Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/10

La bibliothèque libre.
Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 86-103).
◄  IX.
XI.  ►

X

La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — Tigres, — Serpents, etc. — Riche végétation de Chantabury.


De retour à Chantaboun de mes excursions maritimes, j’allai m’installer chez un bon vieux Chinois, planteur de poivre, qui, deux mois plus tôt, lors de ma première visite, m’avait déjà donné l’hospitalité. Il se nomme Ihié-Hou, mais en siamois nous l’appelions Apaït, ce qui veut dire oncle. Apaït est veuf ; il a deux fils, dont l’un est âgé de dix-huit ans ; celui-ci est un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infatigable ; il m’est déjà fort attaché et à grande envie de m’accompagner au Cambodge. Né dans ces montagnes et très-intelligent, il n’est pas de quadrupèdes, et très-peu d’oiseaux dont il ne connaisse les mœurs et les habitudes ; puis il n’a peur ni des tigres, ni des éléphants ; toutes ces qualités réunies jointes à sa douceur font que Phraï (c’est le nom du jeune homme) serait un véritable trésor pour moi.

Apaït a aussi deux frères qui, devenus catholiques, sont allés s’établir à Chantaboun, afin de se rapprocher de l’église ; quant à lui, il n’a jamais eu le moindre penchant a changer de religion, parce que s’il devenait chrétien, il faudrait, dit-il, qu’il oubliât ses parents trépassés, auxquels il a le plus grand soin de faire de temps en temps de petits sacrifices. Ses affairés ne sont pas brillantes, car il a dix ticaux d’intérêt à payer pour une petite somme de cinquante ticaux qu’il a emprunté, l’intérêt étant, à Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, il a les impôts à acquitter : douze ticaux pour ses deux fils, huit pour son champ de poivre, un pour son porc, quatre pour sa maison, un pour son foyer, un pour le bétel qu’il cultive, deux shellungs pour ses cocotiers, deux pour ses arbres à dourions, un tical pour ses aréquiers ; total, trente-neuf ticaux. Le revenu de sa terre étant de quarante, tous frais payés, que peut-il faire avec le tical unique (deux francs cinquante centimes) qui lui reste ? Les malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci, et ils sont nombreux, vivent de riz qu’ils obtiennent des Siamois en échange de l’arec, puis de quelques légumes.

J’éprouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pourrais-je dire, dans le séjour de ces lieux si beaux et si tranquilles, et en même temps si riants et si imposants. Ces montagnes sont entrecoupées, ou par des vallons animés du murmure des ruisseaux à l’eau fraîche et, limpide, ou par de petites plaines parsemées de quelques modestes cases, appartenant à de laborieux Chinois, tandis qu’à peu de distance s’élève la vraie montagne avec ses rochers grandioses, ses grands arbres, ses torrents et ses cascades.

Nous avons déjà eu quelques orages, car la saison des pluies s’approche ; la végétation redevient fraîche et la nature animée ; le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes se font entendre partout. Apaït m’a cédé son lit, si toutefois on peut appeler lit quelques lattes d’aréquier posées sur quatre pieux de bambous. J’y ai étendu ma natte, et j’y ferais un long somme, si plusieurs fois pendant la nuit je n’étais éveillé par des armées de fourmis qui me passent sur le corps, s’introduisent sous ma couverture, dans mes vêtements, s’établissent confortablement dans ma barbe et finiraient sans doute par m’entrainer hors de mon lit, si de temps en temps je ne secouais ma couverture. D’autres fois, ce sont des cancrelas ou d’autres vilaines bêtes de la même espèce qui prennent leurs ébats sous le toit, et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, en m’inspirait toujours du dégoût et souvent l’appréhension que ce ne soit quelque être plus venimeux ou plus répugnant encore. La chaleur en ce moment est très-supportable ; le thermomètre marque ordinairement quatre-vingts degrés Fahrenheit le matin et quatre-vingt-dix degrés au milieu du jour (vingt-neuf à trente-deux degrés centigrades) ; mais l’eau des ruisseaux est si fraîche, que deux bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre le soir, tout en entretenant et fortifiant ma santé, me procurent un bien-être pour plusieurs heures.

