Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine/Texte entier

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Henri Mouhot.
Henri Mouhot.
Henri Mouhot.



HENRI MOUHOT

VOYAGE
DANS LES
ROYAUMES DE SIAM
DE CAMBODGE, ET DE LAOS
ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE
RELATION EXTRAITE
DU JOURNAL ET DE LA CORRESPONDANCE DE L’AUTEUR
PAR
FERDINAND DE LANOYE
et contenant 1 carte et 28 gravures



PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE & Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, No 77

1868
Droits de propriété et de traduction réservés.

AVANT-PROPOS


« Les vastes régions qui, sous la figure d’une double péninsule, s’étendent entre le golfe du Bengale et la mer de Chine, ne sont guère connues que par leurs côtes, l’intérieur présentant un champ de conjectures inutiles et fastidieuses[1]. »

Il y a plus de cinquante ans déjà que Malte-Brun écrivait les lignes précédentes sur les contrées où nous allons faire pénétrer nos lecteurs. Le savant géographe entrevoyait bien que toute la charpente de cette région était formée par quatre chaînes de montagnes sorties du Thibet, courant vers le sud et encadrant entre leurs escarpements parallèles trois longues et superbes vallées, arrosées par de grands fleuves ; mais il ajoutait que « les sources et le cours même de ceux-ci étaient à peu près inconnus. » Le demi-siècle, si fécond en découvertes, qui a passé sur l’ouvrage de Malte-Brun, a soulevé une bonne partie des voiles qui couvraient l’Indo-Chine. Deux guerres successives entre l’empire des Birmans et la défunte Compagnie des Indes ont poussé les Anglais dans la vallée de l’Irrawadi ; ils l’ont explorée en conquérants, et en ont réduit la moitié méridionale en provinces anglaises. Toutes les grandes sectes chrétiennes ont eu et ont encore des missionnaires dans l’Indo-Chine, et plusieurs même possèdent des temples à Siam. Le meilleur livre[2] qu’on ait écrit sur ce dernier pays est l’œuvre d’un évêque catholique. Les pages les plus intéressantes et les plus douloureuses des Annales de la Propagation de la foi sont consacrées à la Cochinchine et au Tonquin. De courageux missionnaires se sont établis depuis une douzaine d’années dans les marches sauvages de l’Annam et du Cambodge ; ils ont navigué sur le grand fleuve Mékong, l’artère de la grande vallée orientale de l’Indo-Ghine, et ont signalé à la géographie le vaste lac Touli-Sap et les ruines antiques qui dorment sur ces bords.

L’honneur de relier l’ensemble de ces découvertes, de décrire, et de dessiner ces ruines, de traverser la chaîne qui sépare les deux bassins du Ménam et du Mékong, et de remonter ce dernier fleuve jusqu’aux frontières de la Chine, était réservé à un de nos compatriotes, M. Mouhot, choisi pour cette mission par les sociétés scientifiques de Londres.

Il a payé cet honneur de sa vie, mais un honneur plus grand était réservé à sa mémoire. Récemment une commission française, chargée par le gouverneur de Saïgon de remonter le fleuve Mékong et d’en relever topographiquement le cours, a croisé, à plusieurs reprises, les traces de Henri Mouhot, et dans le souvenir que ce voyageur a laissé dans ces contrées à demi sauvages, nos compatriotes ont trouvé comme un talisman qui applanissait devant eux les obstacles du chemin et abaissait toutes les barrières.

Si prématurément close qu’ait été la carrière de Henri Mouhot, elle a donc été suffisamment remplie ; par ses travaux et par sa mort, cet héroïque et modeste savant a bien mérité, tout à la fois, de la science et de sa patrie.

Publiée d’abord dans le Tour du Monde, la relation de ses voyages a paru un an plus tard en Angleterre, en deux volumes in 8o, illustrés avec les planches mêmes du recueil français.

En reproduisant dans l’édition actuelle le texte primitif du Tour du Monde, nous l’avons revu avec le plus grand soin et en tenant consciencieusement compte des dissemblances qui le séparaient de la version anglaise.

Ces dissemblances, d’ailleurs, sont plus apparentes que réelles et portent bien moins sur le fond que sur la forme. Elles s’expliquent naturellement par la différence des points de vue où se sont placées les personnes chargées, à Londres et à Paris, de l’arrangement définitif des nombreux documents écrits, laissés par Henri Mouhot.

Pour les membres des sociétés savantes qui avaient patronné les travaux du voyageur dans un intérêt de spécialité scientifique, cette tâche ne pouvait être qu’un travail de classification.

Pour nous, — dont le devoir était de faire connaître à la France, de populariser parmi nous les labeurs et l’individualité, l’esprit et le cœur d’un compatriote, tombé dans l’extrême Orient en précurseur de notre civilisation, en éclaireur de notre drapeau, — nous avons songé avant tout à coordonner ses récits.

Sans omettre rien d’essentiel, mais évitant toute redite, tout double emploi, nous nous sommes astreint à resserrer le texte de l’auteur, à fondre l’un dans l’autre son journal et sa correspondance, de manière à toujours rapprocher et grouper ensemble les observations identiques et les appréciations de même nature ; c’était le seul moyen de renfermer dans un cadre un peu restreint autant de faits et de choses que peuvent en contenir les deux volumes de la version anglaise. Nous avons fait enfin, pour la relation de Henri Mouhot, ce que, du fond du cœur, nous voudrions qu’une main émue et sympathique fît pour les manuscrits non encore terminés ou polis, sur lesquels, d’un moment à l’autre, la mort peut nous surprendre à notre tour.

Fd de Lanoye.

Paris, le 30 septembre 1868.

VOYAGE
DANS LES
ROYAUMES DE SIAM
DE CAMBODGE ET DE LAOS
ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE




I

La traversée. — Premier coup d’œil sur le royaume de Siam et sur Bangkok, la capitale.

Le 27 avril 1858, je m’embarquai à Londres sur un navire du commerce, à voiles, et de très-modeste apparence, pour mettre à exécution un projet que je mûrissais depuis quelque temps, celui d’explorer le royaume de Siam, le Cambodge, le Laos et les tribus qui occupent le bassin du grand fleuve Mékong. J’épargne au lecteur les détails du voyage et de la vie à bord ; je me borne à dire que l’encombrement du bâtiment et la conduite du capitaine, dont la sobriété laissait beaucoup à désirer, me firent traverser une série de jours assez difficiles. Enfin, j’arrivai à Singapour le 3 septembre. Je n’y fis qu’une courte halte pour m’orienter sur les pays que j’allais visiter et trouver un navire en partance pour la capitale de Siam. Le 12 du même mois, après une traversée assez monotone dans le large golfe qui sépare l’Indo-Chine en deux péninsules, nous arrivâmes à la barre du Ménam, fleuve qui traverse la ville de Bangkok ; il est obstrué à son embouchure par un vaste banc de sable qui barre le passage aux navires d’un fort tonnage, et c’est à huit ou neuf milles dans le golfe, et avec des frais assez considérables, qu’ils doivent opérer une partie de leur déchargement, s’ils veulent remonter jusqu’à la capitale. Le Kusrovie, notre bâtiment, ne tirant que douze pieds d’eau, passa sans grandes difficultés et vint jeter l’ancre à Paknam, en face de la demeure du gouverneur, chez lequel le capitaine et moi nous nous rendîmes aussitôt, afin d’obtenir la permission de poursuivre notre route.

Cette formalité remplie, je m’empressai de visiter les forts, le marché et quelques rues de la ville. Les premiers sont construits en briques et crénelés. Paknam est le Sébastopold ou le Cronstadt du roi de Siam ; cependant je crois qu’une escadre européenne s’en rendrait facilement maîtresse et que son chef, après y avoir déjeuné, pourrait le même jour aller dîner à Bangkok.

Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, s’élève une pagode fameuse et d’un travail remarquable ; elle contient, m’a-t-on dit, les restes des derniers rois siamois. L’effet que produit cette pyramide, en se reflétant dans les eaux profondes, et limpides et en profilant ses grandes lignes sur un fond de verdure tropicale, est vraiment saisissant.

Quant à la ville, ce que j’en ai vu était d’une saleté repoussante. À huit ou dix kilomètres plus haut, nous passâmes devant une autre ville fortifiée nommée Paklat, et peuplée d’environ sept mille habitants, presque tous originaires du Pégou. Deux citadelles resserrent ici le fleuve, et de l’une à l’autre on peut tendre une sorte de chaîne formée de câbles en fil de fer et de poutres armées d’éperons. Cet obstacle, formidable peut-être pour une jonque chinoise ou annamite, ne soutiendrait pas un seul instant le choc d’une de nos chaloupes canonnières cuirassées ; et la vue de cet impuissant engin de guerre m’intéressa bien moins que celle d’un hameau voisin, où l’industrie locale a établi une raffinerie de sucre.

On ne peut refuser au fleuve le beau nom qu’il porte — Ménam — Mère des eaux, car sa largeur, aussi bien que sa profondeur, permettent aux navires du plus fort tonnage d’effleurer, ses rives sans danger ; les vergues s’accrochent aux branches ; les oiseaux folâtrent en chantant au-dessus des agrès, et les insectes, en quantité prodigieuse, bourdonnent nuit et jour sur le pont ; le paysage est, en outre, des plus pittoresques et des plus beaux. De distance en distance, des maisons s’élèvent sur les deux rives, et dans le lointain on aperçoit de nombreux villages. Nous rencontrons un grand nombre de canots, et c’est avec une dextérité incroyable qu’hommes, femmes ou enfants dirigent ces légères embarcations.

Déjà lors de ma visite au gouverneur de Paknam, j’avais pu remarquer l’étroite familiarité qui existe en ce pays entre l’enfance et l’humide élément. J’ai vu les enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, se jeter dans la rivière, nager et plonger comme des poissons. C’était un spectable curieux et ravissant, surtout par la contraste qu’offrent les enfants avec les adultes. Ici comme dans toute la plaine de Siam que j’ai parcourue depuis, j’ai rencontré des enfants charmants que je me sentais porté à aimer et à caresser, tandis qu’arrivés à un certain âge, ils s’enlaidissent par l’usage du bétel qui noircit leurs dents et grossit leurs lèvres.

La situation même du pays tend un peu à rendre amphibies ses habitants. Toute la partie centrale du bassin de Ménam n’est qu’une plaine alluviale, coupée de canaux, et noyée annuellement pendant plusieurs mois ; nous étions déjà arrivés au centre de la cité populeuse que je me croyais encore à la campagne ; il me fallut la vue de plusieurs constructions européennes et celle des bateaux à vapeur qui sillonnent cette majestueuse rivière, dont les bords sont garnis de maisons et de boutiques flottantes, pour me rappeler à la réalité locale.

Nous jetâmes l’ancre en face de la cathédrale de la Mission française et du modeste palais de Mgr Pallegoix, ce digne archevêque qui, pendant près de trente ans, sans autre assistance que celle de quelques missionnaires dévoués comme lui, a su faire respecter dans ces régions lointaines le signe révéré du chrétien et le nom de la France.

La vue de la croix surtout, dans ces pays éloignés, fait le même bien au cœur que la rencontre d’un ami de vieille date. À sa vue, on se sent soulagé, on sait qu’on n’est plus seul. Le dévouement, l’abnégation de ces pauvres et bons missionnaires, providence des voyageurs, modestes pionniers de la science et de la foi, sont dignes d’admiration, et ce serait de l’ingratitude que de ne pas leur rendre l’hommage qui leur est dû.

Depuis quelque temps, surtout depuis les guerres de Chine et de Cochinchine, on a fait grand bruit de Siam en Europe, et sur la foi des traités de commerce et de paix, et d’ampouleuses descriptions, plusieurs représentants de la France et de l’Angleterre y ont fondé des maisons de commerce. Malheureusement il y a eu beaucoup de déceptions et, à cette heure, c’est une plainte générale. Le fait est que les négociants ont des concurrents dangereux dans les mandarins, et même dans les princes qui accaparent la plus grande partie du riz et du sucre, branches principales du commerce, et l’expédient sur leurs jonques et leurs nombreux navires ; de plus, le pays n’était pas préparé au changement qui s’est opéré tout à coup dans ses lois, et n’a encore guère cultivé que pour sa propre consommation ; en outre, la population est peu nombreuse, et le Siamois est paresseux. La culture est en grande partie entre les mains des Chinois, gens plus laborieux, mais dont l’immigration s’est détournée depuis quelques années pour se porter en Australie, en Californie, à Singapour et dans quelques autres contrées florissantes.

Le royaume de Siam mérite certainement toute la réputation de beauté dont il jouit ; cependant c’est particulièrement dans les montagnes que la nature porte un véritable cachet de grandeur.

Les environs de Bangkok sont, à perte de vue, aussi plats que les polders de la Hollande. La ville elle-même repose sur un archipel d’îlots vaseux que le bras principal, ou thalweg du Ménam, découpe en deux sections. Celle de droite n’a guère droit qu’au titre de faubourg, car les huttes du peuple, les jardins et les marais y dominent. Les pagodes et les demeures des grands y sont rares. Sur la rive gauche du fleuve, au contraire, la ville proprement dite, entourée de murailles crénelées et flanquées de loin en loin de tours et de bastions, couvre un espace de deux lieues de circuit. Entre les deux sections, des milliers de boutiques, flottant sur des radeaux, s’allongent sur deux rangs en suivant les sinuosités du fleuve que sillonnent en tous sens d’innombrables embarcations. L’animation qui règne sur les eaux est la première chose qui frappe le voyageur pénétrant au sein de cette capitale par la voie du Ménam. Bientôt, son attention est attirée par la vue des palais royaux et des pagodes, projetant dans les airs, au-dessus de l’éternelle verdure de la végétation tropicale, leurs flèches dorées, leurs dômes vernissés, leurs hautes pyramides, sculptées à jour, découpées en guipures et reflétant tous les rayons du soleil, toutes les couleurs du prisme sur leur revêtement de cristaux et de porcelaines. Cette architecture des Mille et une Nuits, la variété infinie des édifices et des costumes, indiquant la diversité des nationalités groupées sur ce point du globe, le son incessant des instruments de musique et le bruit des représentations scéniques, tout cet ensemble est, pour l’étranger, un spectacle aussi nouveau qu’agréable au premier abord.

En outre, ici, — autre impression étrange, — pas de bruits de voitures ni de chevaux ; pour vos affaires ou vos plaisirs, vous êtes obligé de descendre ou remonter la rivière en bateau. Bangkok est la Venise de l’Orient ; on n’y entend que le bruit des rames, celui des ancres, le chant des matelots ou les cris des rameurs qu’on nomme cipayes. La rivière tient lieu de cours et de boulevards, et les canaux remplacent les rues. Un observateur n’a de choix dans ce pays qu’entre deux positions : s’accouder sur son balcon, ou glisser mollement sur l’eau couché au fond de son canot.

II

Population de Bangkok. — Les Siamois. — Hommes, femmes, enfants. — Esprit de famille. — Étranges contrastes. — Superstitions.

Bangkok, ville toute moderne, a succédé comme capitale du royaume de Siam à deux autres cités qui, elles-mêmes, ne remontent pas à une haute antiquité : Ajuthia et Nophabury. En héritant de leurs prérogatives, elle a aussi hérité de leurs titres officiels, et tout bon Siamois voit en elle Krung-thépha-maha-nakkom-si-Ayuthaja-maha-dilok-raxathani, c’est-à-dire « la grande ville royale des anges, la belle et inexpugnable cité, etc., etc. » Ces qualifications sont brillantes ; mais sont-elles méritées ? Inexpugnable ! hélas ! Bangkok ne l’est pas plus qu’Ajuthia, qui a été, à plusieurs reprises, prise et pillée par les Pégouans et les Birmans. — Belle ! elle a certainement droit à cette épithète quand, vue du milieu du fleuve, elle étale au regard ses palais et ses temples ; mais elle la perd rapidement dès qu’on pénètre dans les ruelles fangeuses, dans les mille canaux secondaires, étroits et nauséabonds qui découpent ses îlots chargés de huttes sales et misérables, blessant l’œil autant que l’odorat. Quant à la population de cette royale cité, — population dont il est presque impossible de savoir le chiffre exact, vu l’imperfection des recensements orientaux, mais qui grouille certainement, au nombre de trois ou quatre cents milliers de créatures, dans un espace où cinquante mille Français auraient peine à se mouvoir et à respirer, — bien loin de rappeler en quoi que ce soit le type angélique, tel du moins que nous nous le représentons d’après les traditions artistiques et religieuses, elle forme certainement un des groupes sociaux les plus énervés au physique et au moral qui existent sur ce globe sublunaire.

Pendant dix longues années, j’ai séjourné en Russie ; j’y ai été témoin des effets affreux du despotisme et de l’esclavage. Eh bien ! ici j’en vois d’autres résultats non moins tristes et déplorables. À Siam, tout inférieur rampe en tremblant devant son supérieur ; ce n’est qu’à genoux ou prosterné et avec tous les signes de la soumission et du respect qu’il reçoit ses ordres. La société tout entière est dans un état de prosternation permanente sur tous les degrés de l’échelle sociale : l’esclave devant son maître, petit ou grand, celui-ci devant ses chefs civils, militaires ou religieux, et tous ensemble devant le roi. Le Siamois, si haut placé qu’il soit, dès qu’il se trouve en présence du monarque, doit demeurer sur ses genoux et sur ses coudes aussi longtemps que son divin maître sera visible. Le respect au souverain ne se borne pas à sa personne, mais le palais qu’il habite en réclame une part ; toutes les fois qu’on passe en vue de ses portiques, il faut se découvrir ; les premiers fonctionnaires de l’État sont alors tenus de fermer leurs parasols, ou tout au moins de les incliner respectueusement du côté opposé à la demeure sacrée ; les innombrables rameurs des milliers de barques qui montent ou descendent le fleuve doivent s’agenouiller, tête nue, jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le pavillon royal, le long duquel des archers, armés d’une sorte d’arc qui décoche fort loin des balles de terre fort dure, se tiennent en sentinelles, pour faire observer la consigne et châtier les délinquants. Ajoutons, comme dernier trait, que ce peuple, toujours à plat ventre, — dont un grand tiers au moins, la moitié peut-être, si l’on eu excepte la colonie chinoise, est esclave de corps et de biens, — se donne à lui-même le nom de Thaie, qui signifie hommes libres !!!

La population du royaume de Siam s’élève, suivant Mgr Pallegoix, à six millions, à quatre et demi seulement, suivant l’Anglais Bowring ; mais, quel que soit son chiffre, elle n’est pas, à beaucoup près, homogène. Une colonie chinoise, très-respectable dans ce pays, en forme au moins un cinquième ; deux autres cinquièmes sont composés de Malais, de Cambodgiens, de Laotiens, de Pégouans, etc. Les Siamois proprement dits comptent donc à peine deux millions. Chaque population a ses usages, ses mœurs à elle ; et, bien, que toutes appartiennent à cette branche du tronc humain que les classificateurs appellent la race mongole, toutes ont un type propre. Les Siamois se reconnaissent sans peine à leurs allures molles et paresseuses, à leur physionomie servile. Ils ont presque tous le nez un peu camard, les pommettes des joues saillantes, l’œil terne et sans intelligence, les narines élargies, la bouche trop fendue, les lèvres ensanglantées par l’usage du bétel, et les dents noires comme de l’ébène. Ils ont tous aussi la tête complètement rasée, à l’exception du sommet, où ils laissent croître une espèce de toupet. Leurs cheveux sont noirs et rudes : ils figurent assez exactement la brosse ; les femmes portent le même toupet, mais leurs cheveux sont fins et tenus soigneusement. On regrette, à les voir, qu’elles les rasent impitoyablement dés leur naissance. Le costume des hommes et des femmes est peu compliqué : une pièce d’étoffe qu’ils relèvent par derrière et dont ils attachent les deux bouts à leur ceinture, est leur unique vêtement. On lui donne indifféremment le nom de pagne ou de langouti. Les femmes portent, en outre, une écharpe d’une épaule à l’autre. Nous reconnaissons, du reste, volontiers, qu’ici, le type féminin, tant qu’il peut s’étayer de la jeunesse, est de beaucoup supérieur au type de l’homme et que, la finesse des traits à part, la Siamoise de douze à vingt ans a peu à envier aux modèles convenus de notre statuaire.

Depuis le prince jusqu’au mendiant, tout le monde mâche le bétel à Siam : c’est un des besoins de la vie. Aussi, les Chinois établis dans ce royaume cultivent-ils avec soin cette denrée, qu’ils vendent avantageusement. Ces Chinois émigrés sont d’habiles cultivateurs, des commerçants intelligents ; ils parlent le siamois comme s’ils étaient nés à Siam, mâchent le bétel comme les indigènes ; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le roi ; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l’argent viennent les honneurs. Une des grandes qualités du peuple siamois est l’esprit de famille. Chez l’esclave, comme chez le seigneur, vous verrez donner les mêmes soins et les mêmes caresses aux enfants. Qu’il arrive un malheur à un membre de la famille, frère, cousin, etc., tous les parents à l’envi viendront s’unir, se cotiser, pour prévenir l’accident, s’il en est temps encore, ou pour l’alléger, dans le cas contraire. Il m’est arrivé vingt fois d’entrer dans une case d’esclaves, ou dans le palais du premier ministre, de prendre un enfant sur mes genoux et de le caresser ; aussitôt je voyais la joie se peindre sur le visage du père et de la mère ; tous deux me remerciaient avec effusion ; kopliai, kopliai, merci, merci, me répétaient-ils, et, une autre fois, si je passais devant leur demeure, « Viens donc chez nous, étranger, » me criait la mère. Ces petits détails indiquent clairement, il me semble, que ce peuple a du cœur ; et si, un jour, il s’éclaire et se civilise à notre contact, il retrouvera, j’en ai la conviction, ses autres facultés intellectuelles, qui ne sont qu’endormies.

Enfants du berceau jusqu’à la tombe, les Siamois adorent les bijoux, n’importent lesquels, vrais ou faux, pourvu qu’ils brillent ; ils couvrent leurs femmes et leurs enfants d’anneaux, de bracelets, d’amulettes et de plaques d’or ou d’argent ; aux bras, aux jambes, au cou, aux oreilles, sur le torse, sur les épaules, partout où il peut en tenir, on est sûr d’en trouver. J’ai vu un charmant enfant de six à huit ans, fils du roi, si chargé de ces objets, de clinquant et de broderies en pierres fines, qu’il ne pouvait bouger, le poids de ses vêtements et de ses bijoux l’emportant de beaucoup sur celui de son pauvre petit corps.

Ne devant cacher ni le bien ni le mal là où nous les trouvons existants, séparément ou réunis, nous répéterons qu’un tiers au moins de cette population vit dans l’esclavage. C’est donc un total de quinze à dix-huit cent mille créatures humaines passées a l’état de marchandises. Elles forment trois catégories : 1o les prisonniers de guerre, captifs distribués aux nobles selon le caprice du roi, et dont la rançon peut aller en moyenne à quarante-huit ticaux (à peu près cent cinquante francs) ; 2o les esclaves rachetables, ou individus privés de leur liberté pour cause de dettes, et dont les services acquis à leurs créanciers sont supposés payer les intérêts de la somme due ; 3o enfin les esclaves non susceptibles de rachat. Cette dernière classe, le caput mortuum de la misère, est entièrement recrutée d’enfants vendus par leurs parents à la suite de procès, de gêne ou de famine, et qu’un contrat écrit met corps et âme à la disposition de l’acquéreur.

Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spécimen d’un contrat de ce genre ; le voici : « Le mercredi, sixième du mois, vingt-cinquième jour de la lune de l’ère 1211, moi, le mari, accompagné de Mme Kol, l’épouse, nous amenons notre fille Ma pour la vendre à M. Luang-si, moyennant quatre-vingts ticaux (deux cent quarante francs), pour qu’il la prenne à son service en place des intérêts dus. Si notre fille Ma vient a s’enfuir, que son maître me prenne et exige que je lui trouve et ramène la jeune Ma. Moi, sieur Mi, j’ai apposé ma signature comme marque. »

Qui donc a prétendu que la lecture d’un acte de vente était monotone et sans intérêt ?

Après le droit pour les parents de disposer commercialement de leurs enfants, vient pour le chef de famille celui de disposer pareillement de sa moitié. S’il l’a achetée, ce qui est le cas général dans les basses classes, la chose ne souffre pas la plus petite difficulté, il peut la revendre quand il lui plaît. Mais il ne peut agir si lestement à l’égard de celle qui lui a apporté une dot ; il ne lui est loisible de vendre celle-ci qu’autant qu’ayant lui-même contracté des dettes du consentement de sa compagne, elle a répondu de l’engagement sur sa liberté.

À part ces transactions plus ou moins dramatiques et fréquentes, la plus grande union semble régner sous le toit conjugal siamois. La femme, presque toujours bien traitée par son époux, conserve un ascendant non contesté autour du foyer domestique ; elle y est honorée et jouit d’une grande liberté ; loin d’être reléguée dans l’intérieur, comme en Chine, elle se montre en public, va au marché, rend et reçoit des visites, étale a la promenade, en ville, à la campagne, dans les pagodes, les toilettes de luxe, les bijoux dont la surchargent la vanité et l’affection de son mari, et fait bien rarement repentir celui-ci de l’aveugle confiance qu’il lui accorde.

Ainsi voilà de pauvres créatures qui possèdent à un haut degré l’esprit de famille ; voilà des parents qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et gémissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui s’en défont, comme d’une denrée, vulgaire, avec un merveilleux sang-froid, à la première incitation du besoin ! Voilà des époux modèles, vivant dans le calme de l’union la plus exemplaire, et sur lesquels surtout plane incessamment la pensée qu’à un moment donné le mari pourra liquider quelque compte usuraire avec la liberté, la personne même de sa compagne !… Ah ! la philosophie a beau étudier le cœur humain et fouiller ses replis, elle ne saura jamais combien de contrastes il recèle et quelle pâte malléable il offre aux institutions sociales, surtout aux mauvaises.

Nés de la rencontre de deux courants de populations venus de l’Occident et du Nord, les Siamois ont conservé intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dépit des prescriptions du boudhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du Céleste Empire ; ils ont la foi la plus complète dans l’existence des sirènes, des ogres, des géants, des nymphes des bois et des montagnes, des génies du feu, de l’eau et de l’air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l’antique panthéon, ou plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des flammes, jusqu’à l’aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient également aux amulettes, qui rendent invulnérables, qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le mauvais sort et le mauvais œil ; aux philtres qui inspirent l’amour ou la haine, etc., etc., et enfin, petits et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une foule d’astrologues et de devins qui prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le départ et le retour d’un voyage, la construction d’une maison, en un mot pour tous les événements, pour toutes les opérations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.

Une superstition moins innocente, s’il faut en croire l’évêque missionnaire Bruguière[3], serait celle qui exige du sang humain pour arroser les fondations de toute nouvelle porte construite dans l’enceinte d’une cité. Des voyageurs modernes ont constaté l’existence de cette horrible coutume dans le centre de l’Afrique[4] ; à Siam, elle ne peut être considérée que comme une effluve tout à la fois morbide et vivace, une irradiation délétère venant, jusqu’aux jours actuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut chercher l’origine dans cette époque de barbarie primitive, où la race couchite dominait dans l’orient et le midi de l’Asie. L’évêque Pallegoix, qui avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans les Annales de Siam, n’ose affirmer le fait tel que le raconte son collègue, dont voici le récit textuel :

« Lorsque l’on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu’on en répare une qui existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article superstitieux, qu’il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu’il veut construire. Cet officier a l’air, de temps en temps, de vouloir appeler quelqu’un ; il répète plusieurs fois le nom que l’on veut donner à cette porte. Il arrive plus d’une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête ; à l’instant l’officier, aidé d’autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue ; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l’intérieur de la porte une fosse ; on place par-dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre ; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d’avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l’instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphosés en ces génies qu’ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils disent, du trésor

qu’ils ont enfoui. »

III

Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais.

Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour assister au grand dîner que ce monarque donne chaque année aux Européens habitant Bangkok, le jour de sa fête. Je lui fus présenté par Mgr Pallegoix, et l’accueil de Sa Majesté fut plein de douceur et d’affabilité.

Le roi de Siam et la défunte reine.
Le roi de Siam et la défunte reine.
Le roi de Siam et la défunte reine.

Prenons à la hâte quelques notes sur son costume ; large pantalon et courte jaquette brunâtre d’une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une petite casquette de cuir comme celles que portent les officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des Européens présents à Bangkok assistaient à ce dîner, où des toasts chaleureux furent portés à la santé de Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circulant autour des tables, tout en chiquant le bétel et adressant un mot agréable à chacun. Le repas était servi dans une vaste salle ou plutôt un péristyle d’où l’on pouvait voir un peloton de la garde royale avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne dans la cour.

Lorsque j’allai prendre congé de Sa Majesté, elle daigna m’offrir un petit sachet de soie verte contenant les pièces de monnaie d’or et d’argent en usage dans le pays, courtoisie à laquelle j’étais loin de m’attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude.

Sa Majesté Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr-Maha-Mongkut, aujourd’hui régnante à Siam, est, de fait, maîtresse absolue des êtres et des choses de son royaume. Le sol même, fonds et tréfonds, comme dirait un notaire, est sa propriété ; nul ne peut y posséder, y vivre même sans sa permission. Chef infaillible de l’armée, de la loi et du culte, il nomme à tous les emplois civils, militaires et religieux. Il peut, à son gré, créer des princes de talapoins et des chefs de pagodes ; il peut aussi les révoquer. S’il use peu de ce dernier droit, c’est moins par respect pour son clergé que pour ses propres souvenirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins avant d’être roi. Passer par la filière monacale est une condition, la seule peut-être que l’usage exige à Siam de la royauté.

Jeune prince royal.
Jeune prince royal.
Jeune prince royal.

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche des prétentions à l’administration et à la politique ; il donne, dans ce but, deux audiences par jour à ses mandarins et à ses ministres. La première commence à dix heures du matin et finit à deux ou trois heures de l’après-midi ; la seconde se tient entre onze heures du soir et se termine à deux heures après minuit.

En quatre heures bien employées, on peut faire bien des choses utiles ; mais celles-ci se passent presque toujours en conversations étrangères aux motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mongkut rappelle, par plus d’un point, Jacques Ier d’Angleterre. Sexagénaire, il a plus d’érudition que de sérieux dans l’esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonnement ; sans aucune idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement d’un enfant dans le corps d’un vieillard. Persuadé que son règne fera époque, il veut tout organiser, tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni en lui ni autour de lui un point d’appui pour ses desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un savant véritable, nulle part un véritable roi.

Il a fait dresser ses soldats à l’européenne ; il a fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir des routes, construire des navires, commander des bateaux à vapeur ; bien plus, il a fondé à Bangkok une imprimerie royale et a accordé la liberté de l’enseignement religieux aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout cela, c’est beaucoup pour un roi d’Orient. Ses intentions sont évidemment bonnes et lui font honneur ; mais le champ qu’il veut féconder est resté tant de siècles en jachère que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il d’ordonner et passe son temps à étudier le pali et les vieux livres canoniques, et laisse assez généralement les rênes de l’État et l’exécution de ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes.

Le pali, le sanscrit même, n’ont rien de caché pour lui ; il on a résolu toutes les difficultés, en a sondé toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité d’érudit, il aime à faire parade de son savoir philologique. Nos savants pourraient recourir avec avantage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a appris seul et presque sans livres la langue anglaise, qu’il parle et écrit couramment. Comme un véritable orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s’écarter des usages traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à un étranger de paraître en armes devant le roi de Siam, et on raconte encore, parmi les résidents européens de Siam, avec quelles difficultés sir John Bowring, et après lui, M. de Montigny, ministre de France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa Majesté siamoise, en dépit de l’étiquette de sa cour.

J’emprunte à l’évêque Pallegoix, qui a passé de longues années dans l’intimité, pour ainsi dire, de ce monarque, la description de sa demeure royale :

« Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l’intérieur de cette enceinte est pavée de belles dalles de marbre ou de granit ; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance ; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s’élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert on tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d’une haute flèche dorée. C’est là que le roi reçoit les ambassadeurs ; c’est là qu’on place le roi défunt dans une urne d’or, pendant près d’un an, avant qu’il soit brûlé ; là aussi viennent prêcher les talapoins ; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière les rideaux. À quelque distance de ce lieu consacré s’élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins prosternés la face contre terre ; aux portes sont des statues gigantesques de granit apportées, de Chine ; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques ; le trône, qui a la forme d’un autel, est surmonté d’un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d’audience ; puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et des dames d’honneur, avec un grand jardin qu’on dit magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l’or, l’argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d’immenses arsenaux, des écuries pour les chevaux de prix et des magasins de toute sorte de choses ; on y voit aussi une superbe pagode dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l’une, en or massif, de quatre pieds de haut, l’autre, faite d’une seule émeraude, d’une coudée de hauteur, évaluée, par les Anglais deux cent mille piastres (plus d’un million).

Vue générale de Bangkok
Vue générale de Bangkok
Vue générale de Bangkok.

« Les pagodes royales sont d’une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe ; il y en a qui ont coûté jusqu’à deux cents quintaux d’argent (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l’enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de Bouddha, dormant, longue de cinquante mètres, et parfaitement dorée ; dans celle de Borovanivet, on a employé en feuilles d’or (pour les dorures seulement) plus de quatre cent cinquante onces d’or. Une pagode royale est un grand monastère où logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier d’enfants pour les servir. C’est un vaste terrain, ou plutôt un grand jardin, au milieu duquel s’élèvent quantité de beaux édifices, à savoir : une vingtaine de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles rangées sur les bords du fleuve, une grande salle de prédication, deux temples magnifiques, dont l’un pour l’idole de Bouddha, l’autre pour les prières des bonzes ; deux ou trois cents jolies petites maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont la demeure des talapoins ; des étangs, des jardins ; une douzaine de pyramides dorées et revêtues de porcelaine, dont quelques-unes ont de deux à trois cents pieds de haut ; un clocher, des mâts de pavillon, surmontés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en forme de crocodile ; des lions ou des statues de granit et de marbre apportées de Chine, et, aux deux extrémités du terrain, des canaux revêtus de maçonnerie, des hangars pour les barques, un bûcher pour brûler les morts, des ponts, des murs d’enceinte, etc. Ajoutez à cela que dans les temples tout est resplendissant de peintures et de dorures ; l’idole colossale y apparaît comme une masse d’or ornée de mille pierreries. Ce peu de lignes suffira peut-être pour faire concevoir que ce sont il Siam un palais et une pagode royale.[5] »

Nous devons ajouter que la plus belle pagode de Bangkok, celle de Wat-Chang, n’est cependant pas renfermée dans l’enceinte du palais, mais s’élève vis-à-vis, sur la rive droite du Ménam. Sa flèche, haute de deux cents pieds, est le premier indice de la capitale qu’aperçoit le voyageur qui remonte le fleuve en venant de la mer.

Depuis la publication du livre de l’évêque Pallegoix, un nouveau pavillon entièrement dans le style italien, avec colonnade et péristyle, a été élevé à proximité du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui-même les honneurs après le diner dont j’ai parlé, nous fit remarquer l’inscription bilingue (anglaise et sanscrite) qu’il a fait graver sur le frontispice du portique et que l’on peut traduire par ces mots : Récréations royales. La distribution intérieure de ce pavillon offre un appartement complet, distribué et meublé dans le goût européen, avec glaces, pendules, tentures élégantes de haut prix. Seulement l’aménagement de ce riche mobilier laisse à désirer, et l’on est assez surpris d’y voir figurer pêle-mêle des statuettes et des portraits des souverains et personnages célèbres de notre Europe, des porcelaines de toutes les fabriques de l’Orient et de l’Occident, des rayons chargés de livres et de manuscrits en toutes les langues, des cartes de géographie, des globes et des sphères, des instruments de précision et de physique, des télescopes, des bocaux remplis d’échantillons d’histoire naturelle, des keepsakes anglais, des bronzes de Barbedienne, des milliers de ces colifichets luxueux avec lesquels la fabrique de Paris fait concurrence aux chinoiseries de Canton, des laques du Japon, des miniatures indiennes, des cristaux de Baccarat et des cornues de laboratoire, des appareils de photographie et des lanternes magiques. Le tohu-bohu de ce mobilier refoule, quoi qu’on en ait, la pensée sur la tête encyclopédique, mais un peu confuse, de son royal propriétaire.

IV

Le second roi. — Hiérarchie et corruption des grands. — Femmes et amazones du roi.

Comme, si ce n’était pas assez pour leur malheureux pays d’avoir à entretenir et à supporter un roi, une cour et un sérail royal aux innombrables rejetons, les Siamois possèdent la doublure de toutes ces institutions. Derrière le premier roi, il y en a un second, qui, lui aussi, a son palais, ses mandarins, son armée. On lui rend les honneurs souverains, et cependant il ne remplit qu’une charge purement honorifique. Il n’est que le premier sujet du véritable roi de Siam. La seule prérogative réelle à laquelle sa haute position lui donne droit est de s’asseoir dans un fauteuil au lieu de s’accroupir devant son collègue, dont il est comme l’ombre. Il a bien le droit de puiser dans le trésor royal chaque fois qu’il en a besoin ; mais sa demande doit cependant être préalablement revêtue du visa du premier roi, qui se garde bien de le refuser jamais. On a prétendu que cet alter ego du monarque commandait ordinairement les armées siamoises, mais c’est une allégation erronée, car dans les dernières guerres contre les Laotiens et les Annamites, les guerriers de Siam eurent d’abord pour chef un frère cadet du roi, revêtu des fonctions de kromlu-ang, et, après lui, un général indigène dont le nom m’est inconnu. C’est cette même erreur qui a donné naissance au bruit généralement répandu en France qu’il y a deux rois à Siam, celui de la paix et celui de la guerre. Le droit de faire la guerre ou de conclure la paix appartient au premier roi seulement. Les deux collègues couronnés sont en ce moment frères consanguins ; mais la médisance prétend que leur position difficile a considérablement refroidi entre eux l’affection fraternelle. En effet, le second roi ne se rend chez le premier que dans les occasions où il lui est impossible de faire autrement. Et comme il est l’héritier désigné du trône, il ne prend peut-être pas aussi grand intérêt à la santé de son frère que l’exigeraient les liens du sang. Tout ce que je sais du second roi, c’est que, non moins instruit que son frère, parlant admirablement l’anglais et le français, aimant l’Europe et sa civilisation, il possède à un bien plus haut degré que son aîné le sens pratique des choses, l’esprit d’organisation et les facultés administratives, et que, sentant fort bien sa supériorité sur ce point, plus que personne il gémit de là mauvaise direction des affaires. En définitive, cultivant les arts, les lettres, aimant les chevaux, et en élevant de fort beaux, il a les goûts et l’existence d’un grand et riche seigneur européen[6].

Le deuxième roi de Siam.
Le deuxième roi de Siam.
Le deuxième roi de Siam.

Entre les deux rois et le peuple, s’étagent douze ordres différents de princes, ni plus ni moins, plusieurs classes de ministres, cinq ou six de mandarins, puis, pour les quarante et une provinces du royaume, une série sans fin de gouverneurs et sous-gouverneurs, dont l’incapacité et les rapines dépassent tout ce qu’on peut imaginer en ce genre et semblent vouloir justifier le missionnaire Brugière, qui prétend que le mot siamois sarenival, que nous traduisons par celui de gouverner, signifie littéralement dévorer le peuple. Les fonctionnaires sont payés d’une manière insuffisante, mal contrôlés et jamais surveillés ; la conséquence est facile à saisir, ils sont tous concussionnaires ; le roi le sait et ferme les yeux, soit à cause du trop grand nombre de coupables qu’il faudrait punir, ou bien parce que de telles affaires ne valent pas la peine d’absorber un seul de ses instants. Les provinces sont des vaches à lait pour les gouverneurs, qui leur font rendre tout ce qu’elles, peuvent donner. Le menu peuple est divisé à Siam en esclaves, gens corvéables et gens payant le tribut. Que le tribut entre dans les coffres du roi, le reste lui importe peu. Les mandarins peuvent le prélever et le prélèvent plutôt trois fois qu’une. Les mandarins ont-ils besoin de faire bâtir une maison, la main-d’œuvre ne leur coûte rien : ils requièrent le peuple de la construire ; le rotin est là pour assurer l’activité du travail. Les provinces ; et la capitale fourniront les matériaux ; la maison du voisin même y pourvoira ; au besoin, on la démolira ; rien n’est plus facile. Un mandarin désire-t-il votre fille pour en faire l’ornement de son harem, ou votre fils pour en recruter la troupe de ses comédiens, il vous le fait savoir, et tout bon Siamois sait qu’entendre c’est obéir.

Au sujet des caprices qui naissent comme des miasmes des profondeurs insondables où croupissent, côte, à côte, l’esclavage et l’arbitraire absolu, on m’a conté que Phra-Somdeteh lui-même, ce roi si débonnaire, ayant appris, il y a quelques armées, que le roi de Cambodge, son vassal, avait une fille d’une grande beauté, la lui fit demander, et sur le refus de ce dernier, il garda en otage les fils de son voisin, venus par hasard à Bangkok. Or, le roi de Siam n’a pas moins de six cents femmes ; qu’avait-il besoin d’une six cent unième ? Il est vrai que, dans le nombre, une seule a droit au titre de reine. Pour ce sujet encore, nous ne pouvons mieux faire que de recourir à Mgr Pallegoix : il n’est pas de meilleure autorité.

«.... Ce n’est pas la coutume que le roi demande pour reine une princesse d’une nation étrangère ; mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus souvent, est sa proche parente, ou bien une princesse des États qui lui sont tributaires. Le palais de la reine est attenant à celui du roi ; il consiste en plusieurs grands bâtiments élégants et bien ornés. Ce Palais a une gouvernante, dame âgée et qui a la confiance du roi. C’est elle qui est chargée de tout ce qui concerne la maison de la reine ; au moyen d’une centaine de dames qui sont sous ses ordres, elle exerce une surveillance exacte sur la reine elle-même et sur les concubines du roi, qui sont des Princesses de diverses nations ou des filles de grands mandarins que leurs pères ont offertes au prince ; elle commande en outre environ deux mille femmes ou jeunes filles employées au service du palais. La gouvernante de la maison de la reine est encore chargée de veiller sur les filles du roi et sur toutes les princesses, qui sont comme cloîtrées et ne peuvent jamais se marier. Toute cette troupe de femmes passent leur vie dans la triple enceinte de murs où elles sont enfermées, et ne peuvent sortir que rarement pour aller faire quelques achats ou pour aller porter des offrandes aux pagodes. Toutes, depuis la reine jusqu’aux portières, reçoivent leur solde du roi, qui les entretient, du reste, avec beaucoup de luxe et de générosité. On dit que, dans la troisième enceinte, se trouve un jardin délicieux et fort curieux ; c’est un vaste enclos qui contient en miniature tout ce que l’on trouve en grand dans le monde. Là, il y a des montagnes factices, des bois, des rivières, un lac avec des îlots et des rochers, des petits vaisseaux, des barques, un bazar ou marché tenu par les femmes du palais, des pagodes, des pavillons, des belvédères, des statues, et surtout des arbres à fleurs et à fruits apportés des pays étrangers. Pendant la nuit, ce jardin est illuminé par des lanternes et des lustres ; c’est là que les dames du sérail prennent leur bain et se livrent à toutes sortes de divertissements pour se consoler d’être séquestrées du monde. »

Princesse de Siam dans son intérieur.
Princesse de Siam dans son intérieur.
Princesse de Siam dans son intérieur.

Des portraits photographiés de quelques habitantes de ce gynécée étant aujourd’hui parvenus en Europe, nous devons nous empresser de déclarer qu’ils ont été exécutés sous les yeux du roi, quand ils ne l’ont pas été de sa propre main ; car Sa Majesté, qui ne doit rien ignorer, prétend que l’art des Niepce et des Daguerre n’a point de secrets pour elle. Quant aux sentinelles qui veillent le plus fréquemment autour du palais, elles appartiennent au bataillon des amazones, qu’à l’exemple de ses collègues le nizam d’Hyderabad et le roi de Dahomey, Phra-Somdetch-Mongkut a recruté parmi les plus belles filles de son peuple. Les femmes-hommes, comme on les appelle ici, forment incontestablement le corps militaire le mieux tenu de l’armée siamoise ; mais à les voir évoluer fièrement, avec leur béret écossais, leur jupe de tartan, le sabre au côté, le pistolet à la ceinture, arc et carquois sur l’épaule, on les prendrait volontiers pour des échappées du

corps de ballet de l’Académie impériale de musique.

V

Jeux et spectacles.

Comme toutes les populations serviles, celle de Siam donne une bonne part de son existence, la meilleure devrais-je dire, aux jeux et aux divertissements. Le jeu sous toutes ses formes est, immédiatement après le pain quotidien, dont, au reste, elle n’a souci que quand elle a faim, sa préoccupation dominante. Il lui faut des amusements, des hochets, pour toutes les heures et pour tous les âges. Aux enfants, du matin au soir, le palet, la cligne-musette, le saute-mouton, les barres, le colin-maillard, la toupie et bien d’autres inventions que nos marmots croient marquées du cachet européen. Aux hommes faits, le tric-trac, les échecs, les dés, les cartes chinoises, et même le cerf-volant, réservé chez nous à l’enfance. Le joueur apportera à ces combinaisons de l’adresse ou du hasard un entrain si passionné qu’il exposera en enjeu ou en pari tout son avoir, et qu’ayant tout perdu il jouera jusqu’à son langouti, ce pauvre caleçon, seul voile de sa nudité !

La passion des Siamois pour les combats de coqs est encore plus forte ; aussi, malgré les défenses du roi et l’amende décrétée contre les délinquants, ces combats se renouvellent journellement. Dès qu’un, spectacle de ce genre est annoncé, la foule y court et prend part aux paris avec tant d’empressement qu’il en résulte toujours des disputes et des rixes entre les spectateurs ; de sorte que la lutte qui a commencé par des coups de bec et des plumes arrachées, finit par des coups de poing et des yeux pochés.

Le gouvernement, qui cherche à interdire les combats de coqs aux parents, permet aux enfants les combats de fourmis-lions, de grillons, de sauterelles, et même de deux espèces de petits poissons querelleurs et rageurs, qui se livrent des assauts acharnés au grand plaisir de la marmaille ; en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, le gouvernement semble peu logique ; mais que voulez-vous ? il cède à cette considération suprême des gouvernements despotiques : il faut que le peuple s’amuse ! Les combats de buffles et d’éléphants sont très-goûtés de ce bon peuple, mais coûtent beaucoup ; on ne peut les lui offrir que rarement, de même que les grandes régates et les joutes sur l’eau. Heureusement, pour remplir les entr’actes de ces représentations extraordinaires, on peut compter sur les grandes funérailles, qui ont toujours pour intermèdes obligés la lutte, le pugilat, les danses sur la corde, les feux d’artifice, les marionnettes, les ombres chinoises et la comédie en plein vent.

De tous les amusements que l’on jette en pâture au peuple siamois, celui-ci est le plus de son goût ; le théâtre cependant ne consiste guère qu’en une salle ouverte de tous côtés, sorte de tréteau sur lequel des acteurs et des actrices au corps frotté de poudre blanche, aux longs bonnets pointus, aux longues oreilles postiches, aux vêtements de polichinelles et aux bijoux de clinquant, chantent et crient, à tour de rôle ou en chœur, des histoires fabuleuses et des scénarios fantastiques, en s’accompagnant d’une pantomime bizarre. Eh bien ! tel est l’attrait irrésistible de ce spectacle sur la foule qui le contemple et l’entend, qu’elle ne le quitte pas un instant du regard et de l’ouïe pendant les vingt-quatre heures qui forment la durée moyenne d’une représentation de ce genre.

À Siam, chaque grand personnage possède un théâtre et entretient une troupe d’acteurs. Sa Majesté naturellement a les siens, dont je puis parler, ayant eu l’honneur d’être convié à un spectacle à la cour. Le théâtre s’élève dans une cour attenante à la salle d’audience. Des draperies de soie rouge et blanche, des boiseries sculptées et un nombre infini de ces immenses découpures en carton dans lesquelles excellent les Siamois, en forment les décors. Une vaste tribune, située à droite de la scène, que de riches tentures désignaient à nos regards, était destinée à Sa Majesté elle-même. Tous les grands mandarins étaient prosternés au bas des degrés qui y conduisaient. Une grande estrade, située en avant de la scène et de plain-pied avec elle, était garnie de chaises et de fauteuils à l’intention des Européens. Le roi nous ayant précédés de quelques minutes, nous dûmes aller le saluer et lui présenter nos respects avant de goûter les charmes de la représentation si pompeusement annoncée. Une musique étourdissante servit d’ouverture à la pièce. L’orchestre se distingua par un bruit épouvantable et par une absence complète d’harmonie, plutôt que par la variété de son répertoire. La même phrase musicale nous fut jouée pendant cinq heures d’horloge, au grand contentement du roi et de ses courtisans. Je croirais volontiers que toute la science musicale de Siam se borne à ce terrible air ; car les autres représentations auxquelles j’ai été condamné d’assister ailleurs m’ont toujours fait entendre ces notes uniques et discordantes. Enfin la pièce commença ; une foule d’acteurs et d’actrices s’élancèrent sur la scène vêtus des costumes les plus bizarres qu’on puisse imaginer. Les soieries brodées d’or dans lesquelles ils se drapaient, les bonnets coniques ornés de pierres fausses et de verroteries qu’ils portaient fièrement sur leur tête, offraient un coup d’œil saisissant et curieux. Quant à leur jeu, on ne peut rien imaginer de plus simple ; il consiste presque uniquement en une pantomime originale sans doute, mais assez disgracieuse, que relève un chœur criard, placé à peu de distance des acteurs. Ce que l’on joua, je ne puis le dire ; tout ce que je compris fut une chasse au cerf des plus puériles. Un acteur coiffé d’une tête de cerf s’élance sur la scène ; on le poursuit pendant quelques secondes, on l’atteint, on le tue, on l’emporte, on le fait cuire et on le mange sur la scène ; tout cela en moins de temps que je n’en mets à l’écrire. La mésaventure de cet Actéon siamois n’était cependant pas la catastrophe dernière du drame ; sa représentation durait depuis six heures, lorsque, profitant du départ de Sa Majesté, qui nous avait faussé compagnie sans mot dire, je me retirai non moins discrètement, et parfaitement édifié sur l’art dramatique parmi les Siamois.

Il faut l’avouer, ils ne déploient un art véritable que dans la mise en scène de l’acte qui clôt le passage de l’homme sur la terre, dans la mise en scène des funérailles. C’est un cérémonial qui dure au moins trois jours pour le mandarin ou bourgeois un peu riche, trois jours remplis de feux d’artifice, de sermons de talapoins, de comédies nocturnes, de jeux variés, et surtout de festins. Quand il s’agit d’un cadavre ayant porté couronne, c’est bien autre chose !… les infimes, les esclaves, les vils cheveux, les animaux de Sa Majesté (traductions siamoises de fidèles sujets) peuvent compter alors sur six mois de

spectacles et sept grands jours de liesse et bombance.

VI

Remonte du Ménam. — Rives, riverains et embarcations. — Ajuthia ancienne et moderne. — Un fragment d’histoire par une plume royale.

Ayant terminé, ou à peu près, mes observations et mes visites à Bangkok, je m’empressai d’arrêter mes dispositions de voyage. Je fis l’achat d’une légère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, un étroit espace couvert pour ma personne et un autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant toute ma famille d’adoption : deux rameurs, un singe, un perroquet et un chien. L’un de mes domestiques était Cambodgien, l’autre Annamite, chrétiens tous deux et connaissant quelques mots de latin et d’anglais, qui, joints au peu de siamois que j’avais déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire généralement comprendre.

Le 19 octobre, je quittai Bangkok et remontai le Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l’un était en même temps mon cook ou cuisinier. Le courant est toujours très-fort en cette saison, et nous mîmes cinq jours pour faire soixante-dix milles à peu près. La nuit, nous avions terriblement à souffrir des moustiques, et même pendant le jour je faisais une chasse incessante à coups d’éventail à ces terribles petits vampires. Comme la campagne était entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied à terre nulle part ; et quand près des habitations même je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu pour moi. C’était là un vrai supplice, de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais ! la nature si belle et si riche !

