ressemblance, désignoient ces deux espèces de racines par le même nom. Nous trouvions la verdure des Navets plus à notre goût que les racines mêmes, qui étoient souvent cordées, quoiqu’il,s’en trouvât qui n’avoient point ce défaut, et qui étoient fort bonnes. Ces différentes sortes de plantes, avec le Poisson et la Viande que l’Ile nous fournissoit, non seulement nous faisoient un extrême plaisir, après avoir été nourris si longtems de chair salée, mais étoient aussi admirables pour nos malades. Par ce moyen ils recouvrèrent peu à peu leur santé et leurs forces ; et pour ceux, qui se portoient bien, ces alimens chassèrent les semences cachées du Scorbut, dont probablement aucun de nous n’étoit entièrement exemt.

Outre les plantes, dont je viens de parler, nous y trouvames beaucoup d’Avoine et de Treffle. Il y avoit aussi quelques arbres à chou comme je l’ai dit ; mais comme ces sortes d’arbres étoient presque toujours sur le bord de quelque précipice ou dans d’autres endroits escarpés, et qu’il falloit couper un arbre entier pour avoir un seul chou, nous donnames rarement dans cette espèce de friandise.

La douceur du Climat et la bonté du terroir rendent cet endroit excellent pour toutes sortes de végétaux ; pour peu que la terre soit remuée, elle est d’abord couverte de Navets et de Raves. C’est ce qui engagea Mr. Anson, qui s’étoit pourvu de presque toutes les semences propres aux Jardins potagers, et de noyaux de différentes sortes de fruits, à faire semer des Laitues, des Carottes, et à mettre en terre dans les bois des noyaux de Prunes, d’Abricots, et de Pêches : le tout pour l’utilité de ses Compatriotes, qui pourroient dans la suite toucher à cette Ile. Ses soins du moins à l’égard des fruits, n’ont pas été inutiles ; car quelques Messieurs qui, en voulant se rendre de Lima en Espagne, avoient été pris et menés en Angleterre, étant venus remercier Mr. Anson de la manière généreuse et pleine d’humanité dont il en avoit agi envers ses prisonniers ; dont quelques-uns étoient de leurs parens, la conversation tomba sur ses expéditions dans la Mer du Sud ; et ils lui demandèrent à cette occasion s’il n’avoit point fait mettre en terre dans l’Ile de Juan Fernandez des noyaux d’Abricots et de Pêches, quelques Voyageurs, qui avoient abordé à cette Ile, y ayant découvert un grand nombre de Pêchers et d’Abricotiers, sorte d’arbres qu’on n’y avoit jamais vue auparavant ?

En voila assez au sujet du terroir et des productions de cette Ile, dont, à la première vue, nous nous étions formé de si désagréables idées. A mesure que nous en approchions davantage, elle s’embellissoit à nos yeux ; et l’espérance que nous conçumes que ce devoit être un lieu enchanté ne se trouva nullement trompée quand nous y eumes fait quelque séjour.

Les Bois dont la plupart des Montagnes escarpées sont couvertes, étoient sans brossailles qui empêchassent le moins du monde qu’on n’y pût passer librement ; et la disposition irrégulière des hauteurs et des précipices, dans la partie Septentrionale de l’Ile contribuoit par cela même à former un grand nombre de Vallées, aussi belles qu’aucune de celles qu’on dépeint dans des Romans. La plupart de ces Vallées étoient arrosées de ruisseaux qui tomboient par cascades de rocher en rocher, quand le fond de la Vallée se trouvoit par la continuation des hauteurs voisines entremêlé de quelques endroits escarpés ; Il y avoit dans ces mêmes Vallées des endroits, où l’ombre, et l’odeur admirable qui sortoit des Bois voisins, la hauteur des rochers qui paroissoient comme suspendus, et la quantité de cascades transparentes, qu’on voyoit de tous côtés, formaient un séjour aussi charmant qu’il y ait peut-être sur toute la face de la Terre. Ce qu’il y a de certain, c’est que la simple Nature surpasse ici dans ses productions toutes les fictions de la plus heureuse imagination. Il n’est pas possible de dépeindre par des paroles la beauté du lieu, où le Commandeur fit dresser sà Tente, et qu’il choisit pour sa demeure. C’étoit une Clarière de médiocre étendue, éloignée du bord de la Mer d’un demi-mille, et située dans un endroit dont la pente étoit extrêmement douce. Il y avoit au devant de sa Tente une large avenue coupée à travers le Bois jusqu’à la Mer. La Baye avec les Vaisseaux à l’ancre paroissoit au bout de cette avenue, qui s’abaissoit insensiblement vers la Mer.

