Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre II/Ch. XII

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CHAPITRE XII


Description du Port de Chéquétan, et de la Côte et Païs voisin.


Le Port de Chéquétan est à 17° 36’ de Latitude Septentrionale, et à trente lieues à l’Ouest d’Acapulco. Il est facile à reconnoitre, lorsqu’on rangе la Côte à vue en venant d’Acapulco, si on fait attention aux remarques suivantes.

A compter d’Acapulco vers l’Ouest, et dans l’étendue de dix-huit lieues, il y a un rivage sablonneux, sur lequel les vagues se brisent avec tant de violence, qu’il est impossible d’y aborder : cependant le fond de la Mer y est si net que, dans la belle saison, les Vaisseaux peuvent ancrer à un mille ou deux du rivage, en toute sureté. Le Païs, dans toute cette étendue, est en général assez bas, rempli de Villages, bien planté, et on voit sur les sommets de quelques éminences des Tours pour servir d’Echauguette. Le tout forme une vue fort agréable, bornée à quelques lieues du rivage, par une chaine de Montagnes, qui s’étend fort loin à droite et à gauche d’Acapulco. C’est quelque chose d’étonnant, que dans toute cette étendue de dix-huit lieues de Païs, le plus peuplé et le mieux cultivé de toutes ces Côtes, on ne voye pas le long du rivage une seule Barque, ni le moindre Canot, soit pour le Commerce, soit pour la Pêche.

Cinq milles au delà de l’еxtrémité de ce rivage, à l’Ouest, on trouve un Mondrain, qu’on prendroit d’abord pour une Ile, plus petit, mais de figure approchante de la Montagne de Pétaplan, dont je parlerai dans la suite. À trois milles à l’Ouest de ce Mondrain, on voit un Rocher blanc assez remarquable : il est à deux cables du rivage, dans une Baye, de près de neuf lieues d’ouverture, et dont la Pointe Occidentale est la Montagne de Pétaplan. La vue de cette Montagne se trouve ici dans une même Planche, avec celles des Iles de Quicara et de Quibo : on pourroit s’y tromper, et la prendre pour une Ile, aussi bien que le Mondrain, dont je viens de parler ; c’est proprement une Presqu’ile jointe au Continent, par une Langue de terre, basse et étroite, couverte de brossailles et de petits arbres. La Ваyе de Seguatanéo commence ici, et s’étend fort loin à l’Ouest. Je donne ici le Plan de la Baye de Pétaplan, qui est proprement une partie de celle de Seguatanéo, on y voit à l’entrée de cette Baye et à quelque distance de la Montagne, un amas de Rochers, qui sont tout blanchis des excrémens des Fous, Frégates et autres Oiseaux. Quatre de ces Rochers sont plus gros que les autres, et en aidant un peu à la lettre, on peut se figurer que le tout représente une croix ; on les appelle, les Moines blancs. Ces Rochers, sont à l’Ouest vers le Nord de Pétaplan : et à sept milles à leur Ouest est le Port de Chiquatan, qui est encore mieux marqué par un gros Rocher, qui paroit tout seul, à un mille et demi de son entrée, et au Sud demi-quart à l’Ouest de cette entrée. On peut compter sur la justesse de la vue de cette entrée, telle que je la donne ici : (e) en est la Pointe Orientale, (d) l’Occidentale, (f) le Rocher dont je viens de parler ; (a) est une grande Baye sablonneuse, où il n’y a pas moyen de débarquer : (b) quatre Rochers blancs fort remarquables : depuis (c), une grande Baye s’étend à l’Ouest.


A ces marques on ne sauroit méconnoître le Port ce Chéquétan, pourvu qu’on côtoye la terre d’assez près. La Côte n’a aucun danger depuis le milieu d’Octobre jusqu’au commencement de Mai, et les vents n’y sont alors nullement à craindre ; quoique dans le reste de l’année, il y ait des Tourbillons violens, des pluyes abondantes et des vents forts de toutes les pointes du compas. Pour ceux qui se tiendroient à une distance considérable de la Côte, il n’y auroit d’autre moyen de trouver ce port, que par sa Latitude ; car il y a tant de rangées de Montagnes qui s’élèvent les unes au-dessus des autres, en dedans du Païs, qu’on ne peut rien distinguer par le moyen des vues, prises de quelque distance un peu grande en mer : chaque point de vue découvre de nouvelles Montagnes, et donne des aspects si différens, qu’il n’est pas possible d’en faire des desseins reconnoissables.