Rives du Ménam.
Rives du Ménam.
Rives du Ménam.

Dans cette saison de l’année, les pluies cessent entièrement et pour plusieurs mois ; depuis quelques jours la mousson du nord-est commençait à souffler ; le temps était constamment beau et la chaleur tempérée par la brise. Les eaux allaient également se retirant. C’était l’époque des fêtes religieuses des Siamois, et la rivière, était presque sans cesse sillonnée par une foule de longues et belles barques, chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage des dévots des deux sexes dans leurs costumes d’apparat. Beaucoup de ces barques, armées de plus de cinquante rameurs couverts de vêtements neufs et éclatants, luttant de vitesse et s’excitant par de longues clameurs et des cris perçants, voguaient au son d’instruments dont l’harmonie, amortie par celle de l’onde, ne manquait point de charme. Des lignes interminables d’embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l’appellation locale, le ballon, éclatant de dorure et couvert de sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d’une troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des présents aux pagodes des environs et des étoffes jaunes aux talapoins.

Le roi se montre rarement en public : deux ou trois fois par an seulement, une fois en bateau et une fois sur la terre ferme, dans le courant du mois d’octobre. Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou quatre cents barques, contenant souvent plus de douze cents personnes, et l’aspect de cette procession nautique, dont les rameurs sont couverts d’habillements aux couleurs éclatantes, et les barques de banderoles, est réellement d’une splendeur indescriptible et telle que l’Orient seul sait en déployer encore.

Chemin faisant, je ne cessais de m’étonner de la gaieté et de l’insouciance que déploie le peuple siamois, en dépit du joug qui pèse sur lui et des impôts exorbitants dont il est surchargé ; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indigènes et le pli de la servitude, creusé de génération en génération, font oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes inséparables du régime oppresseur.

Partout sur mon passage on faisait des préparatifs pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent des champs est aussi celui où l’on prend le poisson, qui, séché au soleil, fournit à la consommation de toute l’année, et s’exporte même en assez grande quantité. Ma barque était tellement encombrée de caisses, de boîtes et d’instruments que l’espace qui me restait était très-restreint ; j’y souffrais de la chaleur et du manque, d’air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu’on pouvait les prendre à la poignée et que leur bourdonnement était comparable à celui d’une ruche. C’est la plaie des pays tropicaux ; mais c’est ici particulièrement qu’ils pullulent d’une manière effrayante, à cause des marécages immenses, de la vase et du limon que les eaux, en se retirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil en fait éclore en peu de temps des nuées. Mes jambes surtout étaient une chair vive.

Le 23 octobre, j’arrivai à Ajuthia, et mes deux rameurs me conduisirent directement chez l’excellent P. Larnaudie, missionnaire français, qui m’attendait. Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, ce qu’il avait de mieux à offrir, c’est-à-dire sa petite maison de bambou.

Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans ses moments de loisir ; il voulut bien de temps en temps m’accompagner, et, tout en courant les bois, nous parlions du charmant pays de France. Après une longue chasse ou une promenade en bateau, nous rentrions à la case, où nous trouvions notre repas préparé par les soins d’un artiste qui excelle dans la cuisine siamoise, que la fatigue nous faisait apprécier peut-être plus que de droit. Du riz avec une omelette ou du poisson cuit au « carry, » des tiges de bambous, des haricots crépus et autres légumes sauvages entraient dans la composition de nos menus avec des poulets pour rôti ou du gibier quand la chasse avait été fructueuse. Trois poulets se vendaient un « fuand » (trente-sept centimes).

Ajuthia est aujourd’hui la seconde ville du royaume. Comme elle est presque entièrement située sur les bords d’un canal qui relie le principal fleuve à un autre cours d’eau qui remonte vers Pakpriau et Korat, sur la route du Laos, les voyageurs qui se dirigent vers ces lieux s’arrêtent d’ordinaire à Ajuthia pour visiter les différents temples de l’île où était l’ancienne cité.

Le nombre actuel des habitants est de vingt à trente mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Chinois, quelques Birmans et des naturels de Laos. Ils s’occupent généralement de commerce, d’agriculture et de pêche, car ils ne possèdent pas de manufactures importantes. Les maisons flottantes forment la plupart des habitations, parce que les Siamois les regardent comme plus saines que les maisons construites sur la terre ferme. Le sol est admirablement fertile. Le principal produit est le riz, qui, bien que d’une excellente qualité, ne se vend pas aussi bien au marché que celui qui croît plus près de la mer, parce qu’il est moins dru et que ses grains sont plus petits. On fabrique aussi beaucoup d’huilé et de toddi, sorte de boisson enivrante et sucrée. On tire ces deux produits d’une variété de palmier, qui croit en abondance dans ces parages. J’ai vu dans les jardins des légumes européens qui avaient atteint d’assez belles dimensions. Les fruits du pays sont aussi beaux que bons ; cependant la végétation n’est pas tout à fait la même que celle des environs de Bangkok. Le cocotier et le palmier-arec deviennent de plus en plus rares en montant vers le nord et font place au bambou.

Ajuthia est naturellement considérée comme une des cités les plus importantes de la contrée ; mais elle n’est défendue par aucune fortification. Elle a un gouverneur, sorte de commissaire royal, et quelques officiers en sous-ordre.

Le roi vient généralement passer huit ou quinze jours chaque année dans la capitale de ses ancêtres. Il y possède un palais construit sur une des rives du fleuve, sur l’emplacement de l’ancienne habitation de ses pères ; mais cet édifice, construit en bambou et en bois de teck, a peu l’aspect d’une résidence royale.

La plupart des principaux marchands de Bangkok ont à Ajuthia des maisons qui leur servent à la fois de magasin et de pied-à-terre ; ils viennent s’y reposer une semaine ou deux pendant les chaleurs. Les seuls restes visibles de l’antique cité sont un grand nombre de wats ou temples plus ou moins ruinés. Ils occupent une surface de plusieurs milles d’étendue et sont cachés par les arbres qui ont poussé tout alentour. Comme la beauté d’un temple siamois ne consiste pas dans son architecture, mais bien dans la quantité d’arabesques qui recouvrent ses murs de brique et de stuc, il cède bientôt à l’action du temps et devient, s’il est négligé, un amas informe de bois et de briques recouvert de toutes sortes de plantes parasites. Il en est ainsi des monuments d’Ajuthia. Un monceau de briques et de terre, que surmontent encore quelques sommets, marque la place où, jadis, des milliers de croyants sont venus se prosterner devant l’autel de Bouddha. Les angles de, cet immense quadrilatère de décombres, dont j’ai suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles bouleversées et frangées de broussailles, sont encore indiqués par des dômes ébréchés et des pyramides écroulées. Au centre d’une niche antique, démantelée, dont la base seule résiste encore aux outrages du temps et de l’atmosphère, j’ai mesuré une statue de Bouddha (ou de Gautama, comme on l’appelle ici), fille a dix-huit mètres de hauteur, et parait de bronze au premier coup, d’œil ; mais j’ai constaté que, tout entière maçonnée en brique à l’intérieur, elle était simplement revêtue de plaques d’airain de trois centimètres d’épaisseur. Mgr Pallegoix prétend que les ruines d’Ajuthia recèlent d’inépuisables trésors et qu’on y fouille toujours avec succès. Selon lui, une seule des statues qui dorment aujourd’hui sous les éboulis des temples antiques avait exigé, pour sa confection, 25,000 livres de cuivre, 2,000 livres d’argent et 400 livres d’or ! Aujourd’hui, le vautour et l’orfraie nichent dans la couche de décombres qui les a ensevelis.

Ruines à Ajuthia.
Ruines à Ajuthia.
Ruines à Ajuthia.

Au centre d’une plaine, à quatre milles environ de la ville, il y a une pyramide sacrée d’une hauteur et d’une largeur immenses ; elle sert en quelque sorte d’asile, et le roi vient encore parfois la visiter. On n’y arrive qu’en bateau ou à dos d’éléphant ; car il n’y a en fait de route, pour aller jusque-là, qu’un canal ou des terrains marécageux. Cet édifice est très-célèbre chez les Siamois à cause de sa hauteur ; mais le seul attrait qu’il puisse avoir pour un étranger, c’est la vue magnifique dont on jouit de son sommet. Ainsi que tous les autres monuments du même genre, celui-ci est composé d’une succession de degrés partant de la base pour arriver au faite ; quelques images mal faites viennent distraire la monotonie de cet édifice de brique. Il n’a aucun de ces ornements de faïence dont les temples et les pyramides de Bangkok sont si abondamment recouverts.

Au troisième étage de ce monument, quatre corridors, formant la croix, aboutissent dans l’intérieur du dôme, aux pieds d’une colossale statue dorée de Bouddha, qu’entourent, assiègent et souillent incessamment des tourbillons de chauves-souris et de chats-huants. Les fétides excréments des oiseaux nocturnes sont désormais le seul encens du dieu abandonné, leurs cris aigus et sinistres son seul cantique ! Sic transit gloria mundi.

Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.
Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.
Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.

L’histoire d’Ajuthia se liant à celle du développement et de la décadence du royaume de Siam, nous ne pouvons mieux faire que de l’emprunter à un récit succinct des destinées de la monarchie siamoise, récit qui n’est pas sorti d’une plume moins érudite que celle de Phra-Somdetch lui-même[7].

« Ajuthia est située à 15° 19’ de latitude nord, et 00° 13’ de longitude est de Paris ; elle couvre l’emplacement de plusieurs autres villes qui reconnaissaient l’autorité cambodgienne. Vers l’an 1300, les habitants qui occupaient toutes ces localités étaient sans cesse décimés par des guerres fréquentes avec les Siamois du nord et les Pégouans ou Moas, de sorte que ces cités furent évacuées ou délaissées en décombres : il n’en est resté que les noms. Au mois d’avril 1350, le roi U-Tong prince plus puissant qu’aucun de ses prédécesseurs, cherchant une localité salubre pour sa résidence, arrêta son choix sur le district d’Ajuthia, et fonda la ville de ce nom, qui dès lors s’étendit et s’embellit graduellement ; sa population s’accrut non-seulement par l’augmentation naturelle, mais par l’affluence de familles du Laos, du Cambodge, du Pégou, d’habitants de la province chinoise d’Yunnam, qui y étaient amenés captifs, puis de Chinois et de musulmans de l’Inde qui y venaient trafiquer. Quinze rois de la dynastie d’U-Tong régnèrent à Ajuthia ; après quoi, le puissant souverain du Pégou, Chamnadischop, rassembla une armée nombreuse où l’on comptait des Pégouans, des tribus de Birmans et du nord de Siam, et il vint attaquer Ajuthia. Les ennemis, après un siège de trois mois, prirent cette capitale, mais ne détruisirent ni ne massacrèrent ses habitants ; le monarque pégouan se contenta de faire prisonniers le roi et la famille royale pour les emmener à la suite de son char de triomphe au Pégou ; et il laissa comme gouverneur de sa nouvelle dépendance Mathamma-rajah, dont il emmena le fils ainé comme otage au Pégou : ce fils s’appelait Phra-Naret. Ceci se passait en 1556.

« Cet état de dépendance et de soumission ne dura toutefois que peu d’années. Au milieu de la confusion que l’on vit naître à la cour du Pégou, au sujet de l’avènement d’un nouveau roi, le prince Naret s’échappa avec sa famille, et, avec l’aide de plusieurs Pégouans influents, il s’aventura à reprendre le chemin de son pays. Le nouveau roi du Pégou envoya des troupes à sa poursuite ; mais le prince Naret s’attaquant à leur chef, lui lança un de ses traits, qui le fit tomber mort de son éléphant. Le prince arriva ensuite sain et saut à Ajuthia.

« Une guerre s’alluma avec le Pégou, et le Siam redevint État indépendant. Six générations après, sous le roi Naraï, plusieurs marchands européens s’établirent dans le pays, et parmi eux se trouvait Constance Phaulcon, à qui ses services valurent le gouvernement de toutes les provinces du nord du Siam. Il conçut le projet d’établir un fort d’après le système européen pour la défense de la capitale ; le roi ayant accueilli très-favorablement ce plan, Constance fit choix d’un terrain sur un canal près de Bangkok, ville qui tire son origine de cette construction.

« Le même célèbre Européen amena le roi Naraï à restaurer l’ancienne ville de Nophaburi (Louvo), et y construisit un palais royal magnifique d’après les principes de l’architecture européenne ; il y établit ensuite une demeure spacieuse pour lui-même, puis une église catholique dont les inscriptions se reconnaissent même de nos jours. Ces bâtiments, tombés en désuétude, offrent encore le spectacle de ruines imposantes. Constance avait commencé ou projeté bien d’autres travaux, des aqueducs, des exploitations de mines, etc., lorsque la jalousie des nobles siamois vint l’arrêter dans sa carrière, et causer sa perte. Accusé d’avoir trempé dans un complot, il fut assassiné sur un ordre du roi. (C’est du moins la tradition reçue ; les annales écrites de Siam cependant prétendent qu’il a été tué par un prince rebelle, qui comprenait bien que du vivant de Constance, il ne pouvait rien contre l’autorité du roi.) On montre encore quelques vestiges des travaux utiles du malheureux, favori, tels qu’un canal, qui devait aller de Nophaburi au lieu sacré dit Phrabat, et un aqueduc dans les montagnes.

« La mort de Naraï fut le signal de nouvelles révolutions de sérail ; un fils illégitime tua son successeur, donna d’abord la couronne à son tuteur, se réservant pendant quinze ans les fonctions du premier ministre, jusqu’à ce qu’enfin, à la mort de son tuteur, il prit lui-même le sceptre. Il s’appelait Nai-Dua. Deux de ses fils et deux de ses petits-fils régnèrent successivement à Ajuthia ; un de ces derniers ne régna que peu de temps et entra dans les ordres religieux après avoir cédé la couronne à son frère. Pendant ce règne, en 1759, une invasion formidable eut lieu ; le roi des Birmans, à la tête de trois corps de troupes nombreuses, pénétra dans le pays et concentra ses forces devant la capitale Ajuthia qu’il cerna. Le roi siamois (Chaufa-Ekadwat-Aurak-Moutri) n’opposa point une résistance réfléchie, et ses grands dignitaires ne lui prêtèrent nulle assistance. Il appela bien tous les habitants des petites villes voisines au sein de sa capitale et concerta des plans pour sa défense ; mais la division et la jalousie rendirent tous les efforts infructueux. Le siège se prolongea deux ans ; les assiégés éparpillèrent leurs forces dans de petits combats et des sorties où, pour la plupart, les Birmans étaient victorieux. Leur général Maha-Noratha mourut en vain ; ses principaux officiers choisirent un autre chef, qui, profitant de la saison de sécheresse, franchit les fossés, ouvrit des brèches, enfonça les portes et se rendit maître de la ville. Les provisions des Siamois étaient épuisées ; la confusion était à son comble, et l’ennemi victorieux mit le feu à la ville. À peine le roi, grièvement blessé, put-il s’échapper avec les flots de fuyards ; il mourut bientôt des suites de ses blessures et de ses fatigues, complètement délaissé ; ce n’est que plus tard qu’on a trouvé et enterré son corps. Son frère, le grand talapoin, et alors le personnage le plus considérable de son pays, fut emmené prisonnier par les Birmans. Ceux-ci s’apercevant que le Siam était trop vaste et trop éloigné pour y établir leur gouvernement, se résolurent à y porter partout le pillage et l’incendie ; ils massacrèrent impitoyablement les habitants pour leur extorquer le secret de leurs trésors supposés. Cette œuvre de destruction et de carnage dura deux mois ; les officiers birmans s’enrichirent des dépouilles des malheureux habitants, dont ils emmenèrent un grand nombre captifs ; non satisfaits encore de ces actes de cruauté et de brigandage, ils laissèrent un chef pégouan, nommé Phaya-Nackong, pour administrer le pays selon son bon plaisir, et avec la charge spéciale de réunir encore des esclaves et du butin, pour transporter le tout en temps opportun dans le pays des Birmans.

« Ainsi périt Ajuthia, en mars 1767, après quatre cent dix-sept ans d’existence, sous trente-trois rois et trois dynasties.

« Et tout le pays des Thai tomba dans l’anarchie, parcouru en tous sens par des bandes armées et déchiré par ses propres enfants autant que par ses ennemis. Les forêts, les déserts même les plus inaccessibles cessèrent d’être un asile pour les opprimés, et se changèrent en repaires de bandits qui s’égorgeaient les uns les autres pour s’arracher leur butin.

« Un homme aussi habile que brave entreprit de mettre un terme à ce triste état de choses. Pin-Tak, Chinois d’origine, né en 1734 dans le nord du Siam, avait su obtenir, sous le dernier roi, d’abord un poste secondaire, puis celui de gouverneur de Tak, sa ville natale ; il y prit, de son chef, le titre magnifique de Phaya : de là vient le nom qu’il a gardé dans l’histoire. Il avait été appelé à une espèce de vice-royauté des provinces occidentales peu de temps avant l’invasion des Birmans ; ayant dû céder devant le nombre, il se retira sur Ajuthia ; mais s’apercevant que le gouvernement n’était pas capable de résister à l’ennemi, il se réfugia avec sa troupe à Chantaburi (Chantaboun), ville située sur le bord oriental du golfe de Siam. Il en fit le centre de la résistance à l’étranger et l’asile de braves compagnons qui désertaient les drapeaux des bandes de brigands pour les siens. Phaya-Tak se trouva bientôt à la tête de dix mille hommes, et fit des traités avec les chefs du nord et du sud-est du Cambodge et de l’Annam ou Cochinchine. Usant tantôt de ruse, tantôt de force, il s’empara des districts du nord et surprit Phaya-Nackong, le gouverneur birman, le tua et s’empara de tout le butin de l’ennemi : argent, provisions et munitions de guerre.

Toutefois, ne jugeant pas ses forces capables de résister à une nouvelle invasion qui était probable, il se décida à se retirer plus au midi et à établir le centre de son pouvoir à Bangkok : cet endroit, plus rapproché de la mer, était ; aussi plus favorable à une retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y arriva à la tête de ses troupes, y établit sa capitale, et bâtit son palais sur le bord occidental du fleuve, près du fort qui est resté debout jusqu’à présent.

« Poursuivant son œuvre avec une rare persistance, il eut encore plusieurs rencontres avec les Birmans, et les vainquit surtout au moyen d’une flottille qui multipliait ses forces. Une fois, il s’empara de tout leur camp et d’une partie du butin qu’ils avaient ramassé ; enfin il délivra complètement le pays de ces ennemis, qui y avaient porté la désolation et la terreur. Le peuple, le reconnaissant comme son sauveur, ne s’opposa nullement à son désir de ceindre la couronne ; il envoya de Bangkok des ordres, des gouverneurs et des colonies même pour repeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, à la fin de 1768, il se voyait le souverain absolu de toute la partie méridionale de Siam et de la province orientale baignée par le golfe. Profitant d’une guerre acharnée de la Chine avec les Birmans, il reconquit la province du nord ou de Korat. Deux autres provinces qui, pendant l’invasion étrangère, s’étaient affranchies complètement, furent recouvrées encore par Phaya-Tak ; au bout de trois ans, il était le maître incontesté du Siam, et il consolida de plus en plus son autorité, rétablissant partout l’ordre et la paix. Ayant réorganisé complètement le royaume, il lui fut facile de résister à une nouvelle attaque des Birmans en 1771 ; l’année suivante, il dirigea une expédition contre la péninsule malaise, dans l’intention de prendre possession de Ligor, la capitale, dont le gouverneur, ancien sujet des rois d’Ajuthia, s’était revêtu lui-même de la royauté et avait montré des dispositions hostiles contre le nouveau roi de Siam, qu’il traitait d’usurpateur. Après quelques rencontres assez vives, le gouverneur de Ligor se réfugia chez le chef de Patawi, autre ville de la presqu’île malaise ; cependant il fut livré aux affidés de Phaya-Tak, qui, dans l’intervalle, était entré à Ligor et y avait saisi toute la famille du gouverneur et tous ses trésors. Parmi les membres de cette famille quasi-royale se trouvait la fille du gouverneur rebelle, personne d’une grande beauté, à laquelle le roi de Siam daigna donner une place dans son harem ; grâce à son intervention, son père et tous les membres de sa famille eurent la vie sauve, et même plus tard (en 1776) le gouverneur de Ligor fut réintégré dans la vice-royauté de cette contrée gouvernée jusqu’aujourd’hui par ses descendants. »

Tels sont les traits rapides du travail historique écrit, il y a peu d’années, par le premier roi de Siam. Complétons ce récit d’après d’autres données. Le terme du règne de Phaya-Tak ne fut nullement heureux. Tombé, dans les dernières années de sa vie, dans une noire mélancolie, il devint cruel et perdit sa popularité. Un de ses généraux, Chakri, qui commandait dans le Cambodge, se prévalut de ces circonstances pour ourdir contre lui un complot ; il surprit le roi à Bangkok, le mit aux fers et peu après à mort (1782). Alors Chakri lui-même prit le sceptre ; toutefois il mourut peu de temps après et eut pour successeur son fils, sous lequel les anciennes querelles avec les Birmans se ravivèrent, surtout à propos de quelques districts du nord, aux frontières indécises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur de ces luttes ; lorsque les Birmans revinrent à la charge pour la troisième fois, le roi perdit la partie occidentale du pays, qui depuis relève de la Birmanie. Le roi mourut en 1811 ; son fils et successeur, craignant ou feignant de craindre de nouveaux complots, fit décapiter cent dix-sept nobles siamois, parmi lesquels il y avait plusieurs généraux qui avaient vaillamment combattu à côté de son père contre les Birmans ; un de ses cousins, très-aimé du peuple, tomba également victime de ces supplices multiples qui aliénèrent au prince l’affection de ses sujets. Sous d’autres rapports, son règne portait cependant le cachet d’une certaine habileté. Il avait repoussé avec succès les attaques incessantes des Birmans et réprimé plusieurs révoltes. Il emmena tous les prisonniers de guerre captifs à Bangkok, leur donna des terres à cultiver, et contribua ainsi d’une manière efficace à la prospérité de sa résidence. Il sut maîtriser aussi l’humeur inquiète des Malais.

C’est sous son règne que parut à Bangkok la mission anglaise dirigée par sir John Crawfurd, diplomate aussi estimable que savant distingué. Quand ce souverain mourut, en 1824, son fils Chào-Fa-Mongkut n’avait guère que vingt ans ; en sa qualité de fils ainé de la reine, le trône lui appartenait ; mais un de ses frères, fils d’une concubine et plus âgé que lui, s’empara du pouvoir en disant au prince : « Tu es encore trop jeune, laisse-moi régner quelques années, et, plus tard, je te remettrai la couronne. » Il se fit donc proclamer roi, sous le nom de Phra-Chào-Prasat-Thong. Une fois assis sur le trône, il paraît que l’usurpateur, s’y trouvant bien, ne songea plus à remplir sa promesse. Cependant le prince Chào-Fa, craignant que, s’il acceptait quelque charge dans le gouvernement, tôt ou tard, et sous quelque spécieux prétexte, son frère ne vînt attenter à sa vie, se réfugia prudemment dans une pagode, et se fit talapoin. Il se passa deux événements mémorables sous le règne de Phra-Chào-Prasat-Thong : le premier fut la guerre qu’il soutint en 1829 contre le roi laotien de Vieng-Chang ; ce monarque, fait prisonnier, fut amené à Bangkok, mis dans une cage de fer, exposé aux insultes de la populace, et ne tarda pas à succomber aux mauvais traitements qu’il endurait. Le second fut une expédition dirigée contre les Cochinchinois, par terre et par mer, et qui n’eut d’autre résultat que de procurer à Siam des milliers de captifs.

Au commencement de 1851, le roi, étant tombé très-malade, rassembla son conseil, et proposa un de ses fils pour successeur. On lui répondit : « Sire, le royaume a déjà son maître. « Atterré par cette réponse, le monarque rentra dans son palais et ne voulut point reparaître en public ; le chagrin et la maladie le minèrent bien, vite, et il expira le 3 avril 1851. Ce jour-là même, malgré les complots des fils du roi défunt, que le premier ministre sut habilement comprimer, le prince Chào-Fa quitta son monastère et ses habits jaunes, et fut intronisé sous le nom déjà connu de nos lecteurs de Somdetch-Phra-Paramander-Mahà-Mongkut, etc. J’abrège : l’émunération de tous les titres de Sa Majesté siamoise tiendrait plus d’une page. Vingt-six années d’études solitaires n’avaient pas été sans fruits pour l’âme honnête de ce monarque. Il avait vu, pendant ce quart de siècle, grandir irrésistiblement la puissance des Anglais sur cette terre de l’Inde, berceau des plus antiques traditions et des dieux de son peuple, et la domination néerlandaise sur le grand archipel malais, auquel les intérêts commerciaux d’une grande partie de ses États sont entièrement liés. Dans le même temps il avait été témoin de la chute et du dépècement du royaume birman, si longtemps le rival et la terreur du sien ; enfin des signes manifestes de la décadence du Céleste Empire, modèle et régulateur séculaire de tous les États de l’extrême Orient, n’avaient pu lui échapper. Salutaires spectacles pour des yeux intelligents !… Phara-Somdetch y puisa, sinon une conviction bien arrêtée, du moins une tendance à se tourner vers l’Occident pour y chercher des conseils et des appuis, puisque c’est de là que rayonne aujourd’hui la lumière. Il sortit de sa retraite claustrale avec un grand fonds de tolérance. Une de ses premières mesures fut la révocation d’un arrêt d’exil qui frappait plusieurs missionnaires. Dans l’audience qu’il accorda à l’évêque Pallegoix, partant pour l’Europe en 1852, il lui remit pour le pape une lettre autographe écrite en langue anglaise, et dans laquelle il exprimait sa haute considération pour le chef du culte catholique, et lui communiquait en même temps sa résolution d’accorder à cette religion, dans ses États, toutes les libertés dont elle pourrait avoir besoin. Il ajoutait qu’il agissait en harmonie avec l’esprit de ses ancêtres en assurant à ses sujets une liberté de religion complète. Dans ce but, il fit recueillir des renseignements sur les travaux des missionnaires catholiques, afin de protéger les indigènes convertis au christianisme contre les exactions des fonctionnaires païens. À dater de cette époque, les relations d’amitié avec la France et l’Europe n’ont pas discontinué et sont devenues de plus en plus intimes. Ces résultats déjà acquis et ces bonnes intentions devront rendre l’histoire indulgente pour les faiblesses du caractère de Phra-Somdeteh, et pour son impuissance à cautériser les plaies séculaires de son pays.

Les limites du Siam ont beaucoup varié à diverses époques de son histoire ; et aujourd’hui même, à l’exception de la frontière occidentale, les autres lignes de démarcation ne sauraient être tracées d’une manière bien exacte, la plupart des frontières étant occupées par des tribus plus ou moins indépendantes. Toutefois, ces limites, en y faisant entrer la péninsule malaise, s’étendent aujourd’hui du quatrième au vingtième degré de latitude nord, et du quatre-vingt-douzième au centième méridien. D’après cette évaluation, la longueur des États siamois atteindrait à peu près quatre cent cinquante lieues ; sa largeur varierait, depuis quelques kilomètres jusqu’à

cent soixante-dix lieues.

VII

Pakpriau. — Le mont Phrâbat. — Le prince-abbé. — Temple et monastère. — Le pied de Bouddha. — Empreintes géologiques.

La chaleur est quelquefois accablante à Ajuthia ; pendant huit jours, nous avons éprouvé trente-deux degrés centigrades à l’ombre nuit et jour, mais peu de moustiques, ce qui était un grand soulagement. Mes courses m’ont ramené plus d’une fois vers les grandes ruines qui se trouvent au milieu des bois, et j’y ai fait une collection de beaux papillons et de plusieurs insectes nouveaux. En quittant Ajuthia, je me dirigeai vers Pakpriau, qui est à quelques jours de marche, au nord, sur la frontière du Laos ; c’est un pays de montagnes qui me promettait une ample récolte d’insectes et de coquilles terrestres.

La grande comète (1858) que j’avais déjà observée pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur le fleuve de tout son éclat ; sa queue était vraiment splendide. Il est difficile de ne pas croire que c’est à cet astre que nous devons les fortes chaleurs qui ont marqué l’été et l’automne de cette année.

Jusqu’à présent, ma santé est restée excellente ; je ne me suis jamais mieux porté, même dans le nord de la Russie. Depuis l’arrivée des vaisseaux anglais et d’autres navires européens à Bangkok, tout y a doublé de prix ; néanmoins, tout est encore ici à très-bon marché relativement aux prix d’Europe. Je ne dépense pas plus d’un franc par jour pour mon entretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en masse pour voir mes collections, et il ne peut s’imaginer ce que je puis faire de tant d’animaux et d’insectes.

Quel contraste entre cette nature-ci et celle de notre Europe ! Comparé à ce globe enflammé, à ce ciel étincelant, que notre soleil est pâle, que notre ciel est froid et sombre ! Qu’il est doux, le matin, de se lever avant ce soleil éclatant ! Et qu’il est plus doux encore, le soir, de prêter l’oreille à ces mille sons, ces cris stridents et métalliques, qui s’élèvent de tous les points du sol, comme si une armée d’orfèvres et de batteurs d’or étaient à l’ouvrage ! De silence, de repos, nulle part ; partout et toujours on ne voit, on n’entend que le bouillonnement de la vie dans cette nature exubérante.

Je reste étonné chaque fois que je vois de petits bambins de deux à trois ans dirigeant des barques de toute dimension et nageant et plongeant sans cesse au milieu de ce fleuve rapide et profond comme une mer. Répétons-le, ils vivent en amphibies. Je m’amuse souvent à voir ces petits êtres fumer mes bouts de cigares, pour lesquels ils courent après les papillons qu’ils m’apportent sans les endommager.

J’ai découvert, chemin faisant, cette espèce d’araignée que l’on trouve aussi, je crois, au Cap, et que l’on pourrait élever pour en tirer la soie ; en saisissant le bout de celle-ci qui lui sort du corps, on n’a qu’à dévider, dévider toujours ; le fil est très-fort, élastique, et ne se rompt jamais pendant l’opération.

Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s’il ne croupissait pas dans l’esclavage le plus abject ! La nature féconde, cette excellente mère, le traite en enfant gâté : elle l’ait tout pour lui. Les arbres des forêts sont chargés de légumes et de fruits exquis ; les rivières, les lacs et les étangs abondent en poissons ; quelques bambous suffisent pour la construction d’une maison. Le débordement périodique des eaux se charge dans la plaine de rendre la terre d’une fertilité extraordinaire. Ici, l’homme n’a qu’à semer et planter ; il abandonne le soin du reste au soleil, et il ne connaît ni ne sent le besoin de tous ces objets de luxe qui font partie de la vie de l’Européen.

Le 13 novembre nous arrivâmes à un village nommé Arajiek ; le terrain y était déjà plus élevé, et, pouvant enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la campagne, je tuai plusieurs écureuils blancs que je n’avais pas rencontrés dans les environs de Bangkok. Plusieurs semaines de courses et de voyages ne m’ont pas encore habitué à ce cri perçant que l’ont entendre pendant toute la nuit des milliers de cigales et d’autres insectes qui semblent ne dormir jamais. C’est sur les deux rives un mouvement et un bruit continuels.

À peine le soleil commence-t-il à dorer la cime des arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, entonnent chacun leur hymne du matin ; c’est un concert enchanteur, une variété de sons infinis. Ce n’est que dans la solitude et dans la profondeur des bois qu’on peut réellement admirer et observer l’espèce d’accord ou d’ensemble du chant des nombreux oiseaux qui retentit de manière à former comme un chœur symphonique ; ainsi la voix de l’un est rarement étouffée par celle de l’autre ; on jouit en même temps de l’effet que produit l’ensemble et du charme du musicien ailé que l’on préfère. Les martins, les fauvettes, les drongos, les dominicains, répondaient aux tourterelles roucoulant au sommet des plus hauts arbres, tandis que des grues, des hérons, des martins-pêcheurs et une quantité d’autres espèces d’oiseaux aquatiques ou de proie poussent de temps en temps quelque cri rauque ou perçant.

Je me fais conduire chez le mandarin du village, qui m’accueille avec affabilité et m’offre, en retour de quelques petits présents, un déjeuner composé de riz, de poisson frais et de bananes. Je lui demande de me faciliter les moyens de visiter le mont Phrâbat, pèlerinage fameux où les Siamois vont en grand nombre adorer tous les ans le vestige du pied de « Bouddha » ; il m’offre de m’accompagner, proposition que je reçois avec reconnaissance. Le lendemain, à sept heures du matin, mon hôte m’attendait à la porte avec des éléphants montés par leurs cornacs et les hommes nécessaires à notre excursion. Le même soir, à sept heures, nous étions rendus à notre destination.

Peu d’instants après notre arrivée, tous les habitants du mont en étaient instruits, et talapoins et montagnards ne purent résister au désir de voir «  l’étranger. » Je distribuai aux principaux d’entre eux quelques petits présents qui les enchantèrent ; mais mes armes étaient surtout l’objet de leur admiration. Je me rendis à la demeure du prince de la montagne, qu’une maladie retenait dans sa maison ; il me fit servir à déjeuner, me témoignant le regret de ne pouvoir m’accompagner en personne ; mais il eut la gracieuse prévenance de m’envoyer quatre hommes pour me servir de guides et d’aides. En retour de son amabilité et de l’empressement qu’il mit à me rendre service, je lui présentai un petit pistolet, qu’il accepta avec les marques de la plus grande joie. Le mont Phrâbat et la plaine qu’il domine à huit lieues à la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont l’existence est tout à fait celle des princes-abbés de l’Europe féodale. Il a des milliers de vassaux taillables et corvéables à sa merci, et en emploie autant qu’il veut au service de son monastère, où rien ne rappelle le vœu de pauvreté de son ordre ; il ne sort jamais qu’en magnifique palanquin, tel qu’en ont les plus grands princes, et la suite de pages qui l’entoure, ainsi que la troupe de jouvencelles alertes qui sont chargées du soin de son réfectoire, ne m’ont pas paru affectés de la plus légère teinte d’ascétisme.

Rocher du sommet du mont Phrâbat.
Rocher du sommet du mont Phrâbat.
Rocher du sommet du mont Phrâbat.

Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occidental de la montagne où se trouve le fameux temple qui renferme l’empreinte du pied de Samonakodom, le Bouddha de l’Indo-Chine. Je fus saisi d’étonnement et d’admiration en arrivant à cette partie de la montagne, et je me sens incapable d’exprimer convenablement la grandeur du spectacle qui s’offrit à ma vue. Quel bouleversement de la nature ! Quelle force a soulevé ces roches immenses, transporté et entassé les uns sur les autres tout ces blocs erratiques ? À la vue de ce pêle-mêle, de ce chaos, j’ai compris comment l’imagination de ce pauvre peuple, resté enfant en dépit des siècles qui ont passé sur lui, a cru retrouver là des traces du passage de ses fausses divinités. On dirait qu’un récent déluge vient de se retirer. La vue seule de ce tableau me récompensa de mes fatigues. Jusqu’au sommet de la montagne, dans les vallées, dans les crevasses des rochers, dans les grottes, partout, je rencontrai des empreintes d’animaux, parmi lesquelles celles d’éléphant et de tigre sont les mieux marquées et les plus communes ; mais j’ai pu me convaincre que plusieurs de ces empreintes provenaient d’animaux antédiluviens et inconnus. Tous ces êtres, selon les Siamois, formaient le cortège de Bouddha, lors de son passage sur la montagne. Quant au temple lui-même, il n’a rien d’admirable, car il est comme presque toutes les pagodes du Siam : inachevé d’un côté, et dégradé de l’autre. Il est construit en briques, quoique les pierres et le marbre abondent à Phrâbat, et l’on y arrive par une suite de larges degrés. Des murs, couverts de petits morceaux de verre de couleur, forment des arabesques d’une grande variété, et resplendissent au soleil avec des reflets chatoyants qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les corniches sont dorés ; mais ce qui surtout attire l’attention par la finesse et la beauté du travail, ce sont les portes massives en bois d’ébène, incrustées de nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d’un fini admirable. L’intérieur du temple ne répond pas à l’extérieur ; toutefois, le sol est recouvert de nattes d’argent ; les murs portent encore des traces de dorure, mais noircies par le temps et la fumée ; un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré de lambeaux de serge dorée ; c’est là que l’on conserve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : de poupées, de grossières découpures en papier, de tasses et d’une quantité immense de bimbeloterie ; plusieurs de ces objets sont en or et en argent.

Après un séjour d’une semaine sur ce mont, d’où je rapportai, avec d’intéressantes collections, des reliques pétries avec les cendres d’anciens rois, je fus reconduit par les éléphants de mon hôte d’Arajiek, qui ne m’avait pas quitté, et par un guide que le prince de Phrâbat m’obligea d’accepter. Nous reçûmes encore l’hospitalité dans la maison de ce dignitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à Sarabüri, chef-lieu de la province de Pakpriau et résidence d’un gouverneur.

Sarabüri, ville d’une assez grande étendue et peuplée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est composée, comme toutes les villes et villages de Siam, de maisons faites en bambous et à demi cachées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà sont les champs de riz ; puis plus loin sont d’immenses forêts où habitent seuls les animaux sauvages.

Le 26 au matin, nous passâmes devant Pakpriau, village près duquel commencent les cataractes ; les eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de peine à lutter contre le courant. À peu de distance au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille de chrétiens laotiens dont le bon P. Larnaudie m’avait parlé[8]. Nous amarrâmes notre barque auprès de leur habitation, espérant qu’elle y serait plus en sûreté qu’ailleurs pendant le temps que j’emploierais à l’exploration des montagnes des environs et à visiter Patawi, qui est le pèlerinage des Laotiens, comme Phrâbat est celui des Siamois.

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du fleuve, à l’est comme à l’ouest, tout le terrain, jusqu’aux montagnes qui commencent à une distance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer hydroxydé et de fragments d’aérolithes ; aussi la végétation y est-elle chétive, et les bambous en forment la plus grande partie ; mais partout où les détritus ont formé une couche d’humus un peu épaisse, elle est au contraire d’une grande richesse et d’une grande variété. Les arbres, hautes et innombrables futaies, fournissent des gommes et des huiles qui seraient précieuses pour le commerce et l’industrie, si l’on pouvait engager les habitants paresseux et insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens et un porc furent enlevés près de la chaumière des chrétiens, gardiens de notre barque, pendant notre séjour à Pakpriau. Le lendemain, j’eus le plaisir de faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est humide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des traces de ces animaux ; mais celles du tigre royal sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit, les habitants n’osent pas s’aventurer hors de leurs habitations ; mais dans la journée ils savent que ces animaux, repus du produit de leurs chasses, se retirent dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explorer la partie orientale, de la chaîne de Pakpriau, il m’arriva de m’égarer en pleine forêt à la poursuite d’un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, chargés que nous étions de fusils, de haches, de boites, etc. ; nous manquâmes sa piste ; cependant, par les cris d’effroi des singes et autres animaux, nous savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léopard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit arrivait ; il fallait songer à regagner le logis, sous peine de quelque rencontre désagréable ; mais, en dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, où, avec des branches et des feuilles, nous nous fîmes des espèces de hamacs ; le lendemain seulement, au

grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin.

VIII

Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok.

Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des éléphants pour porter nos bagages afin d’explorer cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par une belle matinée et un temps légèrement couvert, « le temps des chasseurs, » et qui me rappelle les agréables journées d’automne de mon pays ; je suis accompagné seulement de Küe et de mon jeune guide laotien. Nous suivons pendant trois heures un sentier au milieu de forêts infestées de bêtes sauvages, et croisons ensuite la route de Kôrat ; enfin nous arrivons a Patawi. Comme à Phrâbat, au pied de la montagne et à l’entrée d’une longue et large avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d’informer les bons génies de leur présence et les disposer à écouter leurs prières. Le mont, isolé, de cent cinquante mètres de hauteur, est de même formation que celui de Phrâbat, mais d’un aspect différent, quoique aussi grandiose. Ici, ce n’est plus cet amas de blocs rompus, superposés, comme si des géants les avaient bouleversés en se livrant un combat pareil à ceux dont parle la Fable ; Patawi semble composé d’un seul bloc, d’une immense roche, qui s’élève presque perpendiculairement comme une muraille, à l’exception de la portion du milieu, qui, du côté sud, surplombe et s’avance de six à sept mètres sur la vallée, qu’on domine comme du haut d’un balcon. Au premier coup d’œil, on reconnaît l’action de l’eau sur un sol qui n’était primitivement que de l’argile.

Il y a beaucoup d’empreintes semblables il celles de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d’arbres couchés sur le sol et pétrifiés à côté d’arbres existants et pareils ; on dirait que la hache vient seulement de les abattre, et ce n’est qu’en essayant leur dureté avec le marteau que l’on peut s’assurer de leur état actuel. Après avoir franchi plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai à main gauche la pagode et à droite l’habitation des talapoins, qui, au nombre de trois, un supérieur et deux hommes pour le servir, gardent et honorent les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui ont écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot « rayons » employé par les sectateurs de Bouddha ? Or, en siamois, le même mot qui signifie « rayon », veut dire également « ombre » ; et c’est par respect pour leur divinité que la première acception est généralement reçue.

Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris de voir arriver un « farang » ou étranger dans la pagode. Quelques petits présents ne tardèrent pas me mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur surtout fut enchanté d’un morceau de fer aimanté que je lui donnai ; il s’amusa longtemps avec ce jouet et poussa des cris d’admiration chaque fois qu’il le voyait attirer et soulever tous les petits objets de métal qu’il mettait à sa portée.

Je me rendis à l’extrémité nord de la montagne, où quelque être généreux, pour faire une œuvre méritoire, a eu la bonne idée de construire une salle pareille à celles que l’on trouve sur beaucoup de chemins et auprès des pagodes pour abriter les voyageurs.

La vue dont on jouit de cet endroit est d’une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de ce mot. Je n’ai pas la prétention, on a pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles grandioses qui vont désormais se multiplier sous mes yeux ; à peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les contours et quelques détails ; mais ce dont on peut être sûr, c’est que mes esquisses n’admettent que ce que j’ai vu et rien de plus. Je n’avais rencontré jusqu’alors au Siam que des horizons peu développés ; mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa splendeur. Je voyais se dessiner à mes pieds, comme un riche et moelleux tapis velouté, aux nuances éclatantes, variées et fondues, une immense ligne de forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boisés paraissent comme de petits filets d’un vert clair ; au delà s’élèvent comme en gradins des monticules, des monts, et enfin à l’est, au nord et à l’ouest, sous la forme d’un demi-cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis celle du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles de Kôrat jusqu’à plus de soixante milles de distance. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu’un seul massif dû au même bouleversement. Mais comment décrire la variété de formes de toutes ces sommités ? Ici, ce sont des pics qui se confondent avec les teintes vaporeuses et rosâtres de l’horizon ; là, des aiguilles où la couleur des roches fait ressortir l’épaisseur de la végétation ; puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur l’azur du ciel ; plus loin, des crêtes majestueuses ; enfin, ce sont surtout les effets de lumière brillante, les teintes délicates, les tons chauds qui font de ce spectacle quelque chose d’enchanteur, de magique, que l’œil d’un peintre pourrait saisir, mais que son pinceau, si riche et si puissant qu’il fût, ne saurait jamais rendre qu’imparfaitement.

À la vue de ce panorama inattendu, un cri d’admiration sortit en même temps de toutes les bouches Mes pauvres compagnons, généralement insensibles aux beautés de la nature, éprouvaient cependant un moment d’extase devant ce tableau sublime et grandiose. « Oh ! di ! di (beau) ! » s’écriait mon jeune guide laotien ; et demandant à Küe, qui restait silencieux, ce qu’il pensait de cette vue : « Oh ! master, me répondit-il dans son jargon mêlé de latin, d’anglais et de siamois, les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans ces grandes choses ; moi content d’être venu à Patawi. »

Du côté opposé, c’est-à-dire au sud, le tableau est différent ; c’est une plaine immense qui s’étend de la base de Patawi et des monts voisins jusqu’au-delà d’Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours qui se confondent avec l’horizon à plus de cent vingt milles de distance. Du premier coup d’œil on voit que cette plaine était recouverte par la mer à une époque peu reculée, où toute la partie méridionale du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservés, en sont une autre preuve, tandis que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles prouvent également un bouleversement de beaucoup antérieur à cette époque.

J’eus à Patawi, avec les bons montagnards laotiens, une répétition des veillées que j’avais eues à Phrâbat ; tous les soirs, après le travail des champs, plusieurs venaient pour voir le farang. Ces Laotiens diffèrent un peu des Siamois ; ils sont plus grêles et ont les pommettes un peu plus saillantes ; ils sont généralement aussi plus bruns et portent les cheveux longs ; tandis que les autres se rasent la moitié de la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le courage du chasseur, s’ils n’ont pas celui du guerrier. Armés d’un coutelas ou d’un arc avec lequel ils lancent adroitement à plus de cent pas des balles d’une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont elles sont infestées. La chasse est leur principal amusement, et, lorsqu’ils peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à l’affût, perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu’ils élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté approche de la misère ; mais, comme presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. Cette récolte assurée, ils passent le reste de leur temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de longues courses aux villes et villages voisins, et à se visiter chemin faisant.

À Patawi, j’entendis beaucoup parler de Kôrat, qui est la capitale d’une province du même nom située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j’ai l’intention de visiter plus tard. Il paraît que c’est un pays riche et qui produit surtout beaucoup de soie d’une bonne qualité ; il s’y trouve également et en grande quantité un arbre à caoutchouc ; mais les habitants négligent cette gomme, ignorant sans doute sa valeur. J’en ai rapporté un magnifique échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les négociants anglais. La vie y est, dit-on, d’un bon marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fuang (37 centimes), cent œufs pour le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l’on voit du sommet de Patawi, et ce n’est que pendant la saison sèche que l’on peut s’y aventurer ; durant celle des pluies, l’eau et l’air y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n’osent pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte d’y attirer les mauvais génies qui les feraient périr.

Pendant le temps que je passai sur la montagne, le supérieur des talapoins redoubla de soins et d’égards pour moi ; il fit transporter mon bagage dans la chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu’il fait à Patawi dans la saison des pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la plaine par l’inondation, se réfugient sur les montagnes, et viennent jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois, ce n’est pas seulement en cette saison que ces carnassiers leur rendent visite, car la seconde nuit que nous passâmes en ce lieu, vers dix heures, les chiens poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs.

« Un tigre ! » s’écria mon Laotien, couché près de moi.

Je m’éveillai en sursaut, saisis mon fusil, et j’entr’ouvris la porte ; mais la profonde obscurité ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m’exposer inutilement ; je me contentai de décharger mon arme en l’air pour effrayer l’animal. Ce n’est que le lendemain que nous nous aperçûmes de l’absence d’un de nos chiens.

Après avoir parcouru cette intéressante localité pendant une semaine, nous revînmes lever l’ancre de notre barque pour regagner Bangkok, où j’avais à mettre en ordre mes collections et à les expédier.

Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient recouverts de six mètres d’eau, étaient maintenant à sec, et partout autour des habitations on bêchait les potagers et on commençait la plantation des légumes ; mais les horribles moustiques avaient reparu en essaims plus formidables que jamais, et après avoir ramé tout le jour, mes pauvres domestiques ne pouvaient même goûter de repos pendant la nuit. Pendant le jour, surtout près de Pakpriau, la chaleur était excessive. Le thermomètre se tenait ordinairement à quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit à l’ombre, et à cent quarante degrés au soleil, 35° et 60° du thermomètre centigrade. Heureusement nous n’avions plus à lutter contre le courant, et, quoique passablement chargée, notre barque filait rapidement. Nous n’étions plus qu’à trois heures de Bangkok, lorsque j’aperçus deux canots européens amarrés au bord du fleuve, et dans une salle de voyageurs, auprès d’une pagode, trois capitaines anglais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, faisaient un joyeux pique-nique. L’un des trois était celui qui m’avait amené de Singapour ; il vint au-devant de moi et m’entraîna partager leur déjeuner.

Le même jour, j’arrivai à Bangkok, et je ne savais encore où descendre, lorsque M. Wilson, l’aimable consul de Danemark, vint au-devant de moi et m’offrit gracieusement l’hospitalité dans sa magnifique demeure Je dois considérer la partie du pays que je viens de parcourir comme très-saine, sauf peut-être à l’époque des pluies ; il paraît qu’alors l’eau qui découle des montagnes, après avoir passé sur une foule de détritus vénéneux et s’être imprégnée de substances minérales, donne naissance à des miasmes délétères d’où s’échappe la terrible fièvre des bois (jungle fever), qui, si elle ne vous emporte pas au premier accès, ne vous quitte qu’après plusieurs années de souffrances.

Mon voyage a eu lieu à la fin de la saison des pluies, lorsque les terrains qui avaient été inondés commençaient à se dessécher ; il s’en élevait quelques miasmes, et j’ai vu plusieurs indigènes atteints de fièvres intermittentes ; cependant je n’ai pas cessé un instant de me bien porter. Dois-je l’attribuer au régime que je suivais et qui m’a souvent été recommandé, c’est-à-dire de ne boire que du thé, jamais ou très-rarement de vin ou de spiritueux, et jamais d’eau fraîche ? Je le pense, et je crois qu’en agissant toujours ainsi l’on ne courrait aucun danger sérieux

dans les localités les plus malsaines.

IX

Départ pour le Cambodge. — Voyage en barque de pêcheurs. — Chantaboun. — Produits. — Commerce. — Physionomie du pays. — Archipels du golfe de Siam. — Manière dont les crocodiles attrapent les singes.

Mon intention était de visiter le Cambodge ; mais je ne pouvais m’y rendre avec ma légère barque de rivière ; or, comme l’on ne voit guère circuler entre Bangkok et Chantaboun que de petites jonques chinoises ou des barques de pêcheurs chargées de poisson pour la capitale, je dus m’embarquer sur une de ces dernières, le 23 décembre, avec un nouveau domestique appelé Niou et d’origine anamite. Élevé au collège des Pères, à Bangkok, il connaissait assez bien le français pour m’être très-utile, surtout comme interprète. Notre embarcation était trop petite pour son contenu ; car, outre moi et Niou, elle portait deux hommes et deux enfants de treize à quatorze ans. L’aspect de toutes les petites îles du golfe est d’un effet enchanteur et pittoresque. Notre traversée fut plus longue que nous n’avions pensé. Trois jours suffisent en temps ordinaire ; il nous en fallut huit, tellement le vent était violent et contraire. Nous eûmes aussi un accident qui fut fatal à l’un de nous et qui aurait pu l’être à tous. C’était dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Notre barque filait rapidement sous une brise violente et fraîche. J’étais assis sous le petit toit de feuilles et de bambous entrelacés qui me protégeait contre la pluie et la fraîcheur des nuits, disant adieu à l’année qui venait de s’écouler et souhaitant la bienvenue à la nouvelle ; priant pour qu’elle me fut favorable, et surtout qu’elle répandit à pleines mains la coupe de bonheur sur tous ceux qui me sont chers. La nuit était obscure. Nous n’étions qu’à deux milles de la côte, dont les montagnes nous apparaissaient comme un sombre bandeau. La mer seule brillait de cette lueur phosphorescente si bien connue de ceux qui ont navigué longtemps. Depuis plusieurs heures, deux requins n’avaient cessé de nous suivre en traçant à l’arrière comme un sillon de feu tortueux. Tout était silencieux sur notre bateau ; on n’entendait que le vent sifflant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je sentais en moi-même, à cette heure de la nuit, seul et loin de tous ceux que j’aimais, une tristesse que je cherchais inutilement à soulever et une inquiétude dont je ne pouvais me rendre compte. Tout à coup nous éprouvons un choc violent, suivi presque aussitôt d’un second, et notre barque reste dans l’immobilité la plus complète. Tout le monde à bord pousse un cri de détresse ; les matelots sautent à l’avant avec Niou ; en un instant la voile est pliée, les torches allumées ; mais, ô malheur ! un de nous manque à l’appel… Un des jeunes garçons qui était assoupi sur le bord du bateau avait été, par le choc, précipité à la mer. Inutilement nous cherchâmes le corps de ce malheureux ; il était indubitablement devenu la proie d’un des requins. Fort heureusement pour nous, la barque n’avait touché que de côté contre la pointe d’un rocher et s’était ensuite échouée sur le sable, de sorte qu’après l’avoir dégagée nous pûmes aller jeter l’ancre près de la côte.

