Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/27

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 302-317).
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XXVII

De Kôrat à Luang-Prabang. — Versant occidental du bassin du Mékong.

Consulter les quelques cartes existantes de l’Indo-Chine pour me guider dans l’intérieur du Laos eût été une sottise ; aucun voyageur, à ma connaissance du moins, n’ayant encore pénétré dans le Laos oriental ou publié des données authentiques sur ce pays. Interroger les indigènes pour des renseignements sur les lieux éloignés de plus d’un degré eût été inutile. Mon but était de gagner Luang-Prabang par terre, d’explorer les tribus dépendantes de cet État au nord, et de redescendre le Mékong jusqu’au Cambodge. En partant de Kôrat, j’avais à me diriger vers le nord tant que je trouverais des chemins praticables et des lieux habités ; indubitablement j’arriverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais pas directement sur Luang-Prabang, je n’aurais qu’à me diriger à l’est, lorsque je le jugerais nécessaire.

J’éprouvai de nouveau un délai de plusieurs jours à mon arrivée à Kôrat avant dé pouvoir obtenir des éléphants ; enfin le vice-roi, qui par son absence m’occasionnait ce retard involontaire, revint, me reçut très-amicalement, me donna une excellente lettre pour les gouverneurs de ses provinces, deux éléphants pour moi et mes domestiques, deux autres pour mes bagages, et je me mis enfin en route pour Tchaïapoune. Avant de quitter Kôrat, le Chinois chez lequel je logeais me donna le conseil suivant :

« Achetez un tam-tam, et partout où vous vous arrêterez, faites-le résonner. Aussitôt on dira : « Voilà un officier du roi ! » Les voleurs s’éloigneront, et les autorités auront aussitôt de la considération pour vous. Si cela ne suffit pas, la chose indispensable, si vous voulez lever les obstacles que les chefs laotiens ne manqueront pas de mettre partout sur votre route, c’est un bon rotin ; le plus long sera le meilleur, et essayez-le sur le dos de tous les mandarins qui feront la moindre résistance ou n’obtempéreront pas de suite à vos ordres. Mettez votre délicatesse de côté ; le Laos n’est pas le pays des Francs ; suivez mon conseil, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. »

Arrivé à Tchaïapoune, je fus cette fois beaucoup mieux reçu et je n’eus nullement besoin du tam-tam ni du rotin ; la vue des éléphants et l’ordre du vice-roi de Kôrat rendirent notre mandarin souple comme un gant ; il me donna d’autres éléphants pour aller visiter les ruines de Pan-Brang, à trois lieues au nord de cette ville, au pied d’une montagne. Les Laotiens superstitieux prétendent aussi qu’elles renferment de l’or, mais que tous ceux qui ont osé y faire des recherches ont été comme frappés de folie.

Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.
Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.
Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.

Deux chemins conduisent de Tchaïapoune à Poukiéau ; le premier, à travers les montagnes, est excessivement difficile, et, dans la crainte de briser mes instruments, nous prîmes le second, qui est censé tourner le mauvais pas, mais qui prend le double de temps. Le premier jour, partis à une heure, nous atteignîmes un village nommé Nam-Jasiea, où nous fûmes surpris par un orage épouvantable. Nous étant abrités aussi bien que nous pûmes, nous gagnâmes l’entrée d’une forêt pour y passer la nuit. Depuis ce moment, la pluie ne cessa de tomber pendant plusieurs heures durant le jour et toutes les nuits suivantes ; pendant cinq jours nous ne quittâmes plus la forêt et ne vîmes aucune habitation. Il est vrai que nos jeunes éléphants étaient très-chargés, et nous ne pouvions guère faire plus de trois à cinq lieues par jour. Les torrents avaient débordé, et la terre ne présentait plus qu’un lit de fange et d’eau ; aussi je passai là les nuits les plus pénibles de ma vie, contraint que je fus de rester constamment avec mes habits mouillés sur le dos. On ne peut imaginer ce que nous eûmes à souffrir. C’était à regretter les chasse-neige, ces ouragans de frimats, si fréquents en Russie, au milieu desquels je manquai mourir plus d’une fois.

