Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre III/Ch. IV

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CHAPITRE IV


Ce qui se passa à bord du Centurion, après qu’il eut été jetté en Mer, jusqu’à son retour à l’Ile de Tinian.


Après avoir ramené le Centurion à Tinian, et rendu compte au Lecteur des occupations et des projets de ceux qui étoient restés à terre, je vais lui décrire les fatigues et les souffrance que nous éprouvames à bord de ce Vaisseau, pendant les dix-neuf tristes jours que nous tinmes la Mer.

J’ai déjà dit que ce fut le 22 de Septembre, au milieu d’une nuit des plus obscures, qu’une terrible tempête et une Marée des plus violentes, nous fit chasser sur nos ancres et nous jetta en pleine Mer. Nous nous trouvames dans l’état le plus déplorable : notre Vaisseau faisoit eau, nous avions trois cables passés par les Ecubiers, et à l’un de ces cables pendoit l’unique ancre qui nous restoit : pas un de nos Canons n’étoit amarré, ni pas un de nos Sabords fermé ; nos Haubans étoient tous relâchés, et aucun de nos Mâts de Hune n’étoit funé. Avant que la tempête fût formée, nous avions amené notre grande Vergue et celle de Misaine, desorte que nous ne pouvions tendre que la seule voile d’Artimon. Nous n’avions à bord que cent et huit personnes, у compris plusieurs Nègres et plusieurs Indiens : c’étoit environ le quart de l’Equipage qu’il nous falloit, et dans ce nombre, il y avoit plusieurs Mousses, et plus de Gens encore qui ne faisoient que se remettre du Scorbut, et à qui la convalescense n’avoit pas rendu la moitié de leurs forces. Dès que nous fumes en Mer, la violence de la tempête et le roulis du Vaisseau y fit entrer une telle quantité d’eau, par nos Ecubiers, nos Sabords et nos Dalots, que jointe aux voies -d’eau de notre Navire, elle nous occupa aux pompes, tous tant que nous étions. Cependant quelque danger qu’elle nous fît courir, nous en envisagions un plus pressant encore ; car nous nous croyions poussés directement sur l’Ile d’Aguigan, dont nous n’étions qu’à deux lieues, et la voile d’Artimon, qui étoit la seule que nous pussions porter, ne suffisoit pas pour nous faire éviter ce péril. Nous employames les derniers efforts pour hisser la grande Vergue et la Vergue de Misaine, dans l’espérance que si nous pouvions seulement faire usage de nos voiles basses, nous pourrions doubler l’Ile et nous dérober au naufrage. Mais après trois heures de travail inutile, les Drisses rompirent, et nos forces se trouvèrent si épuisées, que nous fumes obligés de nous abandonner au risque de périr qui nous paroissoit inévitable, car nous étions persuadés pendant tout ce tems, que nous dérivions vers l’Ile d’Aguigan et la nuit étoit si obscure, que nous ne nous attendions à reconnoitre la Terre, que par la secousse que nous sentirions en y échouant. Nous passames ainsi plusieurs heures dans la ferme persuasion de périr, et dans la cruelle attente d’éprouver ce malheur dans un moment. Ces terreurs ne finirent qu’avec le jour, qui nous fit voir cette Ile formidable, qui étoit à une assez grande distance, et qu’un violent courant venant du Nord, nous avoit fait éviter.

La tempête, qui nous avoit forcé sur nos ancres et chassé de la Rade de Tinian, ne commença à s’abattre qu’au bout de trois jours ; alors nous remimes notre Vergue de Misaine en état et nous travaillames à hisser notre grande Vergue, mais les Drisses rompirent ; et un de nos Gens en ayant été tué, cet accident nous arrêta dans cette maneuvre. Le lendemain, 26 de Septembre, fut pour nous tous un jour de cruelle fatigue : car, en pareils cas, personne n’est exemt de travail, et quiconque se trouve à bord devient Matelot. Notre principale occupation fut de retirer notre maitresse ancre, que pendant tout ce tems, nous avions traînée, à Côte du Vaisseau au bout d’un cable allongé d’un autre. Cet ouvrage étoit doublement nécessaire ; car outre le risque de naviger avec une ancre en cet état, c’étoit de plus, la dernière qui nous restât, et si nous étions venus à la perdre nous nous serions trouvé dans les plus grands embaras, quand même nous eussions eu le bonheur de regagner la Rade. Nous y travaillames donc douze heures de suite de toutes nos forces, et nous en étions parvenus à amener cette ancre à vue ; mais la nuit survenant et nous trouvant excessivement fatigués, nous fumes obligés de nous arrêter et de laisser notre ouvrage imparfait, jusqu’au lendemain matin, qu’aidés des forces que le repos d’une nuit nous avoit rendues, nous vinmes à bout de notre entreprise et remimes notre ancre sur le Bossoir.

Le même jour, 27 de Septembre, nous réussimes encore à une autre opération importante, c’étoit celle de hisser notre grande Vergue ; et alors, nous trouvant en quelque sorte remis du trouble, et du désordre où nous étions, lorsque nous fumes jettés en Mer, et pouvant faire usage de nos voiles basses, nous commençames à porter à l’Est, dans l’espérance de regagner l’Ile de Tinian et de rejoindre notre Commandeur en peu de jours : car nous ne nous faisions qu’à quarante-sept lieues au Sud-Ouest de cette Ile. Mais le 1 d’Octobre, ayant déja fait assez de chemin, pour pouvoir la découvrir, nous fumes fort déconcertés de nous appercevoir que nous étions loin de notre compte, et nous fumes convaincus, que les courans nous avoient portés vers l’Ouest. Nous ne pouvions estimer au juste à combien cette dérive pouvoit aller, ni par conséquent combien de tems il nous falloit encore pour regagner cette Ile ; cependant nous avions lieu de crainte de manquer d’eau, nous ne savions pas trop bien quelle quantité nous en avions à bord, et nous avions remarqué que plusieurs de nos Futailles étoient usées et qu’elles avoient coulé plus d’à moitié. Enfin le jour suivant, nous sortimes de l’incertitude où nous étions, et la vue de l’Ile de Guam, nous apprit que les Courans nous avoient fait dériver quarante-quatre lieues à l’Ouest, plus que ne portoit notre estime. Assurés du point où nous étions, nous portames à l’Est, avec un travail extrême, car le vent étant fixé à la bande de l’Est, nous étions obligés à faire de fréquentes bordées ; et notre Equipage étoit si foible, qu’en mettant tous la main à l’œuvre, c’étoit tout ce que nous pouvions faire que de virer de bord. Cette terrible fatigue ne finit que l’11 d’Octobre, dix-neuvième jour depuis notre départ ; ce fut alors que nous parvinmes à la vue de Tinian, et que nous reçumes du renfort de ceux qui étoient à terre, comme je l’ai rapporté ci-devant. Ce soir même, nous jettames l’ancre dans la Rade de cette Ile, et nous nous trouvames, à notre grande joie, réunis avec nos Compagnons, heureusement délivrés les uns et les autres des craintes et des travaux où ce triste accident nous avoit jettés.