Le 3 janvier 1859, ayant traversé le petit golfe de Chantaboun par une mer excessivement houleuse, nous vîmes apparaître la fameuse roche du Lion qui forme comme la pointe d’un cap à l’entrée du port. De loin, on dirait un lion couché, et l’on a peine à croire que la nature seule ait moulé ce colosse avec des formes aussi curieuses, et cependant c’est l’eau qui l’a arrondi et modelé de la sorte. On comprend que les Siamois aient pour ce rocher, comme pour toutes les choses qui leur paraissent extraordinaires ou merveilleuses, une espèce de vénération. On raconte qu’un jour un navire anglais étant venu jeter l’ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en voyant le lion, proposa de l’acheter, et que le gouverneur ayant, refusé de lui vendre, l’Anglais, sans pitié, fit feu de toutes ses pièces sur le pauvre animal. Le fait a été raconté par un poète siamois dont l’œuvre est une plainte touchante contre la dureté de cœur des barbares de l’Occident.

La roche du Lion, devant le port de Chantaboun.
La roche du Lion, devant le port de Chantaboun.
La roche du Lion, devant le port de Chantaboun.

Le 4 janvier, à huit heures du matin, nous arrivions à la ville de Chantaboun proprement dite. Elle est bâtie le long du fleuve, à six ou sept milles des montagnes. Les Annamites chrétiens forment le tiers à peu près de la population de cette localité ; le reste est composé de marchands chinois, de quelques Annamites païens et de Siamois. Les seconds sont tous des pêcheurs, descendant d’Annamites de même profession, qui, venus de Cochinchine pour pêcher au nord du golfe de Siam, s’établirent peu à peu à Chantaboun. Tous les jours, tant que dure la saison froide et que la mer n’est pas trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites baies du littoral ou dans les bassins que forment les îles entre elles.

Le commerce de cette province n’est pas considérable, comparativement à ce qu’il pourrait être ; mais les nombreuses taxes, les corvées continuelles imposées au peuple par les chefs, puis l’usure et les prévarications des mandarins, ajoutées à l’esclavage, accablent, ruinent les familles et stérilisent le travail. Cependant, quoique la population ne soit pas nombreuse, on exporte à Bangkok une assez grande quantité de poivre que les Chinois principalement cultivent au pied des montagnes, un peu de sucre et de café d’une qualité tout à fait supérieure, et enfin des nattes faites de joncs, très-jolies, et qui se vendent très-avantageusement en Chine ; du tabac, une quantité de poisson sec et salé, ainsi que des bichos-di-mar ou holothuries de mer séchées, et de l’écaille de tortue que pèchent les Annamites païens.

Tout sujet siamois, dès qu’il a atteint la taille de trois coudées, est soumis à un impôt ou tribut annuel équivalant à 6 ticaux (18 francs) ; les Annamites de Chantaboun le payent en bois d’aigle, les Siamois en gomme-gutte. Le tribut des Chinois se paye en gomme laque, et seulement tous les quatre ans ; il n’est que de 4 ticaux. C’est à la fin de la saison des pluies que les Annamites chrétiens se réunissent en troupes de quinze à vingt, et partent sous la conduite d’un homme expérimenté, qui devient le chef de l’expédition et indique d’ordinaire aux autres les arbres qui renferment du bois d’aigle, car tous ne sont pas également habiles à reconnaître ceux qui en contiennent, et il faut, pour bien réussir et s’éviter un travail inutile et pénible, une expérience que l’on n’acquiert qu’avec le temps. Les uns restent dans les montagnes environnantes, les autres vont aux grandes lies de Ko-Xang ou de Ko-Kut, situées au sud-est de Chantaboun.

Le bois d’aigle est dur, moucheté, et répand une forte odeur aromatique lorsqu’on le brûle. Il sert à brûler, après leur mort, le corps des princes et des hauts dignitaires que l’on conserve préalablement pendant une année dans un cercueil. Les Siamois l’emploient également en médecine. Le bois de l’arbre qui le produit est blanc et très-tendre, et il faut l’abattre et le fendre en entier pour trouver le bois d’aigle qui est répandu dans l’intérieur du tronc. Les Annamites font une espèce de secret des indices auxquels ils reconnaissent l’arbre qui en contient. Le peu de renseignements qu’ils ont voulu me donner m’a cependant mis sur la vole. Je fis abattre sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais devoir en contenir, et le résultat de mes observations est que ce bois se forme dans les cavités de arbre, et que plus celui-ci est vieux, plus il en contient. On frappe le tronc de l’arbre, et s’il rend un son creux et laisse échapper par les nœuds une odeur plus ou moins forte de bois d’aigle, on est assuré qu’il en renferme.

La plupart des Chinois marchands se livrent à l’opium et au jeu ; les Annamites chrétiens ont en général une conduite plus réglée ; mais leur caractère est tout l’opposé de celui des Siamois, qui sont mous, paresseux, insouciants et légers, mais généreux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L’Annamite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux ; entre parents même, ce sont des dissensions et une jalousie continuelles. Sans pitié pour le pauvre ou pour le malheureux, il est serviteur-né du puissant. L’attachement de ceux qui sont catholiques pour leurs prêtres et les missionnaires fait seul exception ; ils s’exposent pour eux aux plus grands dangers. De leur côté, les païens tiennent fortement à leur idolâtrie par respect pour leurs ancêtres. Dans les rapports que j’ai eus avec les uns et les autres, tant à Chantaboun que dans les îles, où j’en rencontrais fréquemment, venus de ce premier endroit ou de Kampot, port du Cambodge, je n’ai eu qu’à me louer de la générosité et de la bonté des païens.

Les missionnaires de Bangkok m’ayant donné une lettre d’introduction pour leur confrère de Chantaboun, je descendis chez lui et j’eus le plaisir de rencontrer un digne homme qui me reçut avec la plus grande cordialité et mit à ma disposition une chambre de sa modeste habitation. Depuis plus de vingt ans ce bon père se trouve à Chantaboun avec les Annamites qu’il a baptisés, content et heureux au milieu de l’indigence et de la solitude. À mon arrivée, il était au comble du bonheur ; il voyait s’élever rapidement de jour en jour une nouvelle chapelle qu’il fait construire, et pour laquelle il a trouvé le moyen d’économiser sur son modeste viatique. Construite en briques, elle remplacera bientôt la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je passai seize jours heureux sous son toit, tantôt chassant sur le fleuve et les canaux, tantôt sur le mont Sabab. Le pays me rappelait beaucoup la province de Pakpriau. La plaine est peut-être encore plus déserte et plus inculte ; mais au pied de la montagne s’ouvrent de charmantes vallées, où quelques centaines de Chinois se livrent à la culture du poivre.

J’achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite barque pour visiter les îles du golfe, très-intéressantes sous tous les rapports, quoique sur plusieurs d’entre elles les tigres soient nombreux. La première que je visitai porte le nom de Ko-nam-sao (buste de jeune fille). Elle a la forme d’un pic et près de deux cent cinquante mètres de hauteur. D’origine volcanique comme toutes les autres îles de cette partie du golfe, elle n’a seulement que deux milles de circonférence. Les roches qui l’entourent presque partout en rendent l’accès difficile ; mais l’effet qu’y produisent une végétation puissante et une verdure pleine d’éclat et de fraîcheur est ravissant. La saison de la sécheresse, si agréable dans les voyages en Europe, à cause de la fraîcheur des nuits et des matinées, est au Siam un temps de mort et de désolation pour toute la nature. Malgré une végétation encore assez fraîche, la vie semble s’arrêter ; les oiseaux ont fui vers les lieux où ils trouvent à se désaltérer et recherchent de préférence le voisinage des habitations et les bords des rivières où les insectes, en nombre immense, leurs fournissent une abondante nourriture. Rarement un chant vient charmer l’oreille ; l’aigle pêcheur seul fait entendre son cri rauque et perçant chaque fois que le vent change. Les fourmis en essaims innombrables surgissent, au contraire, de partout ; le sol, les arbres, tout en est couvert, et elles paraissent être, avec les moustiques, et quelques grillons, les seuls insectes qui aient échappé à la destruction. En poursuivant les troupes de singes qui s’enfuyaient à mon approche, ou bien en suivant les traces des daims ou des léopards, dont plusieurs tombèrent frappés de mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces iles la moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau ; je n’avançais que très-difficilement à travers les masses de lianes et de branches entrelacées, la hache à la main, et ce n’est qu’épuisé par la chaleur et la fatigue que je revenais au rivage.

La plupart des roches de ces montagnes, comme celles des îles, sont métamorphiques, c’est-à-dire d’anciennes roches sédimentaires qui ont conservé beaucoup de traces de leur ancien dépôt sous les eaux, mais qui ont subi un changement dans leur structure et dans leur composition par l’action des volcans. Toutes renferment un grand nombre de filons et d’amas auxquels en géologie l’on donne le nom de « gîtes de contact, » c’est-à-dire de gîtes métallifères qui, encastrés dans des roches stratifiées ou des roches massives, ont été pénétrés de leur substance.

Le 26, nous fîmes voile pour la première des îles Ko-Man, car il y en a trois qui portent ce nom et qui sont rapprochées les unes des autres. La plus grande n’est éloignée de la côte que d’une dizaine de milles. Quelques aigles pêcheurs, une espèce de pigeons blancs et des coucous noirs sont à peu près les seuls habitants ailés que j’y rencontrai ; mais les iguanes y sont très-nombreuses, et lorsque le soir elles sortent de leurs retraites, le bruit qu’elles font en marchant pesamment sur les feuilles sèches et les branches mortes, pourrait facilement être attribué à des animaux plus grands et plus redoutables.

Vers le soir, la marée ayant baissé, nous laissâmes échouer notre barque dans la vase ; j’avais déjà remarqué pendant le jour que la boue, semblable à celle des tourbières, était imprégnée de matières volcaniques ; mais pendant toute la nuit il s’en échappa une si forte odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan sous-marin. Le 28, nous passâmes à la seconde île des Patates, qui est plus élevée et plus pittoresque que la précédente ; les rochers qui la bordent sont d’un effet grandiose. Le coup d’œil dont on jouit en traversant les deux îles par un beau soleil et à marée basse est surtout magnifique. Les îles des Patates doivent leur nom aux nombreux tubercules sauvages qui s’y trouvent.

Vue des îles du golfe, prises du cap Liaut.
Vue des îles du golfe, prises du cap Liaut.
Vue des îles du golfe, prises du cap Liaut.

Je passai plusieurs jours au cap Liaut, tantôt sur la côte, tantôt dans les nombreuses îles qui en sont très-rapprochées ; c’est la plus belle partie du golfe elle est comparable pour sa beauté au détroit de la Sonde près des côtes de Java. Il y a deux ans, le roi étant venu visiter Chantaboun, on lui bâtit sur la plage, à l’extrémité du cap, une maison et un kiosque. En mémoire de sa visite, l’on a aussi érigé au sommet de la montagne une petite tour d’où l’on jouit d’une vue très-étendue.

Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la plus grande de toutes les îles qui se trouvent au nord du golfe entre Bangkok et Chantaboun. Toute l’île n’est qu’une suite de montagnes boisées, mais cependant d’un accès assez facile et renfermant beaucoup de fer oligiste. Les singes et les daims qui l’habitent viennent tous les soirs boire au rivage, car elle manque d’eau douce.

Le 29 au matin, à mesure que le soleil s’élevait à l’horizon, la brise diminuait, et nous n’étions plus qu’à trois milles du détroit qui sépare l’île de l’Arec de celle des Cerfs, lorsqu’elle tomba tout à fait. Depuis une demi-heure, nous n’avancions qu’à force de rames, et exposés à toute l’ardeur d’un soleil brûlant, quoiqu’à une heure matinale, sans le moindre souffle dans l’air, devenu lourd et suffoquant. Tout à coup et à mon grand étonnement, la mer s’agita, se souleva, et ballotta en tous sens notre légère embarcation. Je ne savais que penser d’un phénomène tout nouveau et inconnu pour moi, et d’où pouvait peut-être résulter, d’un instant à l’autre, quelque danger ou accident sérieux, lorsque notre pilote s’écria tout à coup : « Voyez comme l’eau de la mer bout. » En effet, je me retournai du côté indiqué ; la mer semblait être en ébullition, et peu d’instants après un immense jet d’eau et de vapeur fut lancé dans les airs et dura pendant plusieurs minutes. Je n’avais jamais été témoin d’un pareil phénomène et je ne suis plus étonné maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffoquait dans l’île Ko-Man. C’était donc un volcan sous-marin qui faisait éruption à près d’un mille de distance de l’endroit où trois jours auparavant nous avions jeté l’ancre.

Rocher percé, de Thoulou, golfe de Siam.
Rocher percé, de Thoulou, golfe de Siam.
Rocher percé, de Thoulou, golfe de Siam.

Le 1er mars, nous arrivâmes à Ven-Ven, sur le Paknam-Ven ; sorte d’estuaire où se déverse un fleuve large de plus de trois milles à son embouchure et formé par plusieurs cours d’eau qui découlent des montagnes et se joignent à un bras de la rivière de Chantaboun, qui, faisant l’office d’un canal, relie ces deux localités.

Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve de Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Continuellement je les voyais ou les entendais s’élançant de la rive dans l’eau, et il arrive assez fréquemment que des pêcheurs imprudents ou des gens endormis près de la rivière, ont été dévorés par eux ou sont morts des blessures qu’ils en ont reçues. Ce dernier cas s’est renouvelé deux fois depuis mon séjour dans la province de Chantaboun ; mais une chose amusante pour l’homme qui se plaît à étudier les mœurs intéressantes de toutes les créatures dont Dieu a parsemé la surface du globe et que nous eûmes le plaisir d’observer à Ven-Ven, c’est la manière dont ces amphibies attrapent les singes qu’une malicieuse fantaisie pousse à les taquiner. Au bord du rivage, le crocodile, le corps enfoncé dans l’eau, ne laisse dépasser que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce qui passera à sa portée. Une troupe de singes vient-elle à l’apercevoir, ils semblent se concerter, s’approchent peu à peu et commencent leur jeu, tour à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu’à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et avec la dextérité de sa race, s’avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D’autres, amusés du jeu, veulent se mettre de la partie ; mais les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant suspendus les uns aux autres par les pattes ou par la queue ; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l’animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l’audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades ; mais parfois aussi une patte est saisie dans l’étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude de l’éclair. Toute la bande imprudente se disperse alors en poussant des cris et des gémissements ; ce qui ne l’empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures

après.

X

La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — Tigres, — Serpents, etc. — Riche végétation de Chantabury.


De retour à Chantaboun de mes excursions maritimes, j’allai m’installer chez un bon vieux Chinois, planteur de poivre, qui, deux mois plus tôt, lors de ma première visite, m’avait déjà donné l’hospitalité. Il se nomme Ihié-Hou, mais en siamois nous l’appelions Apaït, ce qui veut dire oncle. Apaït est veuf ; il a deux fils, dont l’un est âgé de dix-huit ans ; celui-ci est un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infatigable ; il m’est déjà fort attaché et à grande envie de m’accompagner au Cambodge. Né dans ces montagnes et très-intelligent, il n’est pas de quadrupèdes, et très-peu d’oiseaux dont il ne connaisse les mœurs et les habitudes ; puis il n’a peur ni des tigres, ni des éléphants ; toutes ces qualités réunies jointes à sa douceur font que Phraï (c’est le nom du jeune homme) serait un véritable trésor pour moi.

Apaït a aussi deux frères qui, devenus catholiques, sont allés s’établir à Chantaboun, afin de se rapprocher de l’église ; quant à lui, il n’a jamais eu le moindre penchant a changer de religion, parce que s’il devenait chrétien, il faudrait, dit-il, qu’il oubliât ses parents trépassés, auxquels il a le plus grand soin de faire de temps en temps de petits sacrifices. Ses affairés ne sont pas brillantes, car il a dix ticaux d’intérêt à payer pour une petite somme de cinquante ticaux qu’il a emprunté, l’intérêt étant, à Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, il a les impôts à acquitter : douze ticaux pour ses deux fils, huit pour son champ de poivre, un pour son porc, quatre pour sa maison, un pour son foyer, un pour le bétel qu’il cultive, deux shellungs pour ses cocotiers, deux pour ses arbres à dourions, un tical pour ses aréquiers ; total, trente-neuf ticaux. Le revenu de sa terre étant de quarante, tous frais payés, que peut-il faire avec le tical unique (deux francs cinquante centimes) qui lui reste ? Les malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci, et ils sont nombreux, vivent de riz qu’ils obtiennent des Siamois en échange de l’arec, puis de quelques légumes.

J’éprouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pourrais-je dire, dans le séjour de ces lieux si beaux et si tranquilles, et en même temps si riants et si imposants. Ces montagnes sont entrecoupées, ou par des vallons animés du murmure des ruisseaux à l’eau fraîche et, limpide, ou par de petites plaines parsemées de quelques modestes cases, appartenant à de laborieux Chinois, tandis qu’à peu de distance s’élève la vraie montagne avec ses rochers grandioses, ses grands arbres, ses torrents et ses cascades.

Nous avons déjà eu quelques orages, car la saison des pluies s’approche ; la végétation redevient fraîche et la nature animée ; le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes se font entendre partout. Apaït m’a cédé son lit, si toutefois on peut appeler lit quelques lattes d’aréquier posées sur quatre pieux de bambous. J’y ai étendu ma natte, et j’y ferais un long somme, si plusieurs fois pendant la nuit je n’étais éveillé par des armées de fourmis qui me passent sur le corps, s’introduisent sous ma couverture, dans mes vêtements, s’établissent confortablement dans ma barbe et finiraient sans doute par m’entrainer hors de mon lit, si de temps en temps je ne secouais ma couverture. D’autres fois, ce sont des cancrelas ou d’autres vilaines bêtes de la même espèce qui prennent leurs ébats sous le toit, et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, en m’inspirait toujours du dégoût et souvent l’appréhension que ce ne soit quelque être plus venimeux ou plus répugnant encore. La chaleur en ce moment est très-supportable ; le thermomètre marque ordinairement quatre-vingts degrés Fahrenheit le matin et quatre-vingt-dix degrés au milieu du jour (vingt-neuf à trente-deux degrés centigrades) ; mais l’eau des ruisseaux est si fraîche, que deux bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre le soir, tout en entretenant et fortifiant ma santé, me procurent un bien-être pour plusieurs heures.

Hier soir, le petit Phraï étant allé avec Niou à Chantaboun pour acheter quelques provisions, rapporta pour un demi-fuang de bonbons chinois à son père ; le pauvre vieillard ne se sentait pas de joie, et ce matin à la pointe du jour, il se vêtit de ses meilleurs habillements, de sorte qu’en le voyant si beau, je me demandai ce qu’il pouvait y avoir de nouveau au logis. Après avoir nettoyé une planche fixée en guise de table au-dessous d’un dessin qui, sous la forme d’un pantin tirant la langue, ayant des grilles aux pieds et aux mains et une longue queue de singe, représente le père d’Apaït, celui-ci prit trois petites tasses, les emplit de thé, mit les bonbons dans une autre et plaça le tout sur la planche qui fait fonction d’autel. Il alluma ensuite deux morceaux d’un bois odoriférant, et commença ses prières : c’était un sacrifice qu’il faisait aux mânes de ses parents, avec l’espoir que leur âme viendrait goûter aux bonnes choses qu’il leur offrait.

À l’entrée du jardin d’Apaït, en face de sa case, j’ai fait avec quelques bâtons et des branches d’arbres une espèce de séchoir, couvert d’un toit de feuilles, où je sèche les grosses pièces, comme singes gibbons, blancs et noirs, chevrotains, buses, calaos, ainsi que mes boîtes d’insectes ; cela attire une foule de curieux siamois et chinois qui viennent voir le farang et admirer ses curiosités.

Nous venons de passer le premier jour de l’an des Chinois, qu’ils ont fêté pendant trois jours. Plusieurs d’entre eux demeurant à une grande distance ont profité de ce temps pour nous faire visite, et, par moments, la maison d’Apaït, le vaste terrain battu qui est devant son jardin, tout était rempli de visiteurs en habits de fête. Beaucoup me demandaient des médicaments, car, à la vue de mes instruments, de ma trousse de naturaliste et de mes bocaux, ils me prenaient pour un grand médecin. Hélas ! mes prétentions ne sont pas si élevées ; cependant je les traite d’après le système Raspail, et une petite boite de pommade camphrée ou une fiole d’eau sédative sont peut-être retournées dans quelque musée d’Europe sous la forme d’un insecte ou d’une coquille quelconque, que ces braves gens m’auront rapportée en retour du bien que j’avais l’intention de leur faire.

Il est bien agréable pour moi, après une journée de chasse fatigante, par monts et par vaux et dans l’intérieur des forêts où l’on ne se fraye un chemin que la hache à la main, de me reposer le soir sur le banc de notre bon Chinois, devant sa case ombragée de cocotiers, de bananiers et d’autres beaux arbres. Depuis quatre jours, un vent du nord très-violent et frais, malgré la saison, n’a cessé de souffler, brisant et déracinant une quantité d’arbres au sommet de la montagne. Ce sont ses adieux. Le vent du sud-ouest soufflera dorénavant pendant plusieurs mois.

Aujourd’hui, la soirée m’a paru encore plus belle et plus agréable qu’à l’ordinaire ; les étoiles scintillaient au ciel, et la lune brillait de tout son éclat. J’étais assis à côté d’Apaït, tandis que son fils nous jouait des airs chinois sur sa flûte de bambou. Je songeais à quel degré de prospérité cette province pourrait atteindre, si, déjà une des plus belles et des plus florissantes du pays, elle était sagement et intelligemment gouvernée, ou si quelques Européens venaient y jeter les fondements d’une colonie civilisatrice.

Proximité de la mer, communications faciles et susceptibles de perfectionnement, climat sain, température supportable et surtout inépuisable fécondité du sol qui permet la culture des plus riches productions, rien ne manque à cette contrée pour assurer le succès à des planteurs industrieux et entreprenants.

Ma négociation est enfin arrivée à un résultat heureux, c’est-à-dire que le bon vieux Apaït a consenti à laisser son fils Phraï entrer à mon service, pourvu que je lui donne trente ticaux, la moitié de ses gages d’une année, en avance ; puis il vendra sa case et son champ de poivre, payera sa dette et se retirera dans un autre endroit de la montagne. Le petit Phraï est enchanté de me suivre et de pouvoir courir les bois du matin au soir. Je ne suis pas moins content que lui, car avec sa connaissance du pays, son activité, son intelligence et son dévouement pour moi, il est d’un prix inestimable. Les chaleurs deviennent de plus en plus fortes. Le thermomètre est monté un jour à cent deux degrés Fahrenheit (trente-neuf centigrades) à l’ombre ; aussi les longues chasses deviennent pénibles et quelquefois impossibles ailleurs que dans les forêts. Je profitai, il y a quelques jours, d’un temps couvert et par conséquent moins chaud, pour visiter une chute d’eau dont on m’avait parlé et qui se trouve dans le district presque désert de Priou, à douze milles de Kombau. Au mois de janvier, lors de mon premier passage ici, j’avais déjà eu le désir de m’y rendre ; mais le Chinois qui s’était proposé pour nous y conduire, s’était égaré et nous avait fait marcher une journée tout entière pour nous conduire à un endroit opposé. De Kombau, nous longeâmes pendant une heure et demie une charmante vallée unie presque partout comme une pelouse, et riante comme un parc. Elle aboutit à une forêt où, en suivant le bord d’un torrent qui, encaissé entre deux monts et hérissé de blocs de granit, augmente de largeur à mesure que l’on approche de sa source, nous ne tardâmes pas à arriver à la chute. Dans la saison des pluies, ce doit être un spectacle de toute beauté ; une énorme nappe d’eau tombe alors de tous les côtés du haut d’immenses roches perpendiculaires, taillées à pic et décrivant comme un cirque de près de trente mètres de diamètre ; pendant la sécheresse, l’eau de la source seule sort de dessous d’immenses blocs de granit, mais avec une telle abondance qu’elle alimente plusieurs ruisseaux. D’une hauteur de plus de vingt mètres, le torrent, large de deux à sa source, tombe avec fracas et presque d’aplomb sur les rochers, d’où il rejaillit en se détournant pour former une nouvelle chute de trois mètres de hauteur seulement, mais qui se déverse dans un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, et qui reflète comme un miroir les rochers et les arbres qui l’entourent. Mes deux domestiques, échauffés par une longue course, se plongèrent dans cette eau si froide, a mon grand étonnement ; et quand je voulus leur exposer le danger qu’ils couraient en agissant ainsi ils me répondirent que c’est quand on a chaud qu’on doit se baigner ; et tous les indigènes font de même.

Un voyageur ne doit ignorer aucun métier ; un jour, je dus me faire tailleur de pierre pour détacher une empreinte d’un animal inconnu de la surface d’un large bloc de granit enfoui au fond d’un torrent de la montagne ; au mois de janvier, un Chinois me demandait un prix si élevé pour ce travail que je pensais me contenter d’une empreinte de cire ; mais Phraï m’ayant proposé de se charger de ce travail, nous l’avons entrepris, et nous l’avons mené à bonne fin. Beaucoup de Siamois eussent préféré que je ne touchasse pas à leur pierre, de même que par superstition ils sont scandalisés de me voir tuer des gibbons blancs, bien que, lorsque l’animal est une fois abattu et dépouillé, comme ce ne sont pas eux qui ont commis ce péché, mortel à leurs yeux, ils soient très-heureux d’obtenir une côtelette ou un bifteck de ma victime, car ils attribuent à la chair de ce singe de grandes vertus médicinales.

La saison des pluies approche ; les orages deviennent de plus en plus fréquents, et le tonnerre gronde parfois avec un fracas épouvantable ; les insectes deviennent aussi plus nombreux ; mais les fourmis qui cherchent à s’abriter pour cette saison envahissent les habitations et deviennent un véritable fléau pour moi et mes collections, sans parler de mes vêtements ; j’ai eu déjà plusieurs livres et cartes presque entièrement mangés dans une seule nuit. Heureusement, les moustiques ont disparu, c’est donc une souffrance de moins ; mais, en revanche, il y a une espèce de petite sangsue, qui, lorsqu’il pleut, quitte les ruisseaux, se répand dans les bois et les rend, sinon impraticables, au moins fort désagréables à traverser ; c’est par douzaines qu’ils faut à tout moment les arracher de l’épiderme ; mais comme l’on ne peut ni les voir ni les sentir toutes, c’est toujours couvert de sang que l’on revient au logis ; quelquefois mon pantalon, de blanc qu’il était en partant, prend la couleur garance, si chère au troupier français.

Le gibier commence à devenir rare, au grand désappointement de nous tous, car Phraï et Niou faisaient bombance avec la chair des gibbons, et commerce de leur fiel qu’ils vendaient un shellung ou 75 centimes de notre monnaie aux médecins chinois de Chantaboun ; les calaos sont aussi devenus très-farouches, de sorte que nous ne pouvons plus guère compter que sur des chevrotains pour approvisionner la cuisine.

Il y a bien aussi sur la montagne de grands cerfs ; mais ce n’est qu’en passant la nuit à l’affût qu’on peut les approcher d’assez près pour les tirer. Les oiseaux en général ne sont pas communs ; on ne voit ni cailles, ni perdrix, ni faisans ; et les quelques poules sauvages qui, de temps en temps, font leur apparition, sont si farouches, que ce serait perdre un temps précieux de leur faire la chasse. Dans cette partie du pays, les Siamois prétendent qu’ils ne peuvent cultiver de bananes à cause des éléphants, qui, à certaines époques, viennent du versant opposé de la montagne et dévorent les feuilles de cette plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la petite espèce ; toutes les nuits ils passent près des habitations, et le matin on peut voir l’empreinte de leurs larges pattes profondément marquée dans l’argile auprès des ruisseaux ou sur le sable des sentiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans des fourrés épais et presque inaccessibles. Rien n’est plus rare que de les tirer au gîte, car généralement ils fuient à l’approche de l’homme, à moins qu’ils ne soient poussés par la faim. J’ai rencontré un jeune colon chinois qui porte sur le corps dix-neuf cicatrices faites par un de ces animaux. Un jour, il était à l’affût sur un arbre, à une hauteur de trois mètres, lorsqu’un tigre de la plus grande espèce s’approcha d’un jeune chevreau qui, attaché à un arbre à très-peu de distance de l’affût du Chinois, l’attirait par ses cris. Le chasseur ayant tiré sur le carnassier, celui-ci, mortellement blessé, réunit toutes ses forces, fit un bond énorme, et, saisissant son ennemi avec ses griffes et ses dents, l’arracha de son siège et lui déchira les chairs en roulant avec lui sur le sol ; heureusement pour le malheureux Chinois, ce fut là le dernier effort du monstre ; il expira presque aussitôt.

Dans les montagnes de Chantaboun et non loin de notre demeure actuelle, on trouve des pierres précieuses d’une assez belle eau ; il y a même à l’est du bourg une éminence que l’on appelle la montagne des Pierres-Précieuses ; il paraîtrait, d’après ce que dit Mgr Pallegoix, qu’il fut un temps où elles étaient très-communes, puisque dans l’espace d’une demi-heure, il en ramassa une poignée, c’est-à-dire autant que les habitants de la province en trouvent actuellement dans une année. Ce qui prouve du reste qu’elles sont devenues très-rares, c’est que l’on ne trouve plus à en acheter, même à un prix élevé.

Il parait que j’ai gravement offensé les pauvres Thais de Kombau, en enlevant les empreintes dont j’ai parlé plus haut ; je viens d’en rencontrer plusieurs qui, me disent-ils, ont les « bras cassés ; » ils ne pourront plus travailler et seront toujours pauvres. Désormais ils auront une bonne excuse pour leur paresse, et moi j’aurai à me reprocher et à répondre de leur misère, puisqu’en enlevant cette pierre, j’ai irrité contre eux tous les génies de la montagne. Les Chinois pensent autrement ; mais leurs idées ne sont pas moins amusantes. Ils prétendent que sous l’empreinte il doit se trouver un trésor dans le roc, et que le bloc que j’ai enlevé doit avoir de grandes vertus médicinales, de sorte qu’Apaït et ses amis frottent tous les matins le dessous de la pierre contre un autre morceau de granit, puis recueillent précieusement dans de l’eau la poussière qui en tombe et avalent le tout, à jeun, avec la ferme persuasion que c’est un remède contre tous les maux. C’est ici le cas de dire que c’est la foi qui nous sauve : bien des pilules sont administrées chez les peuples civilisés qui n’ont certainement pas plus de vertus curatives que la poudre de granit absorbée par le vieux Apaït.

Ce pauvre bonhomme a vendu sa propriété pour 60 ticaux ; sa dette payée, il lui reste, avec l’argent qu’il a reçu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n’en faut pas davantage ici pour qu’il se croie riche jusqu’à la fin de ses jours ; il pourra de temps en temps régaler l’âme de ses aïeux de bonbons et de thé, et lui-même vivre en vrai mandarin campagnard. Avant de s’éloigner de Kombau, le bon vieillard m’a procuré un autre domicile au prix de deux ticaux (cinq francs) par mois ; je n’ai rien perdu au change sous le rapport du confort. Pour un appartement meublé, je pense que ce n’est pas cher. Voici l’inventaire des meubles : dans le salon, rien, dans la chambre à coucher, une vieille natte sur un lit de camp. Cependant cette case-ci est plus propre, plus spacieuse et mieux couverte que l’autre, où l’eau filtrait de toutes parts, puis j’ai un large lit de camp pour me reposer de mes longues chasses. En outre, mon nouveau propriétaire me fournit de bananes et de légumes que nous lui payons en gibier, quand la chasse a été fructueuse.

Les fruits dans cette province sont aussi bons que nombreux : ce sont la mangue, le mangoustan, l’ananas, si odoriférant et qui fond dans la bouche, et surtout, ce qui est bien supérieur à tout ce que j’avais pu imaginer avant d’en avoir goûté, le fameux dourion, qui mérite à juste titre d’être appelé le roi des fruits. Toutefois, pour bien l’apprécier, il faut quelque temps ; il faut surmonter le dégoût qu’inspire son odeur lorsqu’on n’en a jamais mangé ; cette odeur est telle qu’au premier abord, j’étais obligé de m’éloigner du lieu où il s’en trouvait. La première fois que j’en goûtai, il me semblait être près de quelque animal en putréfaction ; ce ne fut qu’à la quatrième où à la cinquième tentative que je sentis cette odeur se changer en un arôme des plus agréables. Le dourion atteint en grosseur à peu près les deux tiers du jacquier, et comme ce dernier il est entouré d’une écorce très-épaisse et épineuse, qui le protège contre la dent des écureuils et des autres rongeurs ; en l’ouvrant, on trouve à l’intérieur dix cellules dans chacune desquelles est un certain nombre de noyaux plus gros qu’une datte et entourés d’une sorte de crème blanche, quelquefois jaunâtre, d’un goût exquis. Quel bizarre caprice de la nature ! de même qu’il en a coûté plus que de la répugnance pour y goûter, on est bien puni si l’on en mange souvent ou si l’on s’oublie une seule fois à en prendre plus que l’extrême modération ne l’autorise, car c’est un fruit tellement échauffant, qu’on se trouve couvert de rougeurs et de boutons le lendemain d’un excès de dourion, comme si l’on avait la rougeole. Ce fruit cueilli n’est jamais bon, car il tombe de lui-même lorsqu’il a atteint son degré parfait de maturité ; on doit le manger de suite, dès qu’on l’a ouvert, autrement en peu de temps il est gâté ; dans son écorce, on peut le conserver près de trois jours. À Bangkok, un seul de ces fruits coûte un shellung ; à Chantaboun, on peut en avoir neuf pour le même prix.

J’étais sur le point d’écrire, dans mon journal, qu’ici il y a peu de danger à courir les bois, et que souvent nous chassons aux papillons et aux insectes sans prendre d’autres armes qu’une hache et un couteau de chasse, et que Niou s’est aguerri au point d’aller de nuit avec Phraï attendre le cerf à l’affût, lorsqu’une panthère s’est précipitée sur un chien couché à deux pas de ma porte. La pauvre bête a poussé un cri de douleur vraiment déchirant qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes voisins, chacun une torche à la main. Ceux-ci se trouvèrent face à face avec la panthère, et à leur tour ils se mirent tous à jeter les hauts cris ; mais il était déjà trop tard pour moi de saisir mon fusil, l’animal en quelques secondes fut hors de portée. Grâce à la proximité de la mer et au voisinage des montagnes, le moment des fortes chaleurs a passé inaperçu ; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle on me dit que depuis plus de trente ans on n’avait pas eu de pareilles chaleurs. Beaucoup d’Européens qui habitent cette ville sont malades ; cependant je ne crois pas le climat de Bangkok plus malsain que celui des autres villes de l’Asie orientale situées sous le tropique ; je serais même porté à croire le contraire ; mais l’exercice qui est nécessaire à l’entretien de la santé y est pour ainsi dire impossible, et il n’y a aucun doute que ce manque d’action contribue beaucoup aux maladies.

Depuis longtemps je m’étais proposé de pénétrer dans une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, à mi-chemin entre Chantaboun et Kombau, et si profonde, qu’elle s’étend, dit-on, jusqu’au sommet de la montagne. Je partis donc accompagné de Phraï et de Niou, munis de tout ce qu’il nous fallait pour notre excursion. Arrivés à l’entrée de la grotte, nous allumâmes nos torches, et, après avoir escaladé les blocs de granit qui sont près de l’entrée, nous y descendîmes. Des milliers de chauves-souris, réveillées par la lueur de nos flambeaux, se mirent à voltiger en rond autour de nous, éteignant nos torches à chaque instant et nous fouettant le visage de leurs ailes. Phraï marchait le premier, sondant le terrain de la lance dont il était armé. Nous avions fait ainsi une centaine de pas à peine lorsque tout à coup il se rejeta sur moi en s’écriant avec toutes les marques du plus grand effroi : « Un serpent ! retirez-vous ! » et au même instant j’aperçus un énorme boa qui, à une quinzaine de pas tout au plus, la tête levée, la gueule ouverte et dardant sa langue fourchue, paraissait prêt à s’élancer sur mon guide. Mon fusil était chargé d’un côté de deux balles et de l’autre de gros plomb. Je mis en joue et lâchai la détente des deux coups à la fois ; un épais nuage de fumée nous enveloppa, et nous ne vîmes plus rien. Le plus prudent pour nous était de battre en retraite, ce que nous fîmes aussitôt. Nous attendîmes pendant quelque temps à l’entrée de la grotte avec anxiété, prêts à combattre l’ennemi s’il se présentait, mais rien n’apparut. Mon bon guide donna ici la preuve de son courage : ayant rallumé une torche, il se munit de mon fusil fortement rechargé, d’une longue corde, et pénétra de nouveau, mais seul dans la grotte. Nous tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir, au moindre signal, voler à son secours. Pendant quelques instants, qui nous parurent d’une longueur immense, notre anxiété fut terrible ; mais quels ne furent pas notre étonnement et notre joie en voyant revenir Phraï tirant après lui la corde au bout de laquelle traînait une énorme boa. La tête du reptile avait été fracassée par mes deux coups de feu, et il était mort sur place. Nous ne cherchâmes pas, ce jour-là, à pénétrer plus avant dans la grotte ; nous étions satisfaits du succès de notre excursion.

J’avais appris qu’une grande fête allait être célébrée par les Siamois, dans une pagode située à une lieue dans la montagne, en l’honneur d’un supérieur de talapoins mort l’année dernière, et dont on devait brûler les restes, selon la coutume du pays. Je m’y rendis avec l’espoir que cette curieuse cérémonie m’apprendrait à connaître les mœurs de ce peuple à la fois dans leurs rites funéraires et dans leurs amusements. Il était huit heures du matin quand nous y arrivâmes ; c’était le moment du « Kin-Kao, » ou de la consommation du riz. Près de deux mille Siamois des deux sexes, venus de Chantaboun et des villages environnants, les uns en chariot, les autres à pied, étaient dispersés dans l’enceinte de la pagode. Tous portaient, comme aux jours de grande fête, des ceintures et des langoutis neufs aux couleurs éclatantes, et le coup d’œil qu’offrait à distance cette foule bariolée était des plus gais. Sous un vaste toit de planches soutenu par des colonnes formant une espèce de hangar et bordé par des lambris couverts de peintures grotesques représentant des hommes et des monstres dans les attitudes les plus bizarres, s’élevait une imitation de rocher fait de carton peint, sur lequel on avait placé un catafalque chargé de dorures, de peintures et de sculptures, et contenant une urne dans laquelle les précieux restes du talapoin étaient renfermés. Çà et là quelques morceaux d’étoffe et de papier disposés en forme de bannière servaient de décoration. En face du catafalque et à l’extérieur de la salle se trouvait un bûcher, et à quelque distance, sur une estrade élevée, un orchestre était établi, jouant des divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, quelques femmes avaient établi un marché où elles débitaient des fruits, des bonbons et des noix d’arec, tandis que d’un autre côté des Chinois et des Siamois jouaient, sur un petit théâtre monté pour cette occasion, des scènes dans le genre de celles de nos théâtres ambulants qui courent les foires. Cette fête, qui dura trois jours, n’avait rien qui rappelât une cérémonie funèbre, et il s’y fit une consommation énorme de poudre et d’arack. Je m’y étais rendu, pensant y voir quelque chose de nouveau et de curieux, car la crémation n’existe que chez très-peu de peuples, et on ne la pratique ici que pour les souverains, les princes et les personnages de rang élevé ; je n’avais pas songé que je serais moi-même un objet de curiosité pour la foule, ce qui arriva cependant.

À peine étais-je dans l’enceinte de la pagode, suivi de Phraï et de Niou, que de tous les côtés j’entendis répéter le mot : « Farang ! venez voir le farang ; » puis aussitôt Siamois et Chinois quittèrent leurs bols de riz pour se porter de notre côté. J’espérais qu’une fois leur curiosité satisfaite, ils me laisseraient circuler paisiblement ; mais loin de là, la foule grossissait de plus en plus et me suivait de quelque côté, que j’allasse, au point de devenir gênante, insupportable, et d’autant plus que la plupart de ceux qui y affluaient étaient déjà ivres d’opium ou d’arack, et peut-être de tous les deux. Je m’éloignais de cet endroit quand, en passant devant une baraque en planches construite pour la circonstance, j’aperçus plusieurs chefs de la province qui prenaient aussi leur déjeuner. Le plus âge vint directement à moi, me prit la main et me pria d’une manière civile d’aller m’asseoir auprès d’eux ; je profitai de sa bonne invitation pour trouver un refuge contre les importuns. On me combla d’honnêtetés ainsi que de pâtisseries, de fruits naturels et confits, etc. ; mais la foule qui m’avait suivi se pressait de plus en plus autour de la maison et avait fini par envahir tous les abords, jusqu’au toit qui était couvert de curieux. Tout à coup un sourd craquement se fit entendre, et toute la partie antérieure de l’habitation, cédant sous le poids des spectateurs, s’écroula avec eux, et ils roulèrent au milieu des talapoins et des laïques : ce fut une confusion des plus comiques. J’en profitai pour m’échapper, « jurant, mais un peu

tard, qu’on ne m’y prendrait plus. »

XI

Retour à Chantaboun. — Îles Ko-Khut, Koh-Kong, etc. — Superbe perspective du golfe de Kampôt. — Le Cambodge. — Commerce de ces contrées. — État misérable du pays. — Audience chez le roi du Cambodge.

De retour à Chantaboun, dans l’hospitalière demeure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre à la recherche des moyens de transport pour gagner Battambang, chef-lieu d’une province de ce nom, qui, depuis près d’un siècle, a été enlevée au Cambodge par l’empire siamois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens pour me conduire d’abord de Chantaboun à Kampôt, port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les Annamites chrétiens m’en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris congé de l’abbé Ranfaing, qui m’avait comblé de bontés et d’attentions chaque fois que j’étais venu à Chantaboun, je m’installai de nouveau dans une barque avec mon Chinois et mon Annamite, et, voulant profiter de la marée haute, nous partîmes à midi, malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu’au surlendemain par un vent contraire et trop violent pour nous permettre de le quitter sans danger.

Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, où de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire nous retinrent à une centaine de mètres du rivage, dans une anse qui était loin d’offrir beaucoup de sécurité à notre fragile embarcation.

Notre position n’était pas agréable ; notre chétive barque, rudement secouée par les flots en fureur, menaçait à chaque instant d’être jetée à la côte contre les rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donné la meilleure place pour le préserver de l’eau de mer ainsi que de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrés les uns contre les autres à l’avant, et n’ayant pour abri que quelques feuilles de palmier cousues ensemble à travers lesquelles l’eau filtrait et nous tenait constamment mouillés. La pluie continuait à tomber avec une telle abondance que nous ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester à demi couchés dans notre barque, les membres fatigués de la position à laquelle nous condamnaient le défaut d’espace et nos effets et notre linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le cinquième jour, j’eus le plaisir de voir le ciel s’éclaircir et le vent changer. Vers les deux heures de l’après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant remonté, par une bonne dose d’arack, le moral de mes hommes qui commençaient à faiblir, nous levâmes l’ancre et nous nous éloignâmes de Ko-Khut poussés par une bonne brise. J’étais heureux d’avancer et de pouvoir enfin respirer à pleins poumons ; aussi je restai une partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la marche rapide de notre bateau. À la pointe du jour, nous aperçûmes la première île Koh-Kong à notre gauche, à une distance d’à peu près dix milles. C’est une île déserte ; mais on y recueille de la gomme-gutte ; elle est moins grande que Koh-Xang ou Koh-Chang et n’offre pas un aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C’est à Compong-Sôm, près de Kampôt, que l’on recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui se trouvent dans le commerce ; les indigènes renferment la première dans des bambous, qu’ils fendent lorsqu’elle est durcie.

Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de la première partie de notre voyage et nous fûmes bien dédommagés par la beauté des sites et l’aspect enchanteur du groupe d’îles et d’îlots que nous côtoyions à une courte distance. Nous arrivions dans des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés sur les hauteurs, ils observent la mer et, dès qu’ils aperçoivent une voile, ils s’apprêtent à l’attaquer au passage. Nous avancions paisiblement, sans souci des forbans, car nous n’avions avec nous aucune marchandise qui pût les tenter, et, du reste, nous « étions bien armés et en état de repousser ceux d’entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans l’anse d’une petite île afin de faire cuire le riz du soir et d’accorder à mes hommes un peu de repos, car ils n’avaient pas dormi la nuit précédente. Nous étions à une journée et demie de Kampôt. À minuit, nous levâmes l’ancre et nous voguâmes, doucement bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lorsqu’on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande île Koh-Dud, qui appartient à la Cochinchine, le coup d’œil devient de plus en plus beau ; la terre forme cadre de tous côtés, et il semble qu’on vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants. À l’est s’étendent les côtes et les îles de la Cochinchine jusqu’à Kankao, à l’ouest et au nord, celles du Cambodge, couronnées par une belle montagne de neuf cents mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont Sabab, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous ramenez à Chantaboun ; voilà le mont Sabab. » Nous ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui se déroulait à nos yeux, car, peu d’instants après notre entrée dans le golfe, d’énormes nuages noirs s’amoncelèrent au sommet de la montagne, et par degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt sur nos têtes ; le tonnerre grondait avec force, et un vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée sur le flanc, avec la vitesse d’un bateau à vapeur. Le pilote même tremblait au gouvernail et me demandait de l’arack pour soutenir ses forces et son courage. Après une demi-heure de cette course effrénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle nous transperça ; mais elle fit tomber le vent ; nous étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui conduit à Kampôt.

Il paraît que le roi devait passer en revue, le jour de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans la rade ; mais le gros temps l’avait retenu depuis onze heures dans une espèce de salle qu’on lui avait élevée sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au moment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes le cortège royal qui se dirigeait vers une grande jonque que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais bateaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine.

La rivière qui conduit à la ville a près de cent cinquante mètres de largeur ; mais son cours est très-borné ; elle prend naissance dans les montagnes voisines. Le principal avantage qu’elle offre, c’est de pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de construction qui abondent dans les forêts de ses deux rives, et dont les Chinois ne peuvent se passer pour la mâture de leurs jonques.

Il y a continuellement de six à sept navires en charge dans la rade, de sorte que l’on voit souvent des bateaux chinois ou européens monter et descendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement l’unique port de Cambodge, il est loin d’avoir le même mouvement que le port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents maisons et une population à peu près égale à celle de Chantaboun ; en outre, tout son petit commerce est alimenté par la basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu’à ces derniers temps presque constamment fermés aux Européens, de sorte que les navires ne trouvent guère a charger que du riz qui leur est amené par des bateaux, et presque comme contrebande, de la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d’autres petits ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d’ivoire, du poisson pêché dans le grand lac par des Annamites, du bois d’ébénisterie et de construction pour lequel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit rien au commerce, et j’ose émettre l’opinion que le jour où les ports d’Annam seront ouverts aux Européens, les marchands chinois établis à Kampôt abandonneront cette ville ; cependant, mieux gouverné, ce district pourrait alimenter le commerce d’un grand nombre de produits dont nous parlerons plus tard.

Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans doute pas à tomber sous la domination de quelque autre puissance. Qui sait ? Peut-être la France a-t-elle les yeux fixés sur lui et se l’annexera comme elle fait en ce moment de la Cochinchine.

Le peu d’impôts et de taxes que les Cambodgiens ont à supporter, comparativement aux Siamois, me faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans l’abondance et le bien-être ; aussi ma surprise fut grande d’y rencontrer, à très-peu d’exceptions près, presque tous les vices, sans aucune des qualités que l’on trouve chez les autres peuples, ses voisins : la misère, l’orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, la servilité et une paresse excessive sont l’apanage de cette misérable population.

On a répété souvent que l’on ne devait pas juger d’un pays où l’on n’a fait que passer ; que ceux-là seuls pourraient le faire qui y ont séjourné longtemps. J’admets que dans un séjour rapide l’on est sujet à commettre des erreurs ; mais, je le répète ici, je mentionne ce que je vois, et donne mes impressions telles que je les reçois : libre à d’autres voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces impressions ou mon jugement ont été faussés. Je ferai remarquer en outre que la première impression est souvent ineffaçable, et que fréquemment je ne me fie pas à mon propre jugement et parle d’après l’expérience d’autrui.

Il est peu de voyageurs en Europe, en Amérique et sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui n’aient eu à se plaindre de la manière offensante dont les représentants des lois douanières exercent leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus de vexations qu’ils peuvent aux voyageurs des deux sexes ; ici, c’est le contraire, ils le gagnent en le demandant ; ce sont des mendiants commissionnés : « Du poisson sec, de l’arack et un peu de bétel, s’il vous plaît. » Plus vous donnez, moins la perquisition est scrupuleuse.

Après avoir remonté la jolie rivière qui devait nous conduire à notre but l’espace de près d’un mille, nous aperçûmes une maison couverte de feuilles surmontée du symbole de la religion chrétienne, de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle de l’abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la congrégation des Missions étrangères. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin ? avez-vous jamais été pendant un temps plus ou moins long privé de votre société habituelle ? avez-vous été maltraité par le temps ou par les hommes ? avez-vous jamais échappé à quelque grand danger ? avez-vous quitté vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle, on s’agenouille, on prie, on oublie. C’est ce que je fis.

J’avais pour l’abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam ; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j’avais été obligé de me soumettre m’avaient fait perdre pour un instant l’usage de mes membres, et j’eus quelque peine à marcher.

L’abbé Hestrest m’accueillit en frère et m’offrit un abri dans sa modeste case jusqu’à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu’il m’apprit fut que la France était en guerre avec l’Autriche. J’ignorais même qu’il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L’Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu’on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L’abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l’ordre à ses rameurs d’accoster le rivage, et, quand il fut à portée de la voix, il s’adressa à l’abbé :

« Quel est l’étranger qui est avec vous ?

— Sire, c’est un Français.

— Un Français ! » répondit-il avec vivacité.

Puis, comme s’il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s’adressant à moi :

« Vous êtes Français ?

— Français, Sire, lui répondis-je en siamois.

— M. Mouhot vient de Paris, dit l’abbé en donnant à sa réponse un air mystérieux ; mais il a été tout récemment au Siam.

— Et que vient-il faire dans mon royaume ?

— Il est en mission particulière, dit l’abbé d’un ton diplomatique, — mais qui n’a rien de commun avec la politique ; c’est uniquement pour voir le pays ; du reste, M. Mouhot ne tardera pas à rendre une visite à Votre Majesté. »

Après quelques minutes de silence de part et d’autre, le roi salua de la main et nous dit :

« Au revoir. »

Le cortège s’éloigna.

Je craignis un instant que l’abbé ne m’eût fait passer pour un personnage moins humble que je ne le suis réellement, et que, par suite, on ne m’interdit l’entrée du royaume. Le nom seul de la France cause une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s’attendait chaque jour à voir flotter le pavillon français dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante ans ; petit de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l’intelligence, beaucoup de finesse, de la douceur et une certaine bonhomie[9]. Il était mollement couché à l’arrière de son bateau de construction européenne, sur un large et épais coussin ; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le remplissaient. Parmi celles-ci, j’en remarquai une dont les traits étaient délicats et même distingués ; vêtue moitié à l’européenne, moitié à l’annamite, et portant relevée toute sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour une jolie fille en tous pays. C’était, je pense, la favorite du roi ; car non-seulement elle était mieux mise que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la première place auprès du roi et prenait grand soin que rien ne blessât le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n’étaient que de grosses filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par l’usage de l’arack et du bétel. Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à de longues distances, ceux de quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par des Chinois et commandée par un gros personnage de la même nation qui tenait levée une espèce de hallebarde surmontée d’un croissant, attira mon attention ; elle marchait en tête de l’escorte. C’était le fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l’ami du roi. Voici ce que j’appris au sujet de cet individu :

À peu près deux ans auparavant, ce Chinois, obligé, par des méfaits que l’on ne connaît pas très-bien, de s’enfuir d’Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt avec une centaine d’aventuriers, écumeurs de mer comme lui. Après y avoir passé quelque temps, faisant trembler tout le monde, extorquant, la menace à la bouche, tout ce qu’ils pouvaient aux gens du marché, ils conçurent le projet de s’emparer de la ville, de tout y mettre à feu et il sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs vols s’ils n’étaient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut révélé ; les Cambodgiens furent appelés de tous les environs et armés tant bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy, craignant alors que les choses ne tournassent mal pour lui, s’embarqua sur sa jonque avec ses complices et tomba à l’improviste sur Itatienne. Le marché fut saccagé en un moment ; mais les Cochinchinois, revenus de leur surprise, repoussèrent les pirates et les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna le gouverneur de la province, puis le roi lui-même par de beaux présents, et se livra à des actes de piraterie tels que son nom devint redouté partout à la ronde, et cela impunément. Des plaintes s’élevèrent des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour se l’attacher et être protégé contre les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionné et titré, et les meurtres et les vols n’en sont que plus fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé des navires à Kampôt pour s’emparer de ce malfaiteur et de sa troupe ; mais deux des brigands seulement furent arrêtés et exécutés sur-le-champ ; quant à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi même.