Mon pauvre Phraï fut saisi d’une horrible fièvre deux jours avant d’arriver à Poukiéau, et moi-même je me sentis très-indisposé. Le passage de la montagne est facile, l’ascension presque insensible ; des blocs de grès obstruent, il est vrai, le sentier en divers endroits, mais les éléphants et les bœufs, les premiers surtout, s’y frayent facilement un passage. À deux ou trois reprises seulement, je fus obligé de descendre de cheval : car j’ai acheté un de ces animaux à Kôrat, comptant bien m’en servir pendant une grande partie de mes voyages futurs.

La végétation est belle, sans être épaisse ; peu d’arbres aux fortes proportions ; ils sont en général d’un diamètre de un ou deux pieds, et souvent d’une hauteur de vingt-cinq, trente et même quarante mètres ; parmi eux, on remarque beaucoup d’arbres à résine. Sous leur ombre, les daims sont en grande quantité ainsi que les tigres ; dans la montagne, il y a beaucoup d’éléphants et de rhinocéros. Nous trouvâmes d’immenses couches de grès, et en maints endroits, de petits monuments insignifiants, faits en brique, et contenant des idoles en pierre taillée. Pendant la route, une de mes caisses s’est détachée par les secousses de l’éléphant ; elle fut brisée, et toute la charge, consistant en instruments et en des flacons d’esprit-de-vin contenant des serpents et des poissons, eut le même sort.

Poukiéau est un village moins considérable encore que Tchaïapoune. Nous trouvâmes un bon homme dans le gouverneur de cet endroit ; la veille de notre arrivée, il revenait de Kôrat, où il avait été informé de mon passage dans son district. Il me fit bonne réception. La pauvreté et la misère règnent ici : nous ne trouvâmes pas un poisson à acheter, pas un pot de graisse, rien que du riz gluant. Aussi, dès que mon pauvre Phraï sera sur pied, je me remettrai en route. Désormais c’est Tine-Tine qui attire le plus l’attention des indigènes ; il a le pas sur moi ; on ne crie pas : « Un blanc ou un farang ! » quand nous passons, mais : « Un petit chien ! » et tout le monde d’accourir pour voir cette curiosité ; notre tour ne vient qu’après. Dans ces montagnes, les Laotiens font aux génies locaux des offrandes de pierres et de bâtons.

Les pluies avaient commencé lors de ma seconde entrée dans le Dong-Phya-Phaye, où je reçus pour baptême un déluge épouvantable ; elles ont continué depuis, parfois avec des interruptions d’un ou de deux et quelquefois de trois jours ; mais elles ne m’ont pas arrêté un instant, quoique j’eusse à traverser une région plus redoutée encore des Siamois que cette forêt du Roi-du-Feu, et où aucun d’eux ne s’engage volontairement.

C’est la même chaîne qui, des bords du Ménam, dans la province de Saraburi, s’étend au sud le long du golfe de Siam, entoure le Cambodge comme d’une ceinture, longe toutes les côtes du golfe, et y forme une centaine d’îles et d’îlots, tandis que, de l’autre, elle court directement au nord, toujours grandissant et étendant à l’est ses ramifications, qui forment mille vallées étroites et déversent toutes leurs eaux dans le Mékong.

