Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre III/Ch. X

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CHAPITRE X

Séjour dans la Ville de Canton ; et le retour du Centurion en Angleterre.


Dès que le Commandeur fut arrivé à Canton, il fut visité par les principaux Marchands Chinois, qui affectèrent de témoigner beaucoup de joie, qu’il eût fait ce voyage, sans rencontrer aucun obstacle, et feignoient d’en inférer qu’il falloit bien que le Viceroi eût reçu satisfaction du prétendu contretems, dont ils soutenoient encore la réalité. Ils ajoutèrent, qu’ils auroient soin dès le lendemain matin, de faire savoir au Viceroi, l’arrivée de Mr. Anson, et qu’ils ne doutoient pas que d’abord le jour de la visite ne fût fixé.

Le lendemain ces Marchands revinrent trouver le Commandeur, et lui dirent, que le Viceroi étoit si occupé à préparer ses Dépêches pour Pekin, qu’il n’y avoit pas moyen de l’aborder de quelques jours ; mais qu’ils avoient engagé un des Officiers de sa Cour, de les avertir dès qu’on pourroit lui parler, et qu’alors ils lui feroient part de l’arrivée de Mr. Anson, et tâcheroient de faire fixer le jour de son audience. Le Commandeur connoissoit trop bien ses Gens, pour ne pas voir clairement, que tous ces discours n’étoient qu’un tissu de mensonges, et s’il n’avoit suivi que son propre jugement, il se seroit servi d’autres canaux pour parvenir au Viceroi ; mais les Supercargos de nos Vaisseaux étoient si prévenus de terreurs paniques, par les artifices des Marchands Chinois qu’ils ne pouvoient approuver les mesures que Mr. Anson croyoit les plus sages, et le Commandeur appréhendant que la malice des Chinois ne fît naître quelque incident desagréable, dont on le rendroit responsable, il prit le parti d’attendre tranquilement ce qui en arriveroit, aussi longtems que le retard ne lui pouvoit être préjudiciable. Ainsi il promit de ne pas s’adresser immédiatement au Viceroi, pourvu que les Chinois, avec qui il avoit contracté, lui fissent voir qu’on travailloit en diligence à faire son biscuit, et à préparer les viandes salées et les autres provisions dont il avoit besoin : à condition que si avant que tout cela fût prêt, c’est-à-dire, en six semaines, les Marchands ne pouvoient lui faire avoir les permissions nécessaires du Viceroi, Mr. Anson s’adresseroit directement à ce Seigneur. Voila jusqu’où alla la condescendance du Commandeur pour les Supercargos, et quoiqu’il ne paroisse pas qu’on pût en exiger davantage, encore ces Messieurs n’y aquiescèrent-ils pas sans beaucoup de difficultés ; les Chinois, de leur côté, exigèrent comme une condition de leur consentement, que Mr. Anson payât tout ce qu’il avoit acheté d’eux, avant qu’il reçût les effets. Enfin tout étant ajusté, le Commandeur eut au moins la satisfaction de s’assurer qu’on travailleroit aux Préparatifs qui lui étoient nécessaires ; et de pouvoir les presser, puisqu’il étoit sur les lieux.

Durant cet intervalle, les Marchands n’entretenoient Mr. Anson que des mouvemens, qu’ils se donnoient pour obtenir les permissions du Viceroi, et des grandes difficultés qu’ils y trouvoient ; mais il étoit si convaincu qu’il n’y avoit pas un seul mot de vrai dans tous ces discours ; qu’il n’y faisoit d’attention, que pour s’en divertir. Dès qu’il vit, vers le 24 de Novembre, tems où la Mousson de Nord-Est commence, que toutes ses Provisions étoient prêtes à embarquer, il résolut de s’adresser directement au Viceroi et de lui demander une audience, sans laquelle il étoit persuadé qu’il auroit bien de la peine à obtenir la permission de faire embarquer ses Provisions. Il envoya donc, ce jour-là même, un de ses Officiers, au Mandarin, qui commandoit la Garde à la principale porte de Canton, avec une Lettre pour le Viceroi. Le Mandarin reçut l’Officier très poliment, écrivit en Chinois le contenu de la Lettre, et promit de la remettre immédiatement au Viceroi ; il ajouta, qu’il étoit inutile qu’il en attendît la réponse, parce qu’on la feroit tenir par un Message exprès au Commandeur.

