Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/14

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 142-150).
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XIV

Départ de Pinhalù. — Le grand bazar du Cambodge. — Penom-Penh. — Le fleuve Mékong. — L’île Ko-Sutin. — Pemptiélan. — Les confins du Cambodge. — Voyage à Brelum et dans la contrée des sauvages Stiêngs.

Partis à onze heures de Pinhalù, à la nuit tombante nous étions rendus à Penom-Penh, le grand bazar du Cambodge. La distance qui sépare les deux localités est de dix-huit milles au plus. J’avais peu de chose à acheter, car Mgr  Miche et M. Arnoux avaient absolument voulu charger ma barque d’une provision de riz et de poisson sec suffisante, non-seulement pour toute la durée de mon voyage, mais pour tout le temps que je me proposais dépasser chez les Stiêngs.

Je m’arrêtai un jour entier, afin de voir la ville et faire emplette de verroterie, de fil de laiton et de cotonnade, qui devaient m’être utiles comme objets d’échange avec les sauvages.

Penom-Penh, situé au confluent de deux grands cours d’eau, renferme une dizaine de mille d’habitants, presque tous Chinois, sans compter une population flottante au moins du double. Celle-ci est composée de gens venus du Cambodge et surtout de Cochinchine, et vivant dans leurs bateaux. C’était l’époque où beaucoup de pêcheurs, de retour du grand lac, s’arrêtent à Penom-Penh pour y vendre une partie de leur poisson, et où une foule d’autres petits commerçants y sont attirés pour acheter du coton, dont la récolte se fait avant les pluies. Après avoir parcouru la ville, longue et sale, j’arrivai sur une éminence au sommet de laquelle on a bâti une pagode sans beauté ni intérêt, mais d’où la vue s’étend sur une grande partie du pays.

D’un côté se déroule, comme deux longs et larges rubans, le Mékong, et son affluent, au milieu d’une immense plaine boisée ; de l’autre, c’est la plaine encore, et encore des forêts, mais bordées au sud et au nord-ouest par de petites chaînes de montagnes.

Quoique Penom-Penh serve souvent de passage aux missionnaires, ma présence ne manqua pas d’exciter la curiosité du peuple. La guerre de Cochinchine était le sujet de toutes les conversations et la préoccupation de tous ici. Une quantité de malheureux pêcheurs chrétiens, qui revenaient du grand lac, n’osaient rentrer dans leurs foyers, parce qu’ils savaient qu’à chaque douane on les obligerait à fouler la croix aux pieds, et ils attendaient là des nouvelles de la paix que l’on était, disait-on, en train de conclure. D’un autre côté, ce que rapportaient les Chinois et, les Annamites qui avaient vu la prise de la ville de Saigon aurait peut-être peu flatté l’orgueil d’un Français. Je n’avais pas vu les glorieux bulletins de l’amiral ; j’avais la douleur d’entendre l’ennemi nous traiter de barbares, et, faisant retomber sur nous la responsabilité de faits partiels, sans doute inévitables en temps de guerre, et surtout dans un pays où le soldat souffre du climat et de privations de toute espèce, s’étonner, lui, le peuple le plus corrompu peut-être de tout l’Orient, de ne pas trouver en nous des hommes d’une supériorité morale aussi incontestable que notre supériorité intellectuelle et physique.

Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu’à l’extrémité sud de la ville, nous longeâmes comme une autre ville flottante, composée de plus de cinq cents bateaux, et pour la plupart d’assez grande dimension. Ils servent d’entrepôt à certains marchands et de résidence à d’autres. Par prudence, ils y laissent tout leur argent et la plus grande de leurs marchandises afin d’être, en cas d’alerte, toujours prêts à prendre le large.

Quelque temps après, nous voguions dans les eaux du Mékong, qui commençait seulement à grossir, car dans tout le pays la sécheresse avait été extrême et retardée de plus de deux mois.

Ce grand fleuve, dont le nom signifie « mères des fleuves, » me rappelait beaucoup le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok ; mais son aspect est moins gai, quoiqu’il y ait quelque chose de très-imposant dans sa masse d’eau plus grande et se précipitant avec la rapidité d’un torrent. De rares embarcations, à peine distinctes d’un bord à l’autre, le côtoient péniblement ; ses rives, élevées de six à sept mètres en temps ordinaire, paraissent à peu près désertes, et les forêts ne se dessinent qu’à plus d’un mille par delà. Le long du fleuve de Siam, l’élégant feuillage des bambous et des palmiers se détache et se dessine gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oiseaux retentit de l’une à l’autre rive. Ici des troupes de marsouins bondissant hors de l’eau et courant le nez au vent, des pélicans s’ébattant sur ces eaux profondes, ou bien des cigognes et des hérons que l’approche de l’homme fait fuir silencieusement du milieu des roseaux, viennent seuls nous distraire de notre pénible navigation.

