Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/11

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 104-118).
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XI

Retour à Chantaboun. — Îles Ko-Khut, Koh-Kong, etc. — Superbe perspective du golfe de Kampôt. — Le Cambodge. — Commerce de ces contrées. — État misérable du pays. — Audience chez le roi du Cambodge.

De retour à Chantaboun, dans l’hospitalière demeure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre à la recherche des moyens de transport pour gagner Battambang, chef-lieu d’une province de ce nom, qui, depuis près d’un siècle, a été enlevée au Cambodge par l’empire siamois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens pour me conduire d’abord de Chantaboun à Kampôt, port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les Annamites chrétiens m’en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris congé de l’abbé Ranfaing, qui m’avait comblé de bontés et d’attentions chaque fois que j’étais venu à Chantaboun, je m’installai de nouveau dans une barque avec mon Chinois et mon Annamite, et, voulant profiter de la marée haute, nous partîmes à midi, malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu’au surlendemain par un vent contraire et trop violent pour nous permettre de le quitter sans danger.

Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, où de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire nous retinrent à une centaine de mètres du rivage, dans une anse qui était loin d’offrir beaucoup de sécurité à notre fragile embarcation.

Notre position n’était pas agréable ; notre chétive barque, rudement secouée par les flots en fureur, menaçait à chaque instant d’être jetée à la côte contre les rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donné la meilleure place pour le préserver de l’eau de mer ainsi que de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrés les uns contre les autres à l’avant, et n’ayant pour abri que quelques feuilles de palmier cousues ensemble à travers lesquelles l’eau filtrait et nous tenait constamment mouillés. La pluie continuait à tomber avec une telle abondance que nous ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester à demi couchés dans notre barque, les membres fatigués de la position à laquelle nous condamnaient le défaut d’espace et nos effets et notre linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le cinquième jour, j’eus le plaisir de voir le ciel s’éclaircir et le vent changer. Vers les deux heures de l’après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant remonté, par une bonne dose d’arack, le moral de mes hommes qui commençaient à faiblir, nous levâmes l’ancre et nous nous éloignâmes de Ko-Khut poussés par une bonne brise. J’étais heureux d’avancer et de pouvoir enfin respirer à pleins poumons ; aussi je restai une partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la marche rapide de notre bateau. À la pointe du jour, nous aperçûmes la première île Koh-Kong à notre gauche, à une distance d’à peu près dix milles. C’est une île déserte ; mais on y recueille de la gomme-gutte ; elle est moins grande que Koh-Xang ou Koh-Chang et n’offre pas un aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C’est à Compong-Sôm, près de Kampôt, que l’on recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui se trouvent dans le commerce ; les indigènes renferment la première dans des bambous, qu’ils fendent lorsqu’elle est durcie.

Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de la première partie de notre voyage et nous fûmes bien dédommagés par la beauté des sites et l’aspect enchanteur du groupe d’îles et d’îlots que nous côtoyions à une courte distance. Nous arrivions dans des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés sur les hauteurs, ils observent la mer et, dès qu’ils aperçoivent une voile, ils s’apprêtent à l’attaquer au passage. Nous avancions paisiblement, sans souci des forbans, car nous n’avions avec nous aucune marchandise qui pût les tenter, et, du reste, nous « étions bien armés et en état de repousser ceux d’entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans l’anse d’une petite île afin de faire cuire le riz du soir et d’accorder à mes hommes un peu de repos, car ils n’avaient pas dormi la nuit précédente. Nous étions à une journée et demie de Kampôt. À minuit, nous levâmes l’ancre et nous voguâmes, doucement bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lorsqu’on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande île Koh-Dud, qui appartient à la Cochinchine, le coup d’œil devient de plus en plus beau ; la terre forme cadre de tous côtés, et il semble qu’on vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants. À l’est s’étendent les côtes et les îles de la Cochinchine jusqu’à Kankao, à l’ouest et au nord, celles du Cambodge, couronnées par une belle montagne de neuf cents mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont Sabab, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous ramenez à Chantaboun ; voilà le mont Sabab. » Nous ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui se déroulait à nos yeux, car, peu d’instants après notre entrée dans le golfe, d’énormes nuages noirs s’amoncelèrent au sommet de la montagne, et par degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt sur nos têtes ; le tonnerre grondait avec force, et un vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée sur le flanc, avec la vitesse d’un bateau à vapeur. Le pilote même tremblait au gouvernail et me demandait de l’arack pour soutenir ses forces et son courage. Après une demi-heure de cette course effrénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle nous transperça ; mais elle fit tomber le vent ; nous étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui conduit à Kampôt.