Quelques jours après mon arrivée, je m’installai dans une maison construite par les ordres et aux frais du roi pour abriter les négociants européens, qui rarement viennent à Kampôt. L’abbé Hestrest me fit les honneurs de la ville : le marché, tenu en majeure partie par les Chinois, est composé de cabanes faites en bambous et couvertes en chaume. On y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d’autres produits de ce pays et d’Europe. Les marchands de poisson, de légumes et les restaurants chinois en plein air, se disputent la rue en concurrence avec des porcs, des chiens affamés et des enfants de tout sexe et de tout âge barbotant, tels qu’ils furent créés par la nature, dans la fange et l’ordure ; avec des femmes indigènes d’une laideur repoussante, et des Chinois au corps décharné, à l’œil hagard et terne, traînant péniblement leurs sandales chez le marchand d’opium, le barbier ou quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.

Le commerce est tout entier entre les mains de ces derniers, et l’on rencontre dix de ceux-ci pour un indigène.

Je fus présenté par l’abbé Hestrest dans plusieurs maisons chinoises où nous fûmes reçus avec politesse et affabilité. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour s’informer si je n’étais réellement pas un officier détaché de l’armée française, alors en Cochinchine et venant prendre des renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de m’accompagner chez Sa Majesté. Nous remontâmes le fleuve l’espace d’un mille et demi, et nous arrivâmes à Compong-Baie qui est la Partie cambobgienne de la ville ; c’est là que réside le gouverneur de la province et que campaient le roi et sa suite, qui n’étaient à Kampôt qu’en visite. Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez d’élégance et recouverte en tuile rouge. L’intérieur était plutôt celui d’une salle de théâtre forain que celui d’une demeure royale. Ne trouvant à la porte ni suisse ni factionnaire, nous entrâmes sans nous faire annoncer. Sa Majesté trônait sur une vieille chaise de fabrication européenne. De chaque côté de sa personne, et rampant sur les coudes et les genoux, deux officiers de sa maison lui offraient de temps en temps une cigarette allumée, de l’arack ou du bétel dont ils tenaient toujours une « chique » a la disposition du souverain. À quelques pas se tenaient quelques gardes dont les uns étaient armés de piques ornées d’une touffe de crins blancs au sommet, les autres de sabres dans leurs fourreaux qu’ils brandissaient à deux mains. À quelques degrés au-dessous de Sa Majesté, les ministres et les mandarins se tenaient dans la même position que les gardes-chique. À notre arrivée, et sur un signe du roi, nous allâmes nous asseoir à côté de lui sur des sièges pareils au sien qui furent apportés par une espèce de page. Le roi, comme ses sujets, ne porte ordinairement qu’un langouti ; celui-ci était de soie jaune retenu à la taille par une magnifique ceinture d’or dont la plaque étincelait de pierres précieuses.

Au Cambodge, comme au Siam, si l’on veut obtenir les bonnes grâces du roi ou des mandarins, il faut commencer par donner des présents. J’avais donc apporté une canne à fusil anglaise d’un beau travail, avec l’intention de l’offrir à Sa Majesté. Ce fut la première chose qui attira son attention :

« Veuillez me montrer cette canne, » dit-il en cambodgien. — Je la lui présentai.

« Est-elle chargée ? ajouta-t-il en voyant que c’était une arme.

— Non, Sire. »

Alors il l’arma, me demanda une capsule et la fit partir ; puis il dévissa le canon qui était à balle forcée et examina le travail avec attention.

« Si elle peut être agréable à Sa Majesté, dis-je à M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. » L’abbé traduisit mes paroles.

« Q’a-t-elle coûté ? » répondit le roi.

Et comme l’abbé, à mon instigation, lui faisait une réponse évasive, il me pria de lui faire voir ma montre : je la lui présentai, et quand il l’eut examiné avec attention, il m’en demanda aussi le prix. L’abbé, après le lui avoir dit, lui parla de mon intention d’aller à Udong, la capitale du Cambodge, et de parcourir le pays.

« Allez à Udong, c’est très-bien, promenez-vous, promenez-vous, » me dit-il en riant.

Puis il demanda mon nom, et, comme il cherchait à l’écrire, je tirai mon portefeuille et lui présentai ma carte. Ceci lui inspira le désir d’avoir mon portefeuille. Je m’empressai de le lui offrir.

« Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot va à Udong, Votre Majesté daignera sans doute lui faciliter le voyage.

— Mais volontiers ; combien voulez-vous de chariots ? »

J’en aurais demandé dix, que je les aurais obtenus.

« Trois me suffiront, Sire, répondis-je.

— Et pour quel jour ?

— Après-demain matin, Sire.

— Prenez note de cela et donnez vos ordres, » dit le roi à son mandarin secrétaire ; puis il se leva, nous donna une poignée de main et se disposa à sortir.

Nous fîmes de même et retournâmes à notre hôtel. Je dis hôtel, car c’est le seul endroit où peuvent loger les étrangers, et M. de Montigny, lors de son passage à Kampôt comme ministre plénipotentiaire, y était descendu aussi bien que nous, et si l’on ne me l’avait pas dit, je l’eusse deviné rien qu’à voir les magnifiques inscriptions charbonnées sur le mur par les marins de sa suite, telles que celles-ci :

« Hôtel du roi et des ambassadeurs. — Ici on loge à pied, à cheval et à éléphant gratis pro Deo. — Bon lit, sofa et table à manger… sur le plancher. — Bains d’eau de mer… dans la rivière. Bonne table… au marché. — Bon vin… à Singapour…

Rien… pour la servante. »

XII

Détails ultérieurs sur le Cambodge. — Udong, sa capitale actuelle. — Audiences chez le second roi, etc.

Dans la matinée du jour fixé pour mon départ, et lorsque tous mes préparatifs furent terminés, l’abbé Hestrest vint me chercher pour me faire partager avec lui son modeste déjeuner et me conduire ensuite avec son bateau jusqu’à Kompong-Baie, où je devais trouver les chariots.

Arrivés à cet endroit, point de chariots. Nous nous rendîmes chez le premier mandarin, qui, tout en chiquant du bétel, nous montrait ses dents noires et son rire stupide ; je vis que j’étais le jouet de ces individus faux partout et toujours, ne cédant qu’à la force et détestant avant tout le nom d’Européen. Après maintes réclamations auprès des mandarins de tous grades, on m’amena enfin trois chariots ! Les voitures à chiens qui sont en usage en Hollande auraient mieux fait mon affaire. J’envoyai donc promener les trois brouettes du roi de Cambodge avec mes compliments pour cette majesté, et j’en louai d’autres à mes propres frais.

Udong, la capitale actuelle du Cambodge, est située au nord-est de Kampôt, à deux lieues et demie de l’affluent du Mékong, qui vient du grand lac, et à cent trente-cinq milles à peu près de la mer, distance prise à vol d’oiseau.

On compte huit stations et huit jours de marche jusque-là, en voyageant avec des bœufs ou des buffles ; les éléphants font facilement deux stations par jour ; ce qui abrège le temps de moitié ; mais il n’y a que le roi, les mandarins et les riches particuliers qui puissent posséder et nourrir de ces animaux. Les chariots que nous louâmes pouvant à peine contenir nos bagages, moi et mes hommes nous fûmes forcés de partir à pied.

Après avoir traversé, une plaine marécageuse où nous abbattîmes quelques oiseaux aquatiques communs, nous entrâmes dans une belle forêt, qui, sans la moindre éclaircie, se prolonge jusqu’aux portes d’Udong. Pour traverser son sol marécageux, j’avais dû me chausser de mes bottes de chasse que je n’avais pas portées depuis quelque temps et dont le cuir s’était durci. Après deux heures de marche sous un soleil de feu, je sentis mes pieds s’écorcher dans plusieurs parties. Je fus obligé de me déchausser et de continuer la route pieds nus. Heureusement elle était presque partout unie et belle à cause de la sécheresse et des fréquentes communications entre Kampôt et la capitale. La chaleur était excessive, et nos chariots d’une lenteur désespérante. Enfin nous arrivâmes à la première station, où je fus casé dans une vaste salle en bambou, revêtue de chaume et qui avait été récemment construite pour loger le roi et sa suite. La nuit, j’eus des gardes à ma porte, envoyées par les autorités afin de me garer de tous risques et évictions, et, grâce à la lettre du roi, que je présentai, je fus respectueusement traité. Le lendemain, je parvins à louer un éléphant pour me conduire à la prochaine station, ce qui me coûta un franc de notre monnaie.

Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds nus. Ce que nous eûmes à souffrir de la chaleur dépasse tout ce que je m’étais imaginé jusque-là de l’effet du soleil dans la zone torride. Cet astre était alors au zénith, et ses rayons brûlants, répercutés par le terrain sablonneux, devenaient intolérables à dix heures du matin ; c’était à ce point que les indigènes, qui ont la plante des pieds fort dure, ne pouvaient supporter le contact du sol et cherchaient les touffes d’herbe pour y poser le pied ; les bœufs ne marchaient qu’en piétinant continuellement et donnaient tous les signes de la douleur et de l’épuisement ; malgré l’aiguillon et le rotin, ils refusaient souvent d’avancer. L’eau des mares était non pas tiède, mais chaude ; l’atmosphère semblait embrasée, tous les êtres sans force, et la nature languissante et accablée. Au milieu du jour, nous faisions halte, pour nous remettre en route à trois heures. Sur tout notre parcours il n’y avait pas une goutte d’eau potable, même pour nos animaux qui souffraient de la soif plus encore que nous-mêmes ; et, Pour cuire notre riz et faire notre thé, nous n’avions d’autre ressource que celle des mares et des bourbiers imprégnés de noix vomiques tombées des arbres environnants. Le lendemain, je trouvai de nouveau un éléphant à louer ; mais ce fut le dernier, et les quatre jours suivants je fis la plus grande partie du chemin à pied, l’autre, assis sur le coin d’une des charrettes. Du reste, le manque d’eau et les tourbillons de fine poussière qui s’élèvent de la route sont les seuls inconvénients qu’aient à subir les voyageurs. Dans la saison sèche, le terrain, quoique sablonneux, est dur et bien foulé, au milieu de la voie, par le fréquent passage des chariots et des éléphants ; le reste de la chaussée, large de vingt-cinq à trente mètres, est revêtu de gazon et même de hautes herbes, puis, à peu de distance, s’offre la forêt avec ses bouquets espacés d’arbres à huile, aux troncs élevés, au port droit et majestueux, et couverts à leur sommet seulement d’un panache de larges feuilles d’un vert foncé. C’est comme une magnifique et immense avenue, et on pourrait croire que l’art y a mis la main.

Les stations sont toutes situées à une distance à peu près égale, douze milles environ. À toutes, outre les anciens caravansérails servant a abriter les voyageurs et les hommes de corvée, qui sont changés tous les cinq jours, je trouvai d’autres nouvelles maisons beaucoup plus vastes et plus belles, construites pour le passage du roi ; de plus, entre les stations, on rencontre souvent d’autres salles où l’on peut se reposer au milieu du jour, avantage et confort qui ne sont nullement à dédaigner.

Jusqu’à la distance de vingt-cinq milles, en partant de Kampôt, j’aperçus sur ma droite une chaîne de montagnes peu élevée, derniers contre-forts de la chaîne qui sépare le bassin du grand lac Touli-Sap du golfe de Siam ; mais je ne rencontrai, sur tout le parcours de mon voyage de Kampôt à Udong, qu’un terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, où je le trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne voit qu’un seul petit village sur ce parcours, et là seulement quelques traces de culture ; partout ailleurs je n’aperçus aucun sentier ni aucune trace pouvant faire supposer que l’intérieur de la forêt fût habité. Autour de la capitale seulement les champs de riz commencèrent à se montrer, ainsi que de petites maisonnettes entourées de jardins fruitiers, maisons de campagne de l’aristocratie cambodgienne, qui y vient chaque soir humer un air plus pur que celui qu’on respire à la cour et à la ville.

En arrivant aux portes d’Udong, je me trouvai en face d’un large fossé, surmonté d’un parapet et entouré d’une palissade de trois mètres d’élévation. Je pensais entrer dans une ville de guerre fortifiée, et, comme je savais mes compatriotes occupés en ce moment à donner une leçon aux Cochinchinois, je m’attendais à être reçu par un fonctionnaire la baïonnette croisée, avec le terrible : On ne passe pas ! mais celui-ci ne se montrant pas, je donnai un coup de crosse de fusil à la porte et j’entrai. J’étais dans l’enceinte du palais du second roi, palais précédé d’une sorte de cage tenant le milieu entre une guérite et un pigeonnier, ayant à chacune de ses quatre faces une lucarne d’où l’on peut observer, en cas d’invasion, l’approche de l’ennemi, et donner le signal de la fuite avant son arrivée. J’arrivai au centre d’une grande place autour de laquelle se prolongent les remparts, fermés de deux portes dont l’une donne accès sur le marché ; la seconde conduit à la campagne. Dans l’intérieur de cette enceinte, d’un côté se trouve le palais du second roi, de l’autre celui d’un plus jeune prince, son frère, et une pagode avec son couvent, le tout recouvert en chaume.

Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.
Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.
Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.

J’espérais trouver là, comme à Kampôt, un « hôtel du roi et des ambassadeurs » ; mais, ne voyant aucune enseigne, je me dirigeai vers un endroit où je voyais entrer et sortir beaucoup de monde. C’était la salle de justice, où les juges tenaient audience. J’envoyai Niou, mon domestique, en « députation », demander a ces magistrats s’ils voudraient bien donner asile à un voyageur. La réponse ne se fit pas attendre ; juges et plaideurs vinrent au-devant de moi et me conduisirent dans la salle de justice, où je commençai immédiatement mon installation sous les yeux de toute la foule accourue pour voir l’étranger et lui demander « ce qu’il vendait. »

La nouvelle de mon arrivée parvint bien vite au palais du roi, et deux pages me furent envoyés pour me demander si je n’irais pas de suite voir Sa Majesté. Mon bagage n’était pas encore arrivé ; j’objectai que je ne pouvais me rendre auprès du roi en costume de voyage. « Oh ! cela ne fait rien ; le roi n’a pas de costume du tout, et il sera enchanté de vous voir. » À peine mes chariots étaient-ils arrivés, qu’un chambellan en langouti, suivi d’un page, accourut pour me dire que le roi m’attendait. Je me rendis donc au palais. La cour qui le précède était défendue par une douzaine de canons veufs de leurs affûts, jetés au hasard sur le sol, et dans la gueule desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nuée de vautours dévoraient les restes du repas du roi et des gens du palais. Je fus conduit dans la salle d’audience, qui communique avec les appartements particuliers du roi ; elle est pavée de larges carreaux chinois, et les murs sont blanchis à la chaux. Une foule de pages, tous Siamois, beaux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, vêtus uniformément d’un langouti de soie rouge, se tenaient groupés et assis à l’orientale en attendant Sa Majesté. Quelques minutes après mon arrivée, le roi parut. Aussitôt tous les fronts se courbèrent jusqu’à terre. Je me levai, et Sa Majesté s’avança fort gracieusement près de moi, d’un air tout à la fois dégagé, distingué et digue.

« Sire, lui dis-je, j’ai eu l’honneur de voir S. M. le premier roi à Kampôt et d’en obtenir une lettre pour me rendre à Udong.

— Êtes-vous Anglais ou Français ? dit le prince en m’examinant attentivement.

— Je suis Français, Sire.

— Vous n’êtes pas marchand ; que venez-vous donc faire au Cambodge ?

— J’y suis venu pour visiter votre pays et chasser.

— C’est très-bien. Vous avez été à Siam ; moi aussi, j’ai été à Bangkok. Vous viendrez me voir encore ?

— Toutes les fois que ma présence pourra être agréable à Votre Majesté. »

Après quelques instants de conversation, le roi me tendit la main ; je le saluai et sortis. À peine étais-je rentré que plusieurs de ses officiers accoururent chez moi en me disant : « Le roi est enchanté de vous ; il désire vous voir souvent. »

Un page du roi.
Un page du roi.
Un page du roi.

Le jour suivant, je parcourus la ville, dont les maisons sont construites en bambous et quelques-unes en planches ; le marché, tenu par des Chinois, est, par sa saleté, l’égal de tous les autres dont j’ai déjà parlé. La plus longue rue, je pourrais dire l’unique, a près d’un mille de longueur. Dans les environs habitent les cultivateurs et les gens de corvée, ainsi que les mandarins et autres employés du gouvernement. La population de cette ville est d’une douzaine de mille âmes à peu près.

Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue, des provinces, et surtout des chefs qui s’y rendent pour le commerce ou pour d’autres affaires, contribue à donner de l’animation à cette capitale. À chaque instant je rencontrais des mandarins en litière ou en filet, suivis d’une foule d’esclaves portant chacun quelque chose : les uns le parasol de couleur écarlate ou jaune, dont la dimension plus ou moins développée indique le rang ou la qualité du personnage ; d’autres la boîte d’arec, de bétel, etc. Je rencontrais souvent aussi des cavaliers montés sur de jolis petits chevaux vifs et légers, richement caparaçonnés, couverts de grelots et allant admirablement l’amble, tandis qu’un troupeau d’esclaves, couverts de sueur et de poussière, s’efforçaient de les suivre comme une meute d’animaux. Ailleurs passaient de légères carrioles traînées chacune par deux petits bœufs trottant rapidement et non moins bruyamment. Quelques rares éléphants, s’avançant majestueusement les oreilles et la trompe en mouvement, s’arrêtaient devant de nombreuses processions se rendant aux pagodes au son d’une musique bruyante, et plus loin des talapoins se suivaient à la file, quêtant leur pitance, drapés dans leur manteau jaune et la sainte marmite sur le dos.

Le troisième jour de mon arrivée à Udong, la séance de la cour de justice avait été bruyamment ouverte à huit heures du matin, et les cris des juges et des avocats retentissaient encore à cinq heures du soir sans avoir cessé un instant, lorsque tout à coup deux pages sortirent de la cour du palais en criant : « Le roi ! » La foudre serait tombée dans la salle qu’elle n’eût pas produit un effet pareil à ces mots ; ce fut à l’instant un sauve qui peut général. Juges, accusés et curieux s’enfuirent pêle-mêle, se cachant dans tous les coins la face contre terre et comme pétrifiés. Je riais encore au souvenir de ces juges et de ces avocats en langoutis, de ces Chinois à longues queues, fuyant, se poussant, se culbutant les uns les autres à l’approche de leur maître, lorsque le roi parut, à pied, sur le seuil de la porte et suivi de ses pages. Sa Majesté me fit un petit signe de la main comme pour me saluer, puis m’appela près d’elle. Aussitôt deux pages apportèrent des chaises qu’ils placèrent sur le gazon en face l’une de l’autre. Sa Majesté m’en offrit une, et la conversation commença dans ce salon improvisé, tandis que toute l’escorte, ainsi que les passants, demeuraient prosternés. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, elle ne rencontrait aucun homme debout.

« Comment trouvez-vous ma ville ? dit le roi en employant ce mot pour désigner son palais avec ses dépendances et les fortifications.

— Sire, elle est splendide et offre un aspect que je n’avais vu nulle part ailleurs.

— Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez d’ici dans cette cour ont été construits en une seule aimée, depuis mon retour de Siam ; dans une autre année, tout sera achevé, et il n’y aura plus alors que des briques. Jadis, le Cambodge s’étendait très-loin ; mais les Annamites nous ont enlevé beaucoup de provinces.

— Sire, le moment est peut-être arrivé pour vous de les reprendre. Les Français attaquent vos ennemis d’un côté ; attaquez-les de l’autre. »

Sa majesté ne répondit pas ; mais elle me tendit un cigare en me demandant mon âge.

Je venais de me faire apporter une jolie petite carabine Minié que les officiers du roi étaient venus examiner dans la matinée ; je la lui présentai en le priant de bien vouloir l’accepter si elle lui plaisait. Il me dit de la charger. Je levai la bascule et poussât une cartouche dans le canon. « C’est fait, Sire.

— Comment donc ? ce n’est pas possible ; tirez alors. »

Il choisit lui-même pour but un poteau assez éloigné et m’indiqua l’endroit où je devais frapper ; je tirai, et aussitôt Sa Majesté et ses pages coururent s’assurer que le coup avait porté juste.

« Quand pensez-vous quitter Udong ?

— Sire, mon désir est de partir après-demain pour Pinhalu et les provinces d’au delà. — Si vous pouviez rester un jour de plus, vous me feriez plaisir ; demain, vous dînerez chez moi ; le jour suivant, je vous conduirai voir la ville du premier roi, et le soir je ferai jouer la comédie. »

La comédie ! pensai-je, cela doit être curieux ; et pour la comédie je restai. Après avoir remercié le monarque de ses bontés pour moi, nous nous séparâmes avec une poignée de main. Évidemment, j’étais en grande faveur. Le lendemain matin, des pages vinrent m’offrir, de la part du roi, des chevaux pour me promener ; mais la chaleur était accablante. Vers quatre heures, le roi m’envoya un cheval pour me rendre au palais. J’étais en habit, pantalon et gilet de toile d’une blancheur éclatante ; un casque de liège, modèle Romain et recouvert de mousseline blanche selon la méthode anglo-indoue[10], complétait ma singulière toilette. Je fus introduit par le chambellan dans un des appartements particuliers du roi. C’était un très-joli salon, meublé à l’européenne. Sa Majesté m’attendait en fumant un bouri, assise à côté d’une table chargée de mets. Dès que j’entrai, elle se leva, me tendit la main en souriant, et me pria immédiatement de prendre place et de commencer mon repas. Je vis qu’il se proposait, selon l’usage du pays, de me faire honneur en assistant au repas sans y prendre part lui-même. Après m’avoir présenté, avec une aménité et une grâce parfaites, son frère cadet, jeune prince de quatorze à quinze ans, prosterné à côté de lui, le roi ajouta : « J’ai fait rôtir ce poulet et ce canard à la manière européenne ; vous me direz s’ils sont à votre goût. »

En effet, tout était excessivement bien préparé ; le poisson surtout était exquis.

« Good brandy ! » me dit le roi en anglais, les seuls mots de cette langue qu’il connût, en me montrant une bouteille de cognac.

« Prenez et buvez. »

On me servit des gelées et des fruits confits exquis, des bananes du Cambodge et des mangues excellentes, puis le thé, que le roi prit avec moi en m’offrant un cigare de Manille. Enfin, il plaça une boîte à musique sur la table et la fit jouer.

Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d’autant plus grand que je ne m’attendais pas à l’entendre dans le palais d’un roi… régnant. C’était la Marseillaise. Le roi prit mon mouvement et mon sourire d’étonnement pour de l’admiration.

« Connaissez-vous cet air ?

— Un peu, Sire. »

Puis vint un autre, non moins bien connu, l’air des Girondins : « Mourir pour la patrie ! » etc.

« Le connaissez-vous aussi ? » me dit-il.

J’accompagnai l’air avec les paroles.

« Et Votre Majesté, comment aime-t-elle cet air ?

— Un peu moins que le premier ! Les souverains de l’Europe font-ils jouer souvent ces deux airs ?

— Sire, ils les réservent, comme choses solennelles, pour les grandes circonstances seulement. »

Mon Annamite était à côté de moi et remplissait les fonctions d’interprète avec un tact parfait qui plut au roi. Le jeune prince demanda la permission de se retirer. Il salua son frère en se prosternant profondément et en élevant ses mains réunies au-dessus de la tête. Le roi lui recommanda de ne pas manquer de revenir le lendemain matin, afin de nous accompagner au palais du premier roi. Le prince passa alors dans la cour, où un page le mit à califourchon sur une de ses épaules et l’emporta dans son palais. Le roi me fit alors admirer ses meubles d’Europe : des tables d’acajou couvertes de vases en porcelaine, des fleurs sous cylindres et d’autres ornements d’un goût vulgaire. Il me fit surtout remarquer deux vieilles glaces entourées de cadres dorés, un divan et des choses semblables.

« Je commence seulement, dit-il ; dans quelques années, mon palais sera beau. »

Il me conduisit ensuite dans son jardin, où, parmi de rares et curieuses plantes, s’élève un rocher artificiel en miniature. En me ramenant au salon, il me fit passer devant toutes ses femmes (il y en avait au moins cent), que la curiosité avait attirées hors du sérail.

« Vous êtes le premier étranger qui soit jamais entré ici, me dit-il ; au Cambodge comme à Siam, personne, sauf les gens de service, ne peut pénétrer dans les appartements particuliers du roi. »

Je le remerciai de l’honneur qu’il daignait m’accorder, et, en prenant congé de lui, je le priai de me donner une lettre pour les chefs des provinces de son royaume et un ou deux éléphants pour continuer mon voyage. Il me promit d’acquiescer à ma demande. Ce jeune souverain, qui porte le titre de second roi, est l’héritier présomptif de la couronne. Son père n’a dû son trône qu’au roi de Siam, qui l’a retenu longtemps captif dans ses États, et qui, pour garant de sa fidélité, a toujours gardé un ou deux de ses fils en otage. C’est ainsi que ce jeune roi a passé plusieurs années à Bangkok. Sans doute on lui apprit là l’art de régner, et on ne l’a laissé retourner dans son royaume qu’après s’être assuré qu’on aurait en lui un tributaire soumis et obéissant.

Son jeune frère vint aussi me faire une visite, mais pendant la nuit, afin que ses parents l’ignorassent, car il désirait avoir quelque cadeau ; très-enfant pour son âge, il manifestait le désir d’avoir tout ce qui lui frappait la vue. Il est au reste doux, aimable, poli, et a l’air distingué.

Le lendemain, à dix heures du matin, le roi me manda auprès de lui. Je le trouvai dans la salle de réception, assis sur son divan et distribuant des ordres à ses pages pour régler l’ordre de marche qu’il voulait qu’on observât pour l’aller et le retour. Le roi monta dans une jolie chaise à porteurs, magnifiquement peinte et sculptée, avec de beaux pommeaux d’ivoire. Il s’y assit nonchalamment, une jambe dessus, l’autre pendante, le coude appuyé sur des coussins de maroquin. Il avait la tête et les pieds nus, les cheveux coupés à la mode siamoise, et pour vêtement un superbe langouti de soie jaune entouré d’une large ceinture de pareille étoffe, mais plus claire. Le cortège se mit en marche : quatre pages portaient le palanquin sur leurs épaules ; un autre soutenait une immense parasol rouge dont le manche doré avait près de quatre mètres de long ; le prince cadet, portant le sabre du roi, marchait à côté de lui, et sur la même ligne. J’étais de l’autre côté. Sa Majesté se tournait souvent de mon côté pour me faire remarquer les objets les plus frappants en traversant la rue, et pour lire aussi sur mon visage l’impression que me causait l’effet que sa présence produisait sur le peuple. À l’approche du cortège, toute la population accourue pour le voir se prosternait. En tête marchait trois licteurs, l’un devant, les deux autres à quelques pas derrière, portant à deux mains des faisceaux de rotins, symboles de la puissance ; derrière le palanquin suivaient deux à deux les chambellans et les pages, au nombre de plus de trente, tous en langouti rouge et portant sur l’épaule des piques, des sabres et des fusils dans des étuis. Nous arrivâmes ainsi à la porte de l’enceinte du palais du premier roi.

Sa Majesté mit pied à terre, et, tout en conservant le même ordre de marche, nous suivîmes une charmante avenue d’un demi-mille à peu près de largeur plantée de jeunes arbres et entourée d’une muraille de planches.

De l’avenue, le terrain va en déclinant, couvert de pelouses et de jardins, et bordé d’une ligne d’une centaine de petits cottages aux murs d’argile et aux toits de chaume.

« Toutes ces maisons sont habitées par les femmes de mon père : il n’y a pas un seul homme, » me dit le jeune roi.

Plus loin s’étend un large bassin entouré de verdure et répandant la fraîcheur et la gaieté dans cet enclos. Sur un des côtés de ce petit lac, encadrés dans le feuillage de ses bords et réfléchis dans sa nappe d’eau, s’étendent les bâtiments royaux, les uns blanchis à la chaux, les autres construits en simples bambous.

Nous traversons quelques chambres ou ateliers où de pauvres femmes annamites filent et tissent de la soie, puis nous passons devant le trésor et les magasins du roi, et nous arrivons dans une vaste salle construite à l’entresol et qui constitue ce que l’on nomme spécialement le palais. L’intérieur ne répond certes pas à l’extérieur. Cette salle est encombrée, comme un bazar, de bocaux, de vases de fleurs artificielles recouverts de globes, de coussins de toutes les couleurs et de toutes les dimensions ; sur les tables, sur les rayons, sur le plancher, on a entassé des boîtes, des cadres chinois, des pantoufles, et une foule d’objets et d’instruments d’Europe, de vieux divans, des glaces, des lavabos, etc., etc. Après m’avoir fait de nouveau parcourir les jardins, le jeune roi, qui devait passer la journée dans ce palais, me fit reconduire par un de ses chambellans.

Peu après le coucher du soleil, le peuple accourut en foule pour assister au spectacle, qui devait commencer à sept heures, au retour du roi. La multitude était si compacte, qu’il n’y avait pas dans la cour un seul pouce de terrain inoccupé ; les murs mêmes étaient couverts de monde. Sans doute qu’à ces réjouissances il est permis de déroger à l’usage général et que le peuple n’est pas tenu de se prosterner, car tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur du palais, était assis à l’orientale. Ce spectacle était tout simplement une pasquinade fantastique assez bien représentée et accompagnée d’une musique plus bruyante qu’harmonieuse, mais qui parut satisfaire complètement la curiosité publique. En somme, la mise en scène et les auteurs étaient fort inférieurs à ce que j’avais vu en ce genre

à Bangkok.

XIII

Départ d’Udong. — Train d’éléphants. — Piuhalù. — Belle conduite des missionnaires. — Le grand lac du Cambodge. — Le fleuve Mékong.

Le 2 juillet, après avoir mangé le riz ordinaire du matin, nous étions prêts à nous mettre en route ; nous n’attendions, pour cela, que les éléphants et les chariots que le roi m’avait promis. Les uns et les autres ne tardent pas à arriver, et nous traversons la ville au milieu d’une foule immense accourue de tous les points de la ville pour nous voir. Montés sur nos éléphants, suivis de notre bagage et de plusieurs pages du roi qui nous accompagnent jusque sur la route de Pinhalù, nous voyons toute la population prosternée sur notre passage, sans doute parce qu’elle m’a vu la veille avec Sa Majesté.

Nous cheminions ainsi majestueusement au train d’une lieue à l’heure, sur une très-belle chaussée élevée en certains endroits de plus de dix pieds au-dessus de la plaine boisée, mais marécageuse, qui s’étend jusqu’au grand canal de jonction du Touli-Sap avec le Mékong.

Parfois nous traversions de beaux ponts en bois et en pierre, qui donnent certainement une meilleure et plus haute idée de l’administration du Cambodge que de celle de Siam, car à Bangkok même les ruisseaux et les canaux sont franchis sur des planches étroites et minces, ou simplement sur des troncs d’arbres jetés en travers par les soins des habitants et non par les autorités elles-mêmes.

À deux kilomètres à peu près d’Udong s’élève une espèce de rempart en terre, de la forme d’un fer à cheval, qui entoure une partie de la ville, et que l’on a eu pour but d’opposer, au besoin, à l’invasion des Annamites, qu’à cette époque on s’attendait encore chaque année à voir paraître au moment des grandes eaux.

Nous rencontrons sur la route une quantité de piétons allant à la ville ou en revenant, sans doute pour l’approvisionnement du marché. Elle est bordée de misérables cabanes en bambous, sur pilotis, semblables à des poulaillers et qui servent de demeures aux malheureux Thiâmes que le roi fit transporter là, il y a un an, des plaines situées à l’est du Mékong, pour les punir d’une tentative de révolte.

Nous arrivons de bonne heure le même jour à Pinhalù, village situé sur la rive droite du fleuve et assez considérable. Plusieurs de ses habitants descendent de Portugais et d’Annamites réfugiés.

La cité de Pinhalù est la résidence d’un évêque français, Mgr Miche, vicaire apostolique de la mission du Cambodge et du Laos.

Mgr Miche était absent pour le moment ; mais je trouvai chez lui trois bons et aimables missionnaires qui me prièrent d’attendre son retour et me reçurent avec cette cordialité et cet empressement affectueux qu’il est si doux de rencontrer à l’étranger, et surtout de la part de compatriotes. M. Fontaine, le plus âgé des trois, quoique jeune encore, compte près de vingt années de mission. Il faisait autrefois partie de la mission de Cochinchine. Je l’avais vu à Bangkok, où il avait séjourné temporairement avant d’aller au Cambodge ; il était faible et souffrant alors ; je le retrouvai avec plaisir plus vigoureux et plein de gaieté. J’éprouvais beaucoup de sympathie pour ce digne homme ; il ne peut y avoir assez de missionnaires comme lui.

Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).
Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).
Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).

Un de ses collègues, M. Arnoux, était non-seulement mon compatriote comme Français, mais comme enfant du même département : il est né dans le canton de Russey et moi dans celui de Montbéliard (Doubs). Il avait donc double titre à ma sympathie. Il appartient à la mission de Cochinchine, et était venu de chez les sauvages Stiêngs pour renouveler ses provisions ; mais il s’était trouvé atteint de la dyssenterie par suite de la fatigue du voyage, et n’avait pu retourner à son poste avec ses gens. En entendant ces braves et dévoués soldats de l’Église raconter leur misère passée et présente, j’étais quelquefois autant amusé qu’ému, tant ils le faisaient gaiement. C’est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres. Quatre jours s’écoulèrent promptement dans l’aimable compagnie de ces bons prêtres, qui ne tenaient pas moins à me procurer l’occasion de voir leur évêque que moi à faire sa connaissance. Je savais que je trouverais en lui un homme supérieur sous tous les rapports ; mais je ne m’attendais pas à trouver dans ce héros des missions une simplicité et une humilité égales à son instruction et à la force de son caractère. Mgr Miche est très-petit de taille ; mais sous une enveloppe chétive il concentre une vitalité et une énergie extraordinaires. Les annales de la mission de Cochinchine qui était la même que celle du Cambodge il y a peu de temps encore, doivent compter de belles pages consacrées aux actes de ce glorieux soldat du Christ.

N’étant encore que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé de verges, affreux supplice qui à chaque coup fait jaillir le sang et entame les chairs. La sentence exécutée, on les ramenait dans leur cachot afin de renouveler le supplice le lendemain lorsque les plaies commenceraient à se cicatriser.

« Cela fait horriblement souffrir, dit l’autre missionnaire à Mgr Miche, et je crains de n’avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve.

— Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. »

Et il en fut comme il l’avait dit !

Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres catéchistes, médecin de l’âme et médecin du corps, juge, etc. Chaque jour, il passe plusieurs heures à entendre leurs différends et à remettre la paix où elle est troublée. Et elle l’est souvent dans une contrée où un débiteur qui ne peut payer son créancier devient, lui et sa famille, l’esclave de cet homme.

« Tu es mon esclave, dit un individu à une jeune fille qu’il rencontre par hasard.

— Comment cela ? je ne vous connais pas.

— Ton père me devait ; il ne m’a pas payé.

— Je n’ai jamais connu mon père ; il est mort avant ma naissance.

— Veux-tu plaider ! Nous plaiderons. »

L’homme en appelle à quelque mandarin, débute par offrir un présent, lui en promet un autre ; son procès est gagné, et la malheureuse, sans appui, devient l’esclave de son persécuteur. Cette antique histoire d’Appius et de Virginie se renouvelle fréquemment au Cambodge. Les Virginius seuls font défaut.

Depuis que j’avais mis le pied dans ce pays, la peur s’était emparée de mes domestiques ; elle fut à son comble quand je leur annonçai qu’il fallait partir pour visiter les tribus sauvages de Stiêngs, au-delà du grand fleuve. Le Cambodge est certainement très-redouté des Siamois ; les montagnes et surtout les forêts habitées par les Stiêngs ont, à cause de leur insalubrité, auprès des Cambodgiens et des Annamites, une réputation analogue à celle dont Cayenne jouit parmi nous.

Ces craintes ne pouvaient m’arrêter, et dès que j’eus reçu du roi de Cambodge la lettre qu’il m’avait promise, je quittai Pinhalù dans une petite barque conduite par deux rameurs, et me dirigeai vers le Mékong.

En descendant le cours d’eau qui y conduit, large d’à peu près douze cents mètres, je fus étonné de voir le flot remonter du sud au nord au lieu de descendre vers le fleuve dont il semble le tributaire.

Pendant près de cinq mois de l’année, le grand lac du Cambodge, le Touli-Sap, couvre un espace immense ; mais après ce temps il diminue de profondeur, tout en conservant à peu de chose près la même dimension. À l’époque des pluies, ce ne sont pas seulement les eaux issues des montagnes qui le bordent à l’ouest, qui le gonflent, mais le trop-plein du Mékong arrête l’écoulement du lac, et finit par y

déverser une partie de son excédant.

XIV

Départ de Pinhalù. — Le grand bazar du Cambodge. — Penom-Penh. — Le fleuve Mékong. — L’île Ko-Sutin. — Pemptiélan. — Les confins du Cambodge. — Voyage à Brelum et dans la contrée des sauvages Stiêngs.

Partis à onze heures de Pinhalù, à la nuit tombante nous étions rendus à Penom-Penh, le grand bazar du Cambodge. La distance qui sépare les deux localités est de dix-huit milles au plus. J’avais peu de chose à acheter, car Mgr Miche et M. Arnoux avaient absolument voulu charger ma barque d’une provision de riz et de poisson sec suffisante, non-seulement pour toute la durée de mon voyage, mais pour tout le temps que je me proposais dépasser chez les Stiêngs.

Je m’arrêtai un jour entier, afin de voir la ville et faire emplette de verroterie, de fil de laiton et de cotonnade, qui devaient m’être utiles comme objets d’échange avec les sauvages.

Penom-Penh, situé au confluent de deux grands cours d’eau, renferme une dizaine de mille d’habitants, presque tous Chinois, sans compter une population flottante au moins du double. Celle-ci est composée de gens venus du Cambodge et surtout de Cochinchine, et vivant dans leurs bateaux. C’était l’époque où beaucoup de pêcheurs, de retour du grand lac, s’arrêtent à Penom-Penh pour y vendre une partie de leur poisson, et où une foule d’autres petits commerçants y sont attirés pour acheter du coton, dont la récolte se fait avant les pluies. Après avoir parcouru la ville, longue et sale, j’arrivai sur une éminence au sommet de laquelle on a bâti une pagode sans beauté ni intérêt, mais d’où la vue s’étend sur une grande partie du pays.

D’un côté se déroule, comme deux longs et larges rubans, le Mékong, et son affluent, au milieu d’une immense plaine boisée ; de l’autre, c’est la plaine encore, et encore des forêts, mais bordées au sud et au nord-ouest par de petites chaînes de montagnes.

Quoique Penom-Penh serve souvent de passage aux missionnaires, ma présence ne manqua pas d’exciter la curiosité du peuple. La guerre de Cochinchine était le sujet de toutes les conversations et la préoccupation de tous ici. Une quantité de malheureux pêcheurs chrétiens, qui revenaient du grand lac, n’osaient rentrer dans leurs foyers, parce qu’ils savaient qu’à chaque douane on les obligerait à fouler la croix aux pieds, et ils attendaient là des nouvelles de la paix que l’on était, disait-on, en train de conclure. D’un autre côté, ce que rapportaient les Chinois et, les Annamites qui avaient vu la prise de la ville de Saigon aurait peut-être peu flatté l’orgueil d’un Français. Je n’avais pas vu les glorieux bulletins de l’amiral ; j’avais la douleur d’entendre l’ennemi nous traiter de barbares, et, faisant retomber sur nous la responsabilité de faits partiels, sans doute inévitables en temps de guerre, et surtout dans un pays où le soldat souffre du climat et de privations de toute espèce, s’étonner, lui, le peuple le plus corrompu peut-être de tout l’Orient, de ne pas trouver en nous des hommes d’une supériorité morale aussi incontestable que notre supériorité intellectuelle et physique.

Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu’à l’extrémité sud de la ville, nous longeâmes comme une autre ville flottante, composée de plus de cinq cents bateaux, et pour la plupart d’assez grande dimension. Ils servent d’entrepôt à certains marchands et de résidence à d’autres. Par prudence, ils y laissent tout leur argent et la plus grande de leurs marchandises afin d’être, en cas d’alerte, toujours prêts à prendre le large.

Quelque temps après, nous voguions dans les eaux du Mékong, qui commençait seulement à grossir, car dans tout le pays la sécheresse avait été extrême et retardée de plus de deux mois.

Ce grand fleuve, dont le nom signifie « mères des fleuves, » me rappelait beaucoup le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok ; mais son aspect est moins gai, quoiqu’il y ait quelque chose de très-imposant dans sa masse d’eau plus grande et se précipitant avec la rapidité d’un torrent. De rares embarcations, à peine distinctes d’un bord à l’autre, le côtoient péniblement ; ses rives, élevées de six à sept mètres en temps ordinaire, paraissent à peu près désertes, et les forêts ne se dessinent qu’à plus d’un mille par delà. Le long du fleuve de Siam, l’élégant feuillage des bambous et des palmiers se détache et se dessine gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oiseaux retentit de l’une à l’autre rive. Ici des troupes de marsouins bondissant hors de l’eau et courant le nez au vent, des pélicans s’ébattant sur ces eaux profondes, ou bien des cigognes et des hérons que l’approche de l’homme fait fuir silencieusement du milieu des roseaux, viennent seuls nous distraire de notre pénible navigation.

Nous passons devant la grande île de Ko-Sutin, distante de quarante milles au plus de Penom-Penh, et que nous n’atteignons qu’après cinq jours d’une marche difficile et laborieuse. Le courant est si fort qu’à chaque détour du fleuve nous sommes obligés, tout en redoublant d’efforts avec nos rames, de nous cramponner aux joncs de la rive pour ne pas être entraînés en arrière.

Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le courant rapide ; c’est au point qu’à l’époque des grandes eaux on ne fait guère qu’un ou deux milles Par jour, et que les rameurs vont souvent le soir chercher à pied du feu à l’endroit où ils ont fait cuire le riz le matin.

À vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko-Sutin, sur les confins du Laos, commencent les rapides et les cataractes ; il faut alors quitter les bateaux pour prendre des pirogues que l’on est souvent obligé de transporter à dos d’homme, ainsi que tout le bagage, pour franchir ces passages. Je ne m’arrêtai à Ko-Sutin que quelques heures, et seulement afin de serrer la main à un autre pionnier de la civilisation, M. Gordier, prêtre de beaucoup de mérite, provicaire de la mission du Cambodge et dont cette île forme la résidence.

Dès mon entrée dans la pauvre chapelle qu’il a fait construire lui-même, j’éprouvai une certaine compassion pour ce digne homme, envoyant la misère et le dénûment qui régnaient autour de moi. Depuis trois ans, le pauvre missionnaire souffre d’une dyssenterie passée à l’état chronique ; cependant il ne se plaint ni de ses privations ni de ses maladies ; la seule chose qui le peine, c’est le peu de chrétiens qu’il est appelé à baptiser, car les Cambodgiens sont fort attachés à leurs idoles.

« Mais vous, me dit-il, savez-vous où vous allez ? Je suis étonné qu’on vous ait laissé dépasser Pinhalù. Demandez aux Cambodgiens ce qu’ils pensent des forêts des Stiêngs, et proposez à quelqu’un d’ici de vous accompagner, personne ne vous suivra. Les pluies ont commencé, et vous allez au-devant d’une mort presque certaine, sinon d’une fièvre qui vous fera souffrir et languir des années. J’ai eu cette fièvre, la fièvre des djungles ; c’est quelque chose d’affreux, de terrible ; jusqu’au bout des ongles je ressentais une chaleur que je ne puis appeler autrement qu’infernale, puis succédait un froid glacial que rien ne pouvait réchauffer ; le plus souvent on y reste, comme tant de mes collègues que je pourrais nommer. »

Ces paroles étaient peu rassurantes ; cependant j’avais tracé mon itinéraire ; je savais que cette dangereuse région renferme des coquilles terrestres et fluviales que je ne trouverais nulle part ailleurs[11], et que cette tribu de sauvages presque inconnue m’offrirait une étude curieuse et intéressante ; il n’en fallait pas davantage pour me pousser en avant. Je me confiai en la bonne Providence et continuai ma route en recevant ces dernières bonnes paroles de M. Cordier.

« Que Dieu accompagne le pauvre voyageur ! »

Douze milles plus haut, je dus laisser ma barque pour prendre la voie de terre. Je partis à deux heures de l’après-midi, espérant arriver le même jour à Pemptiélan, grand village où réside le mandarin auquel la lettre du roi était adressée ; cependant ce ne fut que le lendemain matin, à onze heures, que nous y parvînmes ; nous passâmes la nuit au pied d’un arbre, à côté d’un grand feu.

Je me rendis aussitôt auprès du mandarin qui administre toute cette partie du pays. Il me reçut fort bien, malgré le peu de valeur qu’avaient les présents que je lui offris. Il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât des chariots, puis m’offrit une provision de tabac, d’arec et de bétel. C’était un homme doux et assez distingué dans ses manières pour un Cambodgien ; il me demanda des nouvelles de la guerre de Cochinchine, quelques renseignements sur l’Europe, le temps qu’il faut pour s’y rendre, etc.

En sortant de Pemptiélan, nous nous engageâmes, pour n’en sortir qu’à de rares intervalles, dans d’épaisses forêts, et nous dûmes passer les premières heures qui suivirent notre départ dans des bourbiers où nos misérables chariots enfonçaient jusqu’aux essieux et d’où les bœufs ne purent nous tirer qu’à l’aide de nos hommes. La dernière partie de la route fut beaucoup plus agréable ; à mesure que nous nous élevions, le chemin devenait sec et uni, l’aspect de la nature beaucoup plus varié.

Nous n’avions pu faire que vingt lieues en cinq jours, et il nous en restait près de trente jusqu’à Brelum. Ce qui me fatiguait le plus était le mauvais vouloir des habitants des villages qui me louaient des bœufs et la lenteur de ceux-ci. Quand nous n’avions pas d’abri pour la nuit, nous avions beaucoup à souffrir de la pluie et de l’humidité. Nous gardions presque constamment nos habits humides sur le corps, et, pour comble de misère, mes deux domestiques furent atteints de fièvre intermittente ; l’Annamite surtout eut une fièvre tierce que je ne réussis a couper qu’au bout de dix jours.

Nous arrivâmes à Pump-ka-Daye, srok ou hameau à l’extrême frontière, habité par une vingtaine de Stiêngs qui se sont rapprochés du Cambodge afin d’échapper à l’esclavage dans leur tribu. Nos chariots s’arrêtèrent devant un petit caravansérail ouvert à tous les vents, et, aussitôt après avoir dégagé nos bagages, mes conducteurs s’enfuirent beaucoup plus lestement qu’ils n’étaient venus.

Le chef du srok ne tarda pas à se présenter, suivi de quelques hommes. Il avait du sauvage dans la physionomie et du Cambodgien dans le caractère. Je lui présentai ma lettre ; il me la rendit en disant qu’il ne savait pas lire.

« En voici à peu près le contenu, lui dis-je :

« C’est l’ordre du roi à tous les chais de village où je m’arrêterai, de me fournir des chariots pour continuer mon voyage, et je vais à Brelum :

— Nous n’avons pas de chariots, » fut toute sa réponse.

Bref, nous nous installâmes aussi bien que nous pûmes en attendant le lendemain. Un nouvel entretien avec ce chef me fit voir que je n’aurais pas d’aide de lui. Je pris le parti d’envoyer Niou, avec deux Cambodgiens, porter à Brelum une lettre à M. Guilloux, et d’attendre sa réponse. Celle-ci arriva le soir du quatrième jour ; le père Guilloux m’assurait, dans les termes de la plus franche cordialité, que je serais le bienvenu, qu’il s’intéressait à moi et m’aimait déjà sans me connaître, seulement parce que j’avais eu le courage de venir jusque-là. Ce bon père m’envoyait trois des chariots de la Mission et quelques-uns de ses Annamites, ainsi que deux Stiêngs pour m’aider à gagner sa station. Sa lettre me rassura complètement sur la crainte que je ressentais d’être peut-être un hôte importun et malencontreux pour le pauvre ermite que je venais surprendre ainsi.

Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous avions deux grandes journées de marche pour arriver à Brelum ; nous campâmes une nuit près d’un torrent, sur nos nattes, autour d’un bon feu, pour éloigner les hôtes féroces qui abondent dans ces forêts, et la seconde dans une cabane abandonnée à quelques milles de Brelum ; enfin le 16 août, à neuf heures du matin, nous débouchâmes dans une clairière de deux cent cinquante à trois cents mètres carrés. Nous étions entre, deux éminences dont toute la base plonge dans un profond marécage ; sur la hauteur opposée, j’aperçus deux longues maisons de bambous recouvertes de chaume et entourées d’un jardin ; puis, se dessinant sur le ciel, au-dessus des bambous du voisinage, la modeste croix plantée depuis deux ans au milieu de ces effrayantes solitudes par deux nobles Français. C’était la Mission de Brelum.

Notre apparition fut saluée par plusieurs décharges de mousqueterie ; nous y répondîmes de notre mieux, tandis qu’au milieu de ce vacarme de feux roulants, répercutés par l’écho de la forêt et propres à faire rentrer au fond de leurs repaires tous les monstres du voisinage, le pauvre père Guilloux, les jambes couvertes de plaies envenimées, résultat des courses où l’entraînait son zèle et qui l’avaient retenu sur le grabat pendant plus de six mois, s’avançait en chancelant à ma rencontre sur les troncs d’arbres jetés en guise de pont au travers du marais.

Salut à toi, noble enfant de notre chère et belle patrie ! à toi, qui braves la misère, les privations, les fatigues et les souffrances, et même la mort, pour apporter à ces sauvages les bienfaits de la religion et de la civilisation ! Que Dieu te récompense de tes nobles et pénibles travaux, car les hommes sont impuissants à le faire, et, du reste, ta récompense n’est pas de ce monde !

La case de l’oncle Apaït était plus élégante que l’humble presbytère de Brelum au toit d’herbes sèches, aux parois de roseaux, au parquet de terre

nue ; mais j’y fus reçu en ami.

XV

Séjour de trois mois parmi les sauvages Stiêngs. — Mœurs de cette tribu — Produits du pays. — Faune. — Mœurs des Annamites.

Depuis près de trois mois je me trouve au milieu des sauvages Stiêngs, au sein des bois et des bêtes sauvages de toutes les espèces, et nous vivons presque comme dans une place de guerre assiégée. À chaque instant nous craignons une attaque de l’ennemi ; nos fusils sont constamment chargés ; mais beaucoup pénètrent dans la place en rampant sous les herbes et arrivent ainsi jusque sous nos couvertures. Ces forêts sont infestées d’éléphants, de buffles, de rhinocéros, de tigres et de sangliers ; la terre autour des mares est couverte de leurs traces ; on ne peut s’avancer de quelques pas dans la profondeur des bois sans les entendre ; cependant, généralement, ils fuient tous à l’approche de l’homme, et, pour les tirer, il faut les attendre il l’affût, posté sur un arbre ou dans une hutte de feuillage, auprès des endroits où d’habitude ils viennent s’abreuver. Les scorpions, les centipèdes, et surtout les serpents, sont les ennemis que nous redoutons le plus et contre lesquels il faut prendre le plus de précautions, de même que d’autre part les moustiques et les sangsues sont les plus incommodes et les plus acharnés. Pendant la saison des pluies notamment, on ne peut être trop sur ses gardes ; autrement, en se couchant comme en se levant, on risquerait de mettre le pied ou la main sur quelque serpent venimeux des plus dangereux. J’en ai tué plusieurs dans la maison, soit d’un coup de fusil, soit d’un coup de hache. En écrivant ces lignes, je suis obligé de faire le guet, car je m’attends à en voir reparaître un sur lequel j’ai marché ce soir, mais qui s’est enfui sans me mordre. De temps en temps je m’interromps aussi pour écouter le rugissement d’un tigre qui rôde autour de notre demeure, guettant les porcs à travers leur clôture de planches et de bambous, tandis que d’un autre côté j’entends le bruit d’un rhinocéros brisant les bambous qui s’opposent a son passage, pour venir dévorer les ronces qui entourent notre jardin.

