Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 32

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 264-268).

CHAPITRE XXXII.


Une république de chiens de prairie.


En revenant de notre expédition à la recherche du jeune comte, j’appris qu’on avait découvert à un mille du camp, sur le plateau d’une colline, un terrier, ou, comme on les appelle, un grand village de chiens de prairie. De bonne heure dans l’après-midi, je m’acheminai avec un compagnon pour aller visiter ce curieux établissement. Le chien de prairie est un petit quadrupède de la famille des lapins, et de la grosseur du lapin commun. Il est vif, étourdi, sensible, et un peu pétulant. C’est un animal très social, vivant en nombreuses communautés qui occupent quelquefois plusieurs acres d’étendue, et où les traces foulées et refoulées, que l’on remarque sur le sol, prouvent l’extrême mobilité des habitans. Ils sont, en effet, dans un mouvement perpétuel, tantôt se livrant à des jeux, tantôt à leurs affaires publiques ou privées, et on les voit aller et venir d’un trou à l’autre, comme s’ils se rendaient des visites. Souvent ils se réunissent en plein air, pour gambader et courir ensemble à la fraîcheur du soir, après les pluies d’été. D’autres rois, ils passent la moitié de la nuit à se divertir, en aboyant, ou plutôt en japant d’une voix basse et faible, assez semblable à celle de très jeunes chiens. Mais à la moindre alarme, tous se retirent dans leurs cellules, et le village reste dépeuplé et silencieux. Quand ils sont surpris et n’ont aucun moyen d’échapper, ils prennent un certain air d’audace, et la plus drôle d’expression de défi, de colère impuissante.

Cependant les chiens de prairie ne sont pas les seuls habita ns de ces villages. Des hiboux et des serpens à sonnettes y prennent aussi leur domicile ; mais on ne sait s’ils sont des hôtes bien venus, ou des étrangers qui se sont introduits sans le consentement des premiers maîtres de l’établissement. Les hiboux qui se tiennent dans ces terriers sont d’une espèce particulière ; ils ont le regard plus vif, le vol plus rapide, les pattes plus élevées que les hiboux communs, et de plus, ils sortent en plein jour. Quelques uns disent qu’ils habitent les demeures des chiens de prairie seulement quand ceux-ci les ont abandonnées à cause de la mort de quelque parent ; car il paraît que la sensibilité de ces singuliers petits quadrupèdes ne leur permet pas de rester dans un lieu où ils ont perdu un ami. D’autres affirment que le hibou est une sorte d’intendant, de concierge pour le chien de prairie, et l’on prétend même, vu la ressemblance de leur cri, que l’oiseau apprend à japer aux jeunes chiens, et sert de précepteur dans les familles.

À l’égard du serpent à sonnettes, on n’a rien découvert de satisfaisant sur le rôle qu’il joue dans l’économie domestique de cette intéressante communauté. Quelques personnes insinuent que cet animal rusé s’introduit comme un vrai sycophante dans l’asile de l’honnête et crédule chien de prairie, qu’il trompe indignement. Il est certain qu’on l’a surpris parfois mangeant quelques uns des petits de ses hôtes, et qu’on peut inférer de là qu’il se permet en secret des dédommagemens au-dessus de ceux qui sont ordinairement accordés aux parasites souffre-douleurs.

Tout ce que j’avais entendu dire sur ces petits animaux sociaux et politiques me faisait approcher de leur village avec un grand intérêt ; malheureusement, dans le courant de la journée, il avait été visité par quelques chasseurs, qui avaient tué deux ou trois des citoyens. Toute la république était donc outragée et irritée. Des sentinelles avaient été posées, et à notre approche, nous entendîmes cette garde avancée décamper pour donner l’alarme. Les citoyens, qui se tenaient prudemment assis à l’entrée de leurs trous respectifs, après un court japement, s’enfoncèrent dans la terre, leurs talons s’agitant en l’air, comme s’ils avaient battu des entrechats.

Nous traversâmes le village, qui couvrait un espace de trente acres. Pas un seul habitant ne s’y montrait. On y voyait d’innombrables trous, chacun desquels avait à côté de lui un monticule de terre formé par le petit animal en creusant ses galeries souterraines. Tous ces trous étaient vides aussi loin que nous pûmes les sonder avec les crosses de nos fusils, et nous ne dénichâmes ni chien, ni hibou, ni serpent à sonnettes. Nous nous retirâmes à petit bruit ; et nous asseyant à terre non loin du terrier, nous restâmes assez long-temps immobiles et en silence, les yeux fixés sur le village abandonné. Par degrés, nous vîmes de vieux bourgeois expérimentes qui, se trouvant logés près des limites du village, passaient doucement le bout de Ici nez, puis se retiraient à l’instant ; d’autres plus éloignés sortaient tout-à-fait ; mais, en nous apercevant, ils faisaient leur culbute ordinaire, et se plongeaient dans leur trou. Enfin, quelques habitans du côté opposé, encouragés parla tranquillité continue, se glissèrent hors de leur maison, et se hâtèrent de courir à un trou, situé à une assez grande distance, comme s’ils allaient, chez un ami ou un compère, juger et comparer leurs observations mutuelles sur les derniers événemens. D’autres, encore plus hardis, formaient de petits groupes dans les rues et les places publiques, et s’occupaient évidemment des outrages récens faits à la république, et du meurtre barbare de leurs concitoyens. Nous nous levâmes, et nous avancions en tapinois pour tâcher de les voir de plus près ; mais, biouf ! biouf ! biouf ! fut le mot passé de bouche en bouche. Il y eut descampativos général. De tous côtés, nous vîmes des pieds tricotant ; et, dans un instant, tout disparut sous la terre.

La nuit mit fin à nos observations ; mais, longtemps après notre retour au camp, nous entendîmes une faible clameur s’élever du village ; on eût dit que ses habitans déploraient en commun la perte de quelque grand personnage.