Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/07

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 56-64).
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VII

Pakpriau. — Le mont Phrâbat. — Le prince-abbé. — Temple et monastère. — Le pied de Bouddha. — Empreintes géologiques.

La chaleur est quelquefois accablante à Ajuthia ; pendant huit jours, nous avons éprouvé trente-deux degrés centigrades à l’ombre nuit et jour, mais peu de moustiques, ce qui était un grand soulagement. Mes courses m’ont ramené plus d’une fois vers les grandes ruines qui se trouvent au milieu des bois, et j’y ai fait une collection de beaux papillons et de plusieurs insectes nouveaux. En quittant Ajuthia, je me dirigeai vers Pakpriau, qui est à quelques jours de marche, au nord, sur la frontière du Laos ; c’est un pays de montagnes qui me promettait une ample récolte d’insectes et de coquilles terrestres.

La grande comète (1858) que j’avais déjà observée pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur le fleuve de tout son éclat ; sa queue était vraiment splendide. Il est difficile de ne pas croire que c’est à cet astre que nous devons les fortes chaleurs qui ont marqué l’été et l’automne de cette année.

Jusqu’à présent, ma santé est restée excellente ; je ne me suis jamais mieux porté, même dans le nord de la Russie. Depuis l’arrivée des vaisseaux anglais et d’autres navires européens à Bangkok, tout y a doublé de prix ; néanmoins, tout est encore ici à très-bon marché relativement aux prix d’Europe. Je ne dépense pas plus d’un franc par jour pour mon entretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en masse pour voir mes collections, et il ne peut s’imaginer ce que je puis faire de tant d’animaux et d’insectes.

Quel contraste entre cette nature-ci et celle de notre Europe ! Comparé à ce globe enflammé, à ce ciel étincelant, que notre soleil est pâle, que notre ciel est froid et sombre ! Qu’il est doux, le matin, de se lever avant ce soleil éclatant ! Et qu’il est plus doux encore, le soir, de prêter l’oreille à ces mille sons, ces cris stridents et métalliques, qui s’élèvent de tous les points du sol, comme si une armée d’orfèvres et de batteurs d’or étaient à l’ouvrage ! De silence, de repos, nulle part ; partout et toujours on ne voit, on n’entend que le bouillonnement de la vie dans cette nature exubérante.

Je reste étonné chaque fois que je vois de petits bambins de deux à trois ans dirigeant des barques de toute dimension et nageant et plongeant sans cesse au milieu de ce fleuve rapide et profond comme une mer. Répétons-le, ils vivent en amphibies. Je m’amuse souvent à voir ces petits êtres fumer mes bouts de cigares, pour lesquels ils courent après les papillons qu’ils m’apportent sans les endommager.

J’ai découvert, chemin faisant, cette espèce d’araignée que l’on trouve aussi, je crois, au Cap, et que l’on pourrait élever pour en tirer la soie ; en saisissant le bout de celle-ci qui lui sort du corps, on n’a qu’à dévider, dévider toujours ; le fil est très-fort, élastique, et ne se rompt jamais pendant l’opération.

Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s’il ne croupissait pas dans l’esclavage le plus abject ! La nature féconde, cette excellente mère, le traite en enfant gâté : elle l’ait tout pour lui. Les arbres des forêts sont chargés de légumes et de fruits exquis ; les rivières, les lacs et les étangs abondent en poissons ; quelques bambous suffisent pour la construction d’une maison. Le débordement périodique des eaux se charge dans la plaine de rendre la terre d’une fertilité extraordinaire. Ici, l’homme n’a qu’à semer et planter ; il abandonne le soin du reste au soleil, et il ne connaît ni ne sent le besoin de tous ces objets de luxe qui font partie de la vie de l’Européen.

Le 13 novembre nous arrivâmes à un village nommé Arajiek ; le terrain y était déjà plus élevé, et, pouvant enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la campagne, je tuai plusieurs écureuils blancs que je n’avais pas rencontrés dans les environs de Bangkok. Plusieurs semaines de courses et de voyages ne m’ont pas encore habitué à ce cri perçant que l’ont entendre pendant toute la nuit des milliers de cigales et d’autres insectes qui semblent ne dormir jamais. C’est sur les deux rives un mouvement et un bruit continuels.