Dans cette région de montagnes, les éléphants seuls servent aux transports ; il n’est pas de village qui n’en possède un certain nombre, et plusieurs petites villes ou bourgs en comptent de cinquante à cent ; j’appellerais volontiers cet intelligent animal la frégate des jungles et des montagnes tropicales ; sans lui, aucune communication ne serait possible pendant sept mois de l’année ; tandis qu’il n’est pas de lieu, quelque épouvantable qu’il soit, que l’on ne puisse traverser avec son secours. Il faut l’avoir vu dans ces chemins que je ne puis appeler que d’un nom, chemins du diable, qui ne sont que des ornières de deux et trois pieds de profondeur, de véritables ravins pleins de vase. Tantôt se laissant glisser, les pieds rapprochés, sur l’argile pétrie et molle des pontes escarpées et élevées ; tantôt à demi plongé dans la fange, et l’instant d’après debout sur des roches aiguës d’où l’on penserait qu’un Blondin seul pourrait se dégager ; il franchit des troncs énormes, brise les jeunes arbres et les bambous qui s’opposent à sa marche, et se couche à plat ventre pour aider aux cornacs à replacer le bât qui glisse de son dos ; puis, mille fois dans un jour, passant sans les heurter entre des troncs qui ne lui livrent que juste l’espace nécessaire, sondant avec sa trompe la profondeur de l’eau et celle des bourbiers pour assurer sa marche, s’accroupissant et se relevant tour à tour jamais il ne bronche ou ne fait un faux pas. Il faut, dis-je, l’avoir vu à l’œuvre dans sa patrie, dans les lieux qu’il hante de prédilection, à l’état de liberté, mais dressé, pour se faire une idée de son intelligence de sa force, de sa docilité, de son adresse, et surtout de la manière admirable dont fonctionnent toutes les articulations dont on a cru pourtant pendant si longtemps ce colosse dépourvu ; on est alors convaincu qu’il n’est pas une grossière ébauche de la nature, mais une créature faite, non pas pour confondre l’esprit de l’homme, mais pour lui donner souvent des leçons de bonté, de patience et de prévoyance. Il ne faut pourtant pas exagérer sa commodité, ou bien les bâts employés par les Siamois et les Laotiens sont susceptibles de perfectionnement ; enfin la charge de trois petits bœufs, c’est-à-dire de deux cent cinquante à trois cents livres, est tout ce que j’ai vu les plus gros éléphants transporter aisément en plaine comme dans les montagnes, et dix-huit milles sont les plus grandes distances qu’ils puissent parcourir avec un poids modéré, tandis que de dix à douze milles sont les journées ordinaires.

C’est ainsi qu’avec quatre, cinq et jusqu’à sept éléphants, je traversai toute cette mer de montagnes qu’à partir de mon entrée dans le Laos, jusqu’à Luang-Prabang, je ne cessai de monter et descendre, c’est-à-dire sur un espace de près de cinq cents milles.

Tout ce versant oriental, à l’exception de quelques villages de sauvages à ventre noir[1] enclavés dans cet État, est habité par le même peuple, les Laos ou Laotiens à ventre blanc, qui s’appellent eux-mêmes Lao, et que les Siamois, les Chinois et tous les autres peuples environnants ne connaissent que sous ce nom.

Les Laotiens à ventre noir, ou occidentaux, sont appelés par leurs frères de l’est du nom qu’à Siam et au Cambodge on donne aux Annamites : Zuène, Lao-Zuène. La seule chose qui les distingue, c’est qu’ils se tatouent la partie inférieure du corps, principalement les cuisses, et portent souvent les cheveux longs noués en torchon au sommet de la tête. Leur langue est la même quant au fond, et ne diffère guère du siamois et du laotien oriental que par la prononciation et l’acception de certaines expressions qui ne sont plus en usage chez le premier de ces peuples.

Je ne tardai pas à être convaincu que, sans la chaude lettre du gouverneur de Kôrat, j’aurais eu partout des chefs le même accueil qu’à Tchaïapoune ; mais celle-ci est très-explicite : n’importe où je passerais on devait me fournir des éléphants et m’apporter toutes les provisions nécessaires comme si j’étais un envoyé du roi. Aussi je me réjouissais grandement de voir ces petits chefs de provinces marchant aux ordres de mes domestiques et craignant à chaque instant que, suivant l’usage siamois, je n’usasse du rotin. Un de mes hommes, pour se donner un certain relief de dignité et de pouvoir, avait attaché un de ces épouvantails aux armes dont il était porteur, et cette vue seule suffisait, avec le son du tam-tam, pour inspirer la crainte, tandis que de petits présents distribués à propos et de bons pourboires aux cornacs m’attiraient la sympathie du peuple.