Hier soir, le petit Phraï étant allé avec Niou à Chantaboun pour acheter quelques provisions, rapporta pour un demi-fuang de bonbons chinois à son père ; le pauvre vieillard ne se sentait pas de joie, et ce matin à la pointe du jour, il se vêtit de ses meilleurs habillements, de sorte qu’en le voyant si beau, je me demandai ce qu’il pouvait y avoir de nouveau au logis. Après avoir nettoyé une planche fixée en guise de table au-dessous d’un dessin qui, sous la forme d’un pantin tirant la langue, ayant des grilles aux pieds et aux mains et une longue queue de singe, représente le père d’Apaït, celui-ci prit trois petites tasses, les emplit de thé, mit les bonbons dans une autre et plaça le tout sur la planche qui fait fonction d’autel. Il alluma ensuite deux morceaux d’un bois odoriférant, et commença ses prières : c’était un sacrifice qu’il faisait aux mânes de ses parents, avec l’espoir que leur âme viendrait goûter aux bonnes choses qu’il leur offrait.

À l’entrée du jardin d’Apaït, en face de sa case, j’ai fait avec quelques bâtons et des branches d’arbres une espèce de séchoir, couvert d’un toit de feuilles, où je sèche les grosses pièces, comme singes gibbons, blancs et noirs, chevrotains, buses, calaos, ainsi que mes boîtes d’insectes ; cela attire une foule de curieux siamois et chinois qui viennent voir le farang et admirer ses curiosités.

Nous venons de passer le premier jour de l’an des Chinois, qu’ils ont fêté pendant trois jours. Plusieurs d’entre eux demeurant à une grande distance ont profité de ce temps pour nous faire visite, et, par moments, la maison d’Apaït, le vaste terrain battu qui est devant son jardin, tout était rempli de visiteurs en habits de fête. Beaucoup me demandaient des médicaments, car, à la vue de mes instruments, de ma trousse de naturaliste et de mes bocaux, ils me prenaient pour un grand médecin. Hélas ! mes prétentions ne sont pas si élevées ; cependant je les traite d’après le système Raspail, et une petite boite de pommade camphrée ou une fiole d’eau sédative sont peut-être retournées dans quelque musée d’Europe sous la forme d’un insecte ou d’une coquille quelconque, que ces braves gens m’auront rapportée en retour du bien que j’avais l’intention de leur faire.

Il est bien agréable pour moi, après une journée de chasse fatigante, par monts et par vaux et dans l’intérieur des forêts où l’on ne se fraye un chemin que la hache à la main, de me reposer le soir sur le banc de notre bon Chinois, devant sa case ombragée de cocotiers, de bananiers et d’autres beaux arbres. Depuis quatre jours, un vent du nord très-violent et frais, malgré la saison, n’a cessé de souffler, brisant et déracinant une quantité d’arbres au sommet de la montagne. Ce sont ses adieux. Le vent du sud-ouest soufflera dorénavant pendant plusieurs mois.

Aujourd’hui, la soirée m’a paru encore plus belle et plus agréable qu’à l’ordinaire ; les étoiles scintillaient au ciel, et la lune brillait de tout son éclat. J’étais assis à côté d’Apaït, tandis que son fils nous jouait des airs chinois sur sa flûte de bambou. Je songeais à quel degré de prospérité cette province pourrait atteindre, si, déjà une des plus belles et des plus florissantes du pays, elle était sagement et intelligemment gouvernée, ou si quelques Européens venaient y jeter les fondements d’une colonie civilisatrice.

Proximité de la mer, communications faciles et susceptibles de perfectionnement, climat sain, température supportable et surtout inépuisable fécondité du sol qui permet la culture des plus riches productions, rien ne manque à cette contrée pour assurer le succès à des planteurs industrieux et entreprenants.

