Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/15

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 151-166).
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XV

Séjour de trois mois parmi les sauvages Stiêngs. — Mœurs de cette tribu — Produits du pays. — Faune. — Mœurs des Annamites.

Depuis près de trois mois je me trouve au milieu des sauvages Stiêngs, au sein des bois et des bêtes sauvages de toutes les espèces, et nous vivons presque comme dans une place de guerre assiégée. À chaque instant nous craignons une attaque de l’ennemi ; nos fusils sont constamment chargés ; mais beaucoup pénètrent dans la place en rampant sous les herbes et arrivent ainsi jusque sous nos couvertures. Ces forêts sont infestées d’éléphants, de buffles, de rhinocéros, de tigres et de sangliers ; la terre autour des mares est couverte de leurs traces ; on ne peut s’avancer de quelques pas dans la profondeur des bois sans les entendre ; cependant, généralement, ils fuient tous à l’approche de l’homme, et, pour les tirer, il faut les attendre il l’affût, posté sur un arbre ou dans une hutte de feuillage, auprès des endroits où d’habitude ils viennent s’abreuver. Les scorpions, les centipèdes, et surtout les serpents, sont les ennemis que nous redoutons le plus et contre lesquels il faut prendre le plus de précautions, de même que d’autre part les moustiques et les sangsues sont les plus incommodes et les plus acharnés. Pendant la saison des pluies notamment, on ne peut être trop sur ses gardes ; autrement, en se couchant comme en se levant, on risquerait de mettre le pied ou la main sur quelque serpent venimeux des plus dangereux. J’en ai tué plusieurs dans la maison, soit d’un coup de fusil, soit d’un coup de hache. En écrivant ces lignes, je suis obligé de faire le guet, car je m’attends à en voir reparaître un sur lequel j’ai marché ce soir, mais qui s’est enfui sans me mordre. De temps en temps je m’interromps aussi pour écouter le rugissement d’un tigre qui rôde autour de notre demeure, guettant les porcs à travers leur clôture de planches et de bambous, tandis que d’un autre côté j’entends le bruit d’un rhinocéros brisant les bambous qui s’opposent a son passage, pour venir dévorer les ronces qui entourent notre jardin.

Les sauvages Stiêngs qui habitent ce pays sortent probablement de la même souche que les tribus des plateaux et des montagnes qui séparent les royaumes de Siam et de Cambodge de celui d’Annam depuis le 11° de latitude nord jusqu’au-delà du 16°, entre les 104 et 116° 20' de longitude orientale du méridien de Paris. Ils forment autant de communautés qu’il y a de villages, et semblent être d’une race bien distincte de tous les peuples qui les entourent. Quant à moi, je suis porté à les croire les aborigènes ou les premiers habitants du pays et à supposer qu’ils ont été refoulés jusqu’aux lieux qu’ils occupent aujourd’hui par les invasions successives des Thibétains qui se sont répandus sur le Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En tout cas, je n’ai pu découvrir aucune tradition contraire.

Ces sauvages sont si attachés à leurs forêts et à leurs montagnes, que les quitter, pour eux, c’est presque mourir ; et ceux qui sont traînés en esclavage dans les pays voisins y languissent et tentent tous les moyens de s’enfuir, souvent avec succès.

Les Stiêngs ont toujours paru redoutables à leurs voisins, et la peur qu’ils inspirent a fait exagérer, dans l’Annam et le Cambodge, leur extrême adresse au tir de l’arbalète, ainsi que la malaria de leurs forêts. Le fait est que les fièvres y sévissent d’une manière terrible ; beaucoup d’Annamites et de Cambodgiens y sont morts, et l’on m’assure que je suis l’unique étranger de tous ceux qui y ont pénétré jusqu’à présent, qui n’ai pas eu plus ou moins à en souffrir.