Je donne encore un Plan de ce Port ; on y verra que l’entrée n’a qu’un demi-mille de largeur ; les deux pointes qui la forment, et qui présentent deux Rochers, presque perpendiculaires, sont l’une à l’égard de l’autre, S. E. et N. O. Le Port est environné de hautes Montagnes, couvertes d’arbres, excepté vers l’Ouest. L’entrée en est très sûre, de quelque côté qu’on veuille passer du Rocher qui gît vis-à-vis de son embouchure ; pour nous, nous le laissames à l’Est, en entrant, et lorsque nous en sortimes. Le fond hors du Port est de gravier mêlé de pierres, mais en dedans il est de vaze molle. Il est bon d’avertir qu’en y mouillant, il faut prendre ses précautions, contre de grosses Houles que la Mer y pousse quelquefois, et à l’égard de la Marée, que nous avons observée de cinq pieds, elle court à peu près E. et O.

L’Aiguade est marquée dans le Plan sous le nom d’Eau douce. Elle ne nous parut, pendant le séjour que nous fimes dans cet endroit, que comme un grand Etang, sans décharge, et séparé de la Mer par le rivage. Cet Etang est rempli par une source, qui sort de terre, à un demi-mille plus avant dans le Païs. Nous trouvames cette eau un peu saumache, sur-tout vers le voisinage de la Mer ; car plus on avançoit vers la source, et plus l’eau étoit douce et fraiche : cette différence nous obligea à remplir nos Futailles le plus haut qu’il nous fut possible ; et ne nous causa pas peu d’embaras. Il auroit été encore plus grand, sans un expédient dont nous nous avisames, et qu’on pourra imiter en cas pareil. Nous nous servimes de Pirogues qui tiroient fort peu d’eau, et que nous ne chargions que de très petites Futailles, desorte qu’elles pouvoient traverser l’Etang et remonter jusqu’auprès de la source ; après que ces Futailles étoient remplies, on les rapportoit de la même manière jusqu’au rivage, où il se trouvoit toujours un nombre de gens pour les vuider dans de plus grandes Futailles.

Quoique cet Etang n’eût aucune communication avec la Mer, pendant notre séjour dans ce Port, il faut bien qu’il en soit autrement dans la saison des pluyes ; car Dampier en parle comme d’une assez grande Rivière. L’amas d’eau doit être considérable, avant qu’il en vienne jusque-là, car le terrain aux environs est si bas, qu’il doit être inondé en grande partie, avant que l’eau puisse déborder par dessus le rivage.

Le Païs voisin et sur-tout celui dont j’ai parlé ci-dessus, nous avoit paru peuplé et bien cultivé, et nous nous étions flattés d’en tirer des Vivres. Pour parvenir à ce but, le lendemain de notre arrivée, le Commandeur envoya un Parti de quarante hommes, bien armés, pour découvrir quelque Bourg ou Village, et pour tâcher de former quelque liaison avec les Habitans : car nous ne doutions pas que, si nous pouvions lier conversation avec eux, nous ne les engagions à nous fournir des provisions, en échange des Marchandises dont nos Prises étoient chargées, et qui, quoique de fort peu de valeur pour nous, pouvaient être très recherchées dans ce Canton. Nos Gens eurent ordre de se conduire avec toute la circonspection possible, et d’éviter soigneusement d’en venir aux hostilités ; car nous concevions qu’il n’y avoit pas là grande capture à faire, et que pour les vivres dont nous avions besoin, nous pouvions bien mieux les avoir par un commerce de gré à gré, que de les prendre à vive force. Mais nos projets pacifiques se trouvèrent impratiquables : le Parti revint le soir même, fort fatigué d’un exercice, dont on avoit perdu l’habitude, quelques-uns même étoient tombés en foiblesse de pure lassitude, et leurs Camarades avoient été obligés de les rapporter sur leur dos. Ils avoient marché, à ce qu’ils jugeoient, environ dix milles, dans un chemin battu, où ils avoient souvent vu du crotin de Cheval, ou de Mule, tout frais. A cinq milles du Port, le chemin se divisoit en deux entre des Montagnes ; une de ces routes tiroit vers l’Est, et l’autre vers l’Ouest. Après quelque délibération, nos Gens se déterminèrent pour la route de l’Est, qui les conduisit au bout de quelque tems dans une grande Savanne, où ils découvrirent une Vedette à Cheval, le Pislolet à la main. Dans ce moment, cet Homme étoit apparemment endormi ; mais son Cheval effrayé par l’éclat des armes, tourna brusquement, et s’enfuit au plus vite avec son Maitre, qui pensa en être désarçonné, et qui fut fort heureux d’еп être quitte pour son Chapeau et son Pislolet, qu’il laissa tomber. Nos Gens le suivirent de leur mieux, dans l’espérance de trouver l’Habitation, qui lui servoit de retraite ; mais ils étoient à pié, et lui à Cheval, et ils le perdirent bientôt de vue. Ils ne vouloient pourtant pas revenir sans avoir rien découvert, et ils continuèrent à marcher, toujours dans le même chemin, jusqu’à ce qu’excédés par la chaleur et par la soif, ils furent contraints de faire halte, et puis de prendre le parti du retour, puisqu’aussi bien ils ne voyoient ni Villages ni Habitations, pas même le moindre signe de Païs cultivé. Cependant pour ne négliger aucun moyen de lier commerce avec les Gens du Païs, les Officiers attachèrent à quelques piquets, qu’ils plantèrent sur la route, des Billets écrits en Espagnol, où on invitoit les Habitans à se rendre au Port, pour y trafiquer avec nous leur donnant les Assurances les plus fortes qu’ils seroient fort bien reçus, et qu’on leur payeroit à leur satisfaction les Vivres qu’ils nous apporteroient. Nous ne pouvions nous conduire plus sagement ; mais toute cette modération fut inutile, et personne ne parut pendant notre séjour dans ce Port. Le malheur fut que nos Gens, dans l’endroit où le chemin se sépare en deux, prirent à l’Est, s’ils avoient tourné à l’Ouest, ils auroient bientôt trouvé une Ville, ou Village, que quelques Manuscrits Espagnolsplacent au voisinage de ce Port, et que nous avons depuis appris, n’être éloigné que de deux milles du Carrefour dont il s’agit.