Ma négociation est enfin arrivée à un résultat heureux, c’est-à-dire que le bon vieux Apaït a consenti à laisser son fils Phraï entrer à mon service, pourvu que je lui donne trente ticaux, la moitié de ses gages d’une année, en avance ; puis il vendra sa case et son champ de poivre, payera sa dette et se retirera dans un autre endroit de la montagne. Le petit Phraï est enchanté de me suivre et de pouvoir courir les bois du matin au soir. Je ne suis pas moins content que lui, car avec sa connaissance du pays, son activité, son intelligence et son dévouement pour moi, il est d’un prix inestimable. Les chaleurs deviennent de plus en plus fortes. Le thermomètre est monté un jour à cent deux degrés Fahrenheit (trente-neuf centigrades) à l’ombre ; aussi les longues chasses deviennent pénibles et quelquefois impossibles ailleurs que dans les forêts. Je profitai, il y a quelques jours, d’un temps couvert et par conséquent moins chaud, pour visiter une chute d’eau dont on m’avait parlé et qui se trouve dans le district presque désert de Priou, à douze milles de Kombau. Au mois de janvier, lors de mon premier passage ici, j’avais déjà eu le désir de m’y rendre ; mais le Chinois qui s’était proposé pour nous y conduire, s’était égaré et nous avait fait marcher une journée tout entière pour nous conduire à un endroit opposé. De Kombau, nous longeâmes pendant une heure et demie une charmante vallée unie presque partout comme une pelouse, et riante comme un parc. Elle aboutit à une forêt où, en suivant le bord d’un torrent qui, encaissé entre deux monts et hérissé de blocs de granit, augmente de largeur à mesure que l’on approche de sa source, nous ne tardâmes pas à arriver à la chute. Dans la saison des pluies, ce doit être un spectacle de toute beauté ; une énorme nappe d’eau tombe alors de tous les côtés du haut d’immenses roches perpendiculaires, taillées à pic et décrivant comme un cirque de près de trente mètres de diamètre ; pendant la sécheresse, l’eau de la source seule sort de dessous d’immenses blocs de granit, mais avec une telle abondance qu’elle alimente plusieurs ruisseaux. D’une hauteur de plus de vingt mètres, le torrent, large de deux à sa source, tombe avec fracas et presque d’aplomb sur les rochers, d’où il rejaillit en se détournant pour former une nouvelle chute de trois mètres de hauteur seulement, mais qui se déverse dans un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, et qui reflète comme un miroir les rochers et les arbres qui l’entourent. Mes deux domestiques, échauffés par une longue course, se plongèrent dans cette eau si froide, a mon grand étonnement ; et quand je voulus leur exposer le danger qu’ils couraient en agissant ainsi ils me répondirent que c’est quand on a chaud qu’on doit se baigner ; et tous les indigènes font de même.

Un voyageur ne doit ignorer aucun métier ; un jour, je dus me faire tailleur de pierre pour détacher une empreinte d’un animal inconnu de la surface d’un large bloc de granit enfoui au fond d’un torrent de la montagne ; au mois de janvier, un Chinois me demandait un prix si élevé pour ce travail que je pensais me contenter d’une empreinte de cire ; mais Phraï m’ayant proposé de se charger de ce travail, nous l’avons entrepris, et nous l’avons mené à bonne fin. Beaucoup de Siamois eussent préféré que je ne touchasse pas à leur pierre, de même que par superstition ils sont scandalisés de me voir tuer des gibbons blancs, bien que, lorsque l’animal est une fois abattu et dépouillé, comme ce ne sont pas eux qui ont commis ce péché, mortel à leurs yeux, ils soient très-heureux d’obtenir une côtelette ou un bifteck de ma victime, car ils attribuent à la chair de ce singe de grandes vertus médicinales.