Le Stiêng aime l’ombre et la profondeur des bois ; il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages ; il ne trace aucun sentier, et il trouve plus court et plus facile de passer sous les arbres et les branches que de les couper. Du reste, s’il tient à son pays du haut, comme il l’appelle, il est peu attaché à son champ natal ; car, pour peu qu’il ait un voisinage importun ou que l’un des siens vienne à mourir des fièvres dans le village, il lève son camp, met sa hotte sur le dos, y place pêle-mêle ses calebasses et ses enfants, et va s’établir ailleurs ; le terrain ne manque pas, et la forêt se ressemble partout.

On pourrait, dire que ces peuplades sont tout à fait indépendantes ; cependant les Cambodgiens d’un côté, les Laotiens et les Annamites de l’autre, en tirent ce qu’ils peuvent et prélèvent arbitrairement, sur les villages rapprochés d’eux, un tribut qui se paye tous les trois ans, et consiste en cire et en riz. Le roi de Cambodge surtout a fort envie de faire aux Stiêngs ce qu’il fit aux Thiâmes, afin de peupler quelques-unes de ses provinces désertes.

Le ternaire inscrit sur nos édifices publics en 1848 est ici, nonobstant l’esclavage, la devise du Stiêng, et il la met en pratique. Nous nous servons des mots, eux font usage du fait. Quand il y a abondance chez l’un, tout le village en jouit ; mais aussi, quand il y a famine, ce qui est souvent le cas, ce qu’il n’y a pas chez l’un, on est sûr de ne pas le trouver chez l’autre.

Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que l’ivoire. Quelques tribus du nord sont renommées, même dans l’Annam, pour la fabrication de leurs sabres et de leurs haches. Les vases dont ils se servent sont grossiers ; mais ils les doivent à leur industrie, et leurs femmes tissent et teignent toutes les longues écharpes dont ils se couvrent.

Enfin, outre la culture du riz, du maïs et du tabac, ainsi que des légumes, comme les courges et les pastèques, etc., ils s’adonnent à celle des arbres fruitiers tels que bananiers, manguiers et orangers. Hormis quelques esclaves, chaque individu a son champ, toujours à une assez grande distance du village, et entretenu avec beaucoup de soin. C’est sur ce champ que, blotti dans une petite case élevée sur pilotis, il passe toute la saison des pluies, époque où le mauvais temps ainsi que les sangsues, qui, comme dans les forêts de Siam, pullulent ici d’une manière prodigieuse, l’empêchent de se livrer à la chasse et à la pêche.

Leur manière de préparer un champ de riz diffère beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient pour un champ de blé ou d’avoine : aussitôt que les premières pluies commencent à tomber, le sauvage choisit un emplacement et un terrain convenables et de grandeur proportionnée à ses besoins ; puis il s’occupe du défrichement. Ce serait une rude besogne pour un Européen ; cependant le sauvage ne s’y prend pas à l’avance. Avec sa hachette emmanchée à une canne de bambou, en quelques jours il a abattu un fourré de bambous sur un espace de cent à cent cinquante mètres carrés ; s’il s’y trouve d’autres arbres trop gros pour être coupés, il les laisse en place, et, au bout de quelques jours, lorsque ce bois est à peu près sec, il y met le feu : le champ est ouvert et fumé tout à la fois. Quant aux racines, on s’en occupe peu, et de labourage il n’en est pas question ; sur ce terrain vierge il ne s’agit que d’ensemencer. Notre homme prend deux longs bambous qu’il couche en travers de son champ en guise de cordeau ; puis, un bâton de chaque main, il suit cette ligne en frappant de gauche et de droite, pour faire de distance en distance des trous d’un pouce à un pouce et demi de profondeur. La tâche de l’homme est alors achevée, et c’est à la femme à faire le reste. À demi courbée, elle suit l’espèce de sillon tracé par son mari, prend dans un panier qu’elle porte au côté gauche une poignée de grains de riz, en glisse une soixantaine au moins dans sa main qui les déverse dans les trous avec rapidité et en même temps avec une telle adresse que rarement il en tombe à côté.

Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.
Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.
Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.