Il paraît que le roi devait passer en revue, le jour de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans la rade ; mais le gros temps l’avait retenu depuis onze heures dans une espèce de salle qu’on lui avait élevée sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au moment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes le cortège royal qui se dirigeait vers une grande jonque que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais bateaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine.

La rivière qui conduit à la ville a près de cent cinquante mètres de largeur ; mais son cours est très-borné ; elle prend naissance dans les montagnes voisines. Le principal avantage qu’elle offre, c’est de pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de construction qui abondent dans les forêts de ses deux rives, et dont les Chinois ne peuvent se passer pour la mâture de leurs jonques.

Il y a continuellement de six à sept navires en charge dans la rade, de sorte que l’on voit souvent des bateaux chinois ou européens monter et descendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement l’unique port de Cambodge, il est loin d’avoir le même mouvement que le port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents maisons et une population à peu près égale à celle de Chantaboun ; en outre, tout son petit commerce est alimenté par la basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu’à ces derniers temps presque constamment fermés aux Européens, de sorte que les navires ne trouvent guère a charger que du riz qui leur est amené par des bateaux, et presque comme contrebande, de la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d’autres petits ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d’ivoire, du poisson pêché dans le grand lac par des Annamites, du bois d’ébénisterie et de construction pour lequel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit rien au commerce, et j’ose émettre l’opinion que le jour où les ports d’Annam seront ouverts aux Européens, les marchands chinois établis à Kampôt abandonneront cette ville ; cependant, mieux gouverné, ce district pourrait alimenter le commerce d’un grand nombre de produits dont nous parlerons plus tard.

Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans doute pas à tomber sous la domination de quelque autre puissance. Qui sait ? Peut-être la France a-t-elle les yeux fixés sur lui et se l’annexera comme elle fait en ce moment de la Cochinchine.

Le peu d’impôts et de taxes que les Cambodgiens ont à supporter, comparativement aux Siamois, me faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans l’abondance et le bien-être ; aussi ma surprise fut grande d’y rencontrer, à très-peu d’exceptions près, presque tous les vices, sans aucune des qualités que l’on trouve chez les autres peuples, ses voisins : la misère, l’orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, la servilité et une paresse excessive sont l’apanage de cette misérable population.

On a répété souvent que l’on ne devait pas juger d’un pays où l’on n’a fait que passer ; que ceux-là seuls pourraient le faire qui y ont séjourné longtemps. J’admets que dans un séjour rapide l’on est sujet à commettre des erreurs ; mais, je le répète ici, je mentionne ce que je vois, et donne mes impressions telles que je les reçois : libre à d’autres voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces impressions ou mon jugement ont été faussés. Je ferai remarquer en outre que la première impression est souvent ineffaçable, et que fréquemment je ne me fie pas à mon propre jugement et parle d’après l’expérience d’autrui.

Il est peu de voyageurs en Europe, en Amérique et sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui n’aient eu à se plaindre de la manière offensante dont les représentants des lois douanières exercent leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus de vexations qu’ils peuvent aux voyageurs des deux sexes ; ici, c’est le contraire, ils le gagnent en le demandant ; ce sont des mendiants commissionnés : « Du poisson sec, de l’arack et un peu de bétel, s’il vous plaît. » Plus vous donnez, moins la perquisition est scrupuleuse.

Après avoir remonté la jolie rivière qui devait nous conduire à notre but l’espace de près d’un mille, nous aperçûmes une maison couverte de feuilles surmontée du symbole de la religion chrétienne, de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle de l’abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la congrégation des Missions étrangères. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin ? avez-vous jamais été pendant un temps plus ou moins long privé de votre société habituelle ? avez-vous été maltraité par le temps ou par les hommes ? avez-vous jamais échappé à quelque grand danger ? avez-vous quitté vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle, on s’agenouille, on prie, on oublie. C’est ce que je fis.

J’avais pour l’abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam ; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j’avais été obligé de me soumettre m’avaient fait perdre pour un instant l’usage de mes membres, et j’eus quelque peine à marcher.

L’abbé Hestrest m’accueillit en frère et m’offrit un abri dans sa modeste case jusqu’à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu’il m’apprit fut que la France était en guerre avec l’Autriche. J’ignorais même qu’il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L’Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu’on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L’abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l’ordre à ses rameurs d’accoster le rivage, et, quand il fut à portée de la voix, il s’adressa à l’abbé :

« Quel est l’étranger qui est avec vous ?