La saison des pluies approche ; les orages deviennent de plus en plus fréquents, et le tonnerre gronde parfois avec un fracas épouvantable ; les insectes deviennent aussi plus nombreux ; mais les fourmis qui cherchent à s’abriter pour cette saison envahissent les habitations et deviennent un véritable fléau pour moi et mes collections, sans parler de mes vêtements ; j’ai eu déjà plusieurs livres et cartes presque entièrement mangés dans une seule nuit. Heureusement, les moustiques ont disparu, c’est donc une souffrance de moins ; mais, en revanche, il y a une espèce de petite sangsue, qui, lorsqu’il pleut, quitte les ruisseaux, se répand dans les bois et les rend, sinon impraticables, au moins fort désagréables à traverser ; c’est par douzaines qu’ils faut à tout moment les arracher de l’épiderme ; mais comme l’on ne peut ni les voir ni les sentir toutes, c’est toujours couvert de sang que l’on revient au logis ; quelquefois mon pantalon, de blanc qu’il était en partant, prend la couleur garance, si chère au troupier français.

Le gibier commence à devenir rare, au grand désappointement de nous tous, car Phraï et Niou faisaient bombance avec la chair des gibbons, et commerce de leur fiel qu’ils vendaient un shellung ou 75 centimes de notre monnaie aux médecins chinois de Chantaboun ; les calaos sont aussi devenus très-farouches, de sorte que nous ne pouvons plus guère compter que sur des chevrotains pour approvisionner la cuisine.

Il y a bien aussi sur la montagne de grands cerfs ; mais ce n’est qu’en passant la nuit à l’affût qu’on peut les approcher d’assez près pour les tirer. Les oiseaux en général ne sont pas communs ; on ne voit ni cailles, ni perdrix, ni faisans ; et les quelques poules sauvages qui, de temps en temps, font leur apparition, sont si farouches, que ce serait perdre un temps précieux de leur faire la chasse. Dans cette partie du pays, les Siamois prétendent qu’ils ne peuvent cultiver de bananes à cause des éléphants, qui, à certaines époques, viennent du versant opposé de la montagne et dévorent les feuilles de cette plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la petite espèce ; toutes les nuits ils passent près des habitations, et le matin on peut voir l’empreinte de leurs larges pattes profondément marquée dans l’argile auprès des ruisseaux ou sur le sable des sentiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans des fourrés épais et presque inaccessibles. Rien n’est plus rare que de les tirer au gîte, car généralement ils fuient à l’approche de l’homme, à moins qu’ils ne soient poussés par la faim. J’ai rencontré un jeune colon chinois qui porte sur le corps dix-neuf cicatrices faites par un de ces animaux. Un jour, il était à l’affût sur un arbre, à une hauteur de trois mètres, lorsqu’un tigre de la plus grande espèce s’approcha d’un jeune chevreau qui, attaché à un arbre à très-peu de distance de l’affût du Chinois, l’attirait par ses cris. Le chasseur ayant tiré sur le carnassier, celui-ci, mortellement blessé, réunit toutes ses forces, fit un bond énorme, et, saisissant son ennemi avec ses griffes et ses dents, l’arracha de son siège et lui déchira les chairs en roulant avec lui sur le sol ; heureusement pour le malheureux Chinois, ce fut là le dernier effort du monstre ; il expira presque aussitôt.

Dans les montagnes de Chantaboun et non loin de notre demeure actuelle, on trouve des pierres précieuses d’une assez belle eau ; il y a même à l’est du bourg une éminence que l’on appelle la montagne des Pierres-Précieuses ; il paraîtrait, d’après ce que dit Mgr  Pallegoix, qu’il fut un temps où elles étaient très-communes, puisque dans l’espace d’une demi-heure, il en ramassa une poignée, c’est-à-dire autant que les habitants de la province en trouvent actuellement dans une année. Ce qui prouve du reste qu’elles sont devenues très-rares, c’est que l’on ne trouve plus à en acheter, même à un prix élevé.