En quelques heures la besogne se trouve achevée, car il n’est pas plus besoin de herse que de charrue. La bonne mère nature enverra avant peu quelques fortes ondées qui, en lavant le terrain, couvriront les graines. Alors, le propriétaire s’établit dans sa case, du haut de laquelle, tout en fumant sa cigarette faite de tabac roulé dans une feuille quelconque, il décoche quelques flèches aux sangliers, aux singes ou aux chevrotains, et s’amuse à tirer de temps en temps une corde de rotin qui met en branle deux bambous placés au milieu du champ ou au bout d’une perche au sommet de sa case, de manière à s’entre-choquer au moindre mouvement, et dont le bruit épouvante les colombes et les perruches, qui, sans cela, mangeraient toute la semence. La moisson se fait à la fin d’octobre.

Généralement deux mois avant les récoltes la misère et la disette se font sentir. Tant qu’il y a quelque chose sous la main, on fait bombance, on trafique, on partage sans jamais songer au lendemain, et quand arrive la famine, on est réduit à manger des serpents, des crapauds, des chauves-souris (ces dernières se prennent en quantité dans le creux des vieux bambous) ; puis on ronge quelques graines de maïs, des pousses de bambous, des tubercules de la forêt et d’autres productions spontanées de la terre.

Tous les animaux domestiques des pays voisins, tels que bœufs, porcs, poules, canards, etc., se retrouvent chez les Stiêngs, mais en petit nombre. Les éléphants dressés y sont rares, tandis que plus au nord, dans la tribu des Benams, il n’y a pas de village, dit-on, qui n’en possède un certain nombre.

Les fêtes commencent après la moisson et lorsque le riz a été entassé au milieu du champ en meules oblongues d’où tous les matins on extrait ce qu’il faut pour la consommation du jour.

Un village en invite un autre, et, selon sa richesse, tue souvent jusqu’à dix bœufs. Tout doit disparaître avant la séparation ; jour et nuit on boit et on mange au son du tam-tam chinois, du tambourin et du chant. L’excès après de longues privations amène des maladies : les plus communes parmi eux sont le gale et certaines affections cutanées et honteuses ; plusieurs proviennent du manque de sel, car ils ne peuvent toujours s’en procurer.

Pour tous les maux internes, tels que maux d’estomac, d’entrailles, etc., le remède général est, comme au Cambodge, un fer rougi au feu que l’on applique sur le siège du mal. Il est peu d’hommes qui ne portent ainsi un grand nombre de cicatrices sur cette partie du corps.

Ces sauvages connaissent divers remèdes tirés des simples ; ils ne recouvrent jamais une plaie ou une blessure ; ils s’exposent au soleil avec des ulcères profonds qu’ils guérissent cependant généralement. Ils paraissent exempts de la lèpre, si commune parmi les Chinois ; du reste, ils ont beaucoup de propreté ; ils se baignent par tous les temps, et souvent trois fois par jour. Le Stiêng n’a pas plus de rapport dans les traits avec l’Annamite qu’avec le Cambodgien ; comme le premier cependant il porte la chevelure longue, tournée en torchon, mais fixée plus bas par un peigne de bambou ; très-souvent il y passe pour ornement un bout de fil de laiton surmonté d’une crête de faisan. Sa taille est un peu au-dessus de la moyenne ; sans être fort, il est bien proportionné et a une apparence robuste. Ses traits son généralement réguliers ; d’épais sourcils et une barbe assez bien fournie, quand il ne s’arrache pas les poils des joues, lui donnent un air grave et sombre.

Son front est généralement, bien développé et annonce une grande intelligence qui effectivement est fort au-dessus de celle du Cambodgien. Ses mœurs sont hospitalières, et l’étranger est toujours certain d’être bien accueilli et même fêté chez lui. Quand il en reçoit un, on tue un porc, ou l’on met la poule au pot et on boit le vin. Cette boisson ne se prend ni dans des verres ni dans des vases, mais on la hume dans une grande jarre, à l’aide d’un tube de bambou ; elle est tirée du riz, fermentée, mais rarement distillée. Lorsqu’on vous offre le tuyau de bambou, le refuser est une grande impolitesse à laquelle plus d’un sauvage a répondu par un coup de couteau. La même étiquette exige aussi que l’on mange en entier le morceau qui vous est échu en partage.