Ce n’avoit pas été une petite affaire, que de trouver un bon Interprète pour envoyer avec cet Officier. Mr. Anson ne pouvoit se fier en cette occasion à aucun de ces Chinois, qui font le métier de Truchement : mais enfin il obtint de Mr. Flint, qui étoit de la Factorie Angloise, et qui parloit fort bien Chinois, de faire pour lui cet office. Mr. Flint, qui, en cette occasion et en plusieurs autres fut d’une grande utilité à Mr. Anson, fut laissé fort jeune à Canton par le feu Capitaine Rigby pour y apprendre le Chinois. Ce Capitaine étoit persuadé qu’il seroit d’une très grande utilité à notre Compagnie des Indes, d’avoir en cet endroit un bon Interprète Anglois ; et quoique l’expérience ait prouvé que cet avantage étoit plus grand, qu’on ne pouvoit l’espérer, je n’ai pas appris que cet exemple ait été imité jusqu’à présent. Nous préférons ridiculement de faire le commerce considérable, que nous avons à Canton par le moyen du baragouin Anglois de quelques Truchemens Chinois, ou par le canal très suspect d’Interprètes d’autres Nations.

Deux jours après l’envoi de la Lettre, dont il vient d’être fait mention, il y eut un Incendie dans les Fauxbourgs de Canton. Dès la prémière alarme, Mr. Anson y courut avec ses Officiers et l’Equipage de sa Chaloupe dans la vue d’aider à y remédier. Il trouva que le feu, qui avoit pris d’abord dans une façon d’appenti d’un Voilier, avoit fait de grands progrès, tant par la nature des Bâtimens voisins, que par la maladresse des Chinois : mais il remarqua qu’en abattant quelques appentis, qui étoient-là auprès, il y avoit moyen d’arrêter le mal. Il y avoit sur-tout une corniche de bois, où le feu avoit déjà pris, et qui pouvoit le communiquer à une grande distance. Mr. Anson ordonna à ses Gens d’abattre cette corniche, ce qu’ils commencèrent et dont ils seroient bientôt venus à bout, si on ne les avoit avertis que Mr. Anson, n’étant pas Mandarin, et n’ayant aucune autorité en cet endroit, on lui feroit payer tout ce qu’on abattroit par ses ordres. Sur cet avis, nos Gens s’arrêtèrent, et le Commandeur les envoya à la Factorie Angloise, pour aider à mettre à couvert les effets de la Compagnie : car il n’y avoit pas d’endroits qu’on put croire en sureté, contre un Incendie aussi grand, et qu’on ne travailloit point du tout à arrêter. Les Chinois se contentoient d’en être spectateurs et d’en approcher de tems en tems quelques-unes de leurs Idoles, dont ils paroissoient attendre de grands secours. Enfin il vint un Mandarin, suivi de quatre ou cinq cens hommes destinés à servir en pareille occasion ; ces Gens firent quelques foibles efforts pour abattre les maisons voisines ; mais le feu étoit trop violent et avoit déja gagné les Magazins des Marchans : d’ailleurs ceux qui travailloent à l’éteindre, n’avoient ni courage ni adresse ; et l’Incendie, qui alloit de plus en plus en augmentant, ne menaçoit pas moins que de la destruction de la Ville. Dans la confusion extrême, que ce malheur causoit, le Viceroi se rendit en personne sur les lieux, et on fit prier le Commandeur de prêter son assistance, et de prendre toutes les mesures qu’il jugeroit à propos. Il y retourna donc, à la tête de quarante de ses Gens, qui donnèrent en cette occasion, un exemple tout nouveau à la Chine : il sembloit que les flammes et la chute des Bâtimens les animât, bien loin de les effrayer. Plusieurs tombèrent à terre avec les toits des Maisons, qu’ils abattoient eux-mêmes. Par bonheur les Maisons n’étoient que d’un étage, et les matériaux en étoient très légers, desorte qu’au grand étonnement des Chinois, nos Matelots vinrent en peu de tems à bout d’arrêter l’Incendie, et que malgré leur extrême hardiesse, ils en furent quites pour quelques fortes contusions.