Cette Clarière étoit ceinte par derrière d’un Bois de grands Mirthes, rangés en forme de Théâtre, le terrain, que ce Bois occupoit, ayant plus de pente que la Clarière, et cependant pas assez pour que les hauteurs et les précipices, qui étoient plus avant dans le Païs, ne s’élevassent considérablement au-dessus des sommets des arbres, et n’augmentassent encore la beauté du coup d’œil. Pour qu’il ne manquat rien à la beauté de cet endroit, deux ruisseaux, dont l’eau étoit transparente comme le Cristal, couloient sous les arbres, qui environnoient la Clarière, l’un du côté droit de la Tente, et l’autre au côté gauche, à la distance d’environ cent verges. On aura au moins une foible idée de ce beau Païsage, si l’on jette les yeux sur la planche ci-jointe, où ce Païsage est représenté.

Par rapport aux Animaux, qu’on trouve ici, la plupart des Auteurs qui ont fait mention de l’Ile de Juan Fernandez, en parlent comme étant peuplée d’une grande quantité de Boucs et de Chèvres ; et l’on ne sauroit guère révoquer leur témoignage en doute à cet égard, ce lieu ayant été extrêmement fréquenté par les Boucaniers et les Flibustiers, dans le tems qu’ils couroient ces Mers. Il y a même deux exemples, l’un d’un Moskite Indien, et l’autre d’un Ecossais, nommé Alexandre Selkirk, qui furent abandonnés sur cette Ile, et qui, par cela même qu’ils y passèrent quelques années, devoient être au fait de ses productions. Selkirk, le dernier des deux, après un séjour d’entre quatre et cinq ans, en partit avec le Duc et la Duchesse, Armateurs de Bristol, comme on peut le voir plus au long dans le Journal de leur voyage. Sa manière de vivre, durant sa solitude, étoit remarquable à plusieurs égards. J’en rapporterai une particularité, que nous avons eu occasion de vérifier. Il assure, entre autres choses, que prenant à la course plus de Chèvres qu’il ne lui en falloit pour sa nourriture, il en marquoit quelques-unes à l’oreille, et les lâchoit ensuite. Son séjour dans L’Ile de Juan Fernandez avoit précédé notre arrivée d’environ trente-deux ans, et il arriva cependant que la première Chèvre, que nos gens tuèrent, avoit les oreilles déchirées, d’où nous conclumes qu’elle avoit passé par les mains de Selkirk. Cet Animal avoit un air majestueux, une barbe vénérable, et divers autres symptômes de vieillesse. Nous trouvames plusieurs des mêmes Animaux, tous marqués à l’oreille, les mâles étant reconnoissables par la longueur prodigieuse de leur barbe, et par d’autres caractères distinctifs de vieillesse.