Il parait que j’ai gravement offensé les pauvres Thais de Kombau, en enlevant les empreintes dont j’ai parlé plus haut ; je viens d’en rencontrer plusieurs qui, me disent-ils, ont les « bras cassés ; » ils ne pourront plus travailler et seront toujours pauvres. Désormais ils auront une bonne excuse pour leur paresse, et moi j’aurai à me reprocher et à répondre de leur misère, puisqu’en enlevant cette pierre, j’ai irrité contre eux tous les génies de la montagne. Les Chinois pensent autrement ; mais leurs idées ne sont pas moins amusantes. Ils prétendent que sous l’empreinte il doit se trouver un trésor dans le roc, et que le bloc que j’ai enlevé doit avoir de grandes vertus médicinales, de sorte qu’Apaït et ses amis frottent tous les matins le dessous de la pierre contre un autre morceau de granit, puis recueillent précieusement dans de l’eau la poussière qui en tombe et avalent le tout, à jeun, avec la ferme persuasion que c’est un remède contre tous les maux. C’est ici le cas de dire que c’est la foi qui nous sauve : bien des pilules sont administrées chez les peuples civilisés qui n’ont certainement pas plus de vertus curatives que la poudre de granit absorbée par le vieux Apaït.

Ce pauvre bonhomme a vendu sa propriété pour 60 ticaux ; sa dette payée, il lui reste, avec l’argent qu’il a reçu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n’en faut pas davantage ici pour qu’il se croie riche jusqu’à la fin de ses jours ; il pourra de temps en temps régaler l’âme de ses aïeux de bonbons et de thé, et lui-même vivre en vrai mandarin campagnard. Avant de s’éloigner de Kombau, le bon vieillard m’a procuré un autre domicile au prix de deux ticaux (cinq francs) par mois ; je n’ai rien perdu au change sous le rapport du confort. Pour un appartement meublé, je pense que ce n’est pas cher. Voici l’inventaire des meubles : dans le salon, rien, dans la chambre à coucher, une vieille natte sur un lit de camp. Cependant cette case-ci est plus propre, plus spacieuse et mieux couverte que l’autre, où l’eau filtrait de toutes parts, puis j’ai un large lit de camp pour me reposer de mes longues chasses. En outre, mon nouveau propriétaire me fournit de bananes et de légumes que nous lui payons en gibier, quand la chasse a été fructueuse.

Les fruits dans cette province sont aussi bons que nombreux : ce sont la mangue, le mangoustan, l’ananas, si odoriférant et qui fond dans la bouche, et surtout, ce qui est bien supérieur à tout ce que j’avais pu imaginer avant d’en avoir goûté, le fameux dourion, qui mérite à juste titre d’être appelé le roi des fruits. Toutefois, pour bien l’apprécier, il faut quelque temps ; il faut surmonter le dégoût qu’inspire son odeur lorsqu’on n’en a jamais mangé ; cette odeur est telle qu’au premier abord, j’étais obligé de m’éloigner du lieu où il s’en trouvait. La première fois que j’en goûtai, il me semblait être près de quelque animal en putréfaction ; ce ne fut qu’à la quatrième où à la cinquième tentative que je sentis cette odeur se changer en un arôme des plus agréables. Le dourion atteint en grosseur à peu près les deux tiers du jacquier, et comme ce dernier il est entouré d’une écorce très-épaisse et épineuse, qui le protège contre la dent des écureuils et des autres rongeurs ; en l’ouvrant, on trouve à l’intérieur dix cellules dans chacune desquelles est un certain nombre de noyaux plus gros qu’une datte et entourés d’une sorte de crème blanche, quelquefois jaunâtre, d’un goût exquis. Quel bizarre caprice de la nature ! de même qu’il en a coûté plus que de la répugnance pour y goûter, on est bien puni si l’on en mange souvent ou si l’on s’oublie une seule fois à en prendre plus que l’extrême modération ne l’autorise, car c’est un fruit tellement échauffant, qu’on se trouve couvert de rougeurs et de boutons le lendemain d’un excès de dourion, comme si l’on avait la rougeole. Ce fruit cueilli n’est jamais bon, car il tombe de lui-même lorsqu’il a atteint son degré parfait de maturité ; on doit le manger de suite, dès qu’on l’a ouvert, autrement en peu de temps il est gâté ; dans son écorce, on peut le conserver près de trois jours. À Bangkok, un seul de ces fruits coûte un shellung ; à Chantaboun, on peut en avoir neuf pour le même prix.

