Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 17

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 133-141).

CHAPITRE XVII.


Orage sur les prairies. — Campement d’orage. — Scène de nuit. — Histoires de sauvages. — Cheval effrayé.


Pendant une partie de la journée, nous nous dirigeâmes un peu vers le sud, à travers des forêts irrégulières d’yeuses, arbres chétifs connus dans le pays sous le nom de post-chênes et de jacks noirs. Le sol sur lequel croissent ces chênes est très peu sûr. Souvent c’est un sable mouvant où les pieds des chevaux glissent d’un côté à l’autre en temps de pluie ; en quelques endroits, ils enfoncent tout à coup dans des terrains de tourbe spongieux. Tel était notre cas en ce moment, grâce à une suite de pluies d’orage, et nous avancions péniblement, plongés dans un morne silence. Plusieurs daims partirent à notre approche ; mais pas un de nos gens ne quitta son rang pour les suivre. Une fois, nous passâmes devant les os et les cornes d’un buffle ; une autre fois, nous vîmes des traces du même animal qui n’avaient pas plus de trois jours de date. Ces signes du voisinage de la grande chasse des prairies ranimèrent un peu nos chasseurs ; mais cet effet ne fut pas de longue durée.

En traversant une prairie d’une médiocre étendue, que les pluies récentes avaient changée en marais glissant, nous fûmes surpris par de violens coups de tonnerre. La pluie tombait par torrens, et coulait avec bruit sur la terre. Toute la campagne fut soudain enveloppée d’une obscurité qui augmentait l’effet éblouissant de larges éclairs, semblables à des nappes de feu. On eût dit que le tonnerre grondait précisément au-dessus de nos têtes, et les bois, les forêts autour et au milieu de la prairie, répétaient en échos prolongés ce roulement majestueux. Hommes et bêtes, mouillés, effarés, harassés, rompaient les rangs, et couraient à l’aventure. La frayeur avait rendu plusieurs chevaux impossibles à conduire, et notre colonne en désordre ressemblait à une flotte dispersée par la tempête, et poussée d’ici et de là, au gré des vents et des flots.

Enfin, à deux heures et demie, nous arrivâmes à un lieu propre à faire halte, et, rassemblant nos forces, nous campâmes dans un bosquet élevé et découvert. À l’instant, la forêt retentit du bruit des haches et du craquement des arbres tombans. De grands feux brillèrent ; on étendit des couvertures devant eux pour servir de tentes ; on forma des logettes en écorces et en peaux, et chaque foyer eut un groupe qui se serrait autour de lui, occupé à se sécher, à se réchauffer ou à préparer un repas réconfortant. Quelques cavaliers déchargeaient ou nettoyaient leurs armes, et les chevaux, débarrassés de leurs harnais et de leurs charges, se roulaient dans les herbes mouillées.

Les averses se succédèrent à de courts intervalles jusque bien avant dans la soirée. On rassembla les chevaux à l’approche de la nuit, et on les mit au vert autour du camp, mais en-deçà des avant-postes. La crainte des Indiens, qui profitent ordinairement des nuits orageuses pour leurs attaques, obligeait à prendre cette précaution. À mesure que les ténèbres devenaient plus noires, nos feux émettaient une clarté plus intense, éclairant fortement des masses de feuillage, tandis que d’autres parties des bosquets restaient dans une profonde obscurité. Près de chaque foyer, on voyait un cercle d’un aspect tout-à-fait surnaturel, et les chevaux paraissaient aussi, à travers les branches, comme des ombres parmi lesquelles un coursier gris se détachait ça et là en brillant relief.

Le bois, ainsi éclairé par la lueur rouge et intermittente des feux, ressemblait à un vaste dôme de feuillage cerné par des ténèbres opaques. Cependant, par intervalles, une suite d’éclairs révélait un paysage étendu, où des champs, des forêts, des ruisseaux paraissaient prendre vie pour quelques secondes ; mais avant que l’œil eût eu le temps de les saisir, ils se perdaient de nouveau dans l’obscurité.

Un orage de tonnerre, sur les prairies comme sur l’océan, emprunte une grandeur, une sublimité additionnelle de l’espace immense et sauvage sur lequel il exerce ses fureurs. Il n’est pas surprenant que ces phénomènes imposans de la nature soient l’objet de la vénération superstitieuse des pauvres Indiens, et qu’ils considèrent la foudre comme la voix du Grand-Esprit en colère. Tandis que nos métis babillaient auprès du feu, je tirai d’eux quelques unes des idées adoptées par les sauvages à ce sujet. Ces derniers prétendent que les tonnerres éteints sont quelquefois trouvés sur les prairies par les chasseurs, lesquels s’en servent pour faire des pointes de flèches ou de lances. Ils assurent qu’un guerrier ainsi armé est invincible ; mais cet avantage est accompagné d’un certain péril. Si par hasard un orage éclate pendant une bataille, le guerrier possesseur de l’arme céleste est sujet à être emporté, et l’on n’entend jamais parler de lui.