Nous passons devant la grande île de Ko-Sutin, distante de quarante milles au plus de Penom-Penh, et que nous n’atteignons qu’après cinq jours d’une marche difficile et laborieuse. Le courant est si fort qu’à chaque détour du fleuve nous sommes obligés, tout en redoublant d’efforts avec nos rames, de nous cramponner aux joncs de la rive pour ne pas être entraînés en arrière.

Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le courant rapide ; c’est au point qu’à l’époque des grandes eaux on ne fait guère qu’un ou deux milles Par jour, et que les rameurs vont souvent le soir chercher à pied du feu à l’endroit où ils ont fait cuire le riz le matin.

À vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko-Sutin, sur les confins du Laos, commencent les rapides et les cataractes ; il faut alors quitter les bateaux pour prendre des pirogues que l’on est souvent obligé de transporter à dos d’homme, ainsi que tout le bagage, pour franchir ces passages. Je ne m’arrêtai à Ko-Sutin que quelques heures, et seulement afin de serrer la main à un autre pionnier de la civilisation, M. Gordier, prêtre de beaucoup de mérite, provicaire de la mission du Cambodge et dont cette île forme la résidence.

Dès mon entrée dans la pauvre chapelle qu’il a fait construire lui-même, j’éprouvai une certaine compassion pour ce digne homme, envoyant la misère et le dénûment qui régnaient autour de moi. Depuis trois ans, le pauvre missionnaire souffre d’une dyssenterie passée à l’état chronique ; cependant il ne se plaint ni de ses privations ni de ses maladies ; la seule chose qui le peine, c’est le peu de chrétiens qu’il est appelé à baptiser, car les Cambodgiens sont fort attachés à leurs idoles.

« Mais vous, me dit-il, savez-vous où vous allez ? Je suis étonné qu’on vous ait laissé dépasser Pinhalù. Demandez aux Cambodgiens ce qu’ils pensent des forêts des Stiêngs, et proposez à quelqu’un d’ici de vous accompagner, personne ne vous suivra. Les pluies ont commencé, et vous allez au-devant d’une mort presque certaine, sinon d’une fièvre qui vous fera souffrir et languir des années. J’ai eu cette fièvre, la fièvre des djungles ; c’est quelque chose d’affreux, de terrible ; jusqu’au bout des ongles je ressentais une chaleur que je ne puis appeler autrement qu’infernale, puis succédait un froid glacial que rien ne pouvait réchauffer ; le plus souvent on y reste, comme tant de mes collègues que je pourrais nommer. »

Ces paroles étaient peu rassurantes ; cependant j’avais tracé mon itinéraire ; je savais que cette dangereuse région renferme des coquilles terrestres et fluviales que je ne trouverais nulle part ailleurs[1], et que cette tribu de sauvages presque inconnue m’offrirait une étude curieuse et intéressante ; il n’en fallait pas davantage pour me pousser en avant. Je me confiai en la bonne Providence et continuai ma route en recevant ces dernières bonnes paroles de M. Cordier.

« Que Dieu accompagne le pauvre voyageur ! »

Douze milles plus haut, je dus laisser ma barque pour prendre la voie de terre. Je partis à deux heures de l’après-midi, espérant arriver le même jour à Pemptiélan, grand village où réside le mandarin auquel la lettre du roi était adressée ; cependant ce ne fut que le lendemain matin, à onze heures, que nous y parvînmes ; nous passâmes la nuit au pied d’un arbre, à côté d’un grand feu.

Je me rendis aussitôt auprès du mandarin qui administre toute cette partie du pays. Il me reçut fort bien, malgré le peu de valeur qu’avaient les présents que je lui offris. Il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât des chariots, puis m’offrit une provision de tabac, d’arec et de bétel. C’était un homme doux et assez distingué dans ses manières pour un Cambodgien ; il me demanda des nouvelles de la guerre de Cochinchine, quelques renseignements sur l’Europe, le temps qu’il faut pour s’y rendre, etc.

En sortant de Pemptiélan, nous nous engageâmes, pour n’en sortir qu’à de rares intervalles, dans d’épaisses forêts, et nous dûmes passer les premières heures qui suivirent notre départ dans des bourbiers où nos misérables chariots enfonçaient jusqu’aux essieux et d’où les bœufs ne purent nous tirer qu’à l’aide de nos hommes. La dernière partie de la route fut beaucoup plus agréable ; à mesure que nous nous élevions, le chemin devenait sec et uni, l’aspect de la nature beaucoup plus varié.