Mais ce grand nombre de Chèvres, que plusieurs Voyageurs assurent avoir trouvé dans cette Ile, est à présent extrêmement diminué : car les Espagnols, instruits de l’usage que les Boucaniers et les Flibustiers faisoient de la chair des Chèvres, ont entrepris de détruire la race de ces Animaux dans l’Ile, afin d’ôter cette ressource à leurs ennemis. Pour cet effet ils ont lâché à terre nombre de grands Chiens, qui s’y sont multipliés, et ont enfin détruit toutes les Chèvres qui se trouvoient dans la partie accessible de l’Ile ; si bien qu’il n’en reste à présent qu’un petit nombre parmi les rochers et les précipices, où il n’est pas possible aux Chiens de les suivre. Ces Animaux sont partagés en différens Troupeaux de vingt ou trente chacun, qui habitent des demeures distinctes et ne se mêlent jamais ensemble. C’est ce qui augmentoit la difficulté que nous trouvions à en tuer, et cependant leur chair, qui avoit un goût de venaison, nous paroissoit un mets si friand qu’à force d’épier les lieux, où ils faisoient leur séjour, nous connumes tous leurs Troupeaux ; et j’ai lieu de croire que les Boucs et les Chèvres qu’il y a dans toute l’Ile, n’excèdent pas le nombre de deux cens. Je me souviens qu’un jour nous eumes occasion de voir les préparatifs d’un combat entre un Troupeau de ces Animaux, et un certain nombre de Chiens. Car allant en Chaloupe dans la Baye Orientale, nous apperçumes quelques Chiens qui quêtoient ; et curieux de savoir de quel gibier ils suivoient la piste, nous nous arrêtames quelque tems pour voir à quoi aboutiroit cette course ; à la fin nous les vimes gagner une hauteur, dont le sommet étoit occupé par un Troupeau de Chèvres, qui paroissoient disposées à les recevoir. Il y avoit en cet endroit un sentier fort étroit bordé de précipices des deux côtés ; ce fut le poste que le Chef du Troupeau choisit pour y faire tête à l’Ennemi, le reste du Troupeau se tenant derrière lui, dans un espace moins resserré. Comme cet espace étoit inaccessible par tout autre endroit, que celui où le Chef s’étoit placé, les Chiens, quoiqu’ils eussent monté la hauteur avec beaucoup d’ardeur, ne se trouvèrent pas plutôt à la distance d’environ vingt-cinq pas de lui, que la crainte d’être jettés de haut en bas par leur Ennemi, les arrêta tout court, et les obligea à se coucher par terre, haletans et hors d’haleine.

Les Chiens, qui, comme je l’ai dit, ont détruit ou chassé les Chèvres de toutes les parties accessibles de l’Ile, sont de différentes espèces, et ont prodigieusement multiplié. Ils venoient quelquefois nous rendre visite pendant la nuit, et nous déroboient nos provisions ; et il arriva même une ou deux fois, que trouvant quelqu’un des nôtres à l’écart, ils l’attaquèrent ; mais comme il vint du secours à tems, on les mit en fuite avant qu’ils eussent eu le tems de faire aucun mal. Depuis que les Chèvres ne leur servent plus de nourriture, il y a lieu de supposer qu’ils vivent principalement de jeunes Veaux marins. Ce qu’il y a de sur, с’est que plusieurs de nos gens ayant tué des Chiens, et les ayant mangés, leur trouvèrent un goût de Poisson.

Les Chèvres étant si rares, que nous avions bien de la peine à en tuer une par jour, et notre monde commençant à se dégouter du Poisson, (dont, comme je l’ai remarqué ci-dessus, on prend ici tant qu’on veut) il fallut enfin en venir à manger du Veau marin. Ce mêts, dédaigné au commencements nous parut meilleur de jour en jour, et fut appellé Agneau. Le Veau marin, dont il se trouve ici une grande quantité, a été si souvent décrit par d’autres, que ce seroit une peine assez inutile que d’entrer dans quelque détail sur ce sujet. Mais on trouve dans l’Ile de Juan Fernandez un autre Animal amphibie, appellé Lion marin, qui ressemble un peu au Veau marin, quoique beaucoup plus grand, nous le mangions sous le nom de Bœuf ; et comme c’est un Animal tout-à-fait singulier, je ne saurois me dispenser d’en donner ici la description.