À peine le soleil commence-t-il à dorer la cime des arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, entonnent chacun leur hymne du matin ; c’est un concert enchanteur, une variété de sons infinis. Ce n’est que dans la solitude et dans la profondeur des bois qu’on peut réellement admirer et observer l’espèce d’accord ou d’ensemble du chant des nombreux oiseaux qui retentit de manière à former comme un chœur symphonique ; ainsi la voix de l’un est rarement étouffée par celle de l’autre ; on jouit en même temps de l’effet que produit l’ensemble et du charme du musicien ailé que l’on préfère. Les martins, les fauvettes, les drongos, les dominicains, répondaient aux tourterelles roucoulant au sommet des plus hauts arbres, tandis que des grues, des hérons, des martins-pêcheurs et une quantité d’autres espèces d’oiseaux aquatiques ou de proie poussent de temps en temps quelque cri rauque ou perçant.

Je me fais conduire chez le mandarin du village, qui m’accueille avec affabilité et m’offre, en retour de quelques petits présents, un déjeuner composé de riz, de poisson frais et de bananes. Je lui demande de me faciliter les moyens de visiter le mont Phrâbat, pèlerinage fameux où les Siamois vont en grand nombre adorer tous les ans le vestige du pied de « Bouddha » ; il m’offre de m’accompagner, proposition que je reçois avec reconnaissance. Le lendemain, à sept heures du matin, mon hôte m’attendait à la porte avec des éléphants montés par leurs cornacs et les hommes nécessaires à notre excursion. Le même soir, à sept heures, nous étions rendus à notre destination.

Peu d’instants après notre arrivée, tous les habitants du mont en étaient instruits, et talapoins et montagnards ne purent résister au désir de voir «  l’étranger. » Je distribuai aux principaux d’entre eux quelques petits présents qui les enchantèrent ; mais mes armes étaient surtout l’objet de leur admiration. Je me rendis à la demeure du prince de la montagne, qu’une maladie retenait dans sa maison ; il me fit servir à déjeuner, me témoignant le regret de ne pouvoir m’accompagner en personne ; mais il eut la gracieuse prévenance de m’envoyer quatre hommes pour me servir de guides et d’aides. En retour de son amabilité et de l’empressement qu’il mit à me rendre service, je lui présentai un petit pistolet, qu’il accepta avec les marques de la plus grande joie. Le mont Phrâbat et la plaine qu’il domine à huit lieues à la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont l’existence est tout à fait celle des princes-abbés de l’Europe féodale. Il a des milliers de vassaux taillables et corvéables à sa merci, et en emploie autant qu’il veut au service de son monastère, où rien ne rappelle le vœu de pauvreté de son ordre ; il ne sort jamais qu’en magnifique palanquin, tel qu’en ont les plus grands princes, et la suite de pages qui l’entoure, ainsi que la troupe de jouvencelles alertes qui sont chargées du soin de son réfectoire, ne m’ont pas paru affectés de la plus légère teinte d’ascétisme.

Rocher du sommet du mont Phrâbat.
Rocher du sommet du mont Phrâbat.
Rocher du sommet du mont Phrâbat.

Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occidental de la montagne où se trouve le fameux temple qui renferme l’empreinte du pied de Samonakodom, le Bouddha de l’Indo-Chine. Je fus saisi d’étonnement et d’admiration en arrivant à cette partie de la montagne, et je me sens incapable d’exprimer convenablement la grandeur du spectacle qui s’offrit à ma vue. Quel bouleversement de la nature ! Quelle force a soulevé ces roches immenses, transporté et entassé les uns sur les autres tout ces blocs erratiques ? À la vue de ce pêle-mêle, de ce chaos, j’ai compris comment l’imagination de ce pauvre peuple, resté enfant en dépit des siècles qui ont passé sur lui, a cru retrouver là des traces du passage de ses fausses divinités. On dirait qu’un récent déluge vient de se retirer. La vue seule de ce tableau me récompensa de mes fatigues. Jusqu’au sommet de la montagne, dans les vallées, dans les crevasses des rochers, dans les grottes, partout, je rencontrai des empreintes d’animaux, parmi lesquelles celles d’éléphant et de tigre sont les mieux marquées et les plus communes ; mais j’ai pu me convaincre que plusieurs de ces empreintes provenaient d’animaux antédiluviens et inconnus. Tous ces êtres, selon les Siamois, formaient le cortège de Bouddha, lors de son passage sur la montagne. Quant au temple lui-même, il n’a rien d’admirable, car il est comme presque toutes les pagodes du Siam : inachevé d’un côté, et dégradé de l’autre. Il est construit en briques, quoique les pierres et le marbre abondent à Phrâbat, et l’on y arrive par une suite de larges degrés. Des murs, couverts de petits morceaux de verre de couleur, forment des arabesques d’une grande variété, et resplendissent au soleil avec des reflets chatoyants qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les corniches sont dorés ; mais ce qui surtout attire l’attention par la finesse et la beauté du travail, ce sont les portes massives en bois d’ébène, incrustées de nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d’un fini admirable. L’intérieur du temple ne répond pas à l’extérieur ; toutefois, le sol est recouvert de nattes d’argent ; les murs portent encore des traces de dorure, mais noircies par le temps et la fumée ; un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré de lambeaux de serge dorée ; c’est là que l’on conserve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : de poupées, de grossières découpures en papier, de tasses et d’une quantité immense de bimbeloterie ; plusieurs de ces objets sont en or et en argent.

Après un séjour d’une semaine sur ce mont, d’où je rapportai, avec d’intéressantes collections, des reliques pétries avec les cendres d’anciens rois, je fus reconduit par les éléphants de mon hôte d’Arajiek, qui ne m’avait pas quitté, et par un guide que le prince de Phrâbat m’obligea d’accepter. Nous reçûmes encore l’hospitalité dans la maison de ce dignitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à Sarabüri, chef-lieu de la province de Pakpriau et résidence d’un gouverneur.

Sarabüri, ville d’une assez grande étendue et peuplée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est composée, comme toutes les villes et villages de Siam, de maisons faites en bambous et à demi cachées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà sont les champs de riz ; puis plus loin sont d’immenses forêts où habitent seuls les animaux sauvages.

Le 26 au matin, nous passâmes devant Pakpriau, village près duquel commencent les cataractes ; les eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de peine à lutter contre le courant. À peu de distance au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille de chrétiens laotiens dont le bon P. Larnaudie m’avait parlé[1]. Nous amarrâmes notre barque auprès de leur habitation, espérant qu’elle y serait plus en sûreté qu’ailleurs pendant le temps que j’emploierais à l’exploration des montagnes des environs et à visiter Patawi, qui est le pèlerinage des Laotiens, comme Phrâbat est celui des Siamois.

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du fleuve, à l’est comme à l’ouest, tout le terrain, jusqu’aux montagnes qui commencent à une distance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer hydroxydé et de fragments d’aérolithes ; aussi la végétation y est-elle chétive, et les bambous en forment la plus grande partie ; mais partout où les détritus ont formé une couche d’humus un peu épaisse, elle est au contraire d’une grande richesse et d’une grande variété. Les arbres, hautes et innombrables futaies, fournissent des gommes et des huiles qui seraient précieuses pour le commerce et l’industrie, si l’on pouvait engager les habitants paresseux et insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens et un porc furent enlevés près de la chaumière des chrétiens, gardiens de notre barque, pendant notre séjour à Pakpriau. Le lendemain, j’eus le plaisir de faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est humide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des traces de ces animaux ; mais celles du tigre royal sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit, les habitants n’osent pas s’aventurer hors de leurs habitations ; mais dans la journée ils savent que ces animaux, repus du produit de leurs chasses, se retirent dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explorer la partie orientale, de la chaîne de Pakpriau, il m’arriva de m’égarer en pleine forêt à la poursuite d’un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, chargés que nous étions de fusils, de haches, de boites, etc. ; nous manquâmes sa piste ; cependant, par les cris d’effroi des singes et autres animaux, nous savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léopard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit arrivait ; il fallait songer à regagner le logis, sous peine de quelque rencontre désagréable ; mais, en dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, où, avec des branches et des feuilles, nous nous fîmes des espèces de hamacs ; le lendemain seulement, au grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin.

  1. Le P. Larnaudie était l’interprète de l’ambassade siamoise qui a visité la France en 1860-1861.