— Sire, c’est un Français.

— Un Français ! » répondit-il avec vivacité.

Puis, comme s’il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s’adressant à moi :

« Vous êtes Français ?

— Français, Sire, lui répondis-je en siamois.

— M. Mouhot vient de Paris, dit l’abbé en donnant à sa réponse un air mystérieux ; mais il a été tout récemment au Siam.

— Et que vient-il faire dans mon royaume ?

— Il est en mission particulière, dit l’abbé d’un ton diplomatique, — mais qui n’a rien de commun avec la politique ; c’est uniquement pour voir le pays ; du reste, M. Mouhot ne tardera pas à rendre une visite à Votre Majesté. »

Après quelques minutes de silence de part et d’autre, le roi salua de la main et nous dit :

« Au revoir. »

Le cortège s’éloigna.

Je craignis un instant que l’abbé ne m’eût fait passer pour un personnage moins humble que je ne le suis réellement, et que, par suite, on ne m’interdit l’entrée du royaume. Le nom seul de la France cause une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s’attendait chaque jour à voir flotter le pavillon français dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante ans ; petit de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l’intelligence, beaucoup de finesse, de la douceur et une certaine bonhomie[1]. Il était mollement couché à l’arrière de son bateau de construction européenne, sur un large et épais coussin ; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le remplissaient. Parmi celles-ci, j’en remarquai une dont les traits étaient délicats et même distingués ; vêtue moitié à l’européenne, moitié à l’annamite, et portant relevée toute sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour une jolie fille en tous pays. C’était, je pense, la favorite du roi ; car non-seulement elle était mieux mise que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la première place auprès du roi et prenait grand soin que rien ne blessât le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n’étaient que de grosses filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par l’usage de l’arack et du bétel. Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à de longues distances, ceux de quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par des Chinois et commandée par un gros personnage de la même nation qui tenait levée une espèce de hallebarde surmontée d’un croissant, attira mon attention ; elle marchait en tête de l’escorte. C’était le fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l’ami du roi. Voici ce que j’appris au sujet de cet individu :

À peu près deux ans auparavant, ce Chinois, obligé, par des méfaits que l’on ne connaît pas très-bien, de s’enfuir d’Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt avec une centaine d’aventuriers, écumeurs de mer comme lui. Après y avoir passé quelque temps, faisant trembler tout le monde, extorquant, la menace à la bouche, tout ce qu’ils pouvaient aux gens du marché, ils conçurent le projet de s’emparer de la ville, de tout y mettre à feu et il sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs vols s’ils n’étaient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut révélé ; les Cambodgiens furent appelés de tous les environs et armés tant bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy, craignant alors que les choses ne tournassent mal pour lui, s’embarqua sur sa jonque avec ses complices et tomba à l’improviste sur Itatienne. Le marché fut saccagé en un moment ; mais les Cochinchinois, revenus de leur surprise, repoussèrent les pirates et les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna le gouverneur de la province, puis le roi lui-même par de beaux présents, et se livra à des actes de piraterie tels que son nom devint redouté partout à la ronde, et cela impunément. Des plaintes s’élevèrent des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour se l’attacher et être protégé contre les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionné et titré, et les meurtres et les vols n’en sont que plus fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé des navires à Kampôt pour s’emparer de ce malfaiteur et de sa troupe ; mais deux des brigands seulement furent arrêtés et exécutés sur-le-champ ; quant à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi même.

Quelques jours après mon arrivée, je m’installai dans une maison construite par les ordres et aux frais du roi pour abriter les négociants européens, qui rarement viennent à Kampôt. L’abbé Hestrest me fit les honneurs de la ville : le marché, tenu en majeure partie par les Chinois, est composé de cabanes faites en bambous et couvertes en chaume. On y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d’autres produits de ce pays et d’Europe. Les marchands de poisson, de légumes et les restaurants chinois en plein air, se disputent la rue en concurrence avec des porcs, des chiens affamés et des enfants de tout sexe et de tout âge barbotant, tels qu’ils furent créés par la nature, dans la fange et l’ordure ; avec des femmes indigènes d’une laideur repoussante, et des Chinois au corps décharné, à l’œil hagard et terne, traînant péniblement leurs sandales chez le marchand d’opium, le barbier ou quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.

Le commerce est tout entier entre les mains de ces derniers, et l’on rencontre dix de ceux-ci pour un indigène.