Les Lions marins, quand ils ont toute leur taille, peuvent avoir depuis douze jusqu’à vingt pieds de long, et en circonférence depuis huit pieds jusqu à quinze : ils sont tellement gras, qu’après avoir fait une incision à la peau, qui a environ un pouce d’épaisseur on trouve au moins un pied de graisse avant que de parvenir à la chair ou aux os ; et nous fimes plus d’une fois l’expérience, que la graisse de quelques-uns des plus gros nous fournissoit jusqu’à cent vingt et six galons d’huile, ce qui revient à peu près à cinq cens pintes mesure de Paris. Ils sont aussi fort sanguins ; car, si on leur fait de profondes blessures dans une douzaine d’endroits, on verra jaillir à l’instant avec beaucoup de force, autant de fontaines de sang. Pour déterminer la quantité de leur sang, nous en tuames d’abord un à coups de fusil, lui ayant ensuite coupé la gorge, nous mesurames le sang qu’il rendit, et trouvames, qu’outre celui qui restoit encore dans les vaisseaux, et qui n’étoit pas peu de chose, il en avoit rendu au moins deux barriques. Leur peau est couverte d’un poil court de couleur tannée claire ; mais leur queue, et leurs nageoires, qui leur servent de pieds quand ils sont à terre, sont noirâtres. Les extrémités de leurs nageoires ne ressemblent pas mal à des doigts, joints ensemble par une membrane. Mais cette membrane ne s’étend pas jusqu’au bout des doigts, qui sont garnis chacun d’un ongle. Outre la grosseur, qui les distingue des Veaux marin, ils en diffèrent, encore, en plusieurs choses, et sur-tout les mâles, qui ont une espèce de grosse trompe, qui leur pend du bout de la mâchoire supérieure de la longueur de cinq ou six pouces ; cette partie ne se trouve pas dans les femelles, ce qui les fait distinguer des mâles au premier coup d’œil, outre qu’elles sont beaucoup plus petites.

La Planche ci-jointe représente exactement l’un et l’autre de ces Animaux : il faut pourtant observer que la différence en grosseur entre les deux sexes, est rarement aussi grande qu’elle est représentée ici, le mâle qu’on y a peint au naturel étant le plus grand qu’on ait vu sur cette Ile ; nos Matelots l’appelloient le Bacha, parce qu’il étoit toujours accompagné d’un nombreux Serrail, dont il savoit admirablement écarter les autres mâles. Ces Animaux sont de vrais amphibies ; ils passent tout l’Eté dans la Mer et tout l’hiver à Terre ; c’est alors qu’ils travaillent à la génération et que les femelles mettent bas ; Leurs portées sont de deux petits à la fois : ces animaux tettent et sont dès la naissance de la grandeur d’un Veau marin qui a toute sa taille. Les Lions marins pendant tout le tems qu’ils sont à terre, vivent de l’herbe qui croît sur les bords des еaux courantes, et le tems qu’ils ne paissent pas, ils l’employent à dormir dans la fange. Ils paroissent d’un naturel for pesant et sont difficiles à réveiller, mais ils ont la précaution de placer des mâles еn sentinelle autour de l’endroit où ils dorment, et ces sentinelles ont grand soin de les éveiller dès qu’on approche seulement de la herde. Ils sont fort propres à donner l’alarme, leur cris étant fort bruiant et de tons fort différens ; tantôt ils grognent comme des Pourceaux, et d’autrefois ils hennissent comme les Chevaux les plus vigoureux. Ils se battent souvent ensemble, sur-tout les mâles, et le sujet ordinaire de leurs querelles ce sont les femelles : nous fumes un jour surpris à la vue de deux de ces Animaux, qui nous parurent d’une espèce toute nouvelle, mais en approchant de plus près, nous trouvames que c’étoient deux mâles, défigurés par les blessures qu’ils s’étoient faites à coups de dents, et par le sang dont ils étoient couverts. Le Bacha, dont j’ai parlé, n’avoit aquis son Serrail nombreux, et sa supériorité sur les autres mâles, que par ses victoires, et on pouvoit juger du nombre et de la grandeur de ses combats, par les cicatrices dont tout son corps étoit couvert. Nous tuames quantité de ces Animaux, pour en manger la chair, et sur-tout le cœur et la langue, que nous trouvions préférables à celle de Bœuf. Il est très facile de les tuer, car il sont presque également incapables de se défendre et de s’enfuir ; il n’y a rien de plus lourd que ces Animaux, et au moindre mouvement qu’ils font, on voit leur graisse molasse flotter sous leur peau. Cependant il faut se donner de garde de leurs dents, et il arriva à un de nos Matelots, dans le tems qu’il étoit tranquillement occupé à écorcher un jeune Lion marin, que la mère de cet Animal se jetta sur lui sans qu’il l’apperçût, et lui prit la tête dans sa gueule. La morsure fut telle que le Matelot en eut le crane fracassé en plus d’un endroit, et quelques soins qu’on pût en prendre, il mourut peu de jours après.