Les sauvages Stiêngs qui habitent ce pays sortent probablement de la même souche que les tribus des plateaux et des montagnes qui séparent les royaumes de Siam et de Cambodge de celui d’Annam depuis le 11° de latitude nord jusqu’au-delà du 16°, entre les 104 et 116° 20' de longitude orientale du méridien de Paris. Ils forment autant de communautés qu’il y a de villages, et semblent être d’une race bien distincte de tous les peuples qui les entourent. Quant à moi, je suis porté à les croire les aborigènes ou les premiers habitants du pays et à supposer qu’ils ont été refoulés jusqu’aux lieux qu’ils occupent aujourd’hui par les invasions successives des Thibétains qui se sont répandus sur le Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En tout cas, je n’ai pu découvrir aucune tradition contraire.

Ces sauvages sont si attachés à leurs forêts et à leurs montagnes, que les quitter, pour eux, c’est presque mourir ; et ceux qui sont traînés en esclavage dans les pays voisins y languissent et tentent tous les moyens de s’enfuir, souvent avec succès.

Les Stiêngs ont toujours paru redoutables à leurs voisins, et la peur qu’ils inspirent a fait exagérer, dans l’Annam et le Cambodge, leur extrême adresse au tir de l’arbalète, ainsi que la malaria de leurs forêts. Le fait est que les fièvres y sévissent d’une manière terrible ; beaucoup d’Annamites et de Cambodgiens y sont morts, et l’on m’assure que je suis l’unique étranger de tous ceux qui y ont pénétré jusqu’à présent, qui n’ai pas eu plus ou moins à en souffrir.

Le Stiêng aime l’ombre et la profondeur des bois ; il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages ; il ne trace aucun sentier, et il trouve plus court et plus facile de passer sous les arbres et les branches que de les couper. Du reste, s’il tient à son pays du haut, comme il l’appelle, il est peu attaché à son champ natal ; car, pour peu qu’il ait un voisinage importun ou que l’un des siens vienne à mourir des fièvres dans le village, il lève son camp, met sa hotte sur le dos, y place pêle-mêle ses calebasses et ses enfants, et va s’établir ailleurs ; le terrain ne manque pas, et la forêt se ressemble partout.

On pourrait, dire que ces peuplades sont tout à fait indépendantes ; cependant les Cambodgiens d’un côté, les Laotiens et les Annamites de l’autre, en tirent ce qu’ils peuvent et prélèvent arbitrairement, sur les villages rapprochés d’eux, un tribut qui se paye tous les trois ans, et consiste en cire et en riz. Le roi de Cambodge surtout a fort envie de faire aux Stiêngs ce qu’il fit aux Thiâmes, afin de peupler quelques-unes de ses provinces désertes.

Le ternaire inscrit sur nos édifices publics en 1848 est ici, nonobstant l’esclavage, la devise du Stiêng, et il la met en pratique. Nous nous servons des mots, eux font usage du fait. Quand il y a abondance chez l’un, tout le village en jouit ; mais aussi, quand il y a famine, ce qui est souvent le cas, ce qu’il n’y a pas chez l’un, on est sûr de ne pas le trouver chez l’autre.

Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que l’ivoire. Quelques tribus du nord sont renommées, même dans l’Annam, pour la fabrication de leurs sabres et de leurs haches. Les vases dont ils se servent sont grossiers ; mais ils les doivent à leur industrie, et leurs femmes tissent et teignent toutes les longues écharpes dont ils se couvrent.

Enfin, outre la culture du riz, du maïs et du tabac, ainsi que des légumes, comme les courges et les pastèques, etc., ils s’adonnent à celle des arbres fruitiers tels que bananiers, manguiers et orangers. Hormis quelques esclaves, chaque individu a son champ, toujours à une assez grande distance du village, et entretenu avec beaucoup de soin. C’est sur ce champ que, blotti dans une petite case élevée sur pilotis, il passe toute la saison des pluies, époque où le mauvais temps ainsi que les sangsues, qui, comme dans les forêts de Siam, pullulent ici d’une manière prodigieuse, l’empêchent de se livrer à la chasse et à la pêche.

Leur manière de préparer un champ de riz diffère beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient pour un champ de blé ou d’avoine : aussitôt que les premières pluies commencent à tomber, le sauvage choisit un emplacement et un terrain convenables et de grandeur proportionnée à ses besoins ; puis il s’occupe du défrichement. Ce serait une rude besogne pour un Européen ; cependant le sauvage ne s’y prend pas à l’avance. Avec sa hachette emmanchée à une canne de bambou, en quelques jours il a abattu un fourré de bambous sur un espace de cent à cent cinquante mètres carrés ; s’il s’y trouve d’autres arbres trop gros pour être coupés, il les laisse en place, et, au bout de quelques jours, lorsque ce bois est à peu près sec, il y met le feu : le champ est ouvert et fumé tout à la fois. Quant aux racines, on s’en occupe peu, et de labourage il n’en est pas question ; sur ce terrain vierge il ne s’agit que d’ensemencer. Notre homme prend deux longs bambous qu’il couche en travers de son champ en guise de cordeau ; puis, un bâton de chaque main, il suit cette ligne en frappant de gauche et de droite, pour faire de distance en distance des trous d’un pouce à un pouce et demi de profondeur. La tâche de l’homme est alors achevée, et c’est à la femme à faire le reste. À demi courbée, elle suit l’espèce de sillon tracé par son mari, prend dans un panier qu’elle porte au côté gauche une poignée de grains de riz, en glisse une soixantaine au moins dans sa main qui les déverse dans les trous avec rapidité et en même temps avec une telle adresse que rarement il en tombe à côté.

Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.
Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.
Labour et semailles chez les sauvages stiêngs.

En quelques heures la besogne se trouve achevée, car il n’est pas plus besoin de herse que de charrue. La bonne mère nature enverra avant peu quelques fortes ondées qui, en lavant le terrain, couvriront les graines. Alors, le propriétaire s’établit dans sa case, du haut de laquelle, tout en fumant sa cigarette faite de tabac roulé dans une feuille quelconque, il décoche quelques flèches aux sangliers, aux singes ou aux chevrotains, et s’amuse à tirer de temps en temps une corde de rotin qui met en branle deux bambous placés au milieu du champ ou au bout d’une perche au sommet de sa case, de manière à s’entre-choquer au moindre mouvement, et dont le bruit épouvante les colombes et les perruches, qui, sans cela, mangeraient toute la semence. La moisson se fait à la fin d’octobre.

Généralement deux mois avant les récoltes la misère et la disette se font sentir. Tant qu’il y a quelque chose sous la main, on fait bombance, on trafique, on partage sans jamais songer au lendemain, et quand arrive la famine, on est réduit à manger des serpents, des crapauds, des chauves-souris (ces dernières se prennent en quantité dans le creux des vieux bambous) ; puis on ronge quelques graines de maïs, des pousses de bambous, des tubercules de la forêt et d’autres productions spontanées de la terre.

Tous les animaux domestiques des pays voisins, tels que bœufs, porcs, poules, canards, etc., se retrouvent chez les Stiêngs, mais en petit nombre. Les éléphants dressés y sont rares, tandis que plus au nord, dans la tribu des Benams, il n’y a pas de village, dit-on, qui n’en possède un certain nombre.

Les fêtes commencent après la moisson et lorsque le riz a été entassé au milieu du champ en meules oblongues d’où tous les matins on extrait ce qu’il faut pour la consommation du jour.

Un village en invite un autre, et, selon sa richesse, tue souvent jusqu’à dix bœufs. Tout doit disparaître avant la séparation ; jour et nuit on boit et on mange au son du tam-tam chinois, du tambourin et du chant. L’excès après de longues privations amène des maladies : les plus communes parmi eux sont le gale et certaines affections cutanées et honteuses ; plusieurs proviennent du manque de sel, car ils ne peuvent toujours s’en procurer.

Pour tous les maux internes, tels que maux d’estomac, d’entrailles, etc., le remède général est, comme au Cambodge, un fer rougi au feu que l’on applique sur le siège du mal. Il est peu d’hommes qui ne portent ainsi un grand nombre de cicatrices sur cette partie du corps.

Ces sauvages connaissent divers remèdes tirés des simples ; ils ne recouvrent jamais une plaie ou une blessure ; ils s’exposent au soleil avec des ulcères profonds qu’ils guérissent cependant généralement. Ils paraissent exempts de la lèpre, si commune parmi les Chinois ; du reste, ils ont beaucoup de propreté ; ils se baignent par tous les temps, et souvent trois fois par jour. Le Stiêng n’a pas plus de rapport dans les traits avec l’Annamite qu’avec le Cambodgien ; comme le premier cependant il porte la chevelure longue, tournée en torchon, mais fixée plus bas par un peigne de bambou ; très-souvent il y passe pour ornement un bout de fil de laiton surmonté d’une crête de faisan. Sa taille est un peu au-dessus de la moyenne ; sans être fort, il est bien proportionné et a une apparence robuste. Ses traits son généralement réguliers ; d’épais sourcils et une barbe assez bien fournie, quand il ne s’arrache pas les poils des joues, lui donnent un air grave et sombre.

Son front est généralement, bien développé et annonce une grande intelligence qui effectivement est fort au-dessus de celle du Cambodgien. Ses mœurs sont hospitalières, et l’étranger est toujours certain d’être bien accueilli et même fêté chez lui. Quand il en reçoit un, on tue un porc, ou l’on met la poule au pot et on boit le vin. Cette boisson ne se prend ni dans des verres ni dans des vases, mais on la hume dans une grande jarre, à l’aide d’un tube de bambou ; elle est tirée du riz, fermentée, mais rarement distillée. Lorsqu’on vous offre le tuyau de bambou, le refuser est une grande impolitesse à laquelle plus d’un sauvage a répondu par un coup de couteau. La même étiquette exige aussi que l’on mange en entier le morceau qui vous est échu en partage.

Leur unique vêtement est une longue écharpe qui, lorsqu’elle est sur leur corps, ne paraît pas avoir plus de deux pouces de largeur ; je les surpris souvent tout à fait nus dans leurs cabanes ; mais alors ils se recouvraient aussitôt qu’ils m’apercevaient.

Sauvage stiêng.
Sauvage stiêng.
Sauvage stiêng.

Ils laissent la plus grande liberté à leurs esclaves, et ils n’infligent jamais de peine corporelle à un homme : pour vol, on condamne le fripon à tuer un porc ou un bœuf et à une ou plusieurs jarres de vin ; tout le village prend part au festin, et lorsque l’individu ne se soumet pas à cette condamnation, sa dette augmente promptement, et il ne tarde pas à en être pour quinze ou vingt buffles ; alors il est vendu comme esclave.

Les Stiêngs n’ont ni prêtres ni temples ; cependant ils reconnaissent l’existence d’un être suprême auquel ils rapportent tout bien et tout mal ; ils l’appellent Brâ et l’invoquent dans toutes les circonstances. Les mariages se font par-devant les chefs de la tribu et sont toujours accompagnés de réjouissances.

Les funérailles se font solennement, tout le village y assiste ; les proches parents du défunt seuls restent quelquefois à la maison ; tous les assistants, tristes ou non, poussent des cris lamentables. On inhume les morts près de leurs demeures, on recouvre la tombe d’un petit toit de feuilles, puis on y dépose des calebasses pleines d’eau, des flèches, quelquefois de petits arcs, et tous les jours un des membres de la famille y sème quelques grains de riz, afin que le défunt puisse se nourrir et continuer à vivre comme jadis. Sous ce rapport, ils ont les mêmes habitudes que les Chinois. Avant chaque repas, ils ont soin de répandre à terre un peu de riz pour alimenter l’âme de leurs ancêtres ; dans les sentiers fréquentés autrefois par eux, dans leurs champs, ils font les mêmes petits sacrifices. Au bout d’un long bambou planté en terre, ils suspendent des panaches arrachés aux roseaux ; plus bas, ils attachent de petits bambous qui contiennent quelques gouttes d’eau et de vin ; et enfin, sur un petit treillage élevé au-dessus du sol, ils déposent un peu de terre, y plantent une flèche, y jettent quelques grains de riz cuit, un os, un peu de tabac et une feuille.

Selon leurs croyances, les animaux ont aussi une âme qui continue à errer après la mort ; aussi, quand ils en ont tué un, dans la crainte que cette âme ne vienne les tourmenter, ils lui demandent pardon du mal qu’ils lui ont fait et lui offrent de petits sacrifices proportionnés à la force et à la grandeur de l’animal. Pour un éléphant, la cérémonie est pompeuse : on tresse des couronnes pour orner sa tête ; le tam-tam, le tambourin et les chants retentissent pendant sept jours consécutifs. Tout le village, appelé au son de la trompe, accourt et prend part à la fête, et chacun a droit à un morceau.

Les Stiêngs fument la chair des animaux qu’ils veulent conserver longtemps ; mais comme d’ordinaire tous ceux qu’ils tuent ou prennent à la chasse sont mangés sur le terrain même dans l’espace de deux ou trois jours, ils se contentent de les faire roussir en entier et sans les dépouiller ; plus tard, ils les dépècent et les cuisent, soit dans le creux d’un bambou vert, soit sur des charbons.

Il est rare de rencontrer un sauvage sans qu’il ait son arbalète à la main, son couperet sur l’épaule et une petite hotte sur le dos, qui lui sert de gibecière et de carquois.

La chasse et la pêche occupent tout le temps que ne réclame pas le champ. Ils sont infatigables à la course, et ils glissent dans les bois les plus épais avec la vélocité du cerf. Ils sont vifs, légers, et supportent la fatigue sans paraître la ressentir ; les femmes paraissent aussi agiles et aussi robustes que les hommes. Leurs arbalètes ont une grande force, et ils s’en servent très-adroitement, mais rarement à une distance de plus de cinquante pas. Le poison dont ils enduisent leurs flèches pour la chasse des gros animaux est d’une grande activité lorsqu’il est nouvellement employé. Si le dard atteint l’animal, éléphant, rhinocéros ou tigre, de manière à pénétrer tant soit peu dans les chairs et à communiquer le poison au sang, on est presque sûr de trouver le cadavre à quelques centaines de mètres de l’endroit où il a été frappé.

La manière de chasser le tigre est bien différente chez les Annamites qui confinent au territoire des Stiêngs. Là, dès qu’un tigre a enlevé quelqu’un dans une localité, tous les hommes accourent des environs au son du tam-tam pour se mettre aux ordres d’un chasseur renommé et traquer l’animal.

Comme d’ordinaire, le tigre se couche toujours près de l’endroit où il a laissé les restes de son repas ; lorsqu’on trouve ceux-ci, on est presque sûr que « le seigneur » n’est pas loin. Ce titre ou celui de « grand-père » est toujours employé pour désigner le carnassier qui a l’ouïe fine et prendrait en mauvaise part une qualification moins respectueuse.

Lorsque l’on a donc découvert le gîte du tigre, tous les chasseurs, qui s’avançaient en groupe, se forment en cercle aussi grand que le comporte le nombre d’hommes présents, et s’espacent de façon à ne pas se gêner mutuellement dans leurs mouvements. Cela terminé, le chef s’assure si la fuite est impossible à l’animal ; quelques-uns des plus braves pénètrent dans l’intérieur du cercle, et, sous la protection d’autres individus armés de piques, coupent les broussailles autour d’eux.

Le tigre, pressé de tous côtés, se retire lâchement dans les broussailles encore intactes. Roulant ses yeux sanglants autour de lui, et léchant ses pattes d’une manière convulsive, comme pour se préparer à la lutte, il pousse un effroyable hurlement et prend son élan ; mais aussitôt les hallebardes sont relevées, et l’animal, percé de coups, tombe sur le terrain, où on l’achève. Parfois, cependant, des accidents ont lieu dans ces sortes de chasses, et plusieurs hommes sont mis hors de combat ; mais les armes à feu étant prohibées dans le pays, l’Annamite est forcé d’avoir recours à sa pique, car la nécessité l’oblige à poursuivre partout « le grand-père », qui ne lui laisse pas de repos, force les clôtures et enlève très-souvent des animaux et même des hommes, non-seulement sur les chemins et à la porte des maisons, mais jusque dans l’intérieur des habitations.

Les Stiêngs aiment beaucoup la parure, et leurs ornements de prédilection sont les fausses perles de couleur brillante, dont ils font des bracelets ; la verroterie et le fil de laiton sont pour eux une monnaie courante. Un buffle ou un bœuf est estimé six brassées de gros fil de laiton ; un porc est presque aussi cher ; mais pour une coudée d’un numéro fin ou pour un collier de perles, on peut avoir un faisan ou cent épis de maïs. Les hommes ne portent généralement qu’un bracelet au-dessus du coude ou au poignet, tandis que les femmes s’entourent les bras et les jambes des mêmes ornements.

Les individus des deux sexes ont les oreilles percées d’un trou qu’ils agrandissent chaque année en y introduisant des morceaux d’os ou d’ivoire de trois pouces de longueur.

La polygamie est en usage chez les Stiêngs, quoiqu’il n’y ait guère que les chefs qui soient assez riches pour se permettre le luxe de plusieurs femmes. Je me trouvais parmi eux au moment d’une éclipse totale de soleil qui, je pense, fut visible en Europe ; comme les Cambodgiens, ils prétendent que ce phénomène est causé par un être puissant qui engloutit la lune ou le soleil, et ils font, pour secourir l’astre en danger, un vacarme effroyable. Dans l’occasion dont il s’agit, ils battirent du tam-tam, poussèrent des cris sauvages tout en lançant des flèches dans l’air, jusqu’au moment où le soleil reparut. Un de leurs amusements favoris est de lancer des cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument de musique assez semblable à un arc. Pendant la nuit, lorsque le cerf-volant plane dans les airs, agité par le vent, il produit des sons doux et agréables qu’ils écoutent avec plaisir.

Leur mémoire est courte, et ils ont grand’peine à apprendre à calculer. Lorsqu’ils ont une centaine d’épis de maïs à vendre, ils les disposent par dizaines et mettent un temps infini pour s’assurer que le nombre est exact.

Ils ont des guerres fréquentes, mais jamais très-sérieuses, suites de représailles entre les villages voisins ; ils cherchent à se surprendre dans leurs champs ou sur les chemins et à se faire prisonniers. Le captif est alors conduit la cangue au cou et vendu comme esclave aux Laotiens et aux Cambodgiens. On peut dire que leur caractère est doux et timide ; à la moindre alerte, ils se retirent dans les bois et enfoncent dans les sentiers des dards de bambous aigus et taillés comme des stylets, qui très-souvent percent de part en part les pieds de ceux qui les poursuivent.

Il y a une différence très-notable entre les mœurs des sauvages de Brelum et ceux des villages environnants, et on doit cela à la présence de la croix, aux bons et courageux missionnaires qui, réduits à n’opérer que bien peu de conversions, — la plus grande de leurs peines, — ont au moins la consolation de pouvoir, par leur présence continuelle, leurs bons exemples et leurs conseils, adoucir les mœurs, éclairer l’intelligence, en un mot, civiliser ces malheureuses créatures.

La faune de ce pays ne diffère pour ainsi dire pas de celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques belles coquilles terrestres, de beaux insectes, dont plusieurs spécimens nouveaux dans ces deux genres, et un très-petit nombre d’oiseaux intéressants, je ne rapporterai de mon excursion que le plaisir d’avoir pu étudier les mœurs de ce peuple curieux, et contribué à le faire connaître ; si toutefois mes notes de voyage, prises à la hâte et sans autre prétention que celle d’une exactitude scrupuleuse, sont appelées à voir le jour à mon retour, soit que Dieu me réserve le bonheur de revoir ma patrie, soit que, tombé victime des fièvres ou d’un tigre affamé, je laisse à quelque bonne âme le soin de recueillir ces feuilles, barbouillées le plus souvent à la lueur d’une torche au pied d’un arbre, au milieu d’un tourbillon d’affreux moustiques.

Je passai trois mois à Brelum, rayonnant de ce centre hospitalier partout où m’entraînait l’ardeur de la chasse ou les exigences de l’étude. Celles-ci me poussèrent au nord, dans la vallée du grand fleuve, jusqu’à mi-chemin de Bassac, dans un district métallurgique où d’excellent minerai de fer attend l’industrie européenne. La chasse m’entraina souvent au sud-ouest, dans la zone forestière que les haines de races ont ménagée entre les tribus du Mékong et l’empire annamite, sorte de marche déserte dont les tigres seuls font la police.

Pendant ces trois mois, mes deux pauvres serviteurs furent presque constamment malades des fièvres. Je m’estime fort heureux d’avoir eu jusqu’ici la chance de conserver ma santé ; même dans ces forêts, je n’ai pas eu une seule attaque de fièvre. Dans la saison des pluies, l’air est d’une humidité et d’une pesanteur extrêmes ; au milieu des forêts les plus épaisses et où le soleil pénètre à peine, on se croirait dans une étuve, et au moindre exercice un peu violent je rentrais mouillé de transpiration. Pendant les mois de septembre et d’octobre, des pluies torrentielles tombèrent sans interruption le jour et la nuit. En juillet et août, nous n’avions guère eu que quelques violents orages, éclatant tous les deux ou trois jours. Au commencement de novembre, le vent changea et nous amena quelques nuits fraîches qui firent tomber le thermomètre centigrade à douze degrés. De midi à trois heures, la température variait peu, c’est-à-dire de trente à trente-trois degrés

du même thermomètre.

XVI

Retour à Pinhalù. — Rencontre de neuf éléphants. — Oppression du peuple. — Sur la régénération éventuelle du Cambodge. — Le grand lac Touli-Sap.

Le 29, je quittai mon aimable compatriote et ami M. Arnoux à notre commun regret, j’ose le dire, et me mis en route accompagné du P. Guilloux, qui avait quelques affaires à terminer à Pinhalù. Tous deux auraient bien voulu que je restasse en leur compagnie jusqu’à ce que la Cochinchine fût ouverte et que je pusse la traverser. Je l’aurais désiré si j’avais prévu une fin prochaine à la guerre ; mais dans l’état où étaient les choses, c’était de toute impossibilité.

Jusqu’à Pump-ka-Daye, qui est, ainsi que je l’ai déjà dit, le premier village que l’on rencontre en venant de Brelum, j’eus la société et l’aide des missionnaires et du vieux chef des Stiêngs, qui me fournirent trois chariots pour mon bagage, tandis que Phraï et les Annamites de la suite du P. Guilloux se chargèrent de mes boites d’insectes qui n’auraient pu supporter, sans se briser, les cahots de la route.

Les pluies avaient cessé depuis trois semaines, et je fus agréablement surpris en retrouvant la nature, dans les endroits que nous traversions, plus riante qu’au mois d’août ; les sentiers étaient secs, et je n’avais plus à redouter les mares fangeuses et les nuits de pluie.

Arrivés à une des stations où nous devions passer la nuit, nos domestiques allumaient du feu pour cuire le riz et éloigner les animaux sauvages, quand nous vîmes nos bœufs, notre chien et notre singe témoigner également une sorte d’anxiété et donner les signes du plus grand effroi ; presque aussitôt nos oreilles furent frappées d’un rugissement semblable à celui du lion. Notre premier mouvement fut de sauter sur nos armes, toujours chargées et d’attendre. Plusieurs rugissements semblables se faisant entendre à une distance très-rapprochée augmentèrent l’effroi de nos animaux, et ne laissèrent pas que de nous faire éprouver à nous-mêmes une certaine émotion. Je propose d’aller au-devant de l’ennemi, proposition aussitôt acceptée, et nous nous engageons dans l’intérieur de la forêt du côté d’où nous venait le bruit, tous armés de fusils et de piques. Nous tombons sur les traces que les animaux perturbateurs de notre repos venaient de laisser sur leur passage, et, dans une petite éclaircie de la forêt, au bord d’un marécage, reste des pluies, neuf éléphants, conduits par un vieux mâle d’une taille monstrueuse, s’offrent à nos regards, la tête tournée de notre côté.

À notre vue, le chef de la troupe poussa un rugissement plus formidable encore que les autres, et tous s’avancèrent gravement au-devant de nous. Nous nous tenions baissés et en partie cachés par des troncs d’arbres et des herbes, mais ces arbres à huile étaient tous trop gros pour qu’il fût possible d’y grimper. J’armai mon fusil et me préparai à viser la tempe du mâle conducteur de la bande, seul endroit vulnérable, quand l’Annamite qui était à côté de moi, et qui est un ancien chasseur, releva mon arme, me suppliant de ne point tirer, « car, dit-il, si vous blessez ou tuez un de ces animaux, nous sommes perdus ; et si même nous réussissons personnellement à nous échapper, nos bœufs, nos voitures et leur contenu, tout sera réduit en pièces par les autres éléphants devenus furieux. S’ils n’étaient que deux ou trois, ajouta-t-il, j’aurais déjà moi-même descendu le premier, et peut-être parviendrions-nous à tuer les autres, mais en présence de neuf, dont cinq de la plus grande espèce, il est plus prudent de les éloigner. » Au même moment, le P. Guilloux, qui ne se fiait pas à la vitesse de ses jambes, déchargeait son arme en l’air pour effrayer l’ennemi. Le moyen réussit parfaitement ; les neuf colosses s’arrêtèrent étonnés sur la même ligne, firent brusquement demi-tour à droite et s’enfoncèrent dans la forêt.

Arrivés à Pemptiélan, nous descendîmes chez le mandarin dont l’autorité s’étend sur tout cette partie du Cambodge, et contre l’usage du pays il nous offrit l’hospitalité sous son propre toit. À peine installés, il vint nous visiter et me demanda le meilleur de mes fusils. Voyant que je ne pouvais m’en séparer, il me demanda quelque autre chose, nous donnant à comprendre que nous aurions dû débuter par des cadeaux. Je lui fis présent d’un habillement européen complet, d’une poudrière, d’un couteau de chasse, de poudre et de quelques autres petits objets ; alors, pour se montrer reconnaissant, il me donna une trompe de cornac en ivoire, nous offrit deux éléphants pour continuer notre route et expédia nos gens avec une excellente lettre pour les chefs de son district.

Nous reprîmes notre route le lendemain, l’abbé sur un éléphant, lisant tranquillement son bréviaire, et moi sur un autre, jouissant de la beauté des paysages parcourus. C’est ainsi que nous traversâmes les belles plaines occupées par les pauvres Thiâmes lors de mon premier passage ; mais, au lieu de riches moissons, je fus étonné de n’y plus trouver que de grandes herbes : leurs villages étaient abandonnés, les maisons et les clôtures tombaient en ruine. Voici ce qui était arrivé : le mandarin de Pemptiélan, exécutant ou dépassant les ordres de son maître le roi du Cambodge, tenait ces malheureux dans un esclavage et sous une oppression tels qu’ils tentèrent de soulever leur joug. Privés de leurs instruments de pêche et de culture, sans argent, sans vivres, ils étaient abandonnés à une misère si affreuse que beaucoup d’entre eux moururent de faim.

Ces malheureux, au nombre de plusieurs milliers et sous la conduite d’un de leurs chefs dont la tête était mise à prix, et qui était revenu secrètement de l’Annam, se levèrent en masse. Ceux des environs de Penom-Penh remontèrent jusqu’à Udong pour protéger la fuite de leurs compatriotes établis sur ce point, puis une fois réunis, il descendirent le fleuve et passèrent en Cochinchine. Le roi donna des ordres pour arrêter la marche des Thiâmes, mais toute la population cambodgienne, mandarins en tête, s’était enfuie dans les bois à la seule nouvelle du soulèvement.

Outre l’intérêt que les malheurs de ce pauvre peuple inspirent, leur conduite, quand tout fuyait devant eux, et que Udong, Pinhalù et Penom-Penh étaient sans un seul défenseur, fut des plus nobles.

« Nous n’en voulons pas au peuple, disaient-ils sur leur passage ; qu’on nous laisse partir et nous respecterons les propriétés ; mais nous massacrerons quiconque cherchera à s’opposer à notre fuite. » Et, de fait, ils ne touchèrent pas même à une seule des larges embarcations qui étaient amarrées sans gardiens près des marchés, et ils s’abandonnèrent au fleuve dans leurs étroites et misérables pirogues.

En passant devant l’Île de Ko-Sutin, nous nous y arrêtâmes pour voir le P. Cordier. Ce pauvre missionnaire était dans le plus triste état ; sa maladie s’était aggravée, et ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait se traîner de son lit à sa chaise. Cependant il était là, sans secours, n’ayant que du riz et du poisson sec pour toute nourriture. Deux enfants d’une dizaine d’années étaient seuls pour le soigner et le servir. Nous le priâmes de venir à Pinhalù avec nous, mais il refusa à cause de son état de faiblesse. « Tout ce que je regrette, disait-il, ce sont mes pauvres parents que je ne reverrai plus ; je vois venir la mort avec calme, presque avec joie. » Toutes nos instances pour l’emmener furent inutiles, et il nous fallut poursuivre notre route, profondément attristés de le laisser dans cette pénible position sans pouvoir rien faire pour le soulager.

Le 21 décembre, nous étions enfin rendus à Pinhalù.

C’est parle 103° 03’ 50" de longitude du méridien de Paris, vers le 11° 37’ 30" de latitude nord et à deux ou trois lieues seulement de la frontière de la Cochinchine, que se trouve Penom-Penh, ce grand marché du Cambodge. C’est le point où le Mékong se divise ; le grand fleuve remonte au nord-est d’abord, puis au nord-ouest jusqu’en Chine et aux montagnes du Thibet où il prend sa source. L’autre bras, qui ne porte aucun nom et qu’il serait bon, pour le distinguer, d’appeler Mé-Sap, du nom du lac Touli-Sap, remonte au nord-ouest. Vers le 12° 25’ de latitude, commence le grand lac, qui s’étend jusqu’au 13° 53’ ; sa forme est celle d’un violon. Tout l’espace compris entre ce dernier et le Mékong est une plaine peu accidentée, tandis que le côté opposé est traversé par les hautes chaînes de Poursat et leurs ramifications.

Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.
Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.
Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.

L’entrée du grand lac du Cambodge est belle et grandiose. Elle ressemble à un vaste détroit ; la rive en est basse, couverte d’une épaisse forêt à demi submergée, mais couronnée par une vaste chaîne de montagnes dont les dernières cimes bleuâtres se confondent avec l’azur du ciel ou se perdent dans les nuages ; puis, quand peu à peu l’on se trouve entouré, de même qu’en pleine mer, d’un vaste cercle liquide dont la surface, au milieu du jour, brille d’un éclat que l’œil peut à peine supporter, on reste frappé d’étonnement et d’admiration comme en présence de tous les grands spectacles de la nature.

Au centre de cette mer intérieure est planté un grand mât qui indique les limites communes des royaumes de Siam et de Cambodge ; mais avant de quitter ce dernier pays, disons tout ce qui nous reste à en dire.

L’état présent du Cambodge est déplorable et son avenir chargé d’orages.

Jadis cependant c’était un royaume puissant et très-peuplé, comme l’attestent les ruines splendides qui se trouvent dans les provinces de Battambâug et d’Ongkor, et que nous nous proposons de visiter ; mais aujourd’hui cette population est excessivement réduite par les guerres incessantes que le pays a dû soutenir contre ses voisins, et je ne pense pas qu’elle dépasse un million d’âmes, d’après mon appréciation personnelle comme aussi d’après les recensements de la population. On y compte trente mille hommes corvéables, libres et en état de porter les armes, car l’esclave, au Cambodge comme à Siam, n’est sujet ni à l’impôt ni à la corvée.

Outre un nombre de Chinois, relativement considérable, il s’y trouve plusieurs Malais établis depuis des siècles dans le pays comme l’étaient les Thiàmes, et une population flottante d’Annamites que l’on peut estimer à deux ou trois mille. Comme les dénombrements de la population ne se rapportent qu’aux hommes corvéables, ni le roi ni les mandarins ne peuvent donner de chiffres plus exacts.

La domination européenne, l’abolition de l’esclavage, des lois protectrices et sages, et des administrateurs fidèles, expérimentés et d’une honnêteté scrupuleuse, seraient seuls capables de régénérer cet État, si voisin de la Cochinchine, où la France cherche à s’établir et où elle s’établira sans aucun doute ; alors il deviendrait certainement un grenier d’abondance, aussi fertile que la basse Cochinchine.

Le tabac, le poivre, le gingembre, la canne à sucre, le café, le coton et la soie y réussissent admirablement ; je note particulièrement le coton, cette matière première qui constitue les trois quarts de celle employée dans la confection des étoffes, non-seulement en France, ou même en Europe, mais je pourrais dire sur toute la surface du globe ! Aujourd’hui que, par suite d’un jugement de Dieu, l’Amérique se trouve plongée dans une guerre civile dont nul ne saurait prévoir les conséquences et le terme, il est évident que de longtemps on ne pourra compter sur ce pays pour la production de cette matière première ? Donc le coton peut nous faire défaut, sinon entièrement, du moins en partie, et le pain manquer à des millions d’ouvriers qui ne vivent que de cette industrie. Quel beau et vaste champ s’ouvrirait ici à l’activité, au travail, au capital !

L’Angleterre, cette nation colonisatrice par excellence, aurait bien vite fait de la basse Cochinchine et de ce pays une vaste plantation de coton ; il n’est pas douteux, si elle s’en occupe, qu’avant peu d’années elle aura le monopole de cette précieuse substance, comme l’Amérique l’a maintenant, avec ses colonies d’Australie, des Indes, de la Jamaïque, de la Nouvelle-Zélande, etc. ; et nous serons peut-être obligés d’acheter d’elle, de même qu’elle et nous aujourd’hui achetons à l’étranger. Pourquoi ne deviendrions-nous pas nous-mêmes nos propres fournisseurs ? Les terres de la seule île de Ko-Sutin, comme toutes celles des rives du Mékong, sont, à titre de propriétés royales, louées aux planteurs de coton à raison d’une livre d’argent en poids et par lot d’un hectare à peu près, donnant un revenu de plus de douze cents francs. Les forêts situées sur les terrains élevés donnent de beaux bois de constructions célèbres à juste titre ; on y trouve également des arbres à gomme et à résine très-recherchés dans le commerce, tels que le bois d’aigle et plusieurs espèces de bois de teinture.

Les montagnes renferment des mines d’or, de plomb argentifère, de zinc, de cuivre et de fer ; ces dernières surtout sont très-communes.

On s’étonne de voir une production insignifiante, une industrie nulle dans ces contrées si fertiles et si riches, mais on ignore généralement que les rois et les mandarins s’enrichissent par la spoliation et la concussion, par tous les abus qui ruinent le travail et arrêtent le progrès. Que ce pays soit administré avec sagesse et prudence, avec loyauté et protection pour le peuple, et tout y changera d’aspect avec une merveilleuse rapidité.

Toutes les taxes pèsent sur le producteur, le cultivateur ; plus il produit, plus il paye ; donc, porté à la paresse par l’influence du climat, il a une autre raison pour caresser ce vice ; moins il produira, moins il payera, et par conséquent moins il aura à travailler. Non-seulement on retient la plus grande et la meilleure partie de la population en esclavage, mais toute espèce d’extorsions, de concussions sont employées par les hauts mandarins, les gouverneurs et les ministres ; les princes et les rois eux-mêmes

donnent l’exemple.

XVII

Traversée du lac Touli-Sap. — La rivière, la ville et la province de Battambàng. — Population et ruines. — Voyage aux ruines d’Ongkor. — Leur description.

Il me fallut trois grandes journées de navigation pour traverser, dans son grand diamètre, la petite Méditerranée du Cambodge, vaste réservoir d’eau douce, et on pourrait dire de vie animale, tant les poissons abondent en son sein, tant les palmipèdes de toutes couleurs pullulent à sa surface.

À l’extrémité nord du lac, des milliers de pélicans cinglent en troupes serrées dans toutes les directions, tantôt rentrant, tantôt allongeant leur cou pour saisir quelque proie ; des nuées de cormorans fendent l’air à quelques pieds au-dessus de l’eau : la teinte de leur sombre manteau tranche avec la couleur claire des pélicans, parmi lesquels ils se confondent, et surtout avec l’éclatante blancheur des aigrettes qui, groupées sur les branches des arbres de la rive, ressemblent à d’énormes boules de neige.

En entrant dans la rivière de Kun-Borèye, formée de plusieurs cours d’eau, dont l’un porte le nom de Battambâng, le même spectacle se continue sur une scène plus resserrée ; partout c’est une animation extraordinaire de cette gent volatile et pêcheuse.

Et nous, à son exemple, nous cherchons à mettre à profit les heures de notre navigation.

Le soleil est sur son déclin, vite il faut écorcher oiseaux et animaux, que la chaleur peut gâter en très-peu de temps ; nous serrons nos rames ; les domestiques allument le feu pour cuire le riz, et, tout en nous laissant bercer par la vague et fumant quelques bons bouris, nous écoutons mon petit Chinois Phraï nous racontant quelque histoire dans son langage mêlé de français, de siamois et de chinois.

À la pointe du jour, tandis que les premiers rayons de lumière et le léger souffle d’une fraîche brise emportent nos ennemis acharnés les moustiques, de nouveau les avirons se mettent en mouvement. Arrivés à un endroit où la rivière se divise, nous entrons dans un étroit ruisseau qui vient du sud-est et qui, tortueux comme un serpent, coule avec la rapidité d’un torrent. Ce cours d’eau, sur lequel s’élève Battambâng, n’a parfois que douze à quinze mètres de largeur ; les branches des arbres plongent dans notre bateau, et d’énormes singes accrochés aux rameaux discontinuent leurs jeux pour nous regarder passer. De temps à autre, quelque alligator, éveillé en sursaut par le bruit des rames ou les chants de nos rameurs, s’élance de la rive, où il dormait sur le sol humide, et disparait sous l’eau.

Enfin nous apercevons devant nous une bourgade dominée par les murailles en terre de ce qu’on appelle ici pompeusement une citadelle ; nous sommes à Battambâng, et, comme partout, c’est un prêtre français qui vient nous offrir l’hospitalité. Que M. Sylvestre reçoive ici l’expression de ma gratitude pour son bienveillant accueil et pour l’aide qu’il a prêtée à mes recherches de naturaliste et d’archéologue.

Il y a près d’un siècle que la province de Battambâng est soumise au Siam ; depuis ce temps, plusieurs fois elle a cherché à se soulever et même à se donner aux Annamites qui s’étaient emparés, il y a une vingtaine d’années, de tout le Cambodge ; mais ceux-ci furent repoussés par les Siamois jusqu’au-delà de Penôm-Penh. Depuis ce temps, le Cambodge n’a pas éprouvé d’autre attaque des Cochinchinois ; mais il est resté tributaire de Siam.

Sans la guerre que depuis deux ans la France fait à l’empire d’Annam, il est probable qu’aujourd’hui la dernière heure aurait sonné pour le petit royaume de Cambodge, dont la destinée peu douteuse est de s’éteindre et d’être assimilé aux peuples voisins. Toutes les habitations construites sur les bords de cette petite rivière sont entourées de belles plantations de bananiers et perdues au milieu de leur feuillage rubanné et de la verdure intense de superbes manguiers.

La majorité de la population de Battambâng est cambodgienne ; les cultivateurs ont leurs rizières derrière leurs demeures ; et, quoique soumis à l’étranger depuis près d’un siècle, ils ont conservé les mœurs et les usages de leur pays, et le gouvernement actuel, par une politique habile, leur laisse toute la liberté qui règne au Cambodge et les exempte des impôts et des taxes qui ruinent les autres provinces. Cette faveur crée une prospérité relative à Battambâng, dont les habitants jouissent d’un certain bien-être qui apparaît au premier abord. La vie y est d’un bon marché extraordinaire. La ville actuelle ne date que de l’époque de la prise de la province par les Siamois ; l’ancienne ville était située à trois lieues plus à l’est, sur le bord de la rivière que l’on a barrée et détournée de son cours.

Tous les anciens habitants ont été alors conduits au Siam et au Laos, de sorte que la nouvelle population s’est formée de gens venus de Penom-Penh, d’Udong et d’autres points du Cambodge.

Hutte cambodgienne.
Hutte cambodgienne.
Hutte cambodgienne.

Quelle que soit leur origine, les Battambanais sont de vrais Siamois par leur amour pour le jeu et les amusements les plus puérils. Ils sont passionnés surtout pour les courses de chevaux qui ont lieu chaque année, et dans lesquelles on engage des paris qui montent parfois jusqu’à onze naines (près de 1,100 fr.), somme assez considérable pour ce pays. On trouve ici des poneys d’une vélocité extraordinaire et que l’on recherche pour la chasse aux daims et aux buffles. Lancés dans la plaine, ils devancent les animaux sauvages les plus rapides à la course, ce qui permet aux chasseurs de les tuer à coups de pique. Pour les combats de coqs et de tortues, il se fait aussi des paris considérables. Ces derniers sont très-curieux : deux tortues sont placées entre deux planches resserrées dans un étroit espace ; une autre planche, percée d’une ouverture, les sépare, de manière à ce qu’en s’avançant en même temps vers la seule sortie qu’on leur ménage, ce ne soit que par le recul de l’une d’elles que l’autre puisse sortir de la cage. On fait alors sur leur carapace un petit foyer d’argile, on prend du charbon que l’on divise en deux parties très-égales, on le place allumé sur le dos des animaux en l’attisant avec un éventail. Dès que la chaleur commence à gagner les chairs, les pauvres hôtes font tous leurs efforts pour s’évader et se pressent vers l’ouverture jusqu’à ce que la plus faible, épuisée par ses efforts, finisse par céder.

La province de Battambâng est semée de ruines d’une époque inconnue. Elles forment tout autour de l’extrémité septentrionale du grand lac un demi-cercle immense. Commençant aux sources de la petite rivière de Battambâng, il se prolonge et se perd dans les forêts désertes qui se déroulent à l’est, entre le Touli-Sap et le Mékong. Sur tout ce parcours, le voyageur rencontre à chaque pas les vestiges irrécusables d’un empire écroulé et d’une civilisation disparue.

Dans le voisinage même de Battambàng se trouvent les monuments de Bassette, de Banone et de Wat-Êk.

Nous avons visité Bassette à deux reprises, avant d’aller à Ongkor et à notre retour ; mais tout ce que nous avons pu on rapporter est le dessin d’un bas-relief parfaitement conservé et sculpté sur un bloc de grès de un mètre cinquante centimètres de long, qui forme le dessus de la porte d’une tour en briques.

Tout le monument a tellement été maltraité par le temps, que sa vue fait naître la pensée d’un ennemi jaloux qui se serait acharné à le dégrader et à le démolir. Une végétation excessivement touffue, repaire d’animaux redoutables, a tout envahi, et l’on peut à peine se figurer que la main de l’homme seule ait pu causer un bouleversement pareil à celui que l’on y remarque, et qu’un tremblement de terre n’y ait pas aussi contribué.

Des galeries ont disparu sous le sol ; on en voit des soubassements fragmentés et des dessus de portes à plus de deux mètres au-dessus du niveau du terrain actuel et de celui des parties du monument qui sont restées debout.

Le seul édifice dont la base soit encore plus ou moins intacte est un bâtiment de vingt-cinq mètres de long sur six de large, séparé en deux par un mur intérieur et dont les extrémités sont en forme de tour.

Il est tout en grès taillé ; l’extérieur offre des traces de belles sculptures sur des frontons de portes et des corniches d’un travail qui devait égaler ceux des plus antiques monuments d’Ongkor ; à l’intérieur, les murs sont nus ; mais il n’est guère de pierre qui ne porte la marque des coups d’un pic ou d’un marteau.

Les fenêtres étaient ornées de barreaux tournés dont il ne reste plus qu’un tronçon ou deux.

Les sujets représentés sur le dessus des portes des autres tours et des bâtiments écroulés sont d’abord un personnage à longue barbe, assis, portant une haute coiffure conique et les mains reposant sur la poignée d’un poignard et placées l’une sur l’autre, un éléphant à quatre têtes et quelques autres figures de fantaisie.

Un peu au-delà, on remarque de magnifiques colonnes, les unes encore debout, les autres penchées ou renversées, des portes dont le sommet seul dépasse le sol, çà et là des monceaux de pierres taillées, des tours presque entièrement éboulées, des pans de murs de galeries, enfin un beau bassin à sec, de dix-huit mètres carrés, profond encore de deux mètres, et dont chaque côté forme un escalier en concrétions ferrugineuses, qui occupe toute la largeur du réservoir.

La tradition fait de Bassette un palais de plaisance où les souverains du pays séjournaient de temps en temps.

Battambâng est d’origine assez récente ; il n’y a guère qu’un siècle qu’autour des ruines de Bassette se groupait encore une nombreuse population cambodgienne qui a disparu en entier à la suite des guerres réitérées que ce pays a eu à soutenir contre les Siamois.

Les habitants de cette province furent emmenés captifs par les vainqueurs, qui peuplèrent de la sorte plusieurs parties désertes de leur pays.

C’est ainsi que l’on voit à Siam et au Laos des provinces entières dont la plupart des habitants sont d’origine cambodgienne.

Dépeupler une province pour en peupler une autre est, à peu près, toute l’économie politique de l’Orient moderne. Engourdi par la mollesse et la servitude, il dort insoucieux sur les ruines de l’Orient antique, ruines qui n’ont désormais d’éloquence et de leçons que pour les fils de l’Occident.

En remontant la rivière de Battambâng l’espace de douze à treize lieues, dans la direction du sud, on arrive à un des premiers monts détachés d’une des ramifications de la grande chaîne de Poursat. À ses pieds est une misérable pagode d’origine récente ; dans les environs sont dispersés quelques hameaux, tandis que sur le sommet aplani du mont même se trouve le monument en ruines dé Banone. Huit tours sont reliées par des galeries et communiquent de deux côtés, par un mur de terrassement, à une tour centrale qui a plus de huit mètres de diamètre et vingt d’élévation.

L’édifice est de plain-pied, bâti en pierre de grès, et doit remonter à la même époque que Bassette. Quoiqu’il n’y ait rien de particulièrement remarquable, ce qui est resté debout des tours et des galeries n’en indique pas moins un travail imposant, beaucoup de goût dans l’ensemble, d’habileté dans la construction et d’art dans les détails. Ce monument, de même que tous ceux de la province d’Ongkor, contraste autant, par la nature de ses matériaux, avec les constructions de briques et de faïence de l’architecture siamoise, qu’avec les fragiles et puérils monuments de l’art chinois.

Banone devait être un temple ; on voit encore dans la cour centrale, et aux deux petites tours opposées qui sont reliées par une galerie, un grand nombre d’énormes idoles bouddhiques, probablement aussi anciennes que l’édifice lui-même, et entourées d’une infinité d’autres petites divinités qui paraissent dater de toutes les époques.

Au pied du mont voisin se trouve une profonde caverne aux voûtes élevées, sombres, et aux blocs calcaires desquelles pendent de belles stalactites. On n’y pénètre qu’en rampant l’espace de plusieurs mètres. Comme l’eau qui découle de ces stalactites est regardée comme sainte par les Cambodgiens, qui lui attribuent, entre autres vertus et propriétés, celle de posséder la connaissance du passé, du présent et de l’avenir, et d’en réfléchir les images comme une glace, les dévots s’y rendent encore de temps en temps en pèlerinage pour demander à ces eaux de leur rendre la santé ou de jeter des lumières sur leur sort ou celui du pays, et pour adresser quelques prières aux nombreuses idoles que l’on trouve partout éparses dans les anfractuosités des rochers ou entassées sur le sol.

Le temple de Wat-Êk se trouve dans la direction opposée à celle de Banone, et à deux lieues de Battambâng. C’est un édifice assez bien conservé, probablement

de l’âge du précédent.

XVIII

Province d’Ongkor. — Notions préliminaires. — Ongkor. — Ville, temple, palais et pont.

Après avoir visité les ruines dont nous venons de parler, le 20 janvier, au lever de l’aurore, M. Sylvestre et moi nous partîmes pour Ongkor, situé au nord-est du lac, et le 22 nous arrivâmes à l’embouchure d’un petit cours d’eau que dans la saison des pluies nous aurions pu remonter presque jusqu’à la nouvelle ville.

À deux milles au-dessus de son embouchure, nous quittâmes notre bateau pour suivre pendant un peu plus d’une heure une ancienne chaussée encore praticable, et nous traversâmes une longue plaine aride, sans arbres, sablonneuse et couverte de hautes herbes.

Au sud, elle est bordée par la chaîne de montagnes des Somrais, qui est une ramification de celle de Kôrat ; à l’ouest, par le joli mont Chrôme, dans le voisinage duquel on voit de loin une haute tour en pierres qui est avec la chaussée le premier vestige que l’on trouve de l’ancienne civilisation de ces lieux.

Arrivés à Ongkor, nous fîmes halte dans un petit caravansérail à moitié détruit par les voyageurs de toute espèce, qui en ont arraché tout ce qu’ils ont pu de bois pour faire cuire leur riz. Le Cambodgien n’est pas hospitalier, et il n’admet que rarement un étranger dans son intérieur ; s’il le fait, ce n’est que pour un temps très-limité, contrairement aux usages des pays voisins.

Nokhor ou Ongkor était la capitale de l’ancien royaume du Cambodge, ou de Khmer, si fameux autrefois parmi les grands États de l’Indo-Chine, que la seule tradition encore vivante dans le pays rapporte qu’il comptait cent vingt rois tributaires, une armée de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du trésor royal couvraient à eux seuls un espace de plusieurs lieues.

Dans la province qui a conservé le même nom et qui est située à l’est du grand lac Touli-Sap, vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques.

Un de ces temples surtout, qui figurerait avec honneur à côté de nos plus belles basiliques, et qui l’emporte pour le grandiose sur tout ce que l’art des Grecs ou des Romains a jamais édifié, fait un contraste étonnant et pénible avec le triste état de barbarie dans lequel est plongé ce qui reste des descendants du grand peuple, auteur de ces constructions.

Malheureusement le temps qui ne respecte rien, les invasions de barbares venus de tous les points de l’horizon, et dernièrement les Siamois modernes, peut-être aussi les tremblements de terre, ont bouleversé la plus grande partie de ces somptueux monuments. L’œuvre de destruction continue même pour ceux qui s’élèvent encore, imposants et majestueux, à côté d’amas de décombres, et c’est en vain que l’on cherche d’autres souvenirs historiques de tous les rois qui ont dû se succéder sur le trône de l’auguste royaume Maha-Nokhor-Khmer, que celui d’un roi lépreux auquel quelques-uns attribuent la fondation du grand temple. Tout le reste est totalement oublié ; les quelques inscriptions qui couvrent certaines parois sont indéchiffrables pour les lettrés du pays, et lorsque l’on interroge les indigènes sur les fondateurs d’Ongkor-Wat, ils font invariablement une de ces quatre réponses : « C’est l’ouvrage du roi des anges, Pra-Enn, » ou bien : « C’est l’œuvre des géants, » ou encore : « On doit ces édifices au fameux roi lépreux, » ou enfin : « Ils se sont créés d’eux-mêmes. »

Un travail de géants ! L’expression certainement serait juste si on l’employait au figuré pour parler de ces travaux prodigieux, dont la vue seule peut donner une juste idée, et dans lesquels la patience, la force et le génie de l’homme semblent s’être surpassés, afin de confondre l’imagination et laisser des preuves de leur puissance aux générations futures.

Chose étrange, cependant, aucun de ces monuments ne semble avoir été créé en vue de servir d’habitation ; tous semblent porter le cachet des idées du bouddhisme. Dans le palais même, statues et bas-reliefs ne représentent que des sujets exclusivement civils ou religieux ; c’est une suite de rois entourés de leurs femmes, la tête et le corps chargés d’ornements, tels que bracelets et colliers, et vêtus d’un étroit langouti.