La plupart des villages se trouvent situés à une journée de distance les uns des autres ; cependant il faut quelquefois marcher trois ou quatre journées avant de rencontrer une seule habitation ; on est alors forcé de coucher dans le jungle. Dans la bonne saison, je le trouverais peut-être agréable ; mais dans celle des pluies, rien ne peut donner une idée des souffrances que les voyageurs éprouvent la nuit sous un mauvais abri de feuilles élevé à la hâte au-dessus d’un lit de branchages, assaillis qu’ils sont par des myriades de moustiques attirés par la lumière des torches et des feux, des légions de taons qui, à la tombée du jour aussi bien que lorsqu’on met le pied à l’étrier, s’attaquent à l’homme autant qu’à sa monture, des pucerons presque imperceptibles qui vous entourent par essaims et dont la piqûre, excessivement douloureuse, vous cause d’énormes ampoules ; je ne parle pas des sangsues qui, à la moindre pluie, sortent de terre, sentent l’homme à plus de vingt pas, et de tous les côtés viennent avec une vitesse incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes d’une bonne et solide couche de chaux est le seul moyen de les empêcher d’envahir tout le corps pendant la marche.

Le 12 avril, j’avais quitté Bangkok ; le 16 mai, j’arrivai à Leuye, chef-lieu d’un district relevant tout à la fois de deux provinces, de Petchaboune et de Lôme, et situé dans une vallée étroite comme tous les villages et villes que j’ai rencontrés depuis Tchaïapoune jusqu’ici. C’est le district de Siam, le plus riche en minerai. Un de ces monts renferme des gîtes immenses d’un fer magnétique d’une qualité remarquable ; d’autres de l’antimoine, du cuivre argentifère et de l’étain.

Le fer seul est exploité, et cette population, moitié agricole, moitié industrielle, fournit d’instruments de labour et de coutelas toutes les provinces qui l’entourent jusqu’au-delà de Kôrat. Cependant il n’y a ni usines ni machines à vapeur, et il est vraiment curieux de voir combien peu il en coûte à un forgeron pour son installation : dans un trou d’un mètre et demi carré creusé à proximité de la montagne, il entasse et fond le minerai avec du charbon ; le fer, liquéfié, se dépose dans le fond de la cavité et s’y creuse un lit d’où on le retire, lorsque l’opération est achevée, pour le transporter à la forge.

Là, dans une nouvelle cavité en terre, on établit un feu qu’un enfant avive au moyen de deux soufflets qui sont simplement deux troncs d’arbre creux enfoncés en terre et dans lesquels jouent alternativement deux tampons entourés de coton, fixés à une planchette et emmanchés à de longs bâtons, tandis qu’à la base des troncs d’arbre sont adaptés deux tulles de bambou qui conduisent l’air sur le foyer enflammé.

Dans plusieurs localités, je découvris des sables aurifères, mais aucun gîte abondant ; dans quelques villages, les habitants font à temps perdu le métier d’orpailleurs, mais ils gagnent à peine à cette besogne, disent-ils, le riz qu’ils mangent. J’ai traversé, dans ce voyage, plus de soixante villages comptant de vingt à cinquante feux, et six bourgades appelées villes et ayant une population de quatre cents à six cents habitants.

J’ai fait une carte de toute cette contrée. Depuis Kôrat j’ai traversé cinq rivières considérables qui se jettent dans le Mékong, et dont le lit est plus ou moins rempli, selon les saisons. La première a trente-cinq mètres de largeur, c’est le Menam-Tchie, latitude 15° 45’ ; la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt-dix mètres, latitude 18° 3’. Le Memam-Ouan, à Kenne-Tao, cent mètres, latitude 18° 35’; le Nam-Pouye, soixante mètres, latitude 19° ; le Nam-Houn, 20° de latitude, de quatre-vingts à cent mètres de largeur.

Le Tchie est navigable depuis la latitude de Kôrat jusqu’à son embouchure, du mois de mai au mois de décembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn ne le sont que sur une étendue restreinte à cause de leurs nombreux rapides, et, malgré nos vieilles géographies, il n’existe pas de communication par eau entre le Ménam et le Mékong ; les hauteurs considérables qui séparent ces fleuves sont des obstacles insurmontables pour le percement de canaux.