Une petite avanture qui arriva dans ce-tems-là, peut Donner de justes idées des dispositions martiales des Habitans de ces Quartiers. Un peu après notre arrivée à Chéquétan, Mr. Brett fut envoyé avec deux Chaloupes, pour examiner la Côte vers l’Est ; et en particulier la Baye de Pétaplan et son Aiguade. Dans le tems que cet officier étoit prêt à mettre pied à terre, tout près de la Montagne de Рétaplап, il apperçut de l’autre côté de la Baye, trois petits Escadrons rangés en parade sur le rivage, et qui faisoient mine de s’avancer vers le lieu, où il vouloit aborder. Il quitta d’abord le rivage et quoiqu’il n’eût que seize hommes avec lui, il fait ramer la Chaloupe vers eux de l’autre côté de la Baye. Il les eut bientôt approchés d’assez près, pour distinguer qu’ils étoient fort bien montés, et armés de Carabines et de Lances. Dès qu’ils le virent tourner de leur côté, ils se formèrent sur le rivage, et parurent résolus à lui disputer la descente ; ils lui tirèrent même quelques coups de Carabines jusqu’à ce que la Chaloupe étant à portée de l’Escadron le plus avancée, Mr. Brett ordonna à ses Gens de faire feu, sur quoi ces Braves s’enfuirent en grande соnfusion dans les Bois. Dans cette course précipitée un des chevaux s’abattit, et jetta son homme hors de la selle ; nous n’avons pas su s’il étoit blessé, car dans l’instant l’homme et le Cheval se relevèrent et suivirent leurs Camarades. Pendant cette scène, les deux autres Escadrons, qui étoient hors de la portée de nos armes, restèrent tranquilles et immobiles spectateurs de la déroute des leurs, et n’eurent plus la moindre envie de faire un pas en avant. Ce fut un bonheur pour nos Gens, que l’Ennemi montrât aussi peu de prudence que de valeur : car s’ils s’étoient tenus cachés, jusqu’à ce que les nôtres fussent à terre, il eût presque été impossible qu’un seul en eût pu leur échaper, les Espagnols ayant près de deux cens Maitres, et Mr. Brett seulement seize hommes avec lui. Cependant après avoit appris que l’Ennemi avoit tant de monde, dans cette Montagne de Реtaplan, nous eumes soin de faire tenir une ou deux Chaloupes à l’entrée de cette Baye ; car nous craignions que le Canot, que nous avions laissé en croisière devant Acapulco ne se laissat surprendre par ces Gens, à son retour.