Leur unique vêtement est une longue écharpe qui, lorsqu’elle est sur leur corps, ne paraît pas avoir plus de deux pouces de largeur ; je les surpris souvent tout à fait nus dans leurs cabanes ; mais alors ils se recouvraient aussitôt qu’ils m’apercevaient.

Sauvage stiêng.
Sauvage stiêng.
Sauvage stiêng.

Ils laissent la plus grande liberté à leurs esclaves, et ils n’infligent jamais de peine corporelle à un homme : pour vol, on condamne le fripon à tuer un porc ou un bœuf et à une ou plusieurs jarres de vin ; tout le village prend part au festin, et lorsque l’individu ne se soumet pas à cette condamnation, sa dette augmente promptement, et il ne tarde pas à en être pour quinze ou vingt buffles ; alors il est vendu comme esclave.

Les Stiêngs n’ont ni prêtres ni temples ; cependant ils reconnaissent l’existence d’un être suprême auquel ils rapportent tout bien et tout mal ; ils l’appellent Brâ et l’invoquent dans toutes les circonstances. Les mariages se font par-devant les chefs de la tribu et sont toujours accompagnés de réjouissances.

Les funérailles se font solennement, tout le village y assiste ; les proches parents du défunt seuls restent quelquefois à la maison ; tous les assistants, tristes ou non, poussent des cris lamentables. On inhume les morts près de leurs demeures, on recouvre la tombe d’un petit toit de feuilles, puis on y dépose des calebasses pleines d’eau, des flèches, quelquefois de petits arcs, et tous les jours un des membres de la famille y sème quelques grains de riz, afin que le défunt puisse se nourrir et continuer à vivre comme jadis. Sous ce rapport, ils ont les mêmes habitudes que les Chinois. Avant chaque repas, ils ont soin de répandre à terre un peu de riz pour alimenter l’âme de leurs ancêtres ; dans les sentiers fréquentés autrefois par eux, dans leurs champs, ils font les mêmes petits sacrifices. Au bout d’un long bambou planté en terre, ils suspendent des panaches arrachés aux roseaux ; plus bas, ils attachent de petits bambous qui contiennent quelques gouttes d’eau et de vin ; et enfin, sur un petit treillage élevé au-dessus du sol, ils déposent un peu de terre, y plantent une flèche, y jettent quelques grains de riz cuit, un os, un peu de tabac et une feuille.

Selon leurs croyances, les animaux ont aussi une âme qui continue à errer après la mort ; aussi, quand ils en ont tué un, dans la crainte que cette âme ne vienne les tourmenter, ils lui demandent pardon du mal qu’ils lui ont fait et lui offrent de petits sacrifices proportionnés à la force et à la grandeur de l’animal. Pour un éléphant, la cérémonie est pompeuse : on tresse des couronnes pour orner sa tête ; le tam-tam, le tambourin et les chants retentissent pendant sept jours consécutifs. Tout le village, appelé au son de la trompe, accourt et prend part à la fête, et chacun a droit à un morceau.

Les Stiêngs fument la chair des animaux qu’ils veulent conserver longtemps ; mais comme d’ordinaire tous ceux qu’ils tuent ou prennent à la chasse sont mangés sur le terrain même dans l’espace de deux ou trois jours, ils se contentent de les faire roussir en entier et sans les dépouiller ; plus tard, ils les dépècent et les cuisent, soit dans le creux d’un bambou vert, soit sur des charbons.

Il est rare de rencontrer un sauvage sans qu’il ait son arbalète à la main, son couperet sur l’épaule et une petite hotte sur le dos, qui lui sert de gibecière et de carquois.