Les Laotiens ressemblent beaucoup aux Siamois ; une prononciation différente, une accentuation lente est la seule différence que je remarque dans leur langage. Les femmes portent les cheveux longs et une jupe pendante, ce qui leur va bien quand elles sont jeunes et qu’elles sont peignées. Elles sont mieux que celles des bords du Ménam ; mais à un âge un peu avancé, leur chignon négligemment jeté sur une tempe ou l’autre, et les goitres d’une grosseur énorme dont elles sont affectées, les rendent d’une laideur repoussante.

Le commerce, dans toute cette partie du Laos, est peu considérable, les Chinois habitant Siam ne pouvant pénétrer jusqu’ici, à cause des frais ; énormes que leur occasionnerait le transport de leurs marchandises à dos d’éléphant. À peu près chaque année, il vient une caravane du Yunnan, composée d’une centaine d’individus et de quelques centaines de mulets. Les uns vont jusqu’à Kenne-Thae ; d’autres gagnent M. Nâne et Tchieng-Maïe. Ils arrivent en février et repartent en mars ou avril.

Le mûrier ne réussit pas dans ces montagnes ; mais, par contre, dans plusieurs localités on élève en quantité l’insecte qui produit la laque, et on cultive à cet effet l’arbuste dont les feuilles servent à sa nourriture.

C’est de l’extrémité nord de la principauté de Luang-Prabang, et d’un district tributaire de la Cochinchine comme de Siam, et peuplé par des Tonkinois plutôt que par des Laotiens, que vient toute la gomme benjoin qui est vendue à Bangkok.

Le 24 juin, j’arrivai à Paklaïe (lat. 19° 16’ 58"), qui est la première bourgade de cette principauté située sur le Mékong, que l’on rencontre en venant du sud. C’est un charmant village, très-riche, plus grand et plus beau que ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici dans ce pays ; les maisons y sont élégantes et spacieuses, et tout y annonce une aisance et un bien-être que depuis j’ai remarqués dans toutes les localités où je me suis arrêté. Le Mékong y est beaucoup plus large que le Ménam à Bangkok, et c’est avec un bruit pareil à celui de la mer et l’impétuosité d’un torrent qu’il se fraye un chemin entre de hautes montages qui semblent avoir peine à le contenir dans son lit.

Les rapides se succèdent de distance en distance depuis Paklaïe jusqu’à Luang-Prabang, que l’on n’atteint qu’après dix à quinze jours d’une marche pénible.

La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la rencontre d’un ami ; c’est que j’ai bu longtemps ses eaux ; c’est une vieille connaissance ; il m’a longtemps bercé et tourmenté. Aujourd’hui, il coule majestueux, à pleins bords, entre de hautes montagnes dont il a rongé la base pour creuser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jaunâtres comme l’Arno à Florence, mais rapides, comme un torrent ; c’est un spectacle vraiment grandiose.

J’étais fatigué de cette longue marche à dos d’éléphants, et je désirais prendre un bateau ; mais le chef et les habitants du village, craignant qu’il ne m’arrivât quelque malheur, me conseillèrent de continuer ma route de la même manière. J’allai donc par terre jusqu’à Thodua, quatre-vingt-dix milles plus au nord ; et pendant huit jours je passai, comme précédemment de vallée en vallée, franchissant des montagnes de plus en plus élevées, et où nous fûmes encore davantage tourmentés par les sangsues. Mais, au moins, je n’eus plus à coucher dans les jungles : tous les soirs, nous atteignions un hameau ou un village où nous trouvions pour abri le toit d’un caravansérail ou celui d’un pagode. Mais, hélas ! dans ce dernier et saint asile, nous ne pouvions goûter guère plus de repos qu’en rase campagne. Les prêtres laotiens sont continuellement en prières dans les cours de leurs pagodes ; ils font, jour et nuit, un charivari affreux en psalmodiant sur tous les tons. Si le salut de l’âme se conquiert par le bruit, ils doivent nécessairement aller directement en paradis.