Après avoir reconnu l’inutilité des tentatives que nous avions faites, pour engager les Habitans du Païs à nous fournir des Vivres, nous fumes obligés de nous rabattre sur les Rafraichissemens que les environs du Port pouvoit nous procurer. Nous y primes assez de Poisson, sur-tout lorsque la Mer plus tranquille nous реrmettoit de tirer la senne, Nous primes entre autres des Maqueraux, des Brêmes, des Fiddle-fish, des Mulets, des Solles, et des Hommars. C’est le seul endroit, où nous ayons péché des Torpilles ; la figure de ce Poisson ressemble beaucoup à celle du Fiddle-fish : on ne peut guère l’en distinguer que par une tache ronde et brune, de la grandeur d’un écu, que la première espèce de ces Poissons, a au milieu du dos. Peut-être qu’on m’entendra mieux si je dis que la Torpille est un Poisson plat, qui ressemble beaucoup à la Raye. C’est un Poisson des plus singuliers et qui produit sur le Corps humain d’étranges effets. Pour peu qu’on le touche, ou si par hazard on vient à marcher dessus, on se sent saisi d’un engourdissement par tout le corps ; mais sur-tout dans la partie qui a touché immédiatement la Torpille. On remarque le même effet quand on touche ce Poisson, avec quelque chose qu’on tient à la main : j’ai moi-même ressenti un assez grand engourdissement dans le bras droit, pour avoir appuyé pendant quelque tems, ma canne sur le corps de ce Poisson ; et je ne doute pas que l’effet n’en eût été plus violent, si l’Animal n’avoit déja été prêt d’expirer : car il produit cet effet à mesure qu’il est plus vigoureux, et il cesse d’en produire dès qu’il est mort. On peut en manger sans aucun inconvénient. J’ajouterai encore que l’engourdissement ne passe pas aussi vite, que certains Naturalises le disent ; le mien diminua insensiblement, et le lendemain j’en sentois encore quelques restes.

Nous commençames ici à ne plus voir de Tortues, cependant nos Chaloupes qu’on envoyoit en Sentinelle, devant la Baye de Petaplan en prenoient et nous en envoyoient souvent ; et quoique ce fût la seule viande fraiche, que nous eussions goûtée, depuis six mois, nous n’en étions nullement dégoûtés, et nous les trouvions aussi bonnes que le prémier jour.

Les Animaux que la Terre nous fournissoit étoient principalement des Lézards, qu’on y trouve en grand nombre, et que bien des gens mangent avec plaisir. Nous n’y vimes point d’autre Animal carnassier que le Crocodile ou Alligator, et encore étoient-ils assez petits. Quoique nous n’y vissions pas de Tigres, il y en a pourtant en grand nombre, tous les matins, nous en appercevions des traces, sur le sable autour du Ruisseau, où nous faisions de l’eau : nous n’en avions aucune crainte, car nous savions qu’ils ne sont pas ici dangereux, comme dans l’Asie et dans l’Afrique, et n’attaquent presque jamais les Hommes. Pour des Oiseaux, il y en a assez : nous y trouvames des Phaisans en grande abondance et de plusieurs espèces ; mais la chair en est sèche et sans goût, il y a aussi une grande variété d’autres oiseaux plus petits, et en particulier des Perroquets que nous tuions souvent pour les manger.

Les Fruits, les Herbages et les Racines, n’y sont ni en abondance, ni des meilleurs. Les seuls Fruits que les Bois nous fournissoient, étoient des Limons, à peine en quantité suffisante pour notre usage journalier, des Papas, et cette espèce de Prune, d’un goût aigrelet et agréable, qu’on appelle à la Jamaïque, Prune à Cochon. La seule Herbe, qui vaut la peine qu’on en parle, est la Morgeline, qui croît le long des bords des Ruisseaux, et comme elle passe pour un Antiscorbutique, nous en mangions suivant, malgré son extrême amertume.

Voila tout ce que j’ai à dire de Chéquétan et des environs, excepté ce qui regarde la Côte qui est à l’Ouest ; car pour celle qui est à l’Est, j’en ai déja parlé. Mr. Anson étoit toujours attentif à tout ce qui pouvoit être utile à ceux qui fréquenteroient ces Mers après nous : et comme on avoit remarqué vers l’Ouest de ce Port, un Païs,assez étendu qui paroissoit double, avec une espèce d’ouverture entre deux, qui avoit l’apparence de l’entrée de quelque Port ; le Commandeur y envoya une Chaloupe, dès que nous fumes ancrés, pour découvrir ce qui en étoit. Il se trouva que les deux Montagnes, qui faisoient ce Païs double, étoient jointes par une Vallée, et ne laissoient entre elles ni Port ni Rade.

De tout ce que nous venons de dire, il paroit que Chéquétan n’est pas un Port fort avantageux, sur-tout, à l’égard des Rafraichissemens : cependant on en peut tirer parti, et il importe à nos Armateurs de le connoître. C’est le seul Mouillage sûr, dans une grande étendue de Côtes, à l’exception d’Acapulco, qui est occupé par l’Ennemi. Il est à une distance convenable de cette Ville, pour ceux qui voudroient se rendre maîtres du Galion de Manille. On y peut faire du Bois et de l’Eau en toute sureté, en dépit de tous les Habitans du Païs ; car il n’y a qu’un chemin étroit à travers les Bois, qui mène du rivage dans le Païs voisin, et un Parti рeu considérable suffit pour garder ce passage contre toutes les Forces que les Espagnols peuvent rassembler dans ces Quartiers. Mais il est tems d’en venir à ce que nous y fimes.