Je fus présenté par l’abbé Hestrest dans plusieurs maisons chinoises où nous fûmes reçus avec politesse et affabilité. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour s’informer si je n’étais réellement pas un officier détaché de l’armée française, alors en Cochinchine et venant prendre des renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de m’accompagner chez Sa Majesté. Nous remontâmes le fleuve l’espace d’un mille et demi, et nous arrivâmes à Compong-Baie qui est la Partie cambobgienne de la ville ; c’est là que réside le gouverneur de la province et que campaient le roi et sa suite, qui n’étaient à Kampôt qu’en visite. Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez d’élégance et recouverte en tuile rouge. L’intérieur était plutôt celui d’une salle de théâtre forain que celui d’une demeure royale. Ne trouvant à la porte ni suisse ni factionnaire, nous entrâmes sans nous faire annoncer. Sa Majesté trônait sur une vieille chaise de fabrication européenne. De chaque côté de sa personne, et rampant sur les coudes et les genoux, deux officiers de sa maison lui offraient de temps en temps une cigarette allumée, de l’arack ou du bétel dont ils tenaient toujours une « chique » a la disposition du souverain. À quelques pas se tenaient quelques gardes dont les uns étaient armés de piques ornées d’une touffe de crins blancs au sommet, les autres de sabres dans leurs fourreaux qu’ils brandissaient à deux mains. À quelques degrés au-dessous de Sa Majesté, les ministres et les mandarins se tenaient dans la même position que les gardes-chique. À notre arrivée, et sur un signe du roi, nous allâmes nous asseoir à côté de lui sur des sièges pareils au sien qui furent apportés par une espèce de page. Le roi, comme ses sujets, ne porte ordinairement qu’un langouti ; celui-ci était de soie jaune retenu à la taille par une magnifique ceinture d’or dont la plaque étincelait de pierres précieuses.

Au Cambodge, comme au Siam, si l’on veut obtenir les bonnes grâces du roi ou des mandarins, il faut commencer par donner des présents. J’avais donc apporté une canne à fusil anglaise d’un beau travail, avec l’intention de l’offrir à Sa Majesté. Ce fut la première chose qui attira son attention :

« Veuillez me montrer cette canne, » dit-il en cambodgien. — Je la lui présentai.

« Est-elle chargée ? ajouta-t-il en voyant que c’était une arme.

— Non, Sire. »

Alors il l’arma, me demanda une capsule et la fit partir ; puis il dévissa le canon qui était à balle forcée et examina le travail avec attention.

« Si elle peut être agréable à Sa Majesté, dis-je à M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. » L’abbé traduisit mes paroles.

« Q’a-t-elle coûté ? » répondit le roi.

Et comme l’abbé, à mon instigation, lui faisait une réponse évasive, il me pria de lui faire voir ma montre : je la lui présentai, et quand il l’eut examiné avec attention, il m’en demanda aussi le prix. L’abbé, après le lui avoir dit, lui parla de mon intention d’aller à Udong, la capitale du Cambodge, et de parcourir le pays.

« Allez à Udong, c’est très-bien, promenez-vous, promenez-vous, » me dit-il en riant.

Puis il demanda mon nom, et, comme il cherchait à l’écrire, je tirai mon portefeuille et lui présentai ma carte. Ceci lui inspira le désir d’avoir mon portefeuille. Je m’empressai de le lui offrir.

« Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot va à Udong, Votre Majesté daignera sans doute lui faciliter le voyage.

— Mais volontiers ; combien voulez-vous de chariots ? »

J’en aurais demandé dix, que je les aurais obtenus.

« Trois me suffiront, Sire, répondis-je.

— Et pour quel jour ?

— Après-demain matin, Sire.

— Prenez note de cela et donnez vos ordres, » dit le roi à son mandarin secrétaire ; puis il se leva, nous donna une poignée de main et se disposa à sortir.

Nous fîmes de même et retournâmes à notre hôtel. Je dis hôtel, car c’est le seul endroit où peuvent loger les étrangers, et M. de Montigny, lors de son passage à Kampôt comme ministre plénipotentiaire, y était descendu aussi bien que nous, et si l’on ne me l’avait pas dit, je l’eusse deviné rien qu’à voir les magnifiques inscriptions charbonnées sur le mur par les marins de sa suite, telles que celles-ci :

« Hôtel du roi et des ambassadeurs. — Ici on loge à pied, à cheval et à éléphant gratis pro Deo. — Bon lit, sofa et table à manger… sur le plancher. — Bains d’eau de mer… dans la rivière. Bonne table… au marché. — Bon vin… à Singapour…

Rien… pour la servante. »

  1. Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort, et c’est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a succédé