Nous n’avions pu faire que vingt lieues en cinq jours, et il nous en restait près de trente jusqu’à Brelum. Ce qui me fatiguait le plus était le mauvais vouloir des habitants des villages qui me louaient des bœufs et la lenteur de ceux-ci. Quand nous n’avions pas d’abri pour la nuit, nous avions beaucoup à souffrir de la pluie et de l’humidité. Nous gardions presque constamment nos habits humides sur le corps, et, pour comble de misère, mes deux domestiques furent atteints de fièvre intermittente ; l’Annamite surtout eut une fièvre tierce que je ne réussis a couper qu’au bout de dix jours.

Nous arrivâmes à Pump-ka-Daye, srok ou hameau à l’extrême frontière, habité par une vingtaine de Stiêngs qui se sont rapprochés du Cambodge afin d’échapper à l’esclavage dans leur tribu. Nos chariots s’arrêtèrent devant un petit caravansérail ouvert à tous les vents, et, aussitôt après avoir dégagé nos bagages, mes conducteurs s’enfuirent beaucoup plus lestement qu’ils n’étaient venus.

Le chef du srok ne tarda pas à se présenter, suivi de quelques hommes. Il avait du sauvage dans la physionomie et du Cambodgien dans le caractère. Je lui présentai ma lettre ; il me la rendit en disant qu’il ne savait pas lire.

« En voici à peu près le contenu, lui dis-je :

« C’est l’ordre du roi à tous les chais de village où je m’arrêterai, de me fournir des chariots pour continuer mon voyage, et je vais à Brelum :

— Nous n’avons pas de chariots, » fut toute sa réponse.

Bref, nous nous installâmes aussi bien que nous pûmes en attendant le lendemain. Un nouvel entretien avec ce chef me fit voir que je n’aurais pas d’aide de lui. Je pris le parti d’envoyer Niou, avec deux Cambodgiens, porter à Brelum une lettre à M. Guilloux, et d’attendre sa réponse. Celle-ci arriva le soir du quatrième jour ; le père Guilloux m’assurait, dans les termes de la plus franche cordialité, que je serais le bienvenu, qu’il s’intéressait à moi et m’aimait déjà sans me connaître, seulement parce que j’avais eu le courage de venir jusque-là. Ce bon père m’envoyait trois des chariots de la Mission et quelques-uns de ses Annamites, ainsi que deux Stiêngs pour m’aider à gagner sa station. Sa lettre me rassura complètement sur la crainte que je ressentais d’être peut-être un hôte importun et malencontreux pour le pauvre ermite que je venais surprendre ainsi.

Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous avions deux grandes journées de marche pour arriver à Brelum ; nous campâmes une nuit près d’un torrent, sur nos nattes, autour d’un bon feu, pour éloigner les hôtes féroces qui abondent dans ces forêts, et la seconde dans une cabane abandonnée à quelques milles de Brelum ; enfin le 16 août, à neuf heures du matin, nous débouchâmes dans une clairière de deux cent cinquante à trois cents mètres carrés. Nous étions entre, deux éminences dont toute la base plonge dans un profond marécage ; sur la hauteur opposée, j’aperçus deux longues maisons de bambous recouvertes de chaume et entourées d’un jardin ; puis, se dessinant sur le ciel, au-dessus des bambous du voisinage, la modeste croix plantée depuis deux ans au milieu de ces effrayantes solitudes par deux nobles Français. C’était la Mission de Brelum.

Notre apparition fut saluée par plusieurs décharges de mousqueterie ; nous y répondîmes de notre mieux, tandis qu’au milieu de ce vacarme de feux roulants, répercutés par l’écho de la forêt et propres à faire rentrer au fond de leurs repaires tous les monstres du voisinage, le pauvre père Guilloux, les jambes couvertes de plaies envenimées, résultat des courses où l’entraînait son zèle et qui l’avaient retenu sur le grabat pendant plus de six mois, s’avançait en chancelant à ma rencontre sur les troncs d’arbres jetés en guise de pont au travers du marais.

Salut à toi, noble enfant de notre chère et belle patrie ! à toi, qui braves la misère, les privations, les fatigues et les souffrances, et même la mort, pour apporter à ces sauvages les bienfaits de la religion et de la civilisation ! Que Dieu te récompense de tes nobles et pénibles travaux, car les hommes sont impuissants à le faire, et, du reste, ta récompense n’est pas de ce monde !

La case de l’oncle Apaït était plus élégante que l’humble presbytère de Brelum au toit d’herbes sèches, aux parois de roseaux, au parquet de terre nue ; mais j’y fus reçu en ami.

  1. C’est de là que viennent le beau « Bulimus Cambogiensis » et « l’Hélix Cambogiensis » et aussi « l’Hélix-Mouhoti », pour la première fois collectionnés et décrits.