Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 30

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 250-255).

CHAPITRE XXX.


Un camarade perdu. — Recherche du camp — Le commissaire, le cheval sauvage et le buffle. — Sérénade de loups.


Notre sollicitude fut alors éveillée au sujet du jeune comte : avec sa vivacité ordinaire, il avait persisté à pousser sa monture épuisée à la poursuite du troupeau, ne voulant pas rentrer au camp sans avoir tué un buffle. Il avait donc continué a courir sur leurs traces, tirant par intervalles un coup infructueux ; enfin le cavalier et le gibier pourchassé devinrent impossibles à distinguer dans l’éloignement, et des plis du terrain, et des lignes d’arbres et des broussailles les dérobèrent entièrement à notre vue.

Au moment où l’amateur de tout me rejoignit, le jeune comte était depuis long-temps hors de vue. Nous nous consultâmes sur ce qu’il y avait à faire : le jour baissait. Si nous cherchions il le suivre, il serait nuit avant que nous l’eussions rattrapé, en supposant même que nous ne perdissions point ses traces. Nous aurions alors beaucoup de peine à retrouver le chemin du camp ; il n’était pas même très facile de le reconnaître de la place où nous étions. Nous nous décidâmes donc à tâcher d’arriver au campement aussi vite que possible, et à envoyer nos métis et quelques uns de nos chasseurs vétérans en croisière sur la prairie, à la recherche de notre compagnon.

Nous avançâmes donc dans la direction que nous supposions conduire au camp. Nos chevaux, épuisés de fatigue, avaient peine à marcher seulement au pas. Le crépuscule avait déjà remplacé le jour, le paysage allait s’effaçant par degrés, et nous ne pouvions plus distinguer les points divers que nous avions remarqués le matin pour nous reconnaître. Les traits des Prairies ont entre eux une similitude qui défie l’observation de tout autre qu’un Indien ou un chasseur accoutumé à ces contrées. Enfin la nuit devint complète. Nous espérions apercevoir de loin la lueur des feux : nous prêtions l’oreille pour saisir le son des clochettes des chevaux. Une ou deux fois nous crûmes les entendre : c’était une méprise. Rien ne troublait le silence hors le monotone concert des insectes, et de temps à autre le hurlement lugubre des loups mêlé au vent de la nuit. Nous pensions à faire halte et à bivouaquer dans quelque bosquet. Nous étions pourvus des instrumens nécessaires pour faire du feu, il ne manquait pas de combustibles autour de nous, et les langues des buffles nous auraient fourni le souper.

Comme nous nous préparions à descendre de cheval, nous entendîmes un coup de fusil à quelque distance, et bientôt après les sons du cor appelant la garde de nuit. Nous poussâmes dans cette direction, et les feux de camp frappèrent, au bout d’un moment, notre vue, parmi les bosquets d’un fond de terrain d’alluvion.

À notre arrivée, le camp présentait une scène de rustique débauche de chasseurs. La journée avait été employée à une grande chasse, à laquelle tout le monde avait pris part : on avait tué huit buffles. Des feux brillaient et pétillaient de tous côtés ; toutes les mains étaient occupées autour des membres rôtis, des os à moelle grillés, ou de la bosse succulente, si célèbre parmi les gourmets des Prairies. Ce fut avec délices que nous descendîmes de nos montures exténuées, pour participer à ce festin héroïque, ayant passé la journée à cheval sans prendre la moindre nourriture.

Nous retrouvâmes notre digne ami le commissaire, duquel nous nous étions séparés au début de cette aventureuse journée, couché dans un coin de la tente, rendu de fatigue, tout déconfit par une chasse heureuse et glorieuse.

Voici le fait. Beatte, notre métis, voulant signaler son zèle en donnant au commissaire l’occasion de se distinguer à la chasse, l’avait fait monter sur son cheval demi sauvage, et mis sur les traces d’un taureau-buffle que les chasseurs avaient effrayé. Le cheval, aussi intrépide que son maître, et, ainsi que lui, d’une nature tant soit peu diabolique, d’ailleurs depuis long-temps familiarisé avec ce gibier monstrueux, n’eut pas plus tôt vu et senti le buffle qu’il emporta son cavalier bon gré mal gré, montant les collines, descendant les vallées, sautant les ruisseaux et les flaques, se lançant dans les précipices, si bien qu’il atteignit en moins de rien la bête fugitive. Alors, au lieu de prendre le large, il se serra contre le buffle. Le commissaire, presque pour se défendre, déchargea les deux coups de sa carabine sur les flancs de l’ennemi. Cette bordée eut de l’effet, mais non un effet mortel. Le buffle se retourna furieux contre son adversaire. Le cheval, suivant ce qu’on lui avait enseigné, fit volte-face. Le buffle le poursuivit. Dans cette extrémité, le digne commissaire tira son unique pistolet, fit feu comme un chasseur déterminé ; le coup porta ; la balle pénétra dans la poitrine du buffle, qui chancela, et roula enfin sur la terre.

À son retour au camp, le commissaire fut accablé d’éloges sur son exploit signalé ; mais il était encore plus accablé de fatigue. Il avait couru et vaincu malgré lui ; il faisait donc la sourde oreille a tous les complimens, et la bonne chère des chasseurs, placée devant lui, ne le tentait guère. Il se retira le plus tôt possible pour étendre ses membres brisés sous la tente, et déclara que rien au monde ne pourrait désormais le décider à monter le quasi-démon de cheval indien, et qu’il renonçait pour la vie à la chasse aux buffles.

Il était maintenant trop tard pour envoyer à la recherche du comte ; mais l’on tira des coups de fusil et l’on donna du cor de temps en temps, afin de le guider vers le camp si par hasard il se trouvait à portée de les entendre ; mais la nuit avança, et il ne parut point. Pas une seule étoile sur laquelle il pût se diriger ne brillait dans le ciel, et nous supposâmes qu’il ne continuerait point à errer dans les ténèbres, mais qu’il bivouaquerait jusqu’au jour.

C’était une nuit sombre et froide. Les carcasses des buffles tués dans le voisinage du camp avaient attiré le nombre accoutumé de loups voraces, qui exécutaient un horrible concert de hurlemens prolongés en cadences plaintives. Rien de plus mélancolique, de plus terrifiant que le hurlement nocturne du loup dans une prairie ; mais en songeant à la situation abandonnée, périlleuse de notre pauvre ami, l’obscurité profonde et la sauvage musique du désert nous paraissaient encore plus épouvantables. Toutefois nous espérions qu’au retour de l’aurore, il retrouverait le chemin du camp, et qu’alors tous les événemens de la nuit ne seraient rappelés que comme autant de bonnes fortunes pour sa passion chevaleresque.