Partout, d’ailleurs, on découvre des monceaux de débris de porcelaine et de poterie, beaucoup d’ornements, des instruments de fer, des lingots d’argent, pareils à ceux en usage comme monnaie en Cochinchine et appelés naines, mais beaucoup plus gros.

Les naines actuelles pèsent trois cent soixante-dix-huit grammes.

Ce qui a pu faire choisir cette localité de préférence à d’autres peut-être plus avantageuses sous bien des rapports, c’est sans doute la position centrale qu’elle occupe ; car le minerai d’or dont nous avons reconnu l’existence dans une roche de quartz du voisinage ne doit entrer que pour peu dans ce choix, je le suppose du moins.

Située à quinze milles du grand lac, dans une plaine en grande partie sablonneuse et aride, sous tous les rapports en un mot, à moins que la nature du terrain n’ait changé, la métropole d’un grand empire aurait trouvé sur les rives du grand fleuve un emplacement plus abondant en ressources, et offrant surtout des communications faciles.

Quoique sans la moindre prétention en science architecturale, non plus qu’en archéologie, j’essayerai cependant de décrire ce que j’ai vu et senti à Ongkor, dans le seul espoir de contribuer, selon mes faibles capacités, à enrichir d’un nouveau champ le terrain de la science, et d’attirer sur une scène nouvelle l’attention des savants qui font de l’Orient l’objet de leurs études spéciales.

Nous commencerons notre étude par le temple d’Ongkor, qui est le plus beau et surtout le mieux conservé de tous ces monuments ; c’est aussi le premier qui sourit au voyageur, lorsqu’il arrive d’Ongkor la neuve, lui fait oublier les fatigues du voyage, le transporte d’admiration et le remplit d’une joie bien plus vive encore que ne le ferait la rencontre de la plus riante oasis au milieu du désert. Subitement, et comme par enchantement, on se croit transporté de la barbarie à la civilisation, des profondes ténèbres à la lumière.

Avant d’aller plus loin, toutefois, nous sentons le besoin d’exprimer ici notre profonde gratitude envers le digne missionnaire de Battambâng, M. l’abbé E. Sylvestre, qui, avec une complaisance sans bornes et une ardeur infatigable, a daigné nous accompagner depuis sa résidence, nous guider partout au milieu des épaisses forêts qui couvrent une partie des ruines, et auquel nous devons d’avoir pu recueillir bon nombre de matériaux dans un espace de temps assez court.

Lorsque de Battambâng on se rend à Ongkor, après avoir coupé le grand lac, de l’un à l’autre des cours d’eau qui traversent ces deux localités, on s’engage dans un ruisseau que l’on remonte l’espace de deux milles dans la saison sèche, puis on arrive à un endroit où il s’élargit quelque peu et forme un petit basssin naturel qui tient lieu de port. De là une chaussée en terre, assez élevée, praticable encore et qui s’étend jusqu’à la limite que les eaux atteignent à l’époque de l’inondation annuelle, c’est-à-dire sur un espace de trois milles, conduit à Ongkor la neuve, bourgade insignifiante, chef-lieu de la province actuelle et située à quinze milles au nord-nord-ouest des bords du lac.

Le vice-roi de la province de Battambâng se trouvait à Ongkor au moment de notre visite ; il venait de recevoir l’ordre du gouvernement siamois d’enlever un des plus petits, mais en même temps un des plus jolis monuments d’Ongkor et de le transporter à Bangkok.

Nous trouvâmes dans la personne du gouverneur d’Ongkor un homme beaucoup plus affable et beaucoup mieux élevé sous tous les rapports que celui de Battambâng. Je lui offris pour tout présent un pain de savon, et M. Sylvestre deux feuilles lithographiées représentant des militaires français, et nous fûmes aussitôt dans les bonnes grâces de Son Excellence.

Il s’approcha de moi et passa sa main dans ma barbe avec une sorte d’admiration.

« Que dois-je faire pour faire croître la mienne ainsi ? dit-il. Je désirerais en avoir une pareille. Ne connaîtriez-vous pas un moyen pour la faire pousser ? »

Enfin il nous promit un chariot pour faire conduire nos bagages à Ongkor-Wat, ainsi qu’une lettre pour nous recommander au chef du district et lui ordonner de nous accorder tout ce que nous lui demanderions. Le lendemain, nous nous mîmes en route. Nous traversâmes d’abord le chef-lieu moderne qui ne compte pas beaucoup plus de mille habitants, tous cultivateurs, et à l’extrémité duquel se trouve un fort d’un mille carré : c’est une muraille crénelée, construite en beaux blocs de concrétions ferrugineuses tirées des ruines. Enfin, après trois heures de marche dans un sentier couvert d’un lit profond de poussière et de sable fin qui traverse une forêt touffue, nous débouchâmes tout à coup sur une belle esplanade pavée d’immenses pierres bien jointes les unes aux autres, bordée de beaux escaliers qui en occupent toute la largeur et ayant à chacun de ses quatre angles deux lions sculptés dans le granit.

Façade septentrionale d'Ongkor-wat.
Façade septentrionale d'Ongkor-wat.
Façade septentrionale d'Ongkor-wat.

Quatre larges escaliers donnent accès sur cette plate-forme.

De l’escalier nord, qui fait face à l’entrée principale, on longe pour se rendre à cette dernière une chaussée longue de deux cent trente mètres, large de neuf, couverte ou pavée de larges pierres de grès et soutenue par des murailles excessivement épaisses.

Cette chaussée traverse un fossé d’une grande largeur qui entoure le bâtiment, et dont le revêtement, qui a trois mètres de hauteur sur un mètre d’épaisseur, est aussi formé de blocs de concrétions ferrugineuses, à l’exception du dernier rang, qui est en grès, et dont chaque pierre a l’épaisseur de la muraille.

Épuisés par la chaleur et une marche pénible dans un sable mouvant, nous nous disposions à nous reposer à l’ombre des grands arbres qui ombragent l’esplanade, lorsque, jetant les yeux du côté de l’est, je restai frappé de surprise et d’admiration.

Au-delà d’un large espace dégagé de toute végétation forestière s’élève, s’étend une immense colonnade surmontée d’un faîte voûté et couronnée de cinq hautes tours. La plus grande surmonte l’entrée, les quatre autres les angles de l’édifice ; mais toutes sont percées, à leur base, en manière d’arcs triomphaux. Sur l’azur profond du ciel, sur la verdure intense des forêts de l’arrière-plan de cette solitude, ces grandes lignes d’une architecture à la fois élégante et majestueuse me semblèrent, au premier abord, dessiner les contours gigantesques du tombeau de toute une race morte !

Les ruines de la province de Battambâng, quoique splendides, ne peuvent donner une idée de celles-ci, ni même laisser supposer rien qui en approche.

En effet, peut-on s’imaginer tout ce que l’art architectural a peut-être jamais édifié de plus beau, transporté dans la profondeur de ces forêts, dans un des pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, désert, où les traces des animaux sauvages ont effacé celles de l’homme, où ne retentissent guère que le rugissement des tigres, le cri rauque des éléphants et le brame des cerfs.

Nous mîmes une journée entière à parcourir ces lieux, et nous marchions de merveille en merveille, dans un état d’extase toujours croissant.

Ah ! que n’ai-je été doué de la plume d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine, ou du pinceau d’un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines peut-être incomparables, seuls vestiges d’un peuple qui n’est plus et dont le nom même, comme celui des grands hommes, artistes, et souverains qui l’ont illustré, restera probablement toujours enfoui sous la poussière et les décombres.

J’ai déjà dit qu’une chaussée traversant un large fossé revêtu d’un mur de soutènement très-épais conduit à la colonnade, qui n’est qu’une entrée, mais une entrée digne du grand temple. De près, la beauté, le fini et la grandeur des détails l’emportent de beaucoup encore sur l’effet gracieux du tableau vu de loin et sur celui de ses lignes imposantes.

Pavillon central d’Ongkor-wat.
Pavillon central d’Ongkor-wat.
Façade septentrionale d’Ongkor-wat.

Au lieu d’une déception, à mesure que l’on approche, on éprouve une admiration et un plaisir plus profonds. Ce sont tout d’abord de belles et hautes colonnes carrées, tout d’une seule pièce ; des portiques, des chapiteaux, des toits arrondis en coupoles ; le tout construit en gros blocs admirablement polis, taillés et sculptés.

À la vue de ce temple, l’esprit se sent écrasé, l’imagination surpassée ; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux ; car où trouver des paroles pour louer une œuvre architecturale qui n’a peut-être pas, qui n’a peut-être jamais eu son équivalent sur le globe.

L’or, les couleurs ont presque totalement disparu de l’édifice, il est vrai ; il n’y reste que des pierres ; mais que ces pierres parlent éloquemment ! Comme elles proclament haut le génie, la force et la patience, le talent, la richesse et la puissance des « Kmer-dôm » ou Cambodgiens d’autrefois !

Qui nous dira le nom de ce Michel-Ange de l’Orient qui a conçu une pareille œuvre, en a coordonné toutes les parties avec l’art le plus admirable, en a surveillé l’exécution de la base au faîte, harmonisant l’infini et la variété des détails avec la grandeur de l’ensemble et qui, non content encore, a semblé chercher partout des difficultés pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre l’entendement des générations à venir !

Par quelle force mécanique a-t-il soulevé ce nombre prodigieux de blocs énormes jusqu’aux parties les plus élevées de l’édifice, après les avoir tirés de montagnes éloignées, les avoir polis et sculptés ?

Lorsqu’au soleil couchant mon ami et moi nous parcourions lentement la superbe chaussée qui joint la colonnade au temple, ou qu’assis en face du superbe monument principal, nous considérions, sans nous lasser jamais ni de les voir ni d’en parler, ces glorieux restes d’une civilisation qui n’est plus, nous éprouvions au plus haut degré cette sorte de vénération, de saint respect que l’on ressent auprès des hommes de grand génie ou en présence de leurs créations.

Mais en voyant, d’un côté, l’état de profonde barbarie des Cambodgiens actuels, de l’autre, les preuves de la civilisation avancée de leurs ancêtres, il m’était impossible de voir dans les premiers autre chose que les descendants de Vandales, dont la rage s’était exercée sur les œuvres du peuple fondateur, et non la postérité de celui-ci.

Que n’aurais-je pas donné pour pouvoir évoquer alors une des ombres de ceux qui reposent sous cette terre, et écouter l’histoire de leur longue ère de paix suivie sans doute de longs malheurs ! Que de choses n’eût-elle pas révélées qui resteront toujours ensevelies dans l’oubli !

Ce monument, ainsi qu’on peut le voir par le plan général, qui en donnera une idée plus claire que la description technique la plus détaillée, se compose de deux carrés de galeries concentriques et traversées à angle droit par des avenues aboutissant à un pavillon central, couronnement de l’édifice, saint des saints, pour lequel l’architecte religieux semble avoir réservé les détails les plus exquis de son ornementation. Dans ce tabernacle, une statue de Bouddha, présent du roi actuel de Siam, trône encore, desservie par de pauvres talapoins dispersés dans la forêt voisine, et attire de loin en loin à ses pieds quelques fidèles pèlerins. Mais que sont ces dévotions comparées aux solennités d’autrefois, alors que les princes et rois de l’extrême Orient venaient en personne rendre hommage à la divinité tutélaire d’un puissant empire ; que des milliers de prêtres couvraient de leurs processions les gradins et les terrasses de ce temple immense ; que du haut de ses vingt-quatre coupoles le son des cloches répondait au carillon des innombrables pagodes de la capitale voisine ; de cette Ongkor la Grande, dont l’enceinte de quarante kilomètres de pourtour a pu, certes, contenir autant d’habitants que les plus peuplées métropoles de l’Occident ancien ou moderne !

Plan du temple d’ongkor.
Échelle en mètres.
Plan du temple d’ongkor.
Plan du temple d’ongkor.

1 Esplanade en forme de croix menant au portique d’entrée 2. — 3 Galerie extérieure. — 4 et c Péristyle entre les deux galeries. — 5 Pavillons. — 6 Galerie intérieure. — 9 Terrasse élevée portant le pavillon central.

XIX

Ruines de la province d’Ongkor. — Mont Ba-Khêng.

À deux milles et demi au nord d’Ongkor-Wat, sur le chemin même qui conduit à la ville, un temple a été élevé au sommet du mont Ba-Khêng, à cent mètres à peu près de hauteur.

Au pied du mont, au milieu des arbres, s’élèvent deux magnifiques lions, hauts de deux mètres vingt centimètres ; chacun d’eux, avec son piédestal, est monolythe.

Des escaliers en partie détruits conduisent au sommet du mont, d’où, l’on jouit d’une vue si étendue et si belle, que l’on n’est pas surpris que ce peuple qui a montré tant de goût dans la disposition des magnifiques édifices, dont nous cherchons à donner une idée, ait couronné cette cime d’un splendide monument.

D’un côté, l’œil, après avoir plongé sur la plaine boisée et contemplé le temple pyramidal d’Ongkor et sa riche colonnade, autour desquels ondule le feuillage des cocotiers et des palmiers, va se perdre à l’horizon sur les eaux du grand lac, mais non sans s’être arrêté encore un moment sur une nouvelle ceinture de forêts et sur un petit mont dénudé nommé Crôme qui est au-delà de la nouvelle ville.

Du côté opposé se déroule la longue chaîne de montagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrières d’où l’on a extrait tant de beaux blocs de grès ; puis un peu plus à l’ouest et toujours au milieu d’épaisses forêts qui en dérobent une partie, un joli petit lac apparaît comme un ruban d’azur étendu sur un tapis de verdure.

Cette belle nature est aussi muette et déserte aujourd’hui qu’elle devait être vivante et animée autrefois ; le cri des animaux sauvages et le chant d’un petit nombre d’oiseaux troublent presque seuls ces profondes solitudes.

Triste fragilité des choses humaines ! Que de siècles, de générations se sont succédés ici, dont non probablement ne nous dira jamais l’histoire ; que de richesses et de trésors d’art demeureront à jamais enfouis sous ces ruines ; que d’hommes illustres, artistes, souverains, guerriers, dont les noms dignes de passer a la postérité ne sortiront jamais de l’épaisse couche de poussière qui recouvre leur tombeau.

Tout le sommet du mont est couvert d’une croûte de calcaire qui a été taillé de manière à offrir une vaste surface plane. À des espaces réglés, se trouvent quatre rangs de trous carrés assez profonds et en face les uns des autres ; dans quelques-uns sont encore debout des colonnes carrées également, qui devaient supporter deux toitures, et former une galerie conduisant de l’escalier à l’édifice principal et dont deux bras transversaux reliaient également quatre tours avancées. Ces dernières sont construites, partie en brique, partie en grès. À en juger parlé travail des détails, et surtout par l’état de vétusté de la pierre qui se réduit en poussière sous les doigts en maints endroits à l’extérieur, cet édifice aurait une origine de beaucoup antérieure à celle de quelques autres monuments ; l’art était alors dans son enfance comme la science ; les difficultés étaient surmontées, mais un voit que ce n’était pas sans de grands efforts de travail et d’intelligence. Le goût était déjà grand et beau, mais le génie, la volonté et la force faisaient un peu défaut ; en un mot, le temple du mont Ba-Khêng paraît avoir été, un des préludes de cette civilisation perdue, comme Ongkor-Wat en aurait été plus tard le couronnement.

À six ou sept kilomètres au nord-ouest du temple, gisent les ruines d’Ongkor-Thôm, l’ancienne capitale. Un bout de chaussée, en partie détruite, cachée sous un épais lit de sable et de poussière et traversant un large fossé bordé de débris de pierres, de blocs, de colonnes, de lions et d’éléphants, conduit à la porte de la ville, qui a la forme et les proportions d’un arc de triomphe.

Ce monument, assez bien conservé, est composé d’une tour centrale haute de dix-huit mètres, entourée de quatre tourelles et flanqué de deux tours avec galeries se reliant ensemble.

Au sommet se trouvent placées quatre énormes têtes dans le goût égyptien. Tout le reste est chargé de sculptures. Le pied de la grande tour est percé d’une voûte qui permet le passage aux chars, et de chaque côté de laquelle on a ménagé dans les murs deux ouvertures pour les portes et les escaliers qui font communiquer les tours entre elles et avec les murailles. L’édifice tout entier est construit en pierre de grès. La grande muraille d’enceinte s’étendant à droite et à gauche de la porte, est formée de blocs de concrétions ferrugineuses.

Cette muraille après de vingt-quatre milles de développement ; sa largeur est de trois mètres quatre-vingts centimètres. Haute de sept mètres, elle sert d’appui à un glacis qui, partant presque du sommet, s’étend sur une distance de quinze mètres de sa base.

Aux quatre points cardinaux se trouvent des portes pareilles ; le côté de l’est en compte deux.

Dans cette vaste enceinte, aujourd’hui couverte de toute part d’une forêt presque impénétrable, on découvre à chaque pas des édifices plus ou moins ruinés, mais qui tous témoignent de la splendeur de l’antique cité.

En quelques endroits effondrés par les pluies ou creusés par les mineurs qui recherchent sans doute des trésors enfouis sous ces décombres, on voit, sous une épaisse couche d’humus, des lits, épais d’un mètre entièrement formés de porcelaine et de poterie.

Trois murs d’enceinte assez éloignés les uns des autres et bordés chacun d’un fossé, entourent ce qui reste du palais des anciens rois.

Dans la première enceinte sont deux tours reliées par des galeries, et qui forment de quatre côtés comme un arc de triomphe. Les murs sont bâtis en concrétions ferrugineuses dont chaque gros bloc forme sur sa longueur l’épaisseur du mur ; les tours et les galeries sont en grès comme dans les édifices précédents.

À une centaine de mètres de l’angle formé par le côté nord du mur d’enceinte se trouve un singulier édifice consistant en deux hautes terrasses carrées avec angles rentrants, et reliées au mur d’enceinte par une autre muraille ; le tout est ruiné à demi.

Dans une cavité creusée récemment par des mineurs sont de gros blocs travaillés et sculptés qui remplissent l’intérieur et paraissent provenir de la partie supérieure de la muraille, qui se serait écroulée. Les murs, encore intacts, sont couverts sur toutes leurs parois de bas-reliefs, formant quatre séries superposées et dont chacune représente un roi assis à l’orientale, les mains reposant sur la poignée d’un poignard, et ayant à ses côtés une cour de femmes. Toutes ces figures sont chargées d’ornements, tels que pendants d’oreilles excessivement longs, colliers et bracelets. Elles n’ont pour costume qu’un léger langouti, et toutes ont la tête surmontée d’une coiffure terminée en pointe que l’on dirait composée de pierreries, de perles et d’ornements d’or et d’argent. Les bas-reliefs d’un autre côté représentent des combats ; on y remarque des enfants portant la chevelure longue, nouée en torchon, ainsi que l’étroit langouti des sauvages de l’est.

Toutes ces figures le cèdent cependant en beauté à la statue dite du roi lépreux, dont la tête, type admirable de noblesse, de régularité, aux traits fins, doux et au port altier, a dû être l’œuvre du plus habile des sculpteurs d’une époque qui en comptait un grand nombre doués d’un rare talent. Une moustache fine recouvre la lèvre supérieure, et une longue chevelure bouclée retombe sur les épaules ; mais tout le corps est nu et n’est recouvert d’aucun ornement.

Un pied et une main ont été brisés.

Le type de cette statue est essentiellement celui des Arians de l’Inde antique ; cette circonstance, jointe au caractère d’une portion du moins des bas-reliefs des temples et des palais d’Ongkor, et qui semblent inspirés de la mythologie et des combats chantés dans le Ramayâna, nous reporte à la plus haute civilisation de l’Inde, à l’époque qui a précédé la scission de ses croyances et les luttes de dix siècles entre le brahmanisme et le bouddhisme. Toujours est-il que la tradition locale confond l’original de cette statue avec le fondateur d’Ongkor.

Statue du roi Lépreux.
Statue du roi Lépreux.
Statue du roi Lépreux.

Cette ville garde encore, dans son voisinage, de la supériorité de ses premiers architectes sur tous ceux de l’Indo-Chine moderne, un témoignage non moins irrécusable que ses temples et que ses palais. C’est un pont de très-ancienne date, en assez bon état de conservation, sauf le parapet et une partie du tablier qui ne représentent plus aux yeux qu’un amas de ruines en désordre. Les piles, les arches et les voûtes qui les forment, construites dans le même système que les toits en voûte des temples, restent encore debout. Les piles sont formées de blocs de grès, les uns longs, les autres carrés posés en assises régulières ; on en voit quelques-uns qui sont sculptés et qui, s’ils n’ont pas été pris à d’autres monuments, devaient être des rebuts rejetés à cause de quelques défauts, car ils sont souvent posés à contre-sens.

Ce pont, avec ses quatorze arches étroites, peut avoir quarante-deux à quarante-trois mètres de long et quatre à cinq mètres de large.

La rivière, au lieu de passer sous les arches, coule maintenant à côté, son lit ayant été modifié depuis la construction du pont par les sables qu’elle charrie, et qui se sont accumulés au pied des arches et autour des pierres éboulées, de manière à cacher la moitié des premières.

Sous le pont même, il y a très-peu de sable.

Il devait servir à faire communiquer la cité d’Ongkor la Grande avec la haute et large chaussée qui, coupant la province de l’ouest à l’est sur un espace d’une trentaine de milles, se dirige ensuite vers le sud.

Presque chaque ruine, sur ce sol bouleversé, est riche en inscriptions gravées en divers caractères dont les uns ont été employés plus fréquemment que les autres. Les caractères les plus usités parmi les Cambodgiens sont ceux de l’alphabet pali ; mais personne, à Siam ou au Cambodge, n’a encore pu traduire ces inscriptions, quoiqu’on puisse les distinguer facilement. Les naturels prétendent qu’il y a une clé à trouver pour déchiffrer ces caractères ; mais ils ne l’ont pas encore découverte. Ils montrent une pierre qu’ils prétendent communiquer sous terre jusqu’à la mer ; ils affirment que, lorsque les vagues sont hautes, la pierre remue ; leurs connaissances géologiques ne sont pas assez avancées pour qu’ils puissent expliquer ce fait. À trois jours de distance de Ongkor, on voit, suivant les récits des indigènes, les ruines de trois autres cités à côté d’un vaste sanctuaire, et de tous les côtés il existe des vestiges d’édifices qui prouvent que cette contrée, aujourd’hui déserte, a été autrefois très-peuplée et très-florissante. Il y a peu de nations qui présentent un contraste aussi étonnant que le Cambodge, entre la grandeur de leur passé, arrivée au point le plus culminant, et l’abjection de leur barbarie actuelle. On n’en rencontrerait aujourd’hui aucune autre aussi complètement privée de souvenirs, de traditions, de documents quelconques sur son histoire. À part les récits fabuleux des historiens chinois et quelques légendes plus probablement composées par les prêtres qui dominent les esprits de ce peuple superstitieux, que transmises de génération en génération, le monde ne possède aucune relation sur ce pays autrefois si puissant, aujourd’hui si dégradé.

Le roi actuel du Cambodge a prétendu avoir trouvé des documents assez positifs pour pouvoir établir l’histoire d’Ongkor jusqu’à une époque qui précède l’ère chrétienne ; il y a quelques années, en interdisant la monnaie sphérique pour la remplacer par une monnaie plate, il saisit l’occasion de perpétuer le souvenir d’Ongkor-Wat et de sa grandeur, en faisant représenter une vue de l’édifice sur la monnaie. Le souverain régnant de Siam, qui a été pendant plusieurs années chef d’un temple, et qui porte un grand intérêt à cette question, soit à cause des associations d’idées de son ancienne profession, soit parce que le fondateur de sa dynastie était originaire de Cambodge, assure que toute l’histoire de l’Inde au-delà du Grange, remontant à plus de quatre cents ans, est indigne de foi et remplie de fables ridicules. Dans un des livres canoniques bouddhistes, le Cambodge, cité comme la seizième des seize nations les plus puissantes de la terre, est signalé comme un pays où les idées libérales ont un grand essor, car on n’y connaît ni aristocratie ni servitude héréditaire. Suivant le même document, ce serait au troisième siècle de l’ère chrétienne qu’aurait vécu le fondateur d’Ongkor-Wat. Il s’appelait Bua-Sivisithiwong ; le premier, il a fait venir des prêtres bouddhistes du Ceylan dans son pays, importation qui s’est souvent renouvelée depuis. Ces exilés volontaires apportèrent avec eux leurs livres dogmatiques, et, dans le but de préserver ces documents sacrés, le roi fit construire tout exprès un monument de pierre où l’on prétend qu’ils sont restés intacts. Ces livres étaient faits avec les matériaux ordinaires à cette époque, des feuilles de palmiers.

« Et vous pensez qu’ils dureraient encore ? »

Telle a été l’observation du roi actuel, lorsqu’on lui a rapporté cette circonstance. Cette réponse indique le doute : elle est, jusqu’à plus ample informé, le dernier mot de la science sur le sujet en question. Voici maintenant la légende :

Bua-Sivisithiwong était, nous pouvons dire heureusement, un lépreux, et c’est pour obtenir des dieux la santé qu’il fit bâtir ce temple. Cette œuvre achevée, le roi n’étant pas guéri, perdit confiance dans ses divinités et recourut aux soins des simples mortels. Il fit donc une proclamation et offrit une grande récompense à celui qui pourrait le guérir. Ce qui eut lieu à cette époque est laissé aux conjectures de chacun ; mais s’il ne s’est pas alors trouvé plus qu’aujourd’hui au Cambodge et à Siam d’hommes capables de guérir cette maladie, nous ne nous en étonnerons pas. Seul, un brahmane illustre, djogui ou fakir, osa entreprendre cette cure. Il croyait fermement aux effets de l’hydropathie ; mais il préférait que le liquide fût en état d’ébullition et proposa à son client royal de le tremper dans un bain d’eau-forte, liquide assez corrosif. Le roi hésitant naturellement devant un pareil procédé, exprima le désir de voir d’abord faire l’expérience sur un tiers ; mais personne ne se présenta pour la subir, et le fakir proposa de la tenter sur un criminel. Le roi qui au fond était jaloux du pouvoir surnaturel du brahmane, lui demanda s’il voulait essayer sur lui-même. « Je le veux bien, répliqua le fakir, si Votre Majesté veut me promettra solennellement de jeter sur moi une certaine poudre que je vais vous laisser. » Le roi promit, et le malheureux médecin, trop crédule, entra dans la chaudière bouillante. Le roi lépreux la fit enlever et jeter avec celui qu’elle contenait dans le fleuve.

C’est, dit-on, cette trahison qui a amené sur cette ville la décadence et la ruine.

D’après une autre légende d’égale valeur, sur l’emplacement du lac Touli-Sap, s’étendait autrefois une plaine fertile, au milieu de laquelle florissait une superbe cité. Un roi, pour s’amuser, élevait de petites mouches, tandis que le gourou ou instituteur des jeunes princes, ses fils, élevait lui-même des araignées. Il arriva qu’une des araignées mangea les mouches du roi, qui entra dans une grande colère et fit mettre le précepteur à mort. Ce dernier s’envola dans les airs, maudissant le roi et sa ville. À l’instant, la plaine fut submergée par le lac. La tradition ajoute que la statue de jaspe de Bouddha, qui est la gloire du temple, dans le palais du roi, à Bangkok, fut retrouvée, flottant à la surface du lac, entourée de lotus et portée par un yak ou bœuf thibétain.

Elle fut retirée de l’eau par les Siamois à Chieug-Rai, ville située au nord de Laos, et on construisit pour elle une pagode, autour de laquelle s’éleva plus tard la capitale actuelle du royaume de Siam.

Voilà les récits qu’inspire à la Clio de l’Indo-Chine l’aspect de monuments plus grandioses que ceux de Ninive et de Persépolis !

À cette pensée amère, à cette preuve ironique du néant des grandeurs humaines, que de fois me suis-je senti comme étreint par les rameaux de l’épaisse forêt qui encombre, presse, ensevelit les palais et les temples d’Ongkor, et quand le déclin du jour me surprenait au milieu de mes études et de mes réflexions, j’étais entraîné, comme un de mes devanciers en ce lieu, à comparer « les teintes que la nuit efface dans le paysage à celles de la vie des peuples quand la gloire et l’espérance cessent de

lui prêter la magie de leurs couleurs. »

XX

Quelques remarques sur les ruines d’Ongkor et sur l’ancien peuple du Cambodge.

La connaissance du sanscrit, celle du pali, et de quelques langues modernes de l’Indoustan et de l’Indo-Chine, ainsi qu’une étude des inscriptions et bas-reliefs d’Ongkor, comparés avec un grand nombre d’épisodes des antiques poèmes héroïques de l’Inde, pourraient seules aider à trouver l’origine de l’ancien peuple du Cambodge, qui a laissé, d’une civilisation avancée, les imposants vestiges que nous venons d’admirer et celle du peuple supposé conquérant, qui, en lui succédant, paraît n’avoir su que détruire sans jamais rien édifier.

Jusqu’à ce que de savants archéologues se vouent à cette œuvre, il est probable que l’on n’établira que des systèmes contradictoires, et croulant les uns sous les autres.

Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment que des suppositions, nous nous permettons ici d’émettre notre avis, c’est humblement et avec toute réserve.

Ongkor a été le centre, la capitale d’un État riche, puissant et civilisé, et nous ne craignons pas d’être contredit sur ce point par aucun de ceux qui auront étudié ses grands monuments dans nos imparfaites esquisses.

Or, tout État puissant et riche suppose nécessairement une production relativement grande et un commerce étendu. Tout cela pouvait-il réellement exister autrefois au Cambodge ?

À cette première question, nous pouvons répondre avec assurance : Oui ! et tout cela existerait probablement encore, si le pays était gouverné par des lois sages, si le travail et l’agriculture étaient encouragés, honorés, au lieu d’y être méprisés et le peuple pressuré, si le gouvernement n’y exerçait pas un despotisme aussi absolu ; et surtout si, sur ce sol fécond, ne prévalait pas ce malheureux état d’esclavage qui y arrête tout développement, qui place l’homme au niveau de la brute, et qui l’empêche de produire au-delà de ses besoins, car plus il produit, plus il doit payer d’impôts[12].

La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes ou actuelles, y est d’une fertilité surprenante ; le riz de la province de Battambâng est d’une qualité supérieure à celui de la basse Cochinchine ; les forêts recèlent partout des gommes précieuses, telles que la gomme-gutte, la gomme-laque, la cardamome et beaucoup d’autres, ainsi que des résines utiles. Ces mêmes forêts produisent des bois de tabletterie et de construction incomparables. Les fruits et les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier y est en profusion. Enfin, le grand lac à lui seul est une source de richesses pour une nation entière ; il est si rempli de poissons, qu’à l’époque des eaux basses on les écrase sous les embarcations ; le jeu des avirons est souvent gêné par leur nombre, et les pêches qu’y viennent faire tous les ans une foule d’entrepreneurs cochinchinois, sont littéralement des pêches miraculeuses.

La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins d’êtres animés, et j’y ai vu prendre jusqu’à deux mille poissons, de diverses espèces, d’un coup de filet.

Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d’une nation et qui réussiraient ici au-delà des meilleures espérances. Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succès, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l’ai dit, celle du coton ; nous rangerons immédiatement après le caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l’indigo, le gingembre et le tabac ; toutes ces plantes, sur ce sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d’une qualité supérieure. À l’heure qu’il est, on y plante suffisamment de coton pour en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter même en Chine. La récolte de la seule petite île de Ko-Sutin, située dans le Mékong, s’élève à la charge de cent navires pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies appartenaient à un pays comme l’Angleterre, par exemple, gouvernées comme le sont les colonies de cette grande nation.

Battambâng et Korat sont renommés pour leurs langoutis de soie au couleurs vives et variées, et dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme la matière première est récoltée et tissée sur place.

Un coup d’œil sur la carte du Cambodge suffit pour faire voir qu’il communique — avec la mer par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui était autrefois soumise — avec le Laos et la Chine par le grand fleuve[13].

Toutes ces choses établies, de quel côté est venu le peuple primitif de ce pays ?

Est-ce de l’Inde, ce berceau de la civilisation, ou de la Chine ?

La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de celle du Cambodgien d’autrefois ou du Khmerdom, comme on désigne dans le pays le peuple qui vit retiré au pied des montagnes et sur les plateaux ; et cette langue diffère trop de celle du Céleste Empire pour qu’on puisse s’arrêter à la dernière supposition.

On ne peut même pas admettre que le même flot qui porta une population à la Chine se soit étendu jusqu’ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du nord ou de l’occident, par mer en suivant les côtes et en remontant les fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu’il y a dû avoir, bien avant notre ère, d’autres courants successifs, et, entre autres, ceux qui ont introduit dans le grand royaume de Khmer le bouddhisme, et qui y ont continué avec succès la propagande civilisatrice. Il semblerait qu’ensuite un nouveau courant aurait amené un peuple barbare, comme dans ces derniers siècles sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien avant dans l’intérieur les premiers occupants, et se serait acharné sur la plupart de leurs monuments.

En tous cas, nous croyons que l’on peut sans exagération évaluer à plus de deux mille ans l’âge des plus vieux édifices d’Ongkor la Grande, et à peu près à deux mille celui des plus récents.

L’état de vétusté et de dégradation de plusieurs d’entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, si, pour le plus grand nombre, qui paraissent être des temples, mais qui n’en étaient peut-être pas, on était conduit à les supposer un peu postérieurs à l’époque de la séparation qui s’opéra dans les grands cultes de l’Inde, plusieurs siècles avant notre ère, et qui força à l’expatriation des milliers, des millions peut-être d’individus.

Tout ce que l’on peut dire du peuple actuel de la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain goût pour les arts dans les ornements de sculpture dont il orne les barques des riches et des puissants, c’est que, tant au physique qu’au moral, il n’a rien de caractéristique qu’un orgueil démesuré.

Il n’en est pas de même des sauvages de l’est que les Cambodgiens appellent encore leurs frères aînés ; nous avons séjourné parmi eux pendant près de quatre mois, et, au sortir du Cambodge, il nous semblait avoir passé dans un pays comparativement civilisé. Une grande douceur, une certaine politesse, des convenances et même un goût de sociabilité, toutes choses qui pourraient bien être les germes perpétués d’une civilisation éteinte, nous ont frappé dans ces pauvres enfants de la nature, perdus depuis des siècles au milieu de leurs profondes forêts qu’ils croient être la plus grande partie du monde, et qu’ils chérissent au point que rien ne peut les en détacher.

En visitant les ruines d’Ongkor, nous avons été singulièrement étonnés de retrouver dans la plupart des bas-reliefs de leurs monuments des traits frappants de ressemblance avec le type du Cambodgien et celui de ces sauvages. Régularité du visage, longue barbe, étroit langouti, et, chose caractéristique, à peu près mêmes armes et mêmes instruments de musique.

Doué d’une oreille excessivement délicate et d’un goût extraordinaire pour la mélodie, ce sont les tribus des montagnes qui confectionnent les tam-tams de forme antique, très-prisés des peuples voisins, et qui ont une grande valeur. Ils marient, en les variant, les sons de plusieurs de ces instruments à celui d’une grosse caisse, et obtiennent une musique assez harmonieuse.

Leur usage est encore d’enterrer et non de brûler les morts, et l’on voit à Ongkor-Thôm des pierres telles que celles dont nous avons parlé, en mentionnant les esplanades qui se trouvent dans l’enceinte de la grande ville et qui ont l’air de mausolées.

L’écriture leur est inconnue ; ils mènent par nécessité une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur antiquité s’est éteinte depuis longtemps. Les seuls renseignements que nous ayons pu tirer des plus vieux chefs des Stiêngs, c’est que, bien au-delà de la chaîne de montagnes qui traverse leur pays du nord au sud, se trouvent aussi des gens du haut (tel est le nom qu’ils se donnent, celui de sauvages les blesse fort), parmi lesquels ils ont beaucoup de parents, et ils citent même des noms de villages ou de bourgades situés jusque dans les provinces occupées actuellement par les envahisseurs annamites.

Au retour de mon excursion chez les sauvages Stiêngs, je rencontrai, à Pinhalù, M. C. Fontaine, ancien missionnaire en Cochinchine, et qui a visité un grand nombre de tribus sauvages, durant vingt années de mission. Je lui dois les remarques suivantes sur les dialectes d’un grand nombre de peuplades échelonnées dans le bassin du Mékong, entre la Cochinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le Laos au nord ; je rapporte textuellement ses paroles :

« La plupart de ces dialectes, surtout ceux des Giraïes, des Redais, des Candiaux et des Penongs, ont entre eux des rapports si frappants, qu’on ne peut les considérer que comme des rameaux d’une même souche.

« Après un séjour de plusieurs années dans ces tribus, ayant été obligé, pour cause de santé, de faire un voyage à Singapour, je fus étonné, après quelque peu d’étude du malais, d’y trouver un grand nombre de mots giraïes, et un plus grand nombre encore, comme les noms de nombre, par exemple, qui ont dans les deux langues la plus frappante analogie.

« Je ne doute pas que ces rapports ne soient trouvés plus frappants encore par quiconque ferait une étude approfondie de ces langues, dont le génie grammatical est identiquement le même.

« Enfin, une dernière observation sur la ressemblance de la langue des Chans ou Thiâmes, anciens habitants de Tsiampa, aujourd’hui province d’Annam, avec celle des tribus du nord, me porte fortement à croire que ces diverses tribus sont sorties d’une même souche. »

Les renseignements que m’ont fournis les Stiêngs s’accordent parfaitement avec les remarques de M. Fontaine. — « Les Thiâmes ; nous ont-ils dit, comprennent-très bien le giraïe ; notre langue, à nous, a moins de ressemblance avec celle-là ; mais les Kouis, qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent absolument la même langue que nous. » — Cette opinion est aussi celle de M. Arnoux, autre missionnaire en Cochinchine, qui a résidé longtemps au milieu des tribus sauvages du nord et qui se trouve actuellement chez les Stiêngs.

Suivant ce prêtre érudit, auquel nous devons la latitude exacte de plusieurs points qui ont servi à établir notre carte, aussi bien qu’un grand nombre de renseignements topographiques sur le royaume de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, le laotien et le cambodgien semblent être des langues sœurs ; plus du quart des mots, surtout ceux qui expriment des choses intellectuelles, sont les mêmes pour chacune d’elles. Ajoutons, et ceci est caractéristique, que le mot lao signifie ancien et ancêtre.

En 1670, le Cambodge s’étendait encore jusqu’au Tsiampa, mais toutes les provinces de la basse Cochinchine qui lui appartenaient, et qui forment aujourd’hui la Cochinchine française, envahies et soumises successivement par les Annamites, sont depuis plus d’un siècle tout à fait perdues pour le Cambodge ; la langue et l’ancien peuple cambodgien y ont même totalement disparu. Les deux États actuels ont leurs limites et leurs rois entièrement indépendants l’un de l’autre. Le Cambodge est bien jusqu’à un certain point tributaire de Siam, mais nullement de l’Annam ; aussi, nous ne pouvons comprendre qu’à notre époque, et dans les circonstances actuelles (1860), quelques journaux de France, et même des officiers de l’expédition, aient confondu ces deux pays ; nous ne saurions trop relever cette erreur.

Les montagnes de Domrêe, qui s’élèvent à une assez petite distance au nord de Ongkor, sont habitées par des Khmer-Dôm, gens très-doux et inoffensifs, quoique considérés un peu comme des sauvages par leurs frères de la plaine.

Leur nom de tribu est Somrais ; leur langue est celle des Cambodgiens de la plaine, mais prononcé un peu différemment. Tout autour d’eux s’étendent les provinces ci-devant cambodgiennes, aujourd’hui siamoises, de Sourène, de Samrou-Kao, de Cou-Khan, d’Ongkor-Eith ou de Korat, dans lesquelles s’est maintenue jusqu’à ce jour cette croyance que le roi ne pourrait traverser le grand lac sans être sûr de mourir dans l’année.

Le souverain actuel s’étant rendu à Ongkor, lorsqu’il n’était encore que prince héréditaire, voulut voir les Somrais et les fit venir de la montagne : « Voilà mes vrais sujets et les gens d’où ma famille est sortie, » dit-il en les voyant. Il parait qu’effectivement la dynastie actuelle du Cambodge viendrait de là, mais qu’elle n’est plus celle des anciens rois.

Selon les Cambodgiens modernes, voilà de quelle manière le bouddhisme leur serait venu :

Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Thibet, où on l’accueillit fort bien ; de là il se rendit chez les sauvages ; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, il passa au Cambodge, où on lui fit un très-bon accueil.

Une chose digne de remarque, c’est que le nom de Rome est connu de presque tous les Cambodgiens; ils le prononcent Rouma et le placent à l’extrémité occidentale de la terre.

Il existe au sein de la tribu des Giraïes deux grands chefs nominaux ou titulaires, appelés par les Annamites Hoa-Sa et Thouï-Sa, le roi du feu et le roi de l’eau.

Les souverains du Cambodge, comme ceux de Cochinchine, envoient tous les quatre ou cinq ans au premier un léger tribut, hommage de respect sans doute plutôt que dédommagement pour l’ancienne puissance dont leurs ancêtres l’auraient dépouillé. Le roi du feu, qui paraît être le plus important de ces deux chefs, est appelé Eni ou grand-père par les sauvages ; le village qu’il habite porte le même nom.

Quand ce grand-père meurt, on en nomme un autre, soit un de ses enfants, soit même quelque autre personnage étranger à la famille, car la dignité n’est pas nécessairement héréditaire ; l’élu ne s’appelle plus que Eni, et tout le monde le révère.

Ce personnage doit sa puissance extraordinaire, dit M. Fontaine, à une relique nommée Beurdao, vieux sabre rouillé qui est enveloppé d’un rouleau de chiffons ; il n’a pas d’autre fourreau. Ce sabre, au dire des sauvages, provient de siècles fort éloignés et renferme un Giang (esprit, génie) puissant et renommé, qui du reste doit avoir de très-bonnes facultés digestives pour consommer tous les porcs, toutes les poules et autres offrandes qu’on lui apporte de fort loin.

Ce sabre est gardé dans une maison particulière, où personne ne peut aller le voir sans mourir subitement, à l’exception d’Eni, qui seul a le privilège de le regarder et de le loucher sans qu’aucun mal lui arrive. Chaque habitant du village, à tour de rôle, est tenu de faire sentinelle près de cette maison.

Eni ne fait la guerre à personne, et personne ne la lui fait, car toutes les tribus du bassin du grand fleuve, depuis les forêts des Stiêngs jusqu’aux frontières de la Chine, le respectent et le vénèrent ; aussi ses gens ne portent aucune arme quand ils vont en tournée pour recueillir les offrandes dans tous les villages à la ronde. Donne qui veut : piochette, cire, serpe, langouti ; les quêteurs acceptent tout.

C’est à cette ombre de souverain, spirituel plus que temporel, qu’aurait échu la succession des anciens rois de Kmer, des fondateurs d’Ongkor !!!…

En traçant à la hâte ces quelques lignes sur le Cambodge au retour d’une longue chasse, à la lueur blafarde d’une torche, entre la peau d’un singe fraîchement écorché et une boîte d’insectes à classer et à emballer, assis sur ma natte ou ma peau de tigre, dévoré des moustiques et souvent des sangsues, mon seul but, bien loin de vouloir imposer telle ou telle opinion, a été simplement de dévoiler l’existence des monuments les plus imposants, les plus grandioses et du goût le plus irréprochable que nous offre peut-être le monde ancien, d’en déblayer un peu les décombres, afin de montrer en bloc ce qu’ils sont, et de réunir tous les lambeaux de traditions que nous avons pu rassembler sur cette contrée et les petits pays voisins, dans l’espoir que ces données serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, doués de plus de talent et mieux secondés de leur gouvernement et des autorités siamoises, récolteront abondamment là où il ne nous a été donné que de défricher.

D’ailleurs et avant tout, notre principal objet, c’est l’histoire naturelle ; c’est de son étude que nous nous occupons spécialement. Ces essais archéologiques, ébauchés devant la flamme du bivac, sont ce que nous appellerions volontiers nos délassements, le repos du corps après les fatigues de l’esprit ; tout au plus avons-nous l’ambition de trouver grâce pour eux, si toutefois ces lignes sont appelées à voir le jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l’unique but d’être utile à ses semblables, de découvrir un insecte, une plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de latitude d’une contrée éloignée, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop souvent sa vie.

Mais il est bien doux pour le zélateur fidèle de la bonne mère des êtres et des choses de penser qu’il n’a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront à d’autres, sinon à lui-même. L’étude de la terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier ceux qui les ont savourées, et nous avouons sincèrement que nous n’avons jamais été plus heureux qu’au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de ces forêts, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! dussé-je laisser ma vie dans ces solitudes, je les préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du monde civilisé, où l’homme qui pense et qui sent se

trouve si souvent seul.

XXI

Voyage de Battambâng à Bangkok à travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury.

Après avoir séjourné trois semaines dans les murs d’Ongkor-Wat pour dessiner et lever des plans, nous revînmes à Battambâng.

Là, je me mis en quête des moyens de transport nécessaires pour me ramener à Bangkok ; mais, sous différents motifs ou prétextes, malgré l’aide du vice-roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng avant de pouvoir m’éloigner de cette ville. Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont été pris sauvages, mais élevés en domesticité, et sont assez robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en cette saison.

Cette fois, je ramène une ménagerie complète ; mais, de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant après l’avoir légèrement blessé, est le plus amusant.

Tant que je l’avais gardé dans ma chambre et qu’il s’amusait avec la foule d’enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait été d’une grande douceur ; mais pour la route, ayant été placé à l’attache derrière une des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu, il s’habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et aussi tranquille qu’auparavant.

Le fusil sur l’épaule, moi et mon jeune Chinois Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages, tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant à Pinhalù, il avait manifesté le désir de retourner à Bangkok par le même chemin que nous avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de retour en lui souhaitant bonne chance.

À peine avions-nous parcouru un mille que notre voiturier nous demanda la permission de nous arrêter pour souper, afin que ce repas important nous mit a même de repartir et de voyager une partie de la nuit. J’y consentis pour ne pas heurter l’habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu’ils se mettent en route pour un long voyage, font toujours une halte près de leur village afin d’avoir le plaisir de retourner au logis verser une dernière larme et boire une dernière goutte.

Les bœufs n’étaient pas encore dételés que toute la famille de nos voituriers était accourue, chacun parlant à la fois et me priant de bien soigner ses parents, de les protéger contre les voleurs, et de leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le mal de tête. Ils prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l’arrosant de quelques verres d’arack que je leur donnai, puis nous nous remîmes définitivement en route par un magnifique clair de lune, mais en piétinant dans un profond lit de poussière qui s’élevait en épais nuages autour de nos bœufs et de nos chariots.

Nous campâmes une partie de la nuit près d’une mare et d’un poste de douaniers, pauvres malheureux qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu’ils sont de garde, d’arrêter les voleurs de buffles et d’éléphants qui viennent continuellement du lac et des provinces voisines exercer leur industrie aux alentours de Battambâng. Je ne sais si les douaniers apportent à réprimer ces bandits l’activité que je leur vis déployer pour attraper des tourterelles au piège.

Ayant cheminé pendant trois jours dans la direction du nord, nous arrivâmes à Ongkor-Borége, chef-lieu d’un district du même nom, et là, surpris par un violent orage et l’obscurité, nous dûmes camper à une petite distance des premières habitations. Ceux d’entre nous qui avaient des nattes les étendirent sur la terre pour y passer la nuit ; ceux qui n’en avaient pas arrachèrent un peu d’herbe et des feuilles aux arbres pour « faire leurs lits ».

Le lendemain, comme nous sortions de ce village, nous rencontrâmes une caravane de ving-trois chariots qui se disposait à conduire du riz à Muang-Kabine, où nous nous rendions nous-mêmes. Aussitôt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec leurs compatriotes de la caravane ; ils déjeunèrent ensemble, et deux grandes heures s’écoulèrent avant que, prenant la tête de cette ligne de chariots, nous puissions nous remettre en route.

C’est presque un désert que l’immense plaine qui se déroule de ce point vers l’est et le nord. On ne peut la traverser en moins de six jours avec des éléphants, et en moins de douze dans la meilleure, saison, avec des chariots.

Enfin, le 28 mars nous arrivâmes près de Muang-Kabine ; mais, hélas ! que de souffrances et d’ennuis ! que de chaleur, de moustiques ! et, en revanche, combien peu d’eau potable, dans ce trajet ; sans compter les bris de roues, d’essieux, et autres accidents quotidiens arrivés à nos chariots ! les pieds en marmelade, à la fin du voyage, je pouvais à peine me traîner et suivre le pas lent, mais régulier des buffles.

Quelques jours avant d’arriver à notre destination nous traversâmes un petit fleuve à gué, le Bang-Chang, large comme un ruisseau, mais roulant un peu d’eau potable ; jusque-là, nous n’avions eu à boire que de l’eau des mares vaseuses, infectes, servant de baignoires et d’abreuvoirs aux buffles des caravanes. Pour la boire ou la faire servir aux besoins de notre cuisine et de notre thé, je la purifiais avec un peu d’alun, dont je recommande l’usage préférablement au filtre, qui retient les corps étrangers, mais qui ne purifie rien.

À notre arrivée à Muang-Kabine, il régnait une grande excitation dans cette ville à cause des riches mines d’or qui ont été découvertes depuis peu dans son voisinage, et qui ont attiré une foule de Laotiens, de Chinois et de Siamois. Les mines de Battambâng, moins riches, sont aussi moins fréquentées que celles-ci. Après une étude rapide de leur gisement, je me dirigeai sur Paknam, où je louai un bateau qui pût me conduire à Bangkok.

Le premier jour de notre navigation fut pénible ; les eaux du fleuve s’étaient retirées et avaient laissé des bancs de sable à découvert. Le deuxième jour, nous pûmes laisser les gaffes pour prendre les avirons, et tout alla bien jusqu’au moment où nous arrivâmes à un coude, qui, subitement, prend sa direction vers le sud pour aller se jeter dans le golfe, un peu au-dessus de Pétrin, district qui produit à peu près tout le sucre de Siam qui est vendu à Bangkok. À ce coude débouche un canal reliant le Ménam et le Bang-Chang, qui alors prend le nom de Bang-Pakong ; il a été creusé, et fort habilement, sur un parcours de près de soixante milles, par un général siamois, le même qui reprit, il y a une vingtaine d’années, Battambâng aux Cochinchinois, et qui fit aussi construire une très-belle chaussée de terre depuis Paknam jusqu’à Ongkor-Borége, à l’endroit où cessent les grandes inondations ; je regrette de n’avoir pu profiter de cette belle voie pour mon voyage de retour ; mais, dans cette saison, je n’y aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages.

Sur les bords du Bang-Pakong, on rencontre plusieurs villages cambodgiens peuplés d’anciens captifs révoltés de Battambâng, puis le long du canal, sur les deux rives, une population, nombreuse pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Laotiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située, au nord-est de Kôrat, sur les bords du Mékong, et que les révoltes et les guerres ont entièrement dépeuplée.

À en juger par leurs demeures, propres et confortables, par un certain air d’aisance qui règne dans les villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok, ils doivent, quoique grevés d’impôts, jouir d’un certain bien-être, surtout depuis l’impulsion que les blancs établis dans la capitale ont donnée au commerce.

Les herbes qui recouvrent la surface de l’eau dans ce canal entravèrent notre marche au point de la rendre pénible. Nous mîmes trois jours à le franchir, tandis que, du mois de mai à celui de février, il ne faut que ce même temps pour remonter de Paknam à Bangkok.