La chasse et la pêche occupent tout le temps que ne réclame pas le champ. Ils sont infatigables à la course, et ils glissent dans les bois les plus épais avec la vélocité du cerf. Ils sont vifs, légers, et supportent la fatigue sans paraître la ressentir ; les femmes paraissent aussi agiles et aussi robustes que les hommes. Leurs arbalètes ont une grande force, et ils s’en servent très-adroitement, mais rarement à une distance de plus de cinquante pas. Le poison dont ils enduisent leurs flèches pour la chasse des gros animaux est d’une grande activité lorsqu’il est nouvellement employé. Si le dard atteint l’animal, éléphant, rhinocéros ou tigre, de manière à pénétrer tant soit peu dans les chairs et à communiquer le poison au sang, on est presque sûr de trouver le cadavre à quelques centaines de mètres de l’endroit où il a été frappé.

La manière de chasser le tigre est bien différente chez les Annamites qui confinent au territoire des Stiêngs. Là, dès qu’un tigre a enlevé quelqu’un dans une localité, tous les hommes accourent des environs au son du tam-tam pour se mettre aux ordres d’un chasseur renommé et traquer l’animal.

Comme d’ordinaire, le tigre se couche toujours près de l’endroit où il a laissé les restes de son repas ; lorsqu’on trouve ceux-ci, on est presque sûr que « le seigneur » n’est pas loin. Ce titre ou celui de « grand-père » est toujours employé pour désigner le carnassier qui a l’ouïe fine et prendrait en mauvaise part une qualification moins respectueuse.

Lorsque l’on a donc découvert le gîte du tigre, tous les chasseurs, qui s’avançaient en groupe, se forment en cercle aussi grand que le comporte le nombre d’hommes présents, et s’espacent de façon à ne pas se gêner mutuellement dans leurs mouvements. Cela terminé, le chef s’assure si la fuite est impossible à l’animal ; quelques-uns des plus braves pénètrent dans l’intérieur du cercle, et, sous la protection d’autres individus armés de piques, coupent les broussailles autour d’eux.

Le tigre, pressé de tous côtés, se retire lâchement dans les broussailles encore intactes. Roulant ses yeux sanglants autour de lui, et léchant ses pattes d’une manière convulsive, comme pour se préparer à la lutte, il pousse un effroyable hurlement et prend son élan ; mais aussitôt les hallebardes sont relevées, et l’animal, percé de coups, tombe sur le terrain, où on l’achève. Parfois, cependant, des accidents ont lieu dans ces sortes de chasses, et plusieurs hommes sont mis hors de combat ; mais les armes à feu étant prohibées dans le pays, l’Annamite est forcé d’avoir recours à sa pique, car la nécessité l’oblige à poursuivre partout « le grand-père », qui ne lui laisse pas de repos, force les clôtures et enlève très-souvent des animaux et même des hommes, non-seulement sur les chemins et à la porte des maisons, mais jusque dans l’intérieur des habitations.

Les Stiêngs aiment beaucoup la parure, et leurs ornements de prédilection sont les fausses perles de couleur brillante, dont ils font des bracelets ; la verroterie et le fil de laiton sont pour eux une monnaie courante. Un buffle ou un bœuf est estimé six brassées de gros fil de laiton ; un porc est presque aussi cher ; mais pour une coudée d’un numéro fin ou pour un collier de perles, on peut avoir un faisan ou cent épis de maïs. Les hommes ne portent généralement qu’un bracelet au-dessus du coude ou au poignet, tandis que les femmes s’entourent les bras et les jambes des mêmes ornements.

Les individus des deux sexes ont les oreilles percées d’un trou qu’ils agrandissent chaque année en y introduisant des morceaux d’os ou d’ivoire de trois pouces de longueur.

La polygamie est en usage chez les Stiêngs, quoiqu’il n’y ait guère que les chefs qui soient assez riches pour se permettre le luxe de plusieurs femmes. Je me trouvais parmi eux au moment d’une éclipse totale de soleil qui, je pense, fut visible en Europe ; comme les Cambodgiens, ils prétendent que ce phénomène est causé par un être puissant qui engloutit la lune ou le soleil, et ils font, pour secourir l’astre en danger, un vacarme effroyable. Dans l’occasion dont il s’agit, ils battirent du tam-tam, poussèrent des cris sauvages tout en lançant des flèches dans l’air, jusqu’au moment où le soleil reparut. Un de leurs amusements favoris est de lancer des cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument de musique assez semblable à un arc. Pendant la nuit, lorsque le cerf-volant plane dans les airs, agité par le vent, il produit des sons doux et agréables qu’ils écoutent avec plaisir.