J’étais sur le point d’écrire, dans mon journal, qu’ici il y a peu de danger à courir les bois, et que souvent nous chassons aux papillons et aux insectes sans prendre d’autres armes qu’une hache et un couteau de chasse, et que Niou s’est aguerri au point d’aller de nuit avec Phraï attendre le cerf à l’affût, lorsqu’une panthère s’est précipitée sur un chien couché à deux pas de ma porte. La pauvre bête a poussé un cri de douleur vraiment déchirant qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes voisins, chacun une torche à la main. Ceux-ci se trouvèrent face à face avec la panthère, et à leur tour ils se mirent tous à jeter les hauts cris ; mais il était déjà trop tard pour moi de saisir mon fusil, l’animal en quelques secondes fut hors de portée. Grâce à la proximité de la mer et au voisinage des montagnes, le moment des fortes chaleurs a passé inaperçu ; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle on me dit que depuis plus de trente ans on n’avait pas eu de pareilles chaleurs. Beaucoup d’Européens qui habitent cette ville sont malades ; cependant je ne crois pas le climat de Bangkok plus malsain que celui des autres villes de l’Asie orientale situées sous le tropique ; je serais même porté à croire le contraire ; mais l’exercice qui est nécessaire à l’entretien de la santé y est pour ainsi dire impossible, et il n’y a aucun doute que ce manque d’action contribue beaucoup aux maladies.

Depuis longtemps je m’étais proposé de pénétrer dans une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, à mi-chemin entre Chantaboun et Kombau, et si profonde, qu’elle s’étend, dit-on, jusqu’au sommet de la montagne. Je partis donc accompagné de Phraï et de Niou, munis de tout ce qu’il nous fallait pour notre excursion. Arrivés à l’entrée de la grotte, nous allumâmes nos torches, et, après avoir escaladé les blocs de granit qui sont près de l’entrée, nous y descendîmes. Des milliers de chauves-souris, réveillées par la lueur de nos flambeaux, se mirent à voltiger en rond autour de nous, éteignant nos torches à chaque instant et nous fouettant le visage de leurs ailes. Phraï marchait le premier, sondant le terrain de la lance dont il était armé. Nous avions fait ainsi une centaine de pas à peine lorsque tout à coup il se rejeta sur moi en s’écriant avec toutes les marques du plus grand effroi : « Un serpent ! retirez-vous ! » et au même instant j’aperçus un énorme boa qui, à une quinzaine de pas tout au plus, la tête levée, la gueule ouverte et dardant sa langue fourchue, paraissait prêt à s’élancer sur mon guide. Mon fusil était chargé d’un côté de deux balles et de l’autre de gros plomb. Je mis en joue et lâchai la détente des deux coups à la fois ; un épais nuage de fumée nous enveloppa, et nous ne vîmes plus rien. Le plus prudent pour nous était de battre en retraite, ce que nous fîmes aussitôt. Nous attendîmes pendant quelque temps à l’entrée de la grotte avec anxiété, prêts à combattre l’ennemi s’il se présentait, mais rien n’apparut. Mon bon guide donna ici la preuve de son courage : ayant rallumé une torche, il se munit de mon fusil fortement rechargé, d’une longue corde, et pénétra de nouveau, mais seul dans la grotte. Nous tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir, au moindre signal, voler à son secours. Pendant quelques instants, qui nous parurent d’une longueur immense, notre anxiété fut terrible ; mais quels ne furent pas notre étonnement et notre joie en voyant revenir Phraï tirant après lui la corde au bout de laquelle traînait une énorme boa. La tête du reptile avait été fracassée par mes deux coups de feu, et il était mort sur place. Nous ne cherchâmes pas, ce jour-là, à pénétrer plus avant dans la grotte ; nous étions satisfaits du succès de notre excursion.