Le dommage que ce feu causa fut très considérable ; il consuma une centaine de Boutiques et onze rues pleines de Magazins. Un seul Marchand Chinois, nommé Succoy, bien connu de nos Anglois, y perdit pour sa part près de deux cens mille livres sterlings. Ce qui augmenta considérablement la violence du feu, c’est qu’il y avoit beaucoup de Camphre dans quelques-uns de ces Magazins ; cette matière produisit une colomne de flamme extrêmement blanche, qui s’éleva à telle hauteur, qu’elle fut vue distinctement à bord du Centurion, qui étoit ancré à trente milles delà.

Tandis que le Commandeur étoit occupé avec ses Gens à éteindre le feu, la terreur qui avoit saisi tous les esprits, porta plusieurs des plus considérables Marchands Chinois, à s’adresser à lui pour le supplier de leur donner à chacun, un de ses Matelots, qu’ils appelloient Soldats, à cause de leurs uniformes, pour garder leurs Maisons et leurs Magazins, qu’ils avoient lieu de croire que leur indigne Populace ne voulût piller. Mr. Anson leur accorda ce qu’ils demandoient, et nos Matelots se conduisirent tellement à la satisfaction de ceux qui les employèrent, que ces derniers ne pouvoient trop se louer de leur vigilance et de leur fidélité.

Il ne fut plus question dans toutes les conversations que du courage et de la probité des Anglois. Dès le lendemain de l’Incendie plusieurs des principaux habitans de cette grande Ville vinrent rendre leurs devoirs à Mr. Anson, et le remercier des secours qu’ils en avoient reçus. Ils avouoient naturellement qu’ils ne seroient jamais venus seuls à bout d’éteindre le feu, et que c’étoit à lui qu’ils étoient redevables de la conservation de la Ville. Peu après le Commandeur reçut un message de la part du Viceroi, qui fixoit son audience au 30 de Novembre. Certainement cette promte résolution du Viceroi, dans une affaire qui avoit été si longtems traitée en vain, n’avoit pour cause que les services signalés que Mr. Anson et ses Gens avoient rendus, dans le tems de l’Incendie, et dont le Viceroi lui-même avoit été témoin occulaire.

Cette audience ainsi accordée fit d’autant plus de plaisir à Mr. Anson qu’il ne douta point que ceux qui formoient le Conseil de Canton n’auroient pas pris cette résolution, sans être auparavant convenus de renoncer à leurs prétentions, touchant les Droits d’ancrage, et d’accorder au Commandeur tout ce qu’il pouvoit raisonnablement demander. Car ils n’ignoroient pas les dispositions, où étoit Mr. Anson, et il n’étoit pas de la fine Politique Chinoise de l’admettre à l’audience pour contester avec lui. Mr. Anson se prépara donc gayement à cette visite, et sans aucune inquiétude sur le succès qu’elle pourroit avoir, et il engagea Mr. Flint à lui servir d’Interprête en cette occasion : celui-ci s’en aquitta en galant homme, répétant avec beaucoup de hardiesse et sans doute avec exactitude tout ce qui lui étoit dicté, et c’est ce qu’aucun Truchement Chinois n’auroit jamais osé faire.