Le 4 avril, j’étais de retour dans cette capitale après quinze mois d’excursions. Pendant la plus grande partie de ce temps, je n’ai pas connu la jouissance de coucher dans un lit, et n’ai eu en voyage que de mauvaise eau à boire et une nourriture composée de riz et de poisson sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même d’avoir pu conserver ma santé aussi bonne, surtout dans l’intérieur des forêts, où souvent, trempé jusqu’aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je n’ai pas essuyé une seule atteinte de fièvre, et j’ai toujours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout quand j’avais le bonheur de faire quelque découverte. Une coquille inédite, un insecte nouveau me transportaient de joie, et jamais je n’éprouvai autant de jouissances que dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C’est là, je le répète, que j’ai connu les plus pures et les plus douces jouissances de la vie ; les naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le comprendront ; comme moi, ils comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans les bois, les privations de toute espèce supportées en vue des progrès de leur science favorite. Et puis, n’ai-je pas contemplé des ruines gigantesques, peut-être uniques dans le monde ; n’ai-je pas été favorisé de petites découvertes en archéologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute être utiles à la science et aux arts, justifier l’appui et les encouragements des sociétés savantes de l’Angleterre qui m’ont patronné, et me faire connaître de ma terre natale qui a dédaigné mes services ?

Une autre grande joie, après ces quinze mois de voyage et de privation absolue de nouvelles d’Europe, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un énorme paquet de lettres m’apprenant une infinité de choses intéressantes de la famille et de la patrie éloignées. Qu’il est doux, après tant de mois de solitude et d’absence de nouvelles, de relire les lignes tracées par les mains bien-aimées d’un vieux père, d’une femme, d’un frère ! Ces jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces et les plus pures de la vie.

Nous nous arrêtâmes au centre de la ville, à l’entrée d’un canal d’où la vue s’étend sur la partie la plus commerçante du Mênam ; il était à peu près nuit, et le silence ne tarda pas à régner autour de nous ; mais, levé avec le jour, dès que j’aperçus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des palais et des pagodes réfléchissant les premiers rayons du soleil qui réveillaient la vie et le mouvement sur le fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m’avait paru aussi beau.

Ce fleuve est sillonné presque constamment par des milliers de bateaux de différentes grandeurs et de différentes formes. Le port de Bangkok est certainement un des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renommé : il peut contenir des milliers de navires en toute sûreté.

La ville de Bangkok s’accroît en population et en étendue chaque jour, et il n’est pas douteux qu’elle deviendra une capitale très-importante, si la France réussit à s’emparer de l’Annam, car alors le commerce deviendra plus considérable entre ces deux pays. Cette ville, qui compte à peine un siècle d’existence, contient à peu près un demi-million d’habitants, et parmi eux beaucoup de chrétiens : le drapeau de la France, flottant dans la basse Cochinchine, favorisera encore les établissements religieux de tous les pays environnants, et nous avons lieu d’espérer que le nombre de chrétiens s’augmentera dans une proportion plus forte que par le passé.

Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire ; je ne puis rester condamné à un mode de locomotion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voilà mes éléments.

J’avais formé le projet de visiter la partie nord-est du pays, le Laos, en traversant Dong-Phya-Phaïe (la forêt du Roi-du-Feu), et, remontant jusqu’à Hieng-Naie, sur les frontières de la Cochinchine, arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le Mé-Kong jusqu’au Cambodge, puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.

Cependant les pluies ayant commencé, tout le pays est inondé et les forêts sont impraticables. J’avais donc quatre mois à attendre avant de mettre ce plan à exécution. Je m’empressai de mettre en ordre ma correspondance, d’emballer et d’expédier toutes mes collections, et, après un séjour de quelques semaines à Bangkok, je me remis en route pour la province de Petchabury, située vers le 13°

de latitude, au nord de la péninsule malaise.

XXII

Excursions à Petchabury.

Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bangkok dans une magnifique embarcation couverte de dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme Luang, un des frères du roi. Ce prince avait bien voulu la prêter à un membre de la colonie européenne de Bangkok qui s’est montré à mon égard un ami, dans toute l’acception de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont je n’ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au contraire, je désire témoigner ici toute la reconnaissance que je lui dois), est M. Malherbes, négociant français qui voulut absolument m’accompagner à quelque distance ; et pendant les quelques jours qu’il passa ainsi avec moi je pus rêver de la patrie absente.

Le courant nous était favorable, et, avec nos quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d’insignes, queues de paon, pavillons rouges flottant à l’arrière, etc., attirait l’attention de tous les résidents européens dont les maisons sont bâties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste ; trois jours après notre départ de Bangkok, nous étions à Petchabury.

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter le palais qu’il a fait construire au sommet d’un mont voisin de la ville ; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou premier ministre, et une grande suite d’autres mandarins l’y avaient déjà devancé. En nous voyant arriver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation qu’il possède en ce lieu, nous appela. Dès que nous eûmes échanger notre tenue négligée contre une plus présentable, nous nous rendîmes près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse jusqu’à l’heure du déjeuner. C’est un excellent homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Européens. Pour la culture de l’esprit, ce prince et ses frères, les deux souverains, sont très-avancés, surtout si l’on considère l’état de barbarie dans lequel ce pays a été tenu depuis si longtemps ; mais quant aux manières, ils ne diffèrent que peu de la « vile multitude ».

Je fis chez lui la connaissance d’un noble et savant Siamois, Kum-Mote, qui n’est inférieur à aucun homme de sa nation par l’esprit d’érudition et le caractère.

Notre première promenade fut pour le mont le plus rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve le palais du roi. De loin, l’apparence de cette construction, d’architecture européenne, est charmante, et sa situation sur la hauteur est des mieux choisies. Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux qui mène à l’édifice ; a été parfaitement ménagé au milieu des roches volcaniques : basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratère.

Du sud au nord s’étend, à vingt-cinq milles seulement, une chaîne de montagnes nommée Deng, habitée par les tribus indépendantes des primitifs Karens, et dominée par des pics plus élevés encore. Aux pieds de ces montagnes se déroule la plaine avec ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs de riz ; puis viennent des monts détachés, aux formes pittoresques, aux tons riches et variés, quoique sombres. Enfin, à l’est et au sud, et au-delà d’une autre plaine, s’étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se confond avec celle de l’horizon, et que croisent quelques navires à peine perceptibles.

C’est un de ces paysages qu’on ne peut oublier, et le roi a fait preuve de goût en y faisant construire un palais. Rien n’est moins poétique que l’imagination des Indo-Chinois ; leur cœur ne se ressent nullement des rayons brûlants de leur soleil ; cependant cette sublime nature ne les trouve pas tout à fait insensibles, puisqu’ils profitent des sites les mieux doués, et des plus belles perspectives, pour y élever des châteaux et des pagodes.

En quittant le sommet de ce mont, nous descendîmes dans les profondeurs d’un antre à trois milles de distance, et qui est également un volcan éteint ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre ou cinq grottes, dont deux surtout sont d’une largeur et d’une profondeur surprenantes, et surtout d’un pittoresque extrême. À la vue d’un décor qui les représenterait avec fidélité, on les croirait l’œuvre d’une riche imagination, et on nierait qu’il soit possible de rien voir d’aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris par le refroidissement ces formes curieuses particulières aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et l’humidité, de la terre continuant à suinter, ces mêmes rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses ; ils se sont ornés de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les voûtes de ces souterrains, que l’on croit assister à une de ces belles scènes féeriques qui font la fortune des théâtres de Londres et de Paris.

Si le goût de l’architecte qui a construit le palais du roi en ville a échoué à l’intérieur, ici du moins il a tiré le meilleur parti possible de tous les avantages qu’offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché aux roches, il les eût défigurées ; on n’a donc eu simplement qu’à niveler le sol, et à pratiquer quelques beaux escaliers pour aider à descendre dans l’intérieur des grottes et les faire paraître dans toute leur beauté.

Caverne près de Petchabury.
Caverne près de Petchabury.
Caverne près de Petchabury.

La plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a été convertie en temple ; elle est bordée sur toute son étendue d’une rangée d’idoles, dont la plus grande, représentant Bouddha dans le sommeil, est toute dorée. Nous descendions de la montagne juste au moment de l’arrivée du roi, qui commençait à la gravir. Quoique venu dans ce palais de plaisance pour deux jours seulement, des centaines d’esclaves le devançaient, portant une quantité innombrable de coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Majesté, affublés des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu’il soit possible d’imaginer. L’empereur Soulouque lui-même en eût probablement ri, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un air plus glorieux que celle de son confrère des Indes orientales : c’était un assortiment de déguenillés incroyable, dont rien ne peut donner une idée meilleure que les singes habillés qu’on voit si souvent danser sur les orgues des Savoyards. Ils étaient vêtus d’habits d’un grossier drap rouge, imitant la coupe de l’armée anglaise, toujours trop larges ou trop étroits, trop longs ou trop courts, mais laissant voir une partie du corps nu, et ils portaient, en outre, des shakos blancs et des pantalons omnicolores. Quant à des souliers, c’est un luxe dont peu usaient ; jamais suite de prince ne mérita mieux la qualification de va-nu-pieds.

Quelques chefs, d’une tenue en rapport avec celle de leurs hommes, étaient à cheval, conduisant cette bande de guerriers, tandis que le roi avançait lentement dans une petite calèche attelée d’un poney, mais soulevée et portée en même temps par des esclaves bipèdes.

J’ai visité plusieurs des monts détachés de la grande chaîne Khao-Deng, qui n’est qu’à quelques lieues, et ces courses ont été effectuées sous des torrents de pluie. Depuis mon arrivée ici, il pleut presque continuellement ; mais j’ai à lutter constamment contre un plus cruel et plus odieux ennemi, qui ne m’a jamais tant fait souffrir qu’ici ; rien ne peut contre lui : coups d’éventail, coups de poing, coups de fusil ; il se fait tuer avec un courage digne d’un être plus noble. Je veux parler des moustiques. Des milliers de ces cruelles bêtes sont occupés jour et nuit à me sucer le sang ; mon corps, ma figure et mes mains ne sont que plaies et qu’ampoules.

Je préfère de beaucoup avoir affaire aux animaux sauvages des bois ; par moments, c’est à hurler de douleur et d’exaspération ; on ne peut s’imaginer quel fléau épouvantable sont ces affreux démons auxquels le Dante a oublié de donner un rôle dans son enfer. C’est avec peine que je puis me baigner, car, avant d’avoir puisé un seau d’eau, le corps en est couvert. Le naturaliste philosophe, qui nous montre ces petits vampires comme engendrés par la nature pour servir d’exemple de prévoyance et d’amour paternel à l’humanité, n’était sans doute pas couvert de piqûres et de sang au point d’en être presque aveuglé comme je le suis, lorsqu’il écrivait ces charmantes remarques ; et, quant à moi, je ne cesse d’envoyer au diable l’amour paternel de ces êtres intéressants. Dans les environs de Petchabury, je trouvai, à une distance d’une dizaine de milles a peu près, plusieurs villages habités par des Laotiens qui, établis là depuis deux ou trois générations, sont venus du nord-est du grand lac Sap et des bords du Mékong.

Leur costume consiste en une longue chemise et en pantalons noirs semblables à ceux des Cochinchinois. Leur coiffure, du moins celle des femmes, est également la même que celle des femmes de ce pays ; les hommes portent le toupet siamois. Leurs chants et leur manière de boire à l’aide de tuyaux de bambous, dans de grandes jarres, une liqueur fermentée faite de riz et de différentes plantes me rappelaient ce que j’avais vu chez les sauvages Stiêngs ; je retrouvai également chez eux les hottes et quelques petits instruments pareils il ceux de ces sauvages.

Les jeunes filles ont la peau blanche, comparativement aux Siamois, et des traits très-agréables, mais qui de bonne heure grossissent et perdent beaucoup de leur charme. Isolés dans leurs villages, ces Laotiens ont conservé leur langue et leurs usages,

et ils ne se mêlent jamais aux Siamois.

XXIII

Retour à Bangkok. — Préparatifs pour une nouvelle expédition au nord-est du Laos. — Départ.

Après un séjour de quatre mois dans les montagnes de la province de Petchabury, dont quelques-unes, connues sous les noms de Nakhou-Khao, Panom-Kuot, Khao-Iamoune et Khao-Samroun, sont élevées de dix-sept cents à dix-neuf cents pieds au-dessus du niveau de la mer, je revins à Bangkok, d’abord pour faire les préparatifs nécessaires à la nouvelle expédition que je méditais depuis longtemps et qui devait me conduire de Bangkok dans le bassin du Mékong, vers la frontière de Chine ; puis, je dois l’avouer, pour me guérir de la gale que j’avais attrapée à Petchabury, — comment ? je n’en sais vraiment rien, car tous les jours, et malgré les affreux moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et souvent trois fois ; quelques jours de frictions de pommade soufrée et de bons bains devaient m’en débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés inséparables de la vie de voyage, et petite en comparaison du malheur que je viens d’apprendre : le bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton et Cie, de Singapour, avait chargé toutes mes dernières caisses de collections, vient de sombrer à l’entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes qui me coûtent tant de peines, de soins, et tant de mois de travail à jamais perdus !… Que de choses rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas remplacer, hélas !

Il y a deux ans, à la même époque, au début de mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à peu près à l’endroit où je suis aujourd’hui, sur le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok. Les dernières boutiques flottantes des environs, avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent à devenir plus rares et même disparaissent ; la vue des rives basses du fleuve est un peu monotone, quoique de distance en distance, à travers le feuillage des bananiers et des broussailles surmontées des palmes de l’aréquier ou des cocotiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou, dans des emplacements toujours heureusement choisis, les murs blancs d’une pagode, entourée des modestes habitations des bonzes.

C’est l’époque des fêtes ; le fleuve est sillonné de magnifiques et immenses pirogues chargées et décorées avec ce luxe d’hommes, de dorures, de sculptures et de couleurs que l’Orient seul sait déployer, et qui s’entre-croisent avec les lourds bateaux des marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres femmes qui vont brocanter quelques noix d’arec ou des bananes. Ce n’est guère qu’à cette époque et dans une ou deux autres occasions que le roi, les princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs richesses et leur importance. Le roi se rendait à une pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs étaient couverts d’étoffes aux couleurs brillantes. Beaucoup d’embarcations étaient chargées de soldats en habits rouges ; celle du roi se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trône surmonté d’une petite tour se terminant en flèche, et par la masse de dorures et de sculptures dont elle était chargée. Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, ses enfants, saluait de la main les Européens qui se trouvait sur son passage.

Tous les navires à l’ancre étaient pavoisés, et chaque maison flottante avait à son entrée un petit autel couvert de différents objets où fumaient des bâtons odoriférants.

Au milieu de toutes ces belles pirogues, celle du Khrôme Luang, le frère du roi, homme très-intelligent, affable, bon et serviable envers les Européens, en un mot prince et gentleman accompli, se faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs : vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges. Toutes les autres livrées étaient généralement d’un rouge cramoisi.

La plupart de ces dignitaires, chargés d’embonpoint, sont mollement appuyés sur des coussins brodés et triangulaires au milieu de leurs magnifiques embarcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. Une foule d’officiers, de femmes et d’enfants accroupis ou prosternés les entourent, prêts à leur tendre l’urne d’or qui leur sert de crachoir, des boites d’arec ou des coupes à thé, faites du même précieux métal, et chefs-d’œuvre des orfèvres du Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la tête et le corps nus, les reins ceints d’une large écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur peau et sur leur langouti rouge ; ils lèvent ensemble simultanément leurs pagaies et frappent l’eau en mesure, tandis qu’à la proue et à la poupe, relevés en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux autres esclaves, l’un maniant avec dextérité une longue rame qui lui sert de gouvernail, l’autre prêt à prévenir tout abordage.

Continuellement un cri d’excitation sauvage se fait entendre : « Ouah… ! ouah ! » tandis que, par intervalles, l’homme de l’arrière en pousse un autre plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres ; puis viennent des pirogues chargées de musiciens, de rameurs, de femmes et même de nourrices avec leurs nourrissons.

Tout cela passe rapidement, et déjà on n’entend plus que les cris lointains et les sons étouffés des instruments, on ne voit plus que d’autres embarcations montant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premières, quoique également taillées dans un seul tronc d’arbre, n’ayant d’autre ornement que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, chaque âge, chaque sexe a la sienne ; mais que d’efforts, que de mouvement, et surtout quel bruit de voix confus !

Le coup d’œil, relevé par l’éclat des plus vives couleurs, est certainement charmant d’étrangeté. De temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque Européen, celui-ci se faisant remarquer par l’énorme tuyau de poêle qu’il a adopté pour coiffure sur tous les points du globe.

Par l’insouciance que le peuple montre, il est aisé de reconnaître qu’il ne souffre pas de cette affreuse misère qu’on rencontre trop souvent, hélas ! dans nos grands centres de population. Quand son appétit est satisfait, et il ne faut pour cela qu’un bol de riz et un morceau de poisson assaisonné d’un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s’endort sans souci du lendemain ; c’est une autre espèce de lazzarone.

Ainsi que je l’ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m’accompagner jusqu’à quelques heures en amont de cette ville. Nous ne nous séparâmes pas sans échanger une chaude et bonne poignée de main, et, l’avouerai-je, sans essuyer chacun une larme en abandonnant à la destinée le droit de nous réunir ici-bas ou ailleurs. La légère embarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve et fut en quelques instants hors de vue. J’étais de nouveau seul avec moi-même pour un temps incertain ; et ce fut le cœur gonflé que je lis reprendre a ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions à ce sujet ; mais c’est toujours un dur moment pour l’homme, pour le voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu’il a de plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quitter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce moment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce qui m’attend ; les missionnaires et les indigènes m’ont prévenu. Depuis ving-cinq ans, du moins à ma connaissance, un seul homme, un missionnaire français, a pénétré au cœur du Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans les bras de ce bon et vénérable prélat, Mgr Pallegoix. Je connais la misère, les fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je m’expose, parmi lesquelles le défaut de routes et la difficulté de me procurer des moyens de transport ne sont pas les moindres. Je puis payer d’une maladie dangereuse ou d’une fièvre mortelle la moindre imprudence, et qu’est-ce que la prudence dans ces régions, dans ces climats dangereux ? N’est-on pas obligé de se soumettre aux dures circonstances, aux inconvénients de la vie des bois et aux intempéries des saisons ? Cependant ma destinée me pousse ; je sens qu’il me faut obéir et marcher ; je me confie en la bonne providence qui a veillé sur moi jusqu’à présent… donc, en avant !

Quelques heures seulement avant mon départ de Bangkok, la malle est arrivée et j’ai eu enfin de bonnes nouvelles de ma chère famille.

Elles m’ont apporté quelque consolation à un malheur qui, au premier moment, m’avait fort affecté ; je veux parler de la perte de mes belles collections à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes correspondants, et j’aurai sans doute beaucoup de peine à les remplacer. Mais l’expression de la tendre et continuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. C’est un encouragement à mieux faire qui m’arrive au moment opportun, au moment du départ. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, à prendre note de mes petites aventures, bien rares, hélas ! Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent un éléphant et un tigre du même coup de fusil ; « le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait bien mieux mon affaire » ; cependant, à l’occasion, je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, et plus d’un individu de différentes espèces sait combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d’un arbre, au milieu des jungles ou au bord d’un ruisseau, je veux causer avec vous ; vous serez les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes mes impressions et toutes mes pensées.

À peine étais-je éloigné de l’excellent M. Malherbes, que je découvris dans le fond de ma barque une caisse qu’il avait fait glisser parmi les miennes ; à Petchabury déjà, il m’en avait envoyé trois ; aujourd’hui, il me comble encore de ses prévenances. Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits de Reims, des boîtes de sardines, enfin une foule de choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais, l’oublier, combien, si loin de la terre natale, l’amitié délicate et attentive d’un compatriote fait de bien au cœur.

J’emporte également de doux et agréables souvenirs d’un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la marine royale, attaché au consulat britannique. Je dois également citer avec des sentiments de gratitude : sir R. Schomburg, consul anglais, qui m’a témoigné beaucoup d’intérêt et de sympathie ; — Mgr Pallegoix et son provicaire ; — les missionnaires protestants américains et la plupart des consuls et résidents étrangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et enfin le mandarin, chargé spécialement de l’administration et des intérêts de la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais de la bonne époque, et il le révèle par ses traits et par son caractère.

Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue de superbes moissons ; l’inondation périodique les rend d’une fertilité comparable à celles du Nil, si fameux pourtant dès l’antiquité. J’ai quatre rameurs laotiens ; l’un d’eux, il y a deux ans, a déjà été à mon service pendant un mois, et il m’a prié avec instance de le garder durant mon voyage à travers son pays, prétendant qu’il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu’alors je n’en avais eu que deux) me convenait beaucoup, et, après quelque hésitation, je finis par l’engager. Mon bon et fidèle Phraï ne m’a pas quitté, heureusement pour moi, car j’aurais de la peine à le remplacer, et puis j’aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux et dévoué. Son compagnon Deng, ou « le rouge », est un autre Chinois qui n’a encore fait avec moi que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez bien l’anglais, non pas cet incompréhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais ; il m’est utile comme interprète, et surtout quand il s’agit de comprendre ces individus ayant entre leurs dents une énorme chique d’arec. En outre, en sa qualité de cuisinier, il est d’une grande ressource pour ajouter un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive de temps en temps lorsqu’un cerf, un pigeon, voire un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre, ou approche à portée de mon fusil. J’avoue que ce dernier gibier ne possède pas toute mon estime ; mais il fait les délices de mes Chinois, avec le chien sauvage et les rats. « Chacun son goût. » Il a aussi son petit défaut, ce pauvre Deng (mais qui n’en a pas dans ce monde de temps en temps il aime à boire un petit coup, et je l’ai souvent surpris, aspirant, à l’aide d’un tuyau de bambou, l’esprit-de-vin des flacons dans lesquels je conserve mes reptiles, on buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malherbes. Dernièrement, pris d’une soif dévorante, pendant que j’étais sorti pour quelques instants seulement, il profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la précipitation de la crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d’un trait une partie de son contenu ; je rentrais comme il s’essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c’est impossible ; il criait de toutes ses forces qu’il était empoisonné ; il avait répandu une partie du liquide sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouillée ; le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber sur ma bouteille d’encre. Ce sera, je pense, une bonne et profitable leçon pour sa gourmandise.

Les gages mensuels de mes gens sont à présent de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près de quarante francs par mois. Ce serait bien payé dans tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais très-difficilement d’autres domestiques pour parcourir l’intérieur, même à raison d’un tical par jour.

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici qu’apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrâbat ; l’atmosphère est pure et sereine, le temps agréable et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me sens rempli d’animation et de joie. Autant j’étouffais et me sentais écrasé à Bangkok ville qui n’a nullement mes sympathies, autant mon cœur se dilate en chemin ; il me semble que j’ai grandi d’une coudée depuis que je me retrouve en vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque ; la vue de tant d’êtres rampants réunis sur un seul point me froisse comme penseur et m’humilie comme homme.

L’inondation qui couvre tout le delta du Ménam nous a permis, dès le premier jour du voyage, de couper à travers champs et de naviguer au milieu de belles rizières ; tout le pays, bien en amont d’Ajuthia, est inondé ; près des montagnes seulement le rivage commence à s’élever d’un pied au-dessus du plus haut point qu’atteignent les eaux. Déjà, en plusieurs endroits, on commence il couper le riz que l’on charge ainsi en herbe, et, dans quelques semaines, toute la population de la campagne, mâle et femelle, sera occupée, à moissonner.

Scène d'inondation dans le delta du Ménam.
Scène d'inondation dans le delta du Ménam.
Scène d'inondation dans le delta du Ménam.

Pour le moment, les paysans profitent encore généralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du farniente, pour aller aux pagodes porter aux bonzes des présents qui consistent principalement en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers soient vêtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu’ils passeront à courir le pays, car pendant plusieurs mois ils sont libres de quitter

leurs monastères et d’aller où bon leur semble.

XXIV

Nophabury. — La procession annuelle de l’inondation. — Les talapoins, prêtres, moines, prédicateurs et instituteurs. — Le parc aux éléphants d’Ajuthia. — Grande battue. — Départ pour le nord-est. — Saohaïe et la province de Petchauboune.

Avant de quitter définitivement les plaines de Siam, je voulus profiter des facilités que leur inondation donnait à la navigation d’une barque comme la mienne pour pousser une pointe jusqu’à Nophabury, la Louvo des écrivains du dernier siècle, où les rois de Siam, avant la ruine d’Ajuthia, avaient leur résidence d’été et venaient chasser l’éléphant pendant les hautes eaux. Située à la limite des basses et hautes terres du bassin du Ménam, cette ville, quoique bien déchue, est encore le chef-lieu d’une des plus riches provinces du royaume, de la plus agréable peut-être. Dominant au midi les plus fertiles rizières du Delta, elle s’appuie au nord sur des collines couvertes de plantations de corrossols et de bananiers, et que domine à l’horizon bleuâtre un vaste demi-cercle de montagnes boisées. Tel est, du moins, l’ensemble du paysage que j’embrassai du haut d’une petite pagode, qui fut autrefois un temple catholique, ainsi que le constatent son architecture et l’inscription : Jesus hominum salvator, gravée en lettres d’or sur le baldaquin d’un autel à colonnes cannelées dans le goût du XVIIe siècle.

Ce temple était la chapelle même du palais de Constance, cet aventurier de génie qui le premier rêva la rénovation de l’Orient par l’Occident, invoqua pour ses desseins l’appui de Louis XIV, fit concéder aux Français les places de Bangkok et de Mergui, et périt victime de la haine et des intrigues du vieux parti conservateur siamois. Les ruines de sa demeure princière jonchent aujourd’hui la terre ; mais le portique ogival encore debout et les pans de murs restés intacts indiquent de vastes proportions, tandis que de nombreux fragments de marbre, gisant parmi les débris, témoignent du goût et de la magnificence du fondateur de l’édifice. C’est bien là l’architecture contemporaine des splendeurs de Versailles, et l’on croira sans peine que retrouver à quatre mille lieues de distance, même sous des décombres amoncelés, des traces du génie de la terre natale, n’est pas une faible source d’émotions pour le voyageur.

Sur le trajet aquatique que je venais de parcourir depuis Petchabury, j’avais rencontré surtout des talapoins. Montés sur toutes les embarcations en usage dans la contrée, depuis la simple pirogue jusqu’à la grande et brillante barque couverte, qu’on nomme ici ballon, ils voguaient en toute hâte vers Ajuthia, rendez-vous désigné de la procession nautique (un ancien Grec aurait dit la théorie) qui, chaque année, lors de l’apogée de l’inondation, se rend en grande pompe au sommet du Delta, pour signifier au Ménam que sa crue est suffisante, et qu’il ait, en conséquence, à baisser le niveau de ses eaux.

Il y a en cette occasion, de la part des saints personnages, un grand déploiement de chants et d’exorcismes, dont la vertu ne saurait être mise en doute ; car si mauvaise volonté que montre le fleuve, il finit toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, par rentrer dans son lit.

Les talapoins usent des mêmes pratiques contre toutes les calamités venant du fait de la nature, telles que sécheresses ou pluies prolongées, passages de sauterelles, épidémies, etc. On raconte que, lors de la première invasion du choléra (venu de Java, selon l’opinion commune), ils n’imaginèrent rien de mieux que de rejeter le terrible fléau à la mer, qui semblait l’avoir vomi. Les pauvres Phras se déployèrent donc en lignes serrées et parallèles, sur tous les bras du fleuve qui mènent de Bangkok à l’Océan, et les descendirent en chantant, objurguant et anathématisant avec un zèle ardent, digne d’un meilleur sort que celui qu’éprouva plus de la moitié d’entre eux, foudroyée dans un court trajet de huit lieues, par l’invisible ennemi qu’ils pourchassaient. Néanmoins, comme au bout d’un certain temps le choléra, suivant sa marche habituelle, perdit de sa violence et finit par disparaître, les survivants de cette héroïque équipée ne manquèrent pas de s’attribuer la victoire.

Au moment de m’éloigner, peut-être pour n’y jamais revenir, des centres de population où s’exerce la plus haute influence de cette grande corporation, je crois indispensable d’esquisser ici les principaux traits de sa physionomie, plusieurs années d’observations personnelles, fortifiées par les aveux d’un grand dignitaire de l’ordre, dont je fus l’hôte à Nophabury, m’ayant mis à même de contrôler, sur ce sujet, les témoignages de mes devanciers les mieux informés.

Les Européens désignent généralement les prêtres bouddhistes de Siam sous le nom de talapoins, qui dérive sans doute de celui du palmier talapat, dont la feuille fournit la matière première de l’éventail que ces religieux portent constamment à la main ; mais leurs compatriotes leur donnent le titre de Phra, qui a conservé sur les rives du Ménam les mêmes significations qu’il avait jadis sur les bords du Nil : celles de grand, divin et lumineux.

Quant à l’ordre pris en masse, il est difficile de le qualifier d’après nos idées préconçues. Ce n’est point une caste, car ses rangs sont ouverts à tout le monde, même aux esclaves autorisés de leurs maîtres, et en cela seulement l’ordre est resté fidèle aux préceptes de son fondateur[14]. On ne peut guère plus l’appeler un clergé régulier, car, bien que les talapoins assistent et même président à toutes les phases principales de la vie sociale, à la naissance, à la tonte du toupet, au mariage, à la mort, et enfin aux funérailles, ils n’admettent en aucune manière que la sanction religieuse qu’ils apportent à ces actes profite à d’autres qu’à eux-mêmes. Le mérite de leurs œuvres n’est que pour eux, non pour ceux qui les emploient. Ils n’ont point charge d’âmes ; en un mot, ils ont un public, mais point d’ouailles.

Ce n’est pas que ce public leur marchande jamais le prix de leurs services. Bien loin de là, il les traite avec la plus grande vénération ; il leur concède les prérogatives les plus flatteuses, les titres les plus pompeux. Les gens du commun se prosternent devant eux, même au milieu des rues, en joignant les mains à la hauteur du front ; les mandarins, les princes mêmes, les saluent des deux mains ; et si le roi ne les salue que d’une seule, il les fait asseoir auprès de sa personne. Chaque jour il distribue lui-même l’aumône à plusieurs centaines d’entre eux, et cet exemple est suivi dévotement par la reine et les principales femmes du palais.

Car, bien qu’il soit écrit parmi les deux cent vingt-sept articles de la règle austère des talapoins :

« Ne regardez pas les femmes ;

« Ne pensez à elles ni éveillé ni endormi ;

« Ne leur adressez pas la parole en particulier ;

« Ne recevez d’elles aucune offrande de la main à la main ;

« Ne touchez pas à une écharpe de femme, ou même de petite fille au berceau ;

« Ne vous asseyez pas sur une natte de femme ;

« N’entrez pas dans une barque qui aurait servi à une femme, etc., etc. »

C’est certainement parmi cette moitié du genre humain que les talapoins trouvent le plus solide appui de leur institution.

Dans les familles pauvres, c’est la femme, ou la fille, qui, tous les matins, assise respectueusement devant la porte du logis, distribue l’aumône aux frères quêteurs de la pagode voisine, et glisse discrètement dans leur marmite, toujours béante, le meilleur morceau qu’elle a pu dîmer sur le modeste ordinaire des siens. Trois ou quatre fois par mois, en outre, sous prétexte de porter des fleurs à l’idole de ladite pagode, elles vont déposer des présents aux pieds de ses prêtres, et encourager pendant de longues heures par d’incessants satu ! satu ! (bravo ! bravo !) les récits inintelligibles, ou profondément soporifiques, de l’officiant du jour.

Dans les familles riches, les maîtresses de maisons : tiennent à honneur d’offrir à leurs amis et connaissances une prédication de même que parmi nous elles donneraient un bal ou un concert ; et en ces occasions, leur vanité de fortune ou de position se donne un libre cours dans le choix et dans l’étalage des objets qui doivent rémunérer le prédicateur et qui sont rangés avec ostentation dans la salle de réception. Ce sont de belles coupes à pied, des urnes de prix, contenant, les unes de l’or et de l’argent monnayé formant une somme supérieure aux appointements annuels d’un mandarin, les autres de belles étoffes jaunes en soie et en coton, d’autres encore des noix d’arec, du bétel ou du tabac, des paquets de thé, du sucre candi, des cierges, du riz, des fruits, des comestibles de toutes sortes, enfin un assortiment varié, digne de former la base d’un fonds d’épicerie, et capable de charger à pleins bords la barque du pieux marchand de paroles.

N’aurait-il que cette industrie, le métier de talapoin serait, on le voit, assez lucratif ; mais il y joint bien d’autres privilèges.

Exonérés de toutes corvées, de tout service civil ou militaire, de tout tribut ou impôt, les phras sont, de plus, exempts de tous droits de douanes. Pour eux, pour eux seuls existe le laissez-faire, laissez-passer ! et ils ne se font faute d’en profiter, car jamais contrebandier espagnol n’a mis au service du libre échange un zèle aussi ardent que celui des talapoins se procurant et colportant, sous le couvert franc de leurs habits jaunes, toutes sortes de marchandises, même les plus prohibées. Les trentième et trente et unième prescriptions de leur règle disent, il est vrai : « Ne trafiquez pas ; ne vendez rien ; n’achetez rien. » Mais les bons phras ne sont pas négociants, pas plus que ne l’était le père de M. Jourdain. Seulement, de même que ce pseudo-gentilhomme, ils se connaissent en marchandises et se plaisent, moyennant une juste rétribution, à faire profiter de leur science pratique leur parenté et leurs amis. — Oh ! Molière ! tu n’as pas écrit uniquement pour ton siècle et tes compatriotes, mais pour tous les temps et pour tous les pays !…

Si à tant d’avantages, déjà énumérés, on ajoute le casuel toujours très-productif, surtout aux funérailles et à cette cérémonie de la tonte du toupet qui est pour le Siamois adolescent ce qu’est la première communion pour l’Européen, et ce qu’était pour le jeune Romain la prise de la robe virile ; si, en outre, l’on tient compte du droit que possèdent les phras d’hériter, de tester et d’acquérir, en dehors du contrôle ordinaire des lois, on concevra facilement comment cet ordre de mendiants se compose, pour le seul royaume de Siam, de plus de cent mille frères bien nourris, et de plusieurs milliers de vicaires, provicaires, légats, prieurs et princes-abbés[15], jouissant de l’existence la plus confortable et des positions les plus sûres que puisse offrir l’ordre social siamois.

On ne peut donc s’étonner que les Siamois vivent dans le respect de l’habit jaune et dans la persuasion qu’en le revêtant on acquiert de grands mérites, non-seulement personnels, mais même applicables aux âmes des ancêtres. Aussi n’est-il pas de bon bourgeois qui n’exige de son fils d’entrer dans la sainte congrégation, du moins pour quelque temps. Rien n’est plus facile, du reste. Les rangs des talapoins s’ouvrent à quiconque se présente au conseil d’admission d’une pagode, vêtu de blanc et suivi d’un cortège suffisant de parents, d’amis, de musiciens, et muni d’honnêtes offrandes. Le postulant n’a qu’à déclarer devant l’assistance qu’il n’a jamais été attaqué de la lèpre ou de la folie, que nul magicien ne lui a jeté de sort, qu’il n’a pas contracté de dettes et qu’il possède le consentement de ses parents, vingt ans accomplis, le langouti jaune, la ceinture jaune, le manteau jaune, l’écharpe jaune et la marmite de fer battu. Ses négations et ses affirmations ouïes du conseil, on lui fait lecture de la règle de l’ordre, et, ipso facto, voilà le récipiendaire élevé de l’humble condition de laïque à l’état parfait de phra, dans lequel il doit se maintenir au moins durant trois mois. Ce temps écoulé, il est libre de rentrer dans le monde, de reprendre l’habit séculier et de se marier : il a payé sa dette à ses ascendants.

Même parmi ceux qui se consacrent entièrement à la vie monastique, il en est très-peu qui s’astreignent à passer chaque année dans leur couvent respectif au-delà de trois ou quatre mois de la saison des pluies ; tout le reste du temps ils l’emploient à vagabonder d’un bout à l’autre du royaume, plus occupés des soins terrestres que des affaires du ciel, en dépit des prescriptions les plus formelles de leur règle.

Comme c’est à de pareilles mains que l’éducation de la jeunesse masculine est livrée par la loi siamoise, on ne devra pas s’émerveiller non plus qu’il faille sept ou huit ans d’études monacales pour inoculer à un élève, privilégié sur dix fruits secs, la science complète de l’écriture et de la lecture, ni plus, ni moins.

J’étais de retour à Ajuthia vers le milieu d’octobre. Malgré mon intention bien arrêtée de ne passer dans cette vieille capitale que le temps nécessaire pour échanger une poignée de main avec le bon P. Larnaudie, qui se trouvait alors au milieu de sa petite chrétienté, j’y fus cependant retenu plusieurs jours par l’attrait inattendu que m’offrit un des épisodes les plus curieux de l’inondation.

Les éléphants abondent dans les forêts et les jungles qui entourent Ajuthia ; ils y vivent, non pas tout à fait à l’état sauvage, mais dans cette espèce de liberté dont jouissent les chevaux et les bœufs de la Camargue, et les buffles des Marins-Pontins. Tous sont propriété du souverain, et c’est un crime que d’en tuer ou d’en blesser un, même surpris en flagrant délit de déprédation. Une fois par an, seulement, on les traque officiellement pour en amener le plus qu’on peut dans le kraal, ou parc construit pour eux près d’Ajuthia, et qui forme le dépôt de remonte le plus vaste et le mieux organisé du royaume.

Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).
Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).
Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).

C’est un grand quadrilatère, fermé de deux enceintes concentriques et parallèles. La première, ou l’intérieur, est en maçonnerie de deux mètres d’épaisseur ; la seconde se compose d’une palissade en troncs massifs de teck, ou ciste des Indes, profondément enfoncés dans le sol et n’offrant entre eux qu’un intervalle de quelques pouces.

Chaque enceinte n’a qu’une entrée, sorte de traquenard qui s’ouvre ou se ferme par le jeu de deux énormes poutres, glissant facilement dans de profondes rainures.

Dès que la bande d’animaux pourchassés est engagée tout entière entre les deux enceintes, et que le seuil de la première s’est refermé sur elle, on procède au triage des éléphants propres au service. Cette opération se fait sous la direction d’un jury d’examen, composé des plus grands personnages de l’État, préside ordinairement par le roi en personne et siégeant sur une large plate-forme élevée sur un des côtés du kraal.

Les qualités recherchées à Siam, dans un éléphant, sont : une couleur approchant du brun pâle ou de l’isabelle cendré, des ongles bien noirs, et enfin des défenses bien intactes et une queue non mutilée. Ces deux derniers points sont difficiles à concilier dans un même individu ; car si un ivoire sans écorchure dénote chez l’animal qui en est porteur un caractère paisible et peu querelleur, une queue en bon état indique clairement que son propriétaire n’a jamais tourné le dos à l’ennemi.

Dès que, du haut de leur estrade, les membres de la commission d’examen ont remarqué dans la bande sauvage un animal remplissant, ou à peu près, les conditions requises, ils le signalent à l’attention et à la poursuite des cornacs-chasseurs apostés à cet effet. Ceux-ci font entourer immédiatement le pachyderme désigné par de vigoureux éléphants privés, qui le pressent, le poussent et l’amènent plus ou moins doucement dans l’enceinte intérieure. Si la pauvre brute regimbe trop, ou cherche à s’enfuir, un nœud coulant jeté autour d’une de ses jambes ne tarde pas à la faire trébucher ; puis un de ses congénères civilisé, s’appuyant sur elle de tout son poids, la fait tomber lourdement sur le sol, d’où elle ne se relève que bien et dûment garrottée et captive.

Cette dernière phase de la chasse est la plus dangereuse pour les chasseurs et amène parfois mort d’homme. On me l’a dit, du moins ; mais le cas doit être rare ; d’autant plus qu’on a ménagé, au centre même du kraal intérieur, un fort blockhaus d’un accès très-facile à l’homme, mais dont les énormes palissades sont à l’épreuve de la charge à fond de l’éléphant le plus désespéré.

Une fois ces animaux enfermés dans le kraal, il suffit pour les dompter de quelques jours d’une diète absolue, suivie d’un régime abondant de cannes à sucre et d’herbages frais. L’habitude quotidienne de l’aspect et de la voix de leurs gardiens achève de les apprivoiser.

Ces rudes colosses sont, du reste, à plusieurs égards, d’une timidité extraordinaire. Ils ont des nerfs de jolie femme ; il leur faut longtemps pour s’habituer, sans trembler, à la vue d’un cheval et à la détonation d’une arme à feu. Quand la vie du kraal les a bien soumis à la domesticité, on transporte à Bangkok ceux que le service du roi y réclame, dans des écuries établies sur d’immenses radeaux qui descendent lentement et surtout tout doucement le fleuve.

J’avoue que j’emprunte la plupart des détails qui précèdent plutôt à des récits de personnes dignes de foi qu’à mes propres observations ; car la chasse ou battue dont j’ai été témoin avait bien moins pour objet d’amener à la domesticité un certain nombre d’éléphants, que de mettre temporairement sous les verrous quelques centaines de ces quadrupèdes, qui, chassés par l’inondation de leurs pacages habituels, étaient venus chercher un asile et une pitance dans les vergers et jardins d’Ajuthia.

Pour dépister ces hôtes indiscrets, les gardiens du kraal ne trouvèrent rien de mieux que de glisser nuitamment dans la bande un certain nombre de femelles privées, habituées à revenir à l’étable au son d’une trompe ; en arrière, on forma un cercle de rabatteurs renforcés de gros éléphants mâles, chargés de couper la retraite à leurs camarades sauvages ; puis la battue commença. Je n’en ai jamais vu d’aussi émouvante.

À celui qui n’a jamais assisté qu’à une chasse d’Europe, qui n’a jamais vu fuir devant les cris, les cors, les chiens et les chevaux, que le gibier timide et chétif de nos forêts rabougries, rien ne donnera jamais l’idée de cette scène. Il pourra bien s’imaginer, dans un espace étroit, une lieue carrée peut-être, aux trois quarts submergée par l’inondation, deux ou trois cents éléphants, divisés en autant de troupeaux que le sol présente d’îlots ou de massifs d’arbres, et mis tout à coup en éveil par des bruits discords, s’élevant de trois côtés de l’horizon. Il pourra se les représenter, au fur et à mesure que le cercle de menaces se resserre autour d’eux, reculant peu à peu et se concentrant enfin en une seule masse énorme, qui, bientôt folle de terreur, s’élance tout entière, sur les pas des femelles privées, dans la seule direction où ne retentissent ni détonations d’armes à feu, ni clameurs humaines, ni vibrations de tam-tam. Oui ! l’imagination et le savoir aidant, il pourra graver dans son cerveau une image plus ou moins colorée de ces choses : mais le sol ébranlé sous les pieds de ces colosses effarouchés ; mais les taillis, les cépées, les futaies même disparaissant écrasés sous leurs flancs ; mais le clapotis et le remous des eaux soulevées par leur passage, qui lui en rendra jamais les saisissants effets ? Pour leur trouver des termes de comparaison, il faut avoir éprouvé la commotion d’un tremblement de terre, avoir suivi la course d’une trombe, avoir contemplé face à face une grande marée d’automne !

D’ailleurs, pour bien comprendre ce que les leçons de l’homme peuvent obtenir de l’intelligence des animaux, il faut avoir été témoin, comme je l’ai été en cette occasion, et du calme sang-froid des éléphants privés, chargés de côtoyer, à travers bois et fondrières, ruisseaux et torrents débordés, les lianes de la bande fugitive, afin de la maintenir dans la ligne prescrite, et des ruses calculées des femelles, qui, leur besogne de guides accomplie, et toutes les victimes de leur manège massées devant les murailles du kraal, font prestement demi-tour, et vont fortifier le cercle de leurs camarades, qui, à coups de trompes et de fronts et de flancs, forcent les pauvres sauvages à franchir la porte de la prison, jusqu’à ce qu’elle se ferme enfin sur le dernier d’entre eux.

Parti d’Ajuthia le 19 octobre 1860, dans la même embarcation qui m’avait amené jusque-là, j’étais le 20 à Tharua-Tristard, où je dus bivaquer à l’entrée du village, à cause de l’heure trop avancée de la nuit ; mais le matin, de bonne heure, j’allai débarquer devant la maison de Khun-Pakdy, le complaisant petit chef qui m’a accompagné il y a deux ans à Phrâbat. Le brave homme ne fut pas peu surpris en me voyant sortir de ma barque ; il en croyait à peine ses yeux, car il avait entendu dire que j’étais mort à Muang-Kabin. Nous renouvelâmes bien vite connaissance, et je vis avec plaisir comment son amitié, qu’un verre de cognac acheva d’exalter, avait résisté à l’épreuve du temps. Pauvre Khun-Pakdy ! si j’étais roi de Siam (ce qu’à Dieu ne plaise !), je te nommerais prince de Phrâbat, ou mieux je te céderais ma place.

À peine m’eut-il aperçu, qu’il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât à déjeuner ; puis, dès qu’il sut que je me dirigeais sur Kôrat, il se ressouvint qu’il m’avait promis de m’y accompagner si jamais je lui rapportais un fusil de Bangkok. « Ne fût-il que de trois ticaux, cela ferait mon affaire, » avait-il dit ; mais ne me voyant que des fusils à capsule comme par le passé : « Vous ne m’avez pas apporté de fusil, observa-t-il ; mais cela ne fait rien, j’irai avec vous quand même. Vive Kôrat ! là, nous ne mourrons pas de faim comme nous avons manqué de faire à Phrâbat ; on y a cent œufs pour un fuang, un porc pour une couple de ticaux. » Ce ne fut que lorsque je lui eus dit que je ne m’arrêterais probablement que très-peu de temps à Kôrat, et que j’irais plus loin dans des lieux où il faudra sans doute « serrer le ceinturon, » et que je ne souffrirais pas que par amitié pour moi il s’exposât à perdre son embonpoint de mandarin, que je parvins à mettre un frein à son dévouement enthousiaste ; enfin quand il entendit que souvent nous serions obligés de coucher à la belle étoile au milieu des forêts, il détourna la conversation.

Dès qu’on eut déjeuné, je fis reprendre les rames pour échapper aux caresses trop démonstratives et aux éloges bruyants dont le généreux Khun-Pakdy continuait à me gratifier.

En ce moment, cette charmante petite chaîne qui s’étend depuis Nophabury ici, et doit se rattacher vers le nord à celles de la Birmanie et vers l’est aux monts Deng qui coupent et longent la péninsule, m’apparait à une distance de quinze milles au plus, et réveille en moi une foule de souvenirs agréables. Décidément, je crois la bonne saison établie : l’air est pur, le ciel serein, et le soleil brille tous les jours presque constamment.

Saohaïe, 22 octobre. — Je n’ai pas encore atteint Pakpriau, et je commence déjà à rencontrer et à souffrir de ces petites contrariétés inévitables dans un pays comme celui-ci, inondé une partie de l’année, et où les moyens de communication manquent surtout pour qui traîne une certaine quantité de bagages avec soi. Depuis deux jours je suis ici, logé dans la barque d’un Chinois qui tout d’abord a craint de me donner asile dans sa cabane, et je puis me considérer heureux d’avoir au moins un gîte quelconque ; je pourrais bien n’en pas avoir du tout. Hier, je suis allé rendre visite au gouverneur, qui réside dans une vieille masure d’une saleté repoussante, à deux milles au-dessous du lieu où j’ai débarqué. De tout le chef-lieu de la province de Saraburi, cet établissement, avec quelques chaumières de cultivateurs éparses çà et là, est tout ce que j’ai remarqué ; il n’y a ni bazar, ni boutiques flottantes ; de temps à autre, de petits marchands viennent en ce lieu vendre ou échanger du sel, des objets de première nécessité, et quelques Chinois trafiquants ont de petits dépôts de langoutis, d’arec, de toile et de vestes siamoises, qu’ils vont troquer contre des peaux, des cornes et du riz, dans le haut de la rivière qu’ils remontent parfois jusqu’à Petchaboune.

Le courant était si fort, qu’en un quart d’heure nous fûmes entraînés à la résidence du mandarin que je connaissais déjà pour l’avoir vu lors de mon premier voyage, et lui avoir fait un présent en retour duquel il m’avait promis que si j’allais à Kôrat et que j’eusse besoin même d’une centaine d’hommes, il me les donnerait. Je lui annonçai mon intention d’aller à Khao-Khoc, lieu choisi depuis deux ans par les rois de Siam pour y fonder une place forte où ils comptent se réfugier, si jamais les Européens, qui les fatiguent de leur bruyante activité, s’emparaient de leur capitale ; ce qui, disons-le tout bas, serait chose très-facile. Il ne faudrait pour cela qu’une poignée de nos chasseurs, zouaves ou turcos habitués au soleil d’Afrique.

Je fus d’autant mieux reçu du fonctionnaire siamois, que je n’avais à lui demander aucun service, ayant déjà engagé une barque qui retourne avec son propriétaire à Khao-Khoc sous peu de jours. J’avais eu l’intention de me rendre à Patawi ; mais en cette saison les chemins qui y mènent sont tellement impraticables, que je dus abandonner cette idée. Un grand nombre d’habitants de cette province sont originaires du Laos, anciens captifs amenés de Vien-Chang après le soulèvement de cette province. Les provinces de Boatioume et de Petchaboune sont peuplées de Siamois, car le Laos proprement dit ne commence qu’à M’Lôm. Toutes ces provinces, de même que celles qui les confinent à l’est et au nord, sont gouvernées par des mandarins siamois, d’un rang plus ou moins élevé, c’est-à-dire que quelques-uns d’entre eux ont droit de vie et de mort, et sont alors considérés comme vice-rois. Les provinces plus éloignées, quoique simplement tributaires, relèvent du royaume de Siam et en font intégralement partie.

La province de Petchaboune est surtout renommée pour son tabac, considéré comme le meilleur de Siam, et dont il se fait un grand commerce avec Bangkok, malgré l’extrême difficulté des communications ; car à l’époque des grandes eaux, lorsque les barques d’une certaine grandeur peuvent s’y rendre, il faut un mois de lutte pénible contre un courant qui a la force d’un torrent pour atteindre le centre de production. Dans la saison sèche, il n’y a que les barques d’une très-petite dimension qui puissent être employées à ce voyage ; car, à de fréquents intervalles, on est obligé de les traîner sur le sable ou de les transporter au-delà des roches, qui forment en maints endroits des rapides obstruant la navigation. Ce commerce est, en grande partie, entre les mains des Siamois de Petchaboune, qui arrivent à Pakpriau vers la fin de la saison des pluies pour échanger ce produit contre des noix d’arec ou d’autres objets.

Les cantons nord de la province de Saraburi sont presque déserts, tandis que la partie sud, assez bien cultivée, est très-riche en riz, qui, bien que de qualité un peu inférieure à celui de Petchaburi, est considéré comme un des meilleurs du pays. C’est un objet d’échanges continuels et de transactions permanentes avec Bangkok. Quant à la population, qui est répandue d’une manière très clair-semée sur les rives du fleuve, elle ne peut être que difficilement recensée, de même que celle de toutes les autres parties du pays.

Saohaïe est le point de départ des caravanes qui se rendent à Kôrat ; un autre chemin conduit de Bangkok à cette ancienne ville du Cambodge : c’est celui de Muang-Kabin ; mais il n’est guère fréquenté que par les Laotiens de cette localité.

Je viens d’être interrompu par la visite inattendue du gouverneur, qui, tout en passant pour aller faire une offrande de fruits confits aux bonzes de sa pagode, s’est arrêté près d’une heure dans ma cabine. Il était dans une de ces élégantes et immenses pirogues, de plus de trente mètres de long, portant à leur centre un charmant pavillon, et pour laquelle j’aurais donné tout son château fort avec ses dépendances. Le gouverneur fit appeler le propriétaire de la barque qui doit me conduire à Khao-Khoc, et lui donna quelques instructions pour le chef de cet endroit, en ajoutant : « Je n’ai pas fait de lettre, parce que je sais que M. Mouhot n’en a pas besoin, car il y a deux ans il a su se faire respecter ici ; il en sera de même là-bas. » Je ne pus me dispenser de lui offrir quelques petits présents pour ce léger service qui sans doute ne me sera d’aucune utilité, et je lui offris une paire de lunettes montées en écaille, un flacon d’essence, une bouteille de cognac et une autre d’eau sédative que je lui préparai, sur ses instances, pour obtenir quelque remède souverain contre ses douleurs rhumatismales. Heureux Raspail ! dont le « système » va soulager les souffrances humaines jusqu’au fond des provinces les plus reculées de l’Asie. En retour, le mandarin promit de me donner un poney quand je partirais pour Kôrat, puis différentes choses très-utiles, dit-il ; toutefois, il a le loisir d’oublier sa promesse, car ici il est d’usage qu’un riche peut tout accepter, même des plus pauvres ; quant à donner, c’est plus rare. Du reste, de quoi vivraient ces mandarins, siée n’était de concussions et de la générosité de leurs administrés, car avec leurs honoraires seulement, quand ils en ont, ils seraient condamnés à une maigreur qui causerait leur désespoir en les faisant passer pour des hommes ineptes.