Je n’ai rencontré qu’un village où les tigres commissent de sérieux ravages. Mais un autre danger, qui peut devenir sérieux quelquefois dans ces lieux escarpés, c’est que souvent il se trouve parmi les éléphants de la caravane une ou deux femelles suivies de leurs petits ; et comme ceux-ci trottent et courent de côté et d’autre pour brouter et folâtrer, s’il arrive quelquefois qu’un d’entre eux trébuche et tombe dans un ravin, aussitôt toute la troupe s’y jette après lui pour l’en retirer.

Dans le journal que j’ai tenu lors de mon voyage au Cambodge, j’ai dépeint le Mékong comme un fleuve imposant, mais monotone et manquant presque totalement de pittoresque. Ici, la différence est grande. Dans les endroits les plus resserrés, il a encore plus de mille mètres de largeur, et partout il se trouve encaissé entre de hautes montagnes d’où découlent des torrents qui, de cascade en cascade, lui apportent leur tribut : c’est comme un excès de grandeur et de richesse. Sur tout le parcours de ce fleuve immense, l’œil se repose constamment sur des monts couverts d’un riche et épais manteau de verdure.

Le 25 juillet, j’arrivai à Luang-Prabang, charmante petite ville qui, s’étendant sur un espace d’un mille carré, compte une population, non de quatre-vingt mille habitants, comme le dit Mgr Pallegoix dans son ouvrage sur Siam, mais de sept à huit mille seulement. La situation est des plus agréables ; les montagnes qui resserrent le Mékong, au-dessus comme au-dessous de cette ville, forment une vallée circulaire, dessinant une arène de neuf milles de largeur, qui a dû être jadis un bassin fermé, et encadrent un tableau ravissant, qui rappelle les beaux lacs de Côme ou de Genève.

Si ce n’était le soleil de la zone torride qui brille constamment sur cette vallée, ou si une douce brise tempérait la chaleur accablante qui y règne pendant le jour, je l’appellerais un petit paradis. La ville est bâtie sur les deux rives du fleuve ; mais la partie droite ne compte que quelques habitations. La partie la plus considérable entoure un mont isolé qui a cent et quelques mètres de hauteur, et au sommet duquel on a établi une pagode. Si ce n’était par crainte des Siamois, et surtout des montagnes couvertes de jungles où réside la mort, cette principauté tomberait vite entre les mains de Annamites, qui n’osent s’avancer qu’à sept journées de marche à l’est.

Une charmante rivière de cent mètres de largeur opère sa jonction avec le fleuve à l’extrémité nord-est de la ville, et conduit à quelques villages de Laotiens sauvages qui portent ici le nom de Tiê. Ces derniers ne sont autres que ces tribus appelées Penoms par les Cambodgiens, Khâs par les Siamois, Moïs par les Annamites, mots qui n’ont d’autre signification que celle de sauvages.

Toute la chaîne de montagnes qui s’étend du nord du Tonkin au sud de la Cochinchine, à une centaine de milles au nord de Saïgon, est habitée par ce peuple tout à fait primitif, divisé en tribus qui parlent divers dialectes, mais dont les mœurs sont partout les mêmes. Tous les villages qui ne sont pas à une très-grande distance du Mékong sont tributaires : les plus rapprochés de la ville travaillent aux constructions du roi et des princes, et ont toutes les corvées pénibles ; les autres payent leur tribut en riz. Leurs habitations sont situées dans les endroits les plus touffus des forêts et où ils savent seuls se frayer un sentier. Leurs cultures se trouvent sur le penchant et au sommet des montagnes. En un mot, ils emploient les mêmes moyens que les animaux sauvages pour échapper à leurs ennemis sans les combattre, et conserver la liberté et l’indépendance, qui sont pour eux, comme pour toutes les créatures de Dieu, des biens suprêmes.

  1. Ainsi appelés à cause du tatouage qu’ils se font à la partie supérieure des cuisses.