J’avais appris qu’une grande fête allait être célébrée par les Siamois, dans une pagode située à une lieue dans la montagne, en l’honneur d’un supérieur de talapoins mort l’année dernière, et dont on devait brûler les restes, selon la coutume du pays. Je m’y rendis avec l’espoir que cette curieuse cérémonie m’apprendrait à connaître les mœurs de ce peuple à la fois dans leurs rites funéraires et dans leurs amusements. Il était huit heures du matin quand nous y arrivâmes ; c’était le moment du « Kin-Kao, » ou de la consommation du riz. Près de deux mille Siamois des deux sexes, venus de Chantaboun et des villages environnants, les uns en chariot, les autres à pied, étaient dispersés dans l’enceinte de la pagode. Tous portaient, comme aux jours de grande fête, des ceintures et des langoutis neufs aux couleurs éclatantes, et le coup d’œil qu’offrait à distance cette foule bariolée était des plus gais. Sous un vaste toit de planches soutenu par des colonnes formant une espèce de hangar et bordé par des lambris couverts de peintures grotesques représentant des hommes et des monstres dans les attitudes les plus bizarres, s’élevait une imitation de rocher fait de carton peint, sur lequel on avait placé un catafalque chargé de dorures, de peintures et de sculptures, et contenant une urne dans laquelle les précieux restes du talapoin étaient renfermés. Çà et là quelques morceaux d’étoffe et de papier disposés en forme de bannière servaient de décoration. En face du catafalque et à l’extérieur de la salle se trouvait un bûcher, et à quelque distance, sur une estrade élevée, un orchestre était établi, jouant des divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, quelques femmes avaient établi un marché où elles débitaient des fruits, des bonbons et des noix d’arec, tandis que d’un autre côté des Chinois et des Siamois jouaient, sur un petit théâtre monté pour cette occasion, des scènes dans le genre de celles de nos théâtres ambulants qui courent les foires. Cette fête, qui dura trois jours, n’avait rien qui rappelât une cérémonie funèbre, et il s’y fit une consommation énorme de poudre et d’arack. Je m’y étais rendu, pensant y voir quelque chose de nouveau et de curieux, car la crémation n’existe que chez très-peu de peuples, et on ne la pratique ici que pour les souverains, les princes et les personnages de rang élevé ; je n’avais pas songé que je serais moi-même un objet de curiosité pour la foule, ce qui arriva cependant.

À peine étais-je dans l’enceinte de la pagode, suivi de Phraï et de Niou, que de tous les côtés j’entendis répéter le mot : « Farang ! venez voir le farang ; » puis aussitôt Siamois et Chinois quittèrent leurs bols de riz pour se porter de notre côté. J’espérais qu’une fois leur curiosité satisfaite, ils me laisseraient circuler paisiblement ; mais loin de là, la foule grossissait de plus en plus et me suivait de quelque côté, que j’allasse, au point de devenir gênante, insupportable, et d’autant plus que la plupart de ceux qui y affluaient étaient déjà ivres d’opium ou d’arack, et peut-être de tous les deux. Je m’éloignais de cet endroit quand, en passant devant une baraque en planches construite pour la circonstance, j’aperçus plusieurs chefs de la province qui prenaient aussi leur déjeuner. Le plus âge vint directement à moi, me prit la main et me pria d’une manière civile d’aller m’asseoir auprès d’eux ; je profitai de sa bonne invitation pour trouver un refuge contre les importuns. On me combla d’honnêtetés ainsi que de pâtisseries, de fruits naturels et confits, etc. ; mais la foule qui m’avait suivi se pressait de plus en plus autour de la maison et avait fini par envahir tous les abords, jusqu’au toit qui était couvert de curieux. Tout à coup un sourd craquement se fit entendre, et toute la partie antérieure de l’habitation, cédant sous le poids des spectateurs, s’écroula avec eux, et ils roulèrent au milieu des talapoins et des laïques : ce fut une confusion des plus comiques. J’en profitai pour m’échapper, « jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus. »