Au jour marqué, à dix heures du matin, un Mandarín vint dire au Commandeur, que le Viceroi étoit prêt à le recevoir ; sur quoi le Commandeur et sa Suite se mirent en marche. En entrant dans la porte de la Ville, il trouva deux cens Soldats rangés en ordre, qui l’accompagnèrent jusqu’à la grande Place de parade, devant le Palais de l’Empereur, où logeoit le Viceroi. Il y avoit dans cette Place dix mille Hommes sous les armes, et tout vêtus de neuf pour cette cérémonie. Mr. Anson passa au milieu de ce corps de Troupes et fut conduit à la grande Salle d’audience, où il trouva le Viceroi assis dans une Chaire de parade de l’Empereur, sous un riche Dais, et accompagné de tous les Mandarins du Conseil. Il y avoit pour le Commandeur un siège vuide, qu’il occupa ; il étoit le troisième en rang après le Viceroi, n’y ayant au-dessus de lui que le Chef de la Loi et celui de la Trésorerie, qui suivant l’étiquette Chinoise, ont le pas sur tous les Officiers d’épée. Quand le Commandeur fut assis, il adressa la parole au Viceroi, par le moyen de son Interprête, et commmença son discours par le récit des moyens qu’il avoit d’abord employés pour obtenir cette audience, dont il imputoit le peu de succès à l’infidélité de ceux qu’il avoit employés, qui ne lui avoient laissé d’autres moyens de réussir que la Lettre qu’il avoit écrite au Viceroi. En cet endroit, le Viceroi interrompit l’interprête, et lui commanda d’assurer Mr. Anson, que c’étoit par cette Lettre qu’il avoit eu la première nouvelle de son arrivée à Canton, Mr. Anson reprit la parole et dit, que les Sujets du Roi de la Grande Bretagne, commercans à la Chine, lui avoient porté des plaintes des vexations auxquelles ils étoient exposés de la part des Marchands Chinois, et des Commis de la Douane, et auxquelles ils étoient obligés de se soumettre, par la difficulté qu’ils trouvoient à parvenir jusqu’aux Mandarins, qui seuls pouvoient leur faire rendre justice ; qu’il étoit du devoir de lui, Mr. Anson, comme Officier du Roi de la Grande Bretagne, de proposer ces sujets de plainte au Viceroi, et qu’il espéroit que ce Seigneur y feroit attention, et donneroit ordre à l’avenir à ce qu’il n’y eût plus lieu d’en faire. Ici Mr. Anson s’arrêta et attendit quelque tems la réponse ; mais voyant qu’il n’en venoit point, il demanda à son interprête, s’il étoit bien certain que le Viceroi eût bien compris ce qu’il disoit. L’Interprête l’assura qu’oui, mais qu’il ne croyoit pas, qu’il se fit aucune réponse sur ce sujet. Alors Mr. Anson exposa le cas du Vaisseau Hastingfield, qui avoit été démâté sur les Côtes de la Chine, et qui étoit arrivé depuis peu de jours dans la Rivière de Canton. Les Gens de ce Vaisseau avoient beaucoup perdu par l’Incendie, le Capitaine en particulier avoit eu tous ses effets brûlés, et perdu dans la confusion, une somme de quatre mille cinq cens Taels, qui avoient suivant toutes apparences été volés par des Batteliers Chinois. Mr. Anson requit l’assistance du Conseil, sans laquelle cet argent ne pouvoit se retrouver, ni revenir à son Maître. Le Viceroi répondit à cet article, qu’en réglant les Droits que ce Vaisseau devoit payer, on accorderoit quelques rabais en considération de ces pertes.

Après ces deux points que les Officiers de notre Compagnie des Indes avoient prié Mr. Anson d’ajuster avec le Conseil Chinois, il fut question de ce qui le regardoit directement. Il dit au Viceroi que la Mousson propre pour son voyage étoit commencée, et qu’il n’attendoit que les permissions nécessaires, pour embarquer les Provisions dont il avoit besoin, et qui étoient toutes prêtes ; que dès qu’elles seroient à bord, il avoit dessein de quitter la Rivière de Canton et de partir pour l’Angleterre. Le Viceroi répondit, que les permissions seroient d’abord expédiées, et que les ordres seroient donnés, pour transporter tout à bord, dès le lendemain, et voyant que Mr. Anson n’avoit plus rien à demander, le Viceroi continua quelque tems la conversation. Il avoua en termes fort polis, que les Chinois étoient fort obligés à Mr. Anson, des services signalés qu’il leur avoit rendus, à l’occasion de l’Incendie, et que c’étoit à lui qu’on étoit redevable de ce que la Ville n’avoit pas été réduite en cendres. Enfin le Viceroi observa, qu’il y avoit longtems que le Centurion étoit sur les Côtes de la Chine, et finit son discours en souhaitant au Commandeur un heureux retour en Europe. Après quoi Mr. Anson remercia le Viceroi de ses civilités et de l’assistance qu’il lui accordoit, et prit congé de lui.