Leur mémoire est courte, et ils ont grand’peine à apprendre à calculer. Lorsqu’ils ont une centaine d’épis de maïs à vendre, ils les disposent par dizaines et mettent un temps infini pour s’assurer que le nombre est exact.

Ils ont des guerres fréquentes, mais jamais très-sérieuses, suites de représailles entre les villages voisins ; ils cherchent à se surprendre dans leurs champs ou sur les chemins et à se faire prisonniers. Le captif est alors conduit la cangue au cou et vendu comme esclave aux Laotiens et aux Cambodgiens. On peut dire que leur caractère est doux et timide ; à la moindre alerte, ils se retirent dans les bois et enfoncent dans les sentiers des dards de bambous aigus et taillés comme des stylets, qui très-souvent percent de part en part les pieds de ceux qui les poursuivent.

Il y a une différence très-notable entre les mœurs des sauvages de Brelum et ceux des villages environnants, et on doit cela à la présence de la croix, aux bons et courageux missionnaires qui, réduits à n’opérer que bien peu de conversions, — la plus grande de leurs peines, — ont au moins la consolation de pouvoir, par leur présence continuelle, leurs bons exemples et leurs conseils, adoucir les mœurs, éclairer l’intelligence, en un mot, civiliser ces malheureuses créatures.

La faune de ce pays ne diffère pour ainsi dire pas de celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques belles coquilles terrestres, de beaux insectes, dont plusieurs spécimens nouveaux dans ces deux genres, et un très-petit nombre d’oiseaux intéressants, je ne rapporterai de mon excursion que le plaisir d’avoir pu étudier les mœurs de ce peuple curieux, et contribué à le faire connaître ; si toutefois mes notes de voyage, prises à la hâte et sans autre prétention que celle d’une exactitude scrupuleuse, sont appelées à voir le jour à mon retour, soit que Dieu me réserve le bonheur de revoir ma patrie, soit que, tombé victime des fièvres ou d’un tigre affamé, je laisse à quelque bonne âme le soin de recueillir ces feuilles, barbouillées le plus souvent à la lueur d’une torche au pied d’un arbre, au milieu d’un tourbillon d’affreux moustiques.

Je passai trois mois à Brelum, rayonnant de ce centre hospitalier partout où m’entraînait l’ardeur de la chasse ou les exigences de l’étude. Celles-ci me poussèrent au nord, dans la vallée du grand fleuve, jusqu’à mi-chemin de Bassac, dans un district métallurgique où d’excellent minerai de fer attend l’industrie européenne. La chasse m’entraina souvent au sud-ouest, dans la zone forestière que les haines de races ont ménagée entre les tribus du Mékong et l’empire annamite, sorte de marche déserte dont les tigres seuls font la police.

Pendant ces trois mois, mes deux pauvres serviteurs furent presque constamment malades des fièvres. Je m’estime fort heureux d’avoir eu jusqu’ici la chance de conserver ma santé ; même dans ces forêts, je n’ai pas eu une seule attaque de fièvre. Dans la saison des pluies, l’air est d’une humidité et d’une pesanteur extrêmes ; au milieu des forêts les plus épaisses et où le soleil pénètre à peine, on se croirait dans une étuve, et au moindre exercice un peu violent je rentrais mouillé de transpiration. Pendant les mois de septembre et d’octobre, des pluies torrentielles tombèrent sans interruption le jour et la nuit. En juillet et août, nous n’avions guère eu que quelques violents orages, éclatant tous les deux ou trois jours. Au commencement de novembre, le vent changea et nous amena quelques nuits fraîches qui firent tomber le thermomètre centigrade à douze degrés. De midi à trois heures, la température variait peu, c’est-à-dire de trente à trente-trois degrés du même thermomètre.