Voila les principaux Animaux qu’on trouve dans cette île. Nous y vimes peu d’Oiseaux, et il n’y a guère que des Faucons, des Merles, des Hiboux, et des Colibris. Nous n’y vimes point de Pardelas, ou Damiers qui se creusent des trous en terre, et que d’autres disent y avoir vus : mais nous y trouvames plusieurs de leurs trous, et nous jugeames que les Chiens les avoient détruits. C’est ainsi qu’ils ont traité les Chats, qui abondoient dans cette Ile du tems de Selkirk, et dont nous n’avons vu qu’un ou deux pendant notre séjour en cet endroit. I1 n’en est pas de même des Rats, ils s’y sont mamtenus en très grand nombre, et nos Tentes en étoient pleines toutes les nuits.

J’aurois grand tort d’oublier l’article des Poissons, puisqu’ils nous ont fourni les meilleurs mêts que nous ayons goûtés dans cette Ile. La Baye en est abondamment fournie, et de plusieurs espèces. Les Morues y sont d’une grosseur prodigieuse, et en aussi grande quantité que sur les Côtes de Terreneuve, au jugement de plusieurs de nos gens qui avoient été à cette peche. Nous y primes aussi de grandes Brèmes, des Anges de mer, des Cavallies, des Tatonneurs, des Poissons argentés et des Congres d’une espèce particulière, et un Poisson noir, qui ressembloit à une Carpe, dont nous faisions plus de cas que de tout autre, et à qui nous avions donné le nom de Ramoneur de cheminée ; A la vérité le rivage est si plein de rochers et de cailloux, qu’il n’y a pas moyen d y tirer la senne ; mais nous pechions à l’hameçon, et nous prenions autant de Poissons que nous voulions, ensorte qu’une Chaloupe, avec deux ou trois lignes, en revenoit chargée en deux ou trois heures de tems. Le seul inconvénient auquel cette peche étoit sujette, venoit des Requins, et autres Poissons voraces, qui suivoient souvent la Chaloupe, et nous enlevoient le Poisson. Les Ecrevisses de mer font un autre mêts exquis, que la Mer nous offroit en plus grande abondance, que peut-être en aucun lieu du monde. Elles y pesent ordinairement huit à neuf livres, sont d’un goût excellent, et en telle quantité vers la rivage, qu’on les perçoit souvent avec le croc lorsque les Chaloupes partoient de terre, ou y abordoient.

Telles sont les principales remarques que j’avois à faire sur le Terrain, les Végétaux, les Animaux et autres produits de l’Ile de Juan Fernandez. Par tout ce que je viens d’en dire, il paroit que nous ne pouvions trouver de lieu de relâche, plus propre à nous refaire, dans l’état déplorable où nous avoit réduit notre malheureuse Navigation autour de l’extrémité Méridionale de l’Amérique. Après une description de cette Ile aussi détaillée, qu’un séjour de trois mois m’a mis en état de la faire, je vais rapporter dans le Chapitre suivant, ce qui nous y arriva, pendant cet intervalle de tems ; et je reprens le fil de mon narré, au 18 de Juin, qui est le même jour que le Tryal, qu’une rafale avoit rejetté en Mer, trois Jours auparavant, regagna l’ancrage, et que nous finimes la fatígante corvée de porter nos Malades à terre, huit jours après que nous eumes mouillé l’ancre dans cette Baye.