Au sortir de la Salle d’audience, on pressa beaucoup le Commandeur, d’entrer dans un apartement voisin, où il y avoit un Festin préparé pour lui ; mais apprenant que le Viceroi n’y seroit pas présent, il s’en excusa, et s’en retourna avec les cérémonies qu’il étoit venu, à la seule différence prés, qu’à la sortie de la Ville, il fut salué de trois coups de Canon, qui est le plus grand nombre qu’on en tire en ce Païs-là pour quelque cérémonie que ce soit. С’est ainsi que le Commandeur vint enfin à bout d’une affaire embarassante, qui depuis quatre mois lui avoit donné tant d’inquiétude. Il étoit très content d’avoir obtenu les ordres nécessaires pour l’embarquement de ses Provisions, et de se voir par-là en état de partir dès le commencement de la Mousson, et d’arriver en Angleterre, avant qu’on sût en Europe qu’il étoit en chemin pour le retour ; mais ce qui augmentoit encore sa satisfaction, c’étoit d’avoir établi par un exemple éclatant, l’exemption des Vaisseaux du Roi, pour quelques Droits que ce soit, dans les Ports de la Chine.

On commença à porter les Provisions à bord, dès le lendemain, suivant la promesse du Viceroi, et quatre jours après, le Commandeur partit de Canton, pour se rendre à son Vaisseau. Le 7 de Décembre, le Centurion et la Prise levèrent l’ancre et descendirent la Rivière. Ils passèrent le Détroit de Bocca Tigris, le 10, et on remarqua que les Chinois en avoient garni les deux Forts d’autant de Soldats qu’il pouvoit y en tenir, la plupart armés de Piques et de Mousquets à mèche. Ces Garnisons affectèrent de se faire voir des Vaisseaux, et de s’étaler autant qu’il étoit possible, aussi n’étoient-elles destinées qu’à donner à Mr. Anson des idées plus avantageuses des Forces militaires de la Chine, qu’il n’avoit témoigné en avoir jusqu’alors. Pour cet effet, ces Troupes étoient fort bien équipées, et montroient grand nombre de Drapeaux ; il paroissoit de grands monceaux de pierres dans un des Châteaux, et un Soldat d’une grandeur extraordinaire, couvert d’armes magnifiques, se promenoit sur le Parapet, de l’air le plus fier et le plus martial qu’il pût prendre. Cependant quelques-uns des Spectateurs, qui le considéroient du bord du Centurion eurent la malice de soupçonner, que sa belle cuirasse n’étoit que de papier, peint et lustré, de manière à représenter de l’acier poli.

Après avoir conduit nos deux Vaisseaux jusqu’au bas de la Rivière, et au point qu’ils alloient quitter le Territoire de la Chine, j’espère qu’on me permettra, avant de continuer mon récit, de faire encore quelques remarques sur le caractère du Peuple singulier qui habite cet Empire. Je sais qu’on pourroit croire que des observations, faites dans une seule Ville, située à un bout de ce vaste Païs, ne peuvent guère servir à des conséquences générales pour toute la Nation ; cependant comme les affaires que Mr. Anson eut à y traiter, sont hors du train ordinaire, et propres à donner lieu à quelques réflexions, qui pourront ne pas déplaire au Lecteur ; ce que je me propose de dire aura du moins l’avantage d’être dégagé des préjugés ridicules, dont ont été pleins ceux qui ont eu le plus d’occasion d’examiner l’intérieur de cet Empire.

Le grand nombre de belles Manufactures établies à la Chine, et que les Nations les plus éloignées recherchent avec tant d’empressement, prouve suffisamment que les Chinois sont industrieux ; cependant cette adresse dans les Arts méchaniques, qui paroit être leur talent favori, n’est pas poussé au plus haut point ; les Japonois les surpassent de beaucoup dans les Arts, qu’ils cultivent également les uns et les autres ; et en plusieurs choses, il ne leur est pas possible d’égaler la dextérité et le génie des Européens. Ils sont proprement d’habiles imitateurs de ce qu’ils voyent, mais d’une manière servile, et qui marque médiocrement de génie. C’est ce qui paroit sur-tout dans les Ouvrages qui exigent beaucoup de justesse et d’exactitude, tels que les Horloges, les Montres, les Armes à feu, etc. Ils en copient bien chaque pièce à part, et savent donner au tout assez de ressemblance avec l’Original ; mais ils ne peuvent arriver à cette justesse dans la fabrique, qui produit l’effet auquel la Machine est destinée. Si de leurs Manufacturiers nous passons à des Artistes d’un ordre plus relevé, tels que Peintres, Statuaires, etc. nous les trouverons encore plus imparfaits. Ils ont des Peintres en grand nombre, et ils en font beaucoup de cas ; cependant ils réussissent rarement dans le Dessein et dans le Coloris, pour les figures humaines, et entendent aussi peu l’art de former des groupes : il est vrai qu’ils réussissent mieux à peindre les fleurs et les oiseaux ; ce qu’ils doivent même plutôt à la beauté et à l’éclat de leurs couleurs, qu’à leur habileté : car on y trouve ordinairement fort peu d’intelligence dans la manière de distribuer les jours et les ombres, et encore plus rarement cette grace et cette facilité qu’on voit dans les ouvrages de nos bons Peintres Européens. Il y a dans toutes les productions du Pinceau des Chinois, quelque chose de roide et de mesquin qui déplaît : et tous ces défauts dans leurs Arts peuvent fort bien être attribués au caractère particulier de leur génie, qui manque absolument de feu et d’élévation.

A l’égard des Sciences, même à ne consulter que les Auteurs qui nous ont représenté cette Nation dans le jour le plus favorable, il faut convenir que son obstination et l’absurdité des ses opinions sont inconcevables. Depuis bien des siècles tous leurs Voisins ont l’usage de l’Ecriture par Lettres, les seuls Chinois ont négligé jusqu’à présent de se procurer les avantages de cette invention divine, et sont restés attachés à la méthode grossière de représenter les mots par des caractères arbitraires. Cette méthode rend nécessairement le nombre des caractères trop grand pour quelque mémoire que ce soit ; elle fait de l’Ecriture un Art qui exige une application infinie, et où un homme ne peut jamais être que médiocrement habile : tout ce qui a jamais été ainsi écrit ne peut qu’être enveloppé d’obscurité et de confusion ; car les liaisons entre tous ces caractères, et les mots qu’ils représentent, ne peuvent être transmis par les Livres, il faut de toute nécessité qu’ils ayent passé d’âge en âge par la voye de la Tradition, et cela seul suffit pour répandre une très grande incertitude sur des matières compliquées et sur des sujets d’une grande étendue : il ne faut, pour le sentir, que faire attention aux changemens que souffre un fait qui passe par trois ou quatre bouches. Il s’en suit delà que le grand savoir, et la haute antiquité de la Nation Chinoise ne peuvent à plusieurs égards, qu’être très problématiques.

A la vérité quelques-uns des Missionnaires Catholiques Romains avouent que les Chinois sont fort inférieurs aux Européens, en fait de Sciences, mais en même tems, ils les donnent en exemple de Justice et de Morale, tant dans la théorie, que dans la pratique. A entendre ces bons Pères, le vaste Empire de la Chine n’est qu’une Famille, bien gouvernée, unie par les liens de l’amitié la plus tendre, et où on ne dispute jamais que de bonté et de prévenance. Ce que j’ai rapporté ci-devant de la conduite des Magistrats, des Marchands et du Peuple de Canton, est plus que suffisant pour réfuter toutes ces fictions de Messieurs les Jésuites : et pour ce qui regarde la Morale théorétique des Chinois, on en peut juger par les échantillons, que ces Missionnaires eux-mêmes nous en ont donnés. Il paroit que ces prétendus Sages ne s’amusent qu’à recommander un attachement assez ridicule à quelques points de Morale peu importans, au lieu d’établir des principes, qui puissent servir à juger des Actions humaines, et de donner des règles générales de conduite d’homme à homme, fondées sur la raison et sur l’équité. Tout bien considéré, les Chinois sont fondés à se croire supérieurs à leurs Voisins, en fait de Morale, non sur leur droiture, ni sur leur bonté, mais uniquement sur l’égalité affectée de leur extérieur, et sur leur attention extrême à réprimer toutes marques extérieures de passion et de violence. Mais l’Hypocrisie et la fraude ne sont pas moins nuisibles au Genre-humain, que l’impétuosité et la violence du саractère ; ces dernières dispositions peuvent à la vérité être sujettes à beaucoup d’imprudence, mais elles n’excluent pas la sincérité, la bonté de cœur, le courage, et bien d’autres vertus des plus estimables. Peut-être qu’à bien examiner la chose, il se trouveroit que le sens froid et la patience dont les Chinois se glorifient tant, et qui les distingue des autres Nations, sont dans le fond la source de leurs qualités les moins excusables ; car il a souvent eté observé par ceux qui ont approfondi le cœur humain, qu’il est bien difficile d’affoiblir dans un Homme, les Passions les plus vives et les plus violentes, sans augmenter en même tems la force de celles qui sont plus étroitement liées avec l’amour-propre : la timidité, la dissimulation, et la friponerie des Chinois, viennent peut-être en grande partie, de la gravité affectée et de l’extrême attachement aux bienséances extérieures, qui sont des devoirs indispensables dans leur Païs.

Du caractère de la Nation, passons à son Gouvernement qui n’a pas moins été un sujet de panégiriques outrés. Je puis encore renvoyer au récit de ce qui est arrivé à Mr. Anson dans ce Païs-là, et c’est réfuter suffiamment les belles choses qu’on nous a débitées touchant leur économie politique. Nous avons vu que les Magistrats y sont corrompus, le Peuple voleur, les Tribunaux dominés par l’intrigue et la vénalité. La constitution de l’Empire en général ne mérite pas plus d’éloges que le reste, puisqu’un Gouvernement dont le premier but n’est pas d’assurer la tranquilité du Peuple, qui lui est confié, contre les entreprises de quelque Puissance étrangère que ce soit, est certainement très défectueux. Or cet Empire si grand, si riche, si peuplé, dont la Sagesse et la Politique sont relevées jusqu’aux nues, a été conquis il y a un siècle, par une poignée de Tartares ; A présent même par la poltronnerie de ses Habitans, et par la négligence de tout ce qui concerne la guerre, il est exposé non seulement aux attaques d’un Ennemi puissant, mais même aux insultes d’un Forban, ou d’un Chef de Voleurs. J’ai déja remarqué à l’occafion des disputes du Commandeur avec les Chinois, que le Centurion seul étoit supérieur à toutes les forces navales de la Chine. C’est une assertion qui paroit bien hardie ; mais pour la mettre hors de tout doute, il suffit de jetter les yeux sur la Planche ci-jointe, où je donne le dessein des deux sortes de Navires dont les Chinois se servent. Le premier de ces Vaisseaux, marqué (A), est une Jonque de cent vingt Tonneaux, qui servit à mettre le Сепturion à la bande. Cette espèce de Bâtiment sert sur les grandes Rivières, et quelquefois pour de petits voyages, le long des Côtes. L’autre Jonque, marquée (B), est de deux cens quatre-vingt Tonneaux, et c’est ainsi que sont faites celles qui font les voyages de la Соchinchine, de Manille, de Batavia et du Japon, quoique les Chinois en employent quelquefois d’un bien plus grand port. L’avant de ce Vaisseau qui est tout-à-fait plat, est représenté en (C), et lorsque le Bâtiment est fort chargé, la seconde et la troisième planche de cette surface platte est souvent sous l’eau. Les Mâts, les Voiles et le Funin de ces Jonques sont encore plus grossierement faits, que le corps du Vaisseau : les Mâts sont des troncs d’arbre, à qui, pour toute façon, on a ôté l’écorce et les branches. Chaque Mât n’a que deux Haubans, faits de Joncs entrelassés, qui sont souvent amarrés tous deux du côté du vent ; et l’étague de la Vergue, lorsqu’elle еst hissée, sert de troisième Hauban. Les Voiles sont de Nattes, fortifiées de trois pieds en trois pieds, par une côte de Bambou ; elles glissent le long du Mât, par le moyen de plusieurs cerceaux, comme on peut le voir dans la Figure, et quand on les amène, elles se plient sur le Pont. Ces Vaisseaux marchands ne portent pas de Canon. Il paroit par leur description, qu’ils sont tout-à-fait incapables de résister au moindre Vaisseau Européen armé ; et il n’y a pas dans tout l’Empire un seul Vaisseau de la moindre force, ou qui soit fabriqué de façon à pouvoir protéger ceux que je viens de décrire. A Canton, où se trouvent sans doute les plus grandes Forces navales de la Chine, nous ne vimes que quatre Jonques de guerre, d’environ trois cens Tonneaux, de la même fabrique que les autres, et montées de huit ou dix Canons, dont les plus gros n’étoient que de quatre livres de balle. En voila assez pour donner une idée précise de la foiblesse de l’Empire de la Chine : il est tems de revenir à nos deux Vaisseaux, que j’ai laissés au dessous de Bocca Tigris, et qui vinrent ancrer devant Macao, le 12 de Décembre.