Un guerrier de la tribu des Kousas fut surpris par un orage en chassant sur les prairies, et frappé de la foudre, il tomba privé de sentiment. Lorsqu’il revint à lui, il aperçut le trait du tonnerre gisant sur le sol, et à côté de ce trait un beau cheval. Il saisit la bride, sauta sur le coursier, mais il reconnut trop tard qu’il avait enfourché l’éclair. En un moment il fut enlevé au-dessus des prairies, des forêts, des rivières, et enfin jeté, sans connaissance, au pied des montagnes de rochers. Quand il reprit ses sens, il se mit en marche pour retourner à sa tribu, mais il voyagea plusieurs mois avant de la retrouver. Cette histoire me rappela une tradition indienne du même genre qui m’avait été contée par un voyageur. Un guerrier avait vu le tonnerre éteint reposant sur la terre, avec une belle paire de mocassins brodés, placée à ses deux côtés : le guerrier, croyant avoir fait une riche trouvaille, se hâta d’enfiler les mocassins, mais ils l’emportèrent dans le pays des esprits, et il n’en revint jamais.

Ce sont là des contes simples et sans art, mais ils ne manquent pas d’un certain intérêt romantique, lorsqu’on les entend de la bouche de narrateurs demi sauvages, autour d’un feu de chasseurs, pendant une nuit orageuse, ayant une forêt d’un côté, de l’autre un désert où le silence n’est interrompu que par des hurlemens, où peut-être des ennemis se glissent pour vous surprendre dans les ténèbres extérieures.

Notre conversation fut interrompue par un violent coup de tonnerre, immédiatement suivi du bruit d’un cheval courant au grand galop dans la campagne. Les pas de l’animal résonnèrent d’abord fortement, ensuite ils devinrent moins distincts, et ils se perdirent bientôt dans l’éloignement.

Quand le son eut cessé de se faire entendre, les auditeurs commencèrent à former des conjectures sur sa cause. Les uns pensaient que le tonnerre avait effrayé ce cheval ; d’autres, qu’un voleur indien l’avait monté et l’emmenait. À cette dernière supposition, l’on objectait que le mode habituel des Indiens est de se glisser près d’un cheval, de le détacher sans bruit, de le monter tout doucement, et de se retirer ensuite le plus silencieusement possible, en tâchant d’emmener d’autres chevaux avec lui, sans donner l’alarme au camp. D’autre part, on disait qu’une pratique également commune aux Indiens était d’arriver en tapinois au milieu d’une troupe de chevaux, pendant qu’ils paissent la nuit, d’en monter un, en prenant soin de ne faire aucun bruit, et de partir ensuite au grand galop. Rien n’est plus contagieux que la terreur parmi les chevaux ; cette fuite soudaine de l’un d’eux épouvante les autres, et tous se mettent à courir pêle-mêle après le fuyard.

Tous ceux dont les chevaux paissaient sur les lisières du camp étaient remplis d’inquiétudes, mais on ne put savoir avant le jour sur qui le malheur était tombé. Ceux qui avaient lié leurs chevaux étaient plus tranquilles ; cependant cette précaution a son désavantage, les chevaux ainsi attachés ne peuvent s’éloigner beaucoup pour chercher pâture, et leurs forces s’en ressentent dans le cours d’un long voyage : plusieurs des nôtres donnaient déjà en effet des signes d’épuisement. Après une nuit sombre et tourmentée, l’aurore parut claire et brillante, et un glorieux lever du soleil transforma le paysage comme par enchantement. Cette horrible solitude des heures précédentes se changea en une belle campagne découverte, variée par des bosquets et des massifs de chênes gigantesques, dont quelques uns s’élevaient isolément et semblaient plantés exprès pour l’ornement du site, ou pour arrêter les jeux au milieu des vastes prairies. Nos chevaux épars, et paissant à travers les bois, donnaient à l’ensemble l’apparence d’un parc immense. On avait peine à se persuader que l’on fût aussi éloigné de toute habitation humaine ; notre campement, seul, avait un aspect sauvage avec ses tentes grossières, formées de blankets et de peaux, et ses colonnes de fumées bleues s’élevant au-dessus des arbres.

Dès que le jour parut, on s’occupa de la recherche des chevaux. Plusieurs s’étaient égarés assez loin, mais ils furent tous ramenés, même celui dont la course désespérée nous avait causé tant de soucis. Il était allé jusqu’à l’une de nos haltes, à environ un mille du camp, et on le retrouva paissant tranquillement.

Le cor sonna le départ à plus de huit heures. Nous risquions maintenant, plus que jamais, d’être attaqués par les Indiens ; aussi la ligne fut formée avec plus d’exactitude qu’on ne lavait fait jusqu’alors. Chacun avait sa place marquée et il était défendu de la quitter pour suivre du gibier, sans une permission spéciale. On mit les chevaux de somme au centre de la colonne, et une forte garde la terminait.