Les malheureux ne touchent qu’une fois l’an leurs appointements, dont voici le tarif :

Les princes et les ministres ont droit annuellement à vingt livres siamoises d’argent, égalant 7,000 francs.

Les mandarins de la première à la troisième classe à une somme variant de 3,600 à 500 francs.

Ceux de quatrième et de cinquième classe à une solde descendant de 360 à 180 francs. Les employés inférieurs ne reçoivent que 120 ou même 50 francs, et enfin les soldats, les satellites, les médecins, les ouvriers, etc., sont payés à raison de 30 à 36 francs. Autant, ni plus ni moins, que l’impôt réclamé au plus infime Siamois. La distribution de ces magnifiques allocations se fait à la fin de novembre et de la main même du roi. C’est encore l’occasion d’une mise en scène et d’un cérémonial qui ne durent pas moins de

douze jours.

XXV

Voyage à Khao-Khoc. — Traversée de la Dong-Phya-Phaye, ou forêt du Roi-du-Feu. — Le mandarin et l’éléphant blanc. — Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur.

Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans la barque d’un trafiquant chinois, tort bon homme du reste, et, qualité tout aussi agréable pour moi, ne s’enivrant ni d’opium ni de samchou. Il se propose de remonter jusqu’à Boatioume ; mais le courant est si fort que je crois bien qu’il ne pourra dépasser Khao-Khoc, car, malgré ses quatre rameurs, et l’aide des deux hommes qui me restent (j’ai dû congédier mon Laotien, qui trouvait trop fatigant de ramer, et préférait fumer et dormir), nous manquons d’être entraînés, à chaque détour de la rivière, dans les rapides formés par des roches, découvertes dans la saison sèche.

Le temps que je croyais tout à fait au beau fixe a changé depuis trois jours ; chaque après-midi, vers les quatre ou cinq heures, nous avons une forte ondée. Hier soir, j’ai été pris d’un mal de tête plus violent qu’aucun de ceux que j’avais encore eus depuis que je parcours ce pays, et j’ai cru un instant, être atteint de la fièvre, si redoutée pendant la saison des pluies dans tout le voisinage de la terrible Dong-Phya-Phaye ; mais il provenait de l’ardeur du soleil, auquel j’étais resté exposé toute la journée, et il s’est dissipé après une nuit passée au grand air sur l’avant de la barque ; le lendemain, j’étais, comme d’habitude, frais et dispos.

On me fait espérer pour demain le plaisir de voir Khao-Khoc ; je n’en serais pas fâché ; notre petite barque est tellement encombrée par mon bagage et celui de tant d’hommes, que j’y subis la torture d’une véritable incarcération, forcé que je suis, de garder les positions les plus gênantes. Ces douze jours de lente navigation m’ont déjà cruellement fatigué.

En outre, l’air qu’on respire ici est humide, malsain et d’une pesanteur extrême ; intérieurement on a froid, on est saisi de frissons, tandis que la tête brûle et que le corps ruisselle de sueur.

Après quatre journées d’une fatigue excessive, nous entrions hier soir dans une gorge creusée par la rivière qui, même à cette époque, n’a pas plus de quatre-vingt-dix mètres de largeur, lorsqu’une pluie torrentielle vint subitement fondre sur nous et nous contraignit à nous arrêter et à chercher un abri sous notre toit de feuilles.

La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes pauvres hommes qui, m’ayant cédé l’avant, se trouvaient entassés à l’intérieur, et gémissaient sans pouvoir goûter un seul instant de sommeil après tant de fatigues, tourmentés qu’ils étaient par une chaleur suffocante et par des légions de moustiques.

À la pointe du jour, après une centaine de coups de rame et un nouveau coude de la rivière franchi, nous nous trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a été bien inutilement choisi, selon mon humble avis, par les rois de Siam pour y élever une place forte, dans l’intention de s’y retirer si jamais les blancs, envahissant le sud, ils étaient obligés d’abandonner Bangkok à leur dévorante ambition. Pauvre calcul de la peur, car la possession de Bangkok entraînerait celle de tout le Delta, et personne ne songerait à venir inquiéter la royauté fugitive dans une pareille solitude.

À deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, je vis une espèce de débarcadère, et une habitation de médiocre apparence portant le nom prétentieux de palais ; elle n’est composée que de feuilles et de bambous : c’est Prabat-Moi. Quant à Khao-Khoc, quoique depuis trois ans le deuxième roi y soit venu très-souvent pendant la bonne saison, non-seulement il n’y a point de débarcadère, mais pas même un escalier creusé dans la terre pour faciliter l’escalade de la rive qui est haute et escarpée.

Aussitôt arrivé, je mis pied à terre et me disposai à faire un choix parmi les nombreuses habitations vacantes de mandarins que l’on m’avait dit se trouver sur les bords de la rivière ; mais j’eus beau battre les broussailles et les taillis avec mes hommes, enfonçant jusqu’aux genoux dans un sol détrempé et fangeux, je ne pus découvrir que sept ou huit chaumières de Laotiens qui forment le noyau de la population de la citadelle future, cultivateurs paisibles et hospitaliers qui seraient bien affliges, et encore plus épouvantés si jamais leurs échos répétaient un jour de sinistres bruits de guerre, s’ils voyaient luire au loin des baïonnettes européennes, ou s’ils entendaient tonner des canons rayés. Quant aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout l’espace au-delà d’une zone de cinquante pas comprise entre la montagne et les bords du fleuve n’est encore qu’un marécage, et tous les étroits sentiers sont obstrués par des broussailles et de hautes herbes qui ont eu le temps de croître pendant les six ou huit mois écoulés depuis la dernière visite du roi.

Ne pouvant trouver une seule cabane habitable, nous nous mîmes en devoir d’abattre des bambous pour nous en construire une ; ce qui ne fut pas long, plusieurs hommes du hameau s’étant joints à nous, et c’est dans cette hutte ouverte à tous les vents que nous nous sommes installés.

Dans l’intervalle, j’appris qu’un éléphant blanc venait d’être pris dans le Laos et qu’il était en route pour Bangkok sous la garde d’un mandarin.

Cette grande nouvelle a été apportée ici par un messager, chargé par le vice-roi de Kôrat de faire préparer la route et les étapes pour la bête sacrée. M’étant trouvé chez le premier magistrat de Khao-Khoc au moment de l’arrivée dudit messager, je me suis empressé de reporter sur mon journal les principaux détails de cette entrevue et du dialogue qui s’ensuivit, dans l’espoir qu’ils auront au moins, pour mes lecteurs, si j’en ai jamais, le piquant de la nouveauté.

La scène se passe dans le prétoire de la localité, dans ce qu’en France on appellerait l’hôtel de la préfecture. Pauvre prétoire qui ne diffère guère de la plupart des huttes cambodgiennes et dans la construction complète desquelles, pilotis, charpente, cloisons, plancher et toiture, gros et petit mobilier compris, il n’entre d’autres matériaux que ceux que peut fournir un pied de graminée, — gigantesque il est vrai, — une touffe de bambou.

Sur le plancher vacillant de cette espèce de cage, le mandarin, les jambes croisées à la façon d’un tailleur, occupe une estrade de dix à quinze pouces de hauteur et roule dans la bouche, d’un air grave, quelques pincées de bétel ; devant lui, plutôt étendu que prosterné, le messager, fonctionnaire de l’ordre des nai-mouets ou sergents de police, fait son rapport, tandis que, sur les degrés de l’échelle qui donne accès à la salle d’audience, des volailles indiscrètes se perchent et caquètent, et que des tonquins, à l’abdomen distendu, se vautrent et grognent dans la vase chargée d’immondices du sous-sol de cette demeure officielle.

Le message débité et ouï, le mandarin se lève avec transport, dépose sa chique, joint les mains et s’écrie : « Heureux événement ! Avez-vous, ô Nai-Mouet ! été favorisé de la vue du saint éléphant ?

Le messager. — Illustre seigneur, que n’en est-il ainsi ! Mais je ne le connais que par la proclamation de l’auguste Chao-Phaja de Kôrat, dont je reçois les ordres, moi cheveu. L’auguste Chao-Phaja s’est transporté jusqu’à Pimaie pour vérifier si la chose était telle que l’annonçait le roi de Louang-Prabang, et à son retour il a déclaré avoir reconnu un éléphant mâle, de noble race, marqué de tous les signes divins.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! Alors sa couleur peut être comparée à la couleur d’une marmite de terre neuve ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres ; il en est ainsi.

Le mandarin. — Parfaitement ! Et quelle est sa taille ?

Le messager. — Illustre seigneur ! il a au moins quatre coudées de hauteur.

Le mandarin. — Ah ? Il est jeune encore ? et a-t-il une bonne apparence ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres ; il est majestueux.

Le mandarin. — Et quand devons-nous l’attendre en ces lieux ?

Le messager. — Illustre seigneur ! si je puis énoncer une opinion à cet égard, moi cheveu, il sera ici vers le milieu de la prochaine lune.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! Tout sera prêt pour sa réception. »

Et tandis que le Nai-Mouot se glisse à reculons vers l’échelle pour aller porter ailleurs la bonne nouvelle, l’illustre seigneur aux soixante ticaux d’appointements annuels (180 fr.), auquel il vient de la communiquer ; se frotte les mains avec une vigueur inaccoutumée et répète, avec une animation croissante :

« Heureux événement ! heureux événement ! »

Le digne magistrat ne put me cacher longtemps que ce qu’il prisait le plus dans l’événement, ce qui le rendait si joyeux, c’était la faculté que l’ouverture et la réparation des routes allait lui donner d’imposer des corvées à ses administrés. Il m’avoua humblement, pleurant d’un œil et riant de l’autre, qu’il en imposerait beaucoup plus que la chose ne l’exigeait absolument, et que tous ceux qui voudraient s’en racheter le trouveraient disposé à traiter avec eux au prix modique de seize ticaux par tête, et que cette petite négociation, menée à bonne fin, le mettrait à l’abri du besoin dans sa vieillesse.

« C’est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes collègues, grands et petits, appellent proverbialement tham na bon limg-phraï (faire sa moisson sur le dos du peuple). N’avez-vous pas, ô vénérable étranger ! quelque expression équivalente dans la langue de votre patrie ? »

Tous les habitants du village, une cinquantaine a peu près, sont venus me présenter leurs enfants et me demander des remèdes, les uns contre la fièvre, d’autres contre la dyssenterie ou les rhumatismes, etc. Je n’ai pas entendu dire qu’il y eût des lépreux ici comme à Khao-Tchioulaü ; mais les enfants sont d’une saleté révoltante ; ils sont littéralement couverts d’une couche de crasse qui les fait ressembler à des négrillons ; la plupart de ces pauvres petits êtres tremblent de la fièvre. Le lieu que j’habite est dans une vallée formée par une ceinture de montagnes venant de Nophabury et de Phrâbat, contre-forts de la chaîne qui, contournant le bassin du Ménam, se relie à celles de la péninsule et de la Birmanie. Le mont Khoc s’étend à un kilomètre de la rive gauche de la rivière, autour d’un espace demi-circulaire, puis se rattache aux montagnes qui courent à l’est vers Kôrat et au nord vers le M’Lôm et le Thibet. En face du mont Khoc, d’autres monts s’élèvent en pente abrupte à partir de la rive droite qu’ils dominent un instant pour se prolonger à l’est où ils se réunissent à d’autres chaînes. C’est dans cette étroite vallée et sur les bords de la rivière qu’est situé le hameau que j’habite. Toute la contrée est dans un état sanitaire affreux ; cependant, comme tous les pays montagneux, elle recèle des choses admirables.

Les pluies qui deviennent de plus en plus rares et qui ont même fini de tomber au nord ont déjà fait baisser le lit de la rivière de plus de vingt pieds. On me dit qu’à Boatioume elle est si étroite que les branches des arbres des deux rives se touchent et forment une voûte au-dessus de la tête des voyageurs. Ces montagnes, composées de calcaire, sont couvertes d’une puissante végétation, mais portent partout les traces de l’eau qui les recouvrait à une époque géologiquement récente. De leur sommet, on peut se représenter les limites qu’avait alors la mer ; on reconnaît du premier coup d’œil qu’elle envahissait la plaine qui se déroule au sud, et que tous les éperons des massifs montagneux formaient des caps, des golfes ou des îles. J’ai trouvé à peu de distance de leur base, sous une couche d’humus, des bancs de corail fossile et des coquillages marins en fort bon état de conservation[16].

Dès que ma hutte fut achevée, ce qui ne fut ni long ni coûteux, nous y établîmes trois hamacs, nous nous mîmes en devoir de nous préparer un terrain de chasse pour les insectes, qui ne sont jamais plus abondants qu’à la fin et au commencement de la saison des pluies, et nous abattîmes une quantité d’arbres d’une grosseur raisonnable. Le métier de bûcheron est dur et pénible sous cette latitude, où le soleil, pompant l’humidité de la terre et des marécages dont nous sommes environnés, nous enveloppe d’une atmosphère d’étuve ou de serre chaude ; mais nos peines ont été largement compensées par une chasse abondante et fructueuse : les longicornes abondaient, et, aujourd’hui, j’ai une boite pleine de plus de mille insectes rares et nouveaux ; j’ai même été assez heureux pour remplacer un certain nombre des rares espèces de Petchaburi qui ont été détruites ou détériorées par l’eau de mer dans ma collection naufragée avec le Sir J. Brooke.

Les habitants du village et des environs, et jusqu’aux talapoins des pagodes voisines, viennent chaque jour m’apporter des bêtes, comme ils disent ; les uns des sauterelles, les autres des scorpions ; qui des serpents, qui des tortues, etc., et le tout accroché au bout d’un bâton. Leur but, ce faisant, est d’obtenir en retour un ou deux boutons de cuivre, quelques grains de verroterie, ou un peu de toile rouge.

Le vent du nord se fait très-souvent sentir ; cependant ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent quelquefois le dessus et nous ramènent de la pluie ; mais la chaleur des nuits diminue chaque jour, au point que maintenant après trois heures du matin je puis supporter une couverture ou m’envelopper de mon burnous. Mes deux serviteurs ont de temps en temps quelques atteintes de fièvre intermittente ; ils se plaignent souvent du froid à l’estomac. La mort nous dresse tant d’embûches dans ces lieux humides que celui qui y échappe peut se considérer comme privilégié.

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L’air commence à fraîchir à la fin de novembre ; avec décembre nous entrons en plein hiver ; une bonne brise, pareille à notre bise de mars, souffle du nord toute la journée, et, la nuit, le thermomètre baisse déjà jusqu’à quinze degrés centigrades. Le soir, je me promène au bord de la rivière enveloppé d’un chaud burnous, le capuchon relevé ; c’est un plaisir que je n’avais pas goûté depuis ma visite à Phrâbat il y a deux ans. Il faut avoir passé tant de nuits d’insomnie, suffoquant de l’extrême chaleur, pour se figurer le bien-être que l’on éprouve à dormir enfin sous une bonne couverture de laine et surtout sans faire une guerre incessante à ces affreux moustiques. Phraï et Deng ont toute leur garde-robe sur le dos le jour et la nuit ; je les ai même vêtus d’une double flanelle rouge et de chapeaux de feutre ; on les prendrait pour des garibaldiens, — à leur costume seulement, car ils n’ont rien en eux de tapageur ou de guerrier ; — cependant ils ne manquent pas d’un certain courage qui a aussi son mérite. Ils dansent en chantant autour d’un bon feu, et ils ouvrent de grands yeux quand je leur dis que j’ai vu des fleuves et des rivières plus larges que le Ménam, gelés et sur lesquels les chars les plus lourds pouvaient circuler ; et d’autres où l’on rôtit quelquefois des bœufs entiers, et que souvent, dans ces contrées-là, des hommes et des animaux meurent de froid.

Mon petit Tine-Tine ne dit mot ; il s’enfonce sous ma couverture et y dort à son aise ; cependant si Phraï le tourmente en dérangeant sa literie, il lui montre les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai pas encore parlé de ce petit compagnon qui m’est si fidèle et si attaché, de ce joli et mignon King-Charles que j’ai amené avec moi, et dont toutes les Siamoises, surtout celles qui n’ont point d’enfants, sont éprises, malgré l’aversion que les Siamois témoignent aux chiens généralement ; aversion n’est peut-être pas le mot propre ; mais ils ne caressent jamais ces animaux, qui d’ailleurs demeurent presque tous à demi sauvages. Je crains bien pour ce pauvre chien une triste fin ; qu’il ne soit foulé aux pieds par un éléphant ou qu’un tigre n’en fasse une bouchée.

Depuis deux jours nous faisons bombance ; au moment où les vivres commençaient à nous manquer, le poisson s’est avisé de remonter la rivière, et c’est par centaines qu’on les prend à la trouble ; ils ne sont guère plus gros que des sardines, il est vrai ; mais en une heure nous en avons pris de quoi remplir six ou huit paniers, et mes deux serviteurs ont assez à faire à couper les têtes et à saler.

Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont encore à la mamelle, viennent constamment m’apporter des insectes pour avoir un bouton de cuivre ou une cigarette. Oui, une cigarette ! ces bambins quittent le sein de leur mère pour la pipe et alternativement ; s’ils n’étaient pas si sales, ils seraient gentils, et je serais porté à les caresser ; mais depuis que j’y ai été pris, je crains les affections cutanées.

Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambodgien, et plus peut-être que le Siamois. Si quelque personne tombe malade de la fièvre ou seulement de quelque légère indisposition, à coup sûr c’est le démon qui est entré dans son corps. Si quelque affaire ne réussit pas, ce ne peut être que la faute du démon ; si quelque accident arrive à la chasse ou à la pêche, ou en coupant du bois dans la forêt, c’est le démon et toujours le démon. Dans les maisons, ils conservent précieusement un talisman, généralement un simple morceau de bois, ou une plante parasite dont la forme possède quelque ressemblance avec une partie quelconque du corps humain, et qui doit à cette circonstance de devenir le dieu lare du foyer, le protecteur qui en écarte tout les mauvais génies.

Tous les jours, nous organisons une nouvelle chasse dans les forêts ; et cependant ici, quand on ne croit chasser qu’aux insectes ou aux oiseaux, il arrive que le bruit de la voix, ou la détonation de nos fusils dans ces profondes solitudes, répétés par les échos de la montagne, fait sortir les animaux féroces de leurs repaires. Hier, après une chasse assez longue et fatigante dans laquelle nous avions tué quelques oiseaux et un ou deux singes, nous revenions fatigués, lorsque, arrivés à une petite éclaircie de la forêt, je dis à mes deux « boys[17] » de prendre un peu de repos au pied d’un arbre pendant que j’irais, de ma personne, à la recherche des insectes, etc. Tout à coup mon attention est éveillée par un bruit suspect, comme le piétinement d’un animal se glissant dans l’épais feuillage. Je relève aussitôt la tête, saisissant et armant en même temps mon fusil, et je me glisse légèrement derrière le grand arbre au pied duquel dorment mes hommes. Il était temps ! En ce moment même un beau et grand léopard prenait son élan pour franchir les broussailles et s’élancer sur un de mes domestiques, qui tous deux sommeillaient aussi paisiblement que s’ils eussent été dans notre hutte. Je n’eus pas une seconde à moi pour viser et presser la détente de mon arme, et l’animal, frappé de ma balle à l’épaule droite, alla rouler à plusieurs pas de distance, dans un inextricable buisson, après avoir décrit en l’air un bond d’une hauteur prodigieuse. Il n’était que blessé, et nous avions tout à craindre, si je ne réussissais à le tuer, ou tout au moins à lui briser l’autre épaule pour le mettre dans l’impossibilité de nous faire du mal. Une seconde décharge, qui le frappa dans la région du cœur, l’acheva presque instantanément.

L’effroi, la crainte et l’émotion de mes deux pauvres garçons réveillés en sursaut par la première détonation de mon arme, si près de leurs oreilles, ne peuvent se comparer qu’au plaisir qu’ils éprouvèrent en voyant l’animal étendu sans vie à leurs pieds.

Je pouvais regarder cette aventure comme une étrenne du nouvel an, car nous sommes au dernier jour de décembre.

Encore une année écoulée, année semée pour moi, comme pour tous, de joies, d’inquiétudes et de peines, et aujourd’hui plus encore que les autres jours mes pensées se reportent sur le petit nombre d’êtres qui me sont chers. Plus d’un cœur ami, à cette heure, répond aux battements du mien ; j’en suis sûr, des vœux pour le pauvre voyageur s’élèvent à la fois et identiques des foyers de mon père, de ma femme et de mon frère, quelle que soit la distance qui les sépare. Tous désirent mon retour, m’écrit mon frère dans sa dernière lettre que mes amis de Bangkok viennent de m’envoyer, et pourtant je ne suis qu’au début de ma nouvelle campagne : serait-ce d’un bon soldat de prendre son congé à la veille d’une bataille ? Je suis aux portes de l’enfer, comme appellent cette forêt les Laotiens et les Siamois. Tous les êtres mystérieux de cet empire de la mort semé des ossements de tant de pauvres voyageurs, dorment profondément sous cette voûte épaisse. Je n’ai rien qui pourrait effrayer les démons qui l’habitent, ni dents de tigre, ni cornes de cerf rabougries, aucun talisman enfin, que mon amour pour la science et ma croyance en Dieu. Si je dois mourir ici, quand l’heure sonnera je serai prêt.

Il y a dans le repos de cette forêt, dans le calme de cette puissante nature tropicale, quelque chose d’une majesté indéfinissable qui à cette heure de la nuit (minuit) fait sur moi une impression profonde. Le ciel est serein, l’air frais ; les rayons de la lune ne pénètrent qu’à travers les branches et les feuilles des arbres, et n’éclairent çà et là que quelques coins du sol, qu’on dirait des lambeaux de papier dispersés par le vent ; pas le moindre souffle ne fait bruire les arbres, et rien ne troublerait ce silence imposant sans quelques feuilles mortes qui tombent de branche en branche avec un petit bruit sec, le murmure d’un ruisseau qui coule à mes pieds sur un lit de cailloux, quelques grenouilles qui se répondent de distance en distance, et dont le coassement ressemble à l’aboiement rauque d’un chien. De temps en temps quelque oiseau de nuit, des chauves-souris, s’approchent, attirées par la flamme de la torche qui brûle attachée à une branche de l’arbre sous lequel j’ai étendu ma peau de tigre ; puis, à de longs intervalles, retentit le cri plus ou moins rapproché d’une panthère qui appelle son mâle, et auquel répondent, par des grognements au sommet des arbres, des chimpanzés dont elles troublent le repos.

Un sabre d’une main et une torche de l’autre, Phraï poursuit des poissons dans le ruisseau ; son ombre reflétée sur les rochers et dans l’eau, pendant qu’il s’escrime et crie tour à tour : « Manqué ! touché ! » le ferait prendre pour un démon par les gens du pays. Je ne sais pourquoi, mais je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse que quelques heures de sommeil et une longue chasse demain parviendront à dissiper ; comment finira cette année pour nous ? Atteindrai-je mon but, et aurai-je le bonheur de conserver cette santé sans laquelle il me serait impossible de rien faire, et pourrai-je surmonter tous les obstacles et les difficultés qui m’attendent, et dont les moyens de transport, si difficiles à se procurer, ne sont pas les moindres ?

Cependant, malgré tout, que ceux qui pensent à moi à cette heure, par-delà les continents et les mers, au foyer de famille, ne soient pas trop inquiets sur mon sort, et conservent cet espoir et cet amour en Dieu qui seuls font l’homme grand et fort. Avec l’aide de la protection divine, le jour de notre réunion viendra, et notre persévérance et nos efforts seront récompensés ! Et toi, fil magnétique invisible qui, malgré les distances, réunis les cœurs amis, porte les bénédictions du voyageur à tous ces êtres chéris, inspire-leur ces pensées qui font ma force de toutes les heures, et ma consolation dans les plus tristes et les plus pénibles moments. À tous donc une heureuse année ! Puissé-je aussi ramener sain et sauf ce pauvre jeune Phraï, compagnon fidèle de mes travaux, de mes fatigues, et dont e dévouement semble à l’épreuve de la mort. Mes deux serviteurs sont un peu épuisés par la fièvre et un commencement de dyssenterie ; mais ils ne m’en suivent pas moins pleins d’entrain et de gaieté, et me montrent un attachement de tous les instants.....

À cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se trouve le mont Sake, et, à deux milles au-delà, toute trace d’habitation cesse jusqu’à Boatioume. Les bords solitaires de la rivière gagnent en charme ou en pittoresque ; tantôt ce sont de belles roches de calcaire couvertes en maints endroits d’une croûte de matières ferrugineuses, et d’où découlent des sources bruyantes qui, douées de la propriété d’incrustation, laissent partout sur leur passage des dépôts de formes curieuses ; tantôt des monts qui s’élèvent abruptement à une grande hauteur, et renferment des grottes plus ou moins profondes et ornées de stalactites ; enfin de gracieux lits de sable, et des îlots où s’étendent pour se chauffer au soleil une foule d’iguanes ; partout c’est une riche végétation entremêlée d’élégantes touffes de bambous. Là s’ébattent et se querellent des troupes de chimpanzés sur lesquels s’exerce l’adresse de Phraï, et qui lui procurent des repas délicieux.

Nous montions une pirogue très-légère, de sorte que le premier jour nous dépassâmes des bateaux de Petchaboune qui l’avant-veille étaient partis de Khao-Khoc ; car le courant est encore assez rapide, lors même que les eaux sont déjà si basses qu’en maints endroits il faut traîner les embarcations sur le sable, et que les perches remplacent partout les avirons.

Les tigres ; assez rares à Khao-Khoc, sont beaucoup plus communs aux environs de Boatioume où ils détruisent beaucoup de bétail. Les crocodiles y sont également en beaucoup plus grand nombre. Avant-hier, de notre barque, j’en tuai un d’une grosseur énorme, le plus grand que j’eusse vu jusqu’à présent. Un Laotien, ancien chasseur renommé pour son adresse et son courage, m’a raconté, au sujet de ces amphibies, l’anecdote suivante : « Un alligator dormait sur le sable, tout près de la rivière, la gueule ouverte. Un tigre, venu là pour se désaltérer, s’approche et fourre sa patte entre les mâchoires béantes ; le croc se referme, et le tigre est aussitôt entraîné sous l’eau. Grâce à ses efforts désespérés, celui-ci parvient à ramener au rivage son adversaire, qui à son tour l’entraîne une seconde fois. De nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile l’emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin la balle du vieux chasseur ayant frappé le tigre, les deux adversaires disparurent, ne

laissant à la surface de l’eau qu’un filet de sang. »

XXVI

La ville de Tchaïapoune. — Retour à Bangkok. — L’éléphant blanc. — Encore la forêt du Roi-du-Feu. — Kôrat et sa province. — Penom-Wat.

Ayant atteint la ville de Tchaïapoune le 28 février 1861, je me présentai au gouverneur pour lui demander de l’aide et le prier de me louer des éléphants ou des bœufs pour continuer mon voyage. Je lui montrai mon passeport français, la lettre du Khrôme Luang, puis une autre du gouverneur de Kôrat ; mais tout fut inutile. Il me fut répondu que, si je voulais des bœufs ou des éléphants, il y en avait dans la forêt. J’aurais pu me passer de l’assistance de ce fonctionnaire en langouti, et louer d’autres animaux chez les habitants de la ville ; mais ceux-ci me les auraient fait payer deux ou trois fois plus cher que le prix ordinaire, et ma bourse est trop légère pour me permettre un pareil sacrifice, qui se renouvellerait probablement à chaque station. La seule chose qui me restait à faire, c’était de retourner sur mes pas, en laissant un de mes domestiques à Kôrat avec mes bagages, et de revenir avec l’autre à Bangkok, pour réclamer près de notre consul, des ministres ou du roi lui-même ; car il y a un traité conclu par M. de Montigny, entre la France et le roi de Siam, qui oblige à donner aide et protection aux Français, et surtout aux missionnaires et aux naturalistes. C’était là une perte de temps bien regrettable et qui pouvait m’occasionner de très-sérieux inconvénients, car, si par suite de ces délais je venais à être surpris par la saison des pluies au milieu des forêts, ou même avant mon arrivée dans un lieu sain, ma santé et ma vie pouvaient être compromises.

Heureusement, depuis Kôrat, j’eus le plaisir de voyager en compagnie de cet éléphant blanc capturé dans le Laos, dont j’ai parlé plus haut, et qu’un dignitaire de Bangkok, avec lequel je liai connaissance et qui me prit en amitié, était venu chercher en grande pompe. La caravane était magnifique : elle comptait plus de soixante éléphants de couleur normale, dont deux furent mis à mon service, un pour moi-même et un autre pour mon domestique.

Me trouvant donc dans les bonnes grâces du mandarin chargé d’escorter le pachyderme, fétiche, je lui contai mon aventure, et il me promit de me faire obtenir tout ce que je désirais. À notre arrivée à Saraburi, nous trouvâmes les administrateurs du Laos et les premiers mandarins de Bangkok réunis en cette ville pour prendre soin de l’éléphant. Les Siamois, gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la métempsycose, croient que l’âme de quelque prince ou de quelque roi passe dans le corps de ce pachyderme, comme aussi dans le corps des singes blancs et de tout autre animal albinos : c’est pourquoi ils ont pour ces créatures maladives la plus grande vénération, non pas qu’ils les adorent, car les Siamois, en vrais disciples des premiers apôtres du bouddhisme, ne reconnaissent aucun être suprême, pas même le premier Bouddha ; mais ils ont la croyance que ces êtres anormaux portent bonheur au pays.

Pendant le trajet, des centaines d’hommes coupaient les branches devant l’animal et lui préparaient un chemin facile. Deux mandarins lui servaient à ses repas des gâteaux de différentes espèces dans des plats d’or, et le roi lui-même, sorte de philosophe rationaliste, vint jusqu’à Ajuthia au-devant de lui.

Grâce à ce fétiche et à l’aide de quelques présents de valeur, je réussis à obtenir des lettres un peu plus favorables pour les gouverneurs des provinces du Laos et je quittai de nouveau Bangkok, où pendant une quinzaine de jours je reçus la gracieuse et généreuse hospitalité de mon ami le docteur Campbell, un des meilleurs hommes que j’aie rencontrés jusqu’à présent, et dont la bonté, l’affabilité et la loyauté ont gagné mon cœur et mon estime.

Enfin, après une double dépense, d’argent et de temps, celle-ci plus irréparable que celle-là, je pus reprendre la route du nord.

En me parlant de son voyage à Kôrat, le docteur House le plus hardi des missionnaires américains de Bangkok et le seul blanc qui ait pénétré jusque-là depuis un grand nombre d’années, me disait qu’il n’avait éprouvé sous tous les rapports qu’une déception ; J’en dirais autant, si j’étais comme lui parti avec beaucoup d’illusions ; mais j’avais une idée de la forêt du Roi-du-Feu, quej’avais déjà traversée sur une foule de points, comme à Phrâbat, à Khao-Khoc, et à Kenne-Khoé, et sous les ombrages délétères de laquelle j’avais déjà passé plus d’une nuit. Quant à des cités, je ne m’attendais point non plus à en trouver au milieu de ces bois, presque impénétrables, et où l’œil même ne peut plonger à plus de quelques pas devant soi. Dernièrement encore, je viens d’y passer dix nuits successives. Durant la traversée de cette immense et épaisse forêt, tout ce qu’il y avait de Chinois dans la caravane, heureux à chaque halte de se trouver encore au nombre des vivants, s’empressaient de tirer de leurs paniers une abondance de provisions capable de satisfaire l’appétit le plus exigeant ; ils choisissaient, à défaut d’autel, quelque gros arbre ; ils disposaient leurs plats, allumaient des bougies, et brûlaient force papier doré, en marmottant des prières à genoux. À l’entrée et à la sortie de la grande forêt, ils jetaient des feuilles et déposaient des bâtons parfumés dans des espèces de chapelles élevées sur quatre pieux de bambous ; ces étranges offrandes devant, selon eux, conjurer les démons et écarter la mort.

Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les trouvai très aguerris, surtout ceux qui ont fait huit ou dix fois ce voyage par an. Ils n’ont même pas peur d’éveiller le roi du Feu en tirant sur les voleurs et le gibier qui se présentent. La mort cependant recrute journellement, et même dans la bonne saison, un ou deux individus sur dix nouveaux venus qui traversent cette forêt. Je suppose que le nombre de ceux, qui payent leur tribut dans ce terrible passage, soit à la maladie, soit à la mort, doit être considérable dans la saison des pluies. Lorsque tous les torrents débordent, que la terre est partout détrempée, que, d’une extrémité à l’autre, le chemin n’est qu’un chapelet de fondrières, que les rizières sont couvertes de plusieurs pieds d’eau, et qu’après cinq ou six jours de marche dans la vase, le voyageur ne cesse de transpirer au milieu d’une atmosphère d’une puanteur extrême, chaude comme une étuve chargée de miasmes putrides, que de victimes doivent succomber !

Deux Chinois de notre caravane arrivèrent à Kôrat avec une fièvre affreuse. Je pus en sauver un, parce que, prévenu à temps, je lui administrai de la quinine ; mais l’autre, celui qui paraissait cependant le plus robuste, était déjà agonisant quand j’appris qu’il était malade.

Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phaye avait été sur le revers occidental de la montagne. Nous campâmes sur un coteau où nos pauvres bœufs, faute d’herbe, durent apaiser leur faim avec quelques feuilles arrachées aux arbustes. La rivière qui descend de ces hauteurs est celle qui passe près de Kôrat. Sur la colline de la rive opposée, campait une autre caravane de plus de deux cents bœufs.

Bans une gorge de cette montagne, et sur des hauteurs presque inaccessibles et excessivement fiévreuses, j’ai trouvé une petite tribu de Karens qui naguère habitait les environs de Patawi. Pour conserver leur indépendance, ils vivent il peu prés séquestrés, car la crainte des fièvres empêche les Siamois de pénétrer chez eux. Ils n’ont ni temples ni prêtres ; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs espèces de bananes qui ne se retrouvent que chez les tribus de même origine. Beaucoup d’individus, quoique assez rapprochés d’eux, ignorent même leur existence ; il est vrai qu’ils sont un peu nomades. D’autres prétendent qu’ils payent annuellement un tribut consistant en rake, qui n’est autre chose que la gomme laque ou lake du Japon. Cependant, chose assez contradictoire, le gouverneur de la province de Kôrat et plusieurs chefs de la province de Saraburi m’ont paru dans une complète ignorance à ce sujet.

Le jour suivant, une heure avant le lever du soleil, après avoir compté les bœufs morts d’épuisement et devant servir de pâture aux animaux sauvages ; après avoir chargé les marchandises sur d’autres bâts, nous nous remîmes en marche ; et vers onze heures nous entrâmes dans de longs bois couverts de taillis et de hautes herbes, où fourmillent les daims et où l’on ne tarda pas à faire halte auprès d’une source.

Le lendemain, après un détour de quelques milles au nord pour trouver un passage, on gravit une nouvelle chaîne qui court parallèlement à la première, mais couverte de blocs de grès ; la végétation y reparaît avec toute sa force. L’air est pur et frais ; et, grâce à des bains réitérés dans des sources d’eau vive, les pieds, qui n’étaient que plaies et ampoules au début du voyage, commencent à se raffermir. Les gibbons et les calaos font de nouveau entendre leurs cris. Je tuai plusieurs faisans, des paons et un aigle qui, après avoir été écorché, fit les délices de nos conducteurs. Au-delà de ce mont, le terrain redevient sablonneux et la végétation plus maigre. Nous campons de nouveau sur les bords de la petite rivière de Kôrat, à trois cents mètres d’un village décoré du nom de chef-lieu de district.

La dernière chaîne que nous venons de traverser se déroule alors à une lieue de nous comme un sombre rempart, surmonté des dômes et des crêtes de la première. Nos conducteurs sont tous des Laotiens des environs de Kôrat ; leur vieux chef est plein d’égards et d’attentions pour moi ; tous les soirs, il prépare ma place pour la nuit, aplanit la terre, coupe des branches et les recouvre d’un petit toit de feuilles pour me préserver de la rosée. La vie de ces braves gens est dure ; tous les jours et par toutes les saisons ils piétinent le sol de ces affreux sentiers, ayant à peine le temps, matin et soir, d’avaler quelques boulettes de riz gluant, et passant la plupart de leurs nuits, avec très-peu de sommeil, tourmentés par les fourmis blanches et tenus en alerte par les voleurs.

Tous les jours, nous croisions une ou deux caravanes de quatre-vingts à cent bœufs, transportant des peaux de daim, de cerf, de panthère, beaucoup de soie écrue, venant du Laos oriental, des langoutis de coton et de soie, des queues de paon, de l’ivoire, des dents d’éléphant, du sucre, mais ce dernier produit en petite quantité.

Les quatre jours suivants, le terrain conservait le même aspect. Nous traversâmes plusieurs villages considérables, dont un, Sikiéou, nourrit un troupeau de plus de six cents bœufs appartenant au roi. Nous avons mis dix jours pour aller de Keng-Khoé à Kôrat, où je fus parfaitement reçu par le gouverneur, qui, outre mes autres lettres, m’en donna une pour les fonctionnaires des provinces sous ses ordres, les obligeant à me louer, à ma première réquisition, autant de bœufs et d’éléphants que j’en mentionnerais. La plus grande partie de la population de cette ville vint au-devant de moi, avec Phraï en tête, et plusieurs habitants me comblèrent de présents : des sacs de riz, du poisson, des fruits, du tabac, le tout en abondance.

Le quartier chinois de cette ville compte soixante à soixante-dix maisons bâties avec de larges briques séchées au soleil, et entourées de palissades de neuf pieds de hauteur et fortes comme celles d’un rempart.

Toutes ces précautions sont de la plus grande nécessité, car Kôrat est un nid de voleurs et d’assassins ; le repaire de l’écume des deux races siamoise et laotienne : bandits et gens sans aveu, échappés d’esclavage ou de prison, et attirés là sur une scène plus digne d’eux, comme les corbeaux et les loups qui suivent les armées et les caravanes. Ce n’est pas qu’ils jouissent d’une impunité complète ; le gouverneur de Kôrat, fils du bodine, ou général, qui soumit Battambâng et les provinces révoltées du Cambodge, est vice-roi de ce tout petit État. Il a droit de vie et de mort, et il en use, dit-on, avec un sang-froid implacable ; il coupe une tête et un poignet sans y mette beaucoup de façons. C’est toujours la justice siamoise, justice sommaire, mais peu logique. Il n’y a ni gendarmes ni police : c’est au volé à arrêter le voleur, s’il peut, et à l’amener devant le juge ; son voisin même ne lui prêterait pas main-forte.

Il s’agissait de me caser. Je m’adressai aux Chinois pour avoir un abri un peu plus grand que celui où Phraï s’était d’abord logé avec mes bagages. En peu de temps nous trouvâmes mon affaire.

À l’extrémité du quartier chinois, qui est le bazar, commence la ville proprement dite, renfermée dans une enceinte carrée d’un demi-mille de côté, formée de blocs de concrétions ferrugineuses et de grès tirés des montagnes éloignées, et que je reconnus au premier aspect pour être l’ouvrage des Khmerdôm.

Dans l’intérieur se trouvent la résidence du gouverneur, celle de toutes les autres autorités, quelques pagodes, un caravansérail ; en outre, un assez grand nombre d’autres habitations ne sont pas comprises dans l’enceinte. Un mince torrent de huit mètres de large, qui traverse la ville, est bordé de petites plantations d’aréquiers et de cocotiers.

La ville de Kôrat proprement dite ne doit pas contenir plus de cinq à six mille habitants, et dans ce nombre on compte six cents Chinois, en partie venus directement du Céleste Empire, en partie descendants de parents fixés antérieurement dans le pays. Tous rayonnent pour leur commerce de Kôrat à travers la province ou sur la route de Bangkok.

Autant je trouvai les Siamois venus du dehors impudents, autant je rencontrai d’affabilité et de cœur même dans les Chinois. C’était le contraste qui existe entre la civilisation et la barbarie, entre la masse de vices qu’enfante la paresse et les qualités que donne l’habitude du travail. Malheureusement, l’aisance que le commerce donne à tous ces infatigables négociants et industriels, leur procure aussi le moyen de satisfaire leurs terribles passions : le jeu et l’opium. On n’en voit que trop couchés sous un hangar, leur longue et maigre échine courbée, leurs doigts crispés sur leurs affreuses cartes, ou bien plongés dans une espèce de léthargie, au fond de sombres et sales réduits infects, qu’éclaire seulement la faible lumière de leur lampe de fumeur d’opium. L’argent sort à pleines mains de leurs bourses, mais finit toujours, comme à Bangkok, par retourner aux mandarins. Joueurs ou non, le commerce enrichit le plus grand nombre ; et quoiqu’ils commencent pauvres et avec des marchandises d’emprunts confiées, sur la simple recommandation d’un ami, par quelque compatriote dont les magasins regorgent, un petit nombre de voyages suffit, il paraît, pour leur donner un capital.

C’est de tout le Laos oriental, d’Oubone, de Bassac, de Jasoutone, ainsi que des villages laotiens de la province de Kôrat, que les marchandises, dont la soie, quoique d’une qualité tout à fait inférieure, fait le principal article, descendent à ce marché. Là, comme ailleurs et comme le dit le Siamois avec une fierté vraiment castillane, le Siamois ne sait produire que son riz.

Si la ville de Kôrat est peu populeuse, la province entière, qui compte une foule de villages et plus de onze petites villes ou chefs-lieux de districts, espacés à quatre, six et huit journées de distance, doit compter de cinquante à soixante mille habitants. Ce petit État est simplement tributaire de Siam, mais à la condition de fournir la première et la plus considérable levée d’hommes, en cas de guerre.

Le tribut consiste en or ou en sa valeur en argent, et monte annuellement, dans plusieurs districts, entre autres dans ceux de Tchaïapoune et de Poukiéau, à huit ticaux par individu. D’autres le payent en soie qui est pesée avec la balance des mandarins ; et ceux-ci, comme je le leur ai vu faire pour le cardamome à Poursat et pour les langoutis à Battambâng, surfont le poids et achètent pour leur propre compte, et aux prix qu’ils daignent fixer, la meilleure marchandise.

Les éléphants y sont nombreux ; on en tire un grand nombre de l’est, du Cambodge et de tout le Laos septentrional jusqu’à Muang-Lang. Il se tient à Kôrat un marché de ces animaux, dont la province entière doit compter plus d’un millier. Les bœufs et les buffles y étaient autrefois d’un bon marché excessif ; mais les épizooties qui depuis quelques années ont ravagé les troupeaux en ont fait doubler et tripler le prix. C’est des extrémités du Laos oriental et même des frontières du Tonkin qu’on les amène dans le sud.

J’ai visité à neuf milles de Kôrat, à l’est, un temple nommé Penom-Wat, très-remarquable, quoique bien moins grand et moins beau que ceux d’Ongkor. Le deuxième gouverneur me prêta un poney et un guide, et, après avoir traversé d’immenses rizières sous un soleil vertical et de feu, reflété par une terre jaunâtre, j’arrivai au lieu où ma curiosité m’attirait, et qui, tel qu’une oasis, se reconnaissait dans le lointain aux panaches aériens de ses cocotiers et à la fraîcheur de sa verdure. Ce ne fut pas cependant sans avoir pris un bain forcé. En traversant le Tekon, profond de quatre pieds d’eau à peu près, je voulus, pour éviter d’être mouillé, renouveler les tours de force de l’enfance imprudente, et, imitant Franconi, je me mis debout sur ma selle ; mais, selon l’usage siamois, deux petites ficelles retenaient seules la sangle, non bouclée, si bien qu’au milieu du courant, celle-ci tourna et me fit piquer une tête qu’aurait envié le plus célèbre nageur des bains de l’École. J’en fus quitte pour rester une demi-heure vêtu à la Siamoise, et, ce temps écoulé, il ne restait aucune trace de l’accident. Penom-Wat est un charmant temple de trente-six mètres de long sur quatorze de large, et dont le plan figure assez bien une croix. Il est composé de deux pavillons ou chapelles avec toit de pierre en voûte et portiques de la plus grande élégance. La hauteur des voûtes est de sept à huit mètres ; la galerie en a trois de largeur intérieurement et deux de plus avec les murs. À chaque façade de la galerie se trouvent deux fenêtres garnies de barreaux tournés. Du grès rouge et gris d’un grain assez grossier est seul entré dans sa construction, et, dans plusieurs endroits, il commence à se décomposer. Sur une des portes se trouve une longue inscription. Les frontons de toutes sont couverts de sculptures représentant les mêmes sujets à peu près que les temples d’Ongkor et du Bassette. Dans un des pavillons sont plusieurs idoles de Bouddha en pierre, dont la plus grande a deux mètres cinquante centimètres de haut et est actuellement couverte de haillons. Les murs du pavillon ont près de deux mètres d’épaisseur. Quand on parvient au sommet, on croirait se trouver au milieu des ruines d’Ongkor : c’est la même architecture ; le même art, le même goût, ont présidé à la construction de l’un et de l’autre. Ici comme là, ce sont des blocs immenses, polis comme du marbre, se joignant comme s’ils étaient cimentés, ou plutôt comme deux planches soigneusement rabotées et collées. Barreaux, toiture, tout l’édifice en un mot est l’œuvre des Khmerdôm et non une imitation postérieure, et doit remonter aux règnes illustres qui ont laissé sur divers points de l’empire des traces de leur grandeur. L’intérieur, cependant, est loin de répondre à l’extérieur. Penom était le temple de la reine, disent les Siamois ; celui du roi son époux est à Pimaïe, district situé à une

trentaine de milles à l’est de Kôrat.

XXVII

De Kôrat à Luang-Prabang. — Versant occidental du bassin du Mékong.

Consulter les quelques cartes existantes de l’Indo-Chine pour me guider dans l’intérieur du Laos eût été une sottise ; aucun voyageur, à ma connaissance du moins, n’ayant encore pénétré dans le Laos oriental ou publié des données authentiques sur ce pays. Interroger les indigènes pour des renseignements sur les lieux éloignés de plus d’un degré eût été inutile. Mon but était de gagner Luang-Prabang par terre, d’explorer les tribus dépendantes de cet État au nord, et de redescendre le Mékong jusqu’au Cambodge. En partant de Kôrat, j’avais à me diriger vers le nord tant que je trouverais des chemins praticables et des lieux habités ; indubitablement j’arriverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais pas directement sur Luang-Prabang, je n’aurais qu’à me diriger à l’est, lorsque je le jugerais nécessaire.

J’éprouvai de nouveau un délai de plusieurs jours à mon arrivée à Kôrat avant dé pouvoir obtenir des éléphants ; enfin le vice-roi, qui par son absence m’occasionnait ce retard involontaire, revint, me reçut très-amicalement, me donna une excellente lettre pour les gouverneurs de ses provinces, deux éléphants pour moi et mes domestiques, deux autres pour mes bagages, et je me mis enfin en route pour Tchaïapoune. Avant de quitter Kôrat, le Chinois chez lequel je logeais me donna le conseil suivant :

« Achetez un tam-tam, et partout où vous vous arrêterez, faites-le résonner. Aussitôt on dira : « Voilà un officier du roi ! » Les voleurs s’éloigneront, et les autorités auront aussitôt de la considération pour vous. Si cela ne suffit pas, la chose indispensable, si vous voulez lever les obstacles que les chefs laotiens ne manqueront pas de mettre partout sur votre route, c’est un bon rotin ; le plus long sera le meilleur, et essayez-le sur le dos de tous les mandarins qui feront la moindre résistance ou n’obtempéreront pas de suite à vos ordres. Mettez votre délicatesse de côté ; le Laos n’est pas le pays des Francs ; suivez mon conseil, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. »

Arrivé à Tchaïapoune, je fus cette fois beaucoup mieux reçu et je n’eus nullement besoin du tam-tam ni du rotin ; la vue des éléphants et l’ordre du vice-roi de Kôrat rendirent notre mandarin souple comme un gant ; il me donna d’autres éléphants pour aller visiter les ruines de Pan-Brang, à trois lieues au nord de cette ville, au pied d’une montagne. Les Laotiens superstitieux prétendent aussi qu’elles renferment de l’or, mais que tous ceux qui ont osé y faire des recherches ont été comme frappés de folie.

Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.
Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.
Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat.

Deux chemins conduisent de Tchaïapoune à Poukiéau ; le premier, à travers les montagnes, est excessivement difficile, et, dans la crainte de briser mes instruments, nous prîmes le second, qui est censé tourner le mauvais pas, mais qui prend le double de temps. Le premier jour, partis à une heure, nous atteignîmes un village nommé Nam-Jasiea, où nous fûmes surpris par un orage épouvantable. Nous étant abrités aussi bien que nous pûmes, nous gagnâmes l’entrée d’une forêt pour y passer la nuit. Depuis ce moment, la pluie ne cessa de tomber pendant plusieurs heures durant le jour et toutes les nuits suivantes ; pendant cinq jours nous ne quittâmes plus la forêt et ne vîmes aucune habitation. Il est vrai que nos jeunes éléphants étaient très-chargés, et nous ne pouvions guère faire plus de trois à cinq lieues par jour. Les torrents avaient débordé, et la terre ne présentait plus qu’un lit de fange et d’eau ; aussi je passai là les nuits les plus pénibles de ma vie, contraint que je fus de rester constamment avec mes habits mouillés sur le dos. On ne peut imaginer ce que nous eûmes à souffrir. C’était à regretter les chasse-neige, ces ouragans de frimats, si fréquents en Russie, au milieu desquels je manquai mourir plus d’une fois.

Mon pauvre Phraï fut saisi d’une horrible fièvre deux jours avant d’arriver à Poukiéau, et moi-même je me sentis très-indisposé. Le passage de la montagne est facile, l’ascension presque insensible ; des blocs de grès obstruent, il est vrai, le sentier en divers endroits, mais les éléphants et les bœufs, les premiers surtout, s’y frayent facilement un passage. À deux ou trois reprises seulement, je fus obligé de descendre de cheval : car j’ai acheté un de ces animaux à Kôrat, comptant bien m’en servir pendant une grande partie de mes voyages futurs.

La végétation est belle, sans être épaisse ; peu d’arbres aux fortes proportions ; ils sont en général d’un diamètre de un ou deux pieds, et souvent d’une hauteur de vingt-cinq, trente et même quarante mètres ; parmi eux, on remarque beaucoup d’arbres à résine. Sous leur ombre, les daims sont en grande quantité ainsi que les tigres ; dans la montagne, il y a beaucoup d’éléphants et de rhinocéros. Nous trouvâmes d’immenses couches de grès, et en maints endroits, de petits monuments insignifiants, faits en brique, et contenant des idoles en pierre taillée. Pendant la route, une de mes caisses s’est détachée par les secousses de l’éléphant ; elle fut brisée, et toute la charge, consistant en instruments et en des flacons d’esprit-de-vin contenant des serpents et des poissons, eut le même sort.

Poukiéau est un village moins considérable encore que Tchaïapoune. Nous trouvâmes un bon homme dans le gouverneur de cet endroit ; la veille de notre arrivée, il revenait de Kôrat, où il avait été informé de mon passage dans son district. Il me fit bonne réception. La pauvreté et la misère règnent ici : nous ne trouvâmes pas un poisson à acheter, pas un pot de graisse, rien que du riz gluant. Aussi, dès que mon pauvre Phraï sera sur pied, je me remettrai en route. Désormais c’est Tine-Tine qui attire le plus l’attention des indigènes ; il a le pas sur moi ; on ne crie pas : « Un blanc ou un farang ! » quand nous passons, mais : « Un petit chien ! » et tout le monde d’accourir pour voir cette curiosité ; notre tour ne vient qu’après. Dans ces montagnes, les Laotiens font aux génies locaux des offrandes de pierres et de bâtons.

Les pluies avaient commencé lors de ma seconde entrée dans le Dong-Phya-Phaye, où je reçus pour baptême un déluge épouvantable ; elles ont continué depuis, parfois avec des interruptions d’un ou de deux et quelquefois de trois jours ; mais elles ne m’ont