Ce fut alors que les Marchands de Macao conclurent le marché du Galion, pour lequel ils avoient offert 6000 Piastres ; c’étoit beaucoup moins qu’il ne valoit, mais le Commandeur s’impatientoit de partir, et les Marchands ne l’ignoroient pas, c’est ce qui les fit tenir ferme sur des offres si peu raisonnables. Mr. Anson en avoit assez appris des Anglois, qu’il avoit trouvés à Canton, pour être persuadé que la guerre entre la Grande Bretagne et l’Espagne, duroit encore, et que la France se déclareroit pour l’Espagne, avant qu’il pût arriver en Angleterre. Il savoit de plus, qu’on ne pouvoit avoir aucune nouvelle en Europe, ni de la Prise qu’il avoit faite, ni des Trésors qu’il avoit à bord, avant le retour des Vaisseaux marchands, qui reviendroient de la Chine, c’est ce qui le déterminoit à presser son Voyage autant qu’il étoit possible, afin de porter lui-même la prémière nouvelle de ses succès, et d’ôter aux Ennemis l’occasion de pouvoir l’intercepter. Cette vue lui fit accepter les offres qu’on lui avoit faites pour le Galion, et après l’avoir livré aux Marchands de Macao, il mit à la voile pour son retour, avec le Centurion, le 15 de Décembre 1743. Le 3 de Janvier, il jetta l’ancre, à l’Ile du Prince, dans le Détroit de la Sonde, et y resta jusqu’au 8 pour y faire de l’eau et du bois, et le 11 de Mars, il mouilla dans la Baye de la Table au Cap de Bonne Espérance.

Ce Cap est situé dans un Climat tempéré, où le grand froid et les chaleurs excessives se font rarement sentir. Les Hollandois qui y habitent et qui n’y ont pas dégénéré de l’industrie naturelle à leur Nation, ont rempli le Païs qu’ils y ont défriché, de productions de plusieurs espèces, qui y réussissent pour la plupart mieux qu’en lieu du monde, soit par la bonté du Terroir, soit à cause de l’égalité des Saisons. Les Vivres excellens qu’on y trouve, et les Eaux admirables, rendent cet endroit le meilleur lieu de relâche, pour des équipages fatigués par des voyages de long cours. Le Commandeur y resta jusqu’au commencement d’Avril, et fut charmé des agrémens et des avantages de ce Païs, de la pureté de l’air et de la beauté du Païsage ; tout cela animé, pour ainsi dire, par une Colonie nombreuse et policée, pouvoit soutenir avec avantage, la comparaison des Vallées romanesques de Juan Fernandez, et des belles Clarières de Tinian. Mr. Anson fit au Cap quarante-neuf Recrues, et après avoir fait de l’Eau et autres Provisions, il en partit le 3 d’Avril. Il découvrit l’Ile de Ste. Hélène, le 19 du même mois, mais il n’y toucha pas. Le 10 de Juin il arraisonna un Vaisseau Anglois, parti d’Amsterdam pour Philadelphie, et eut les premières nouvelles de la guerre avec la France. Le 12, il eut la vue du Cap Lizard, et le 15 au soir il arriva en bon état à la Rade de Spithead à la joye inexprimable de tout l’Equipage. Cependant, afin qu’il ne fût pas dit que les dangers singuliers, qui l’avoient accompagné durant tout son Voyage, l’avoient abandonné à la fin, Мг. Anson apprit en arrivant, qu’il y avoit une Flotte Françoise considérable qui croisoit à l’entrée du Canal, et par la position où ils étoient, il trouva que le Centurion avoit du passer au milieu de tous ces Vaisseaux ennemis, et qu’il falloit qu’un brouillard leur en eût dérobé la vue. C’est ainsi que finit cette Expédition, au bout de trois ans et neuf mois, après nous avoir fourni une preuve sensible d’une maxime importante, qui est, que quoique la prudence, l’intrépidité et la constance réunies, ne soient point à couvert des coups de la fortune, ces vertus manquent rarement d’en triompher, après une longue suite de traverses, et trouvent enfin la récompense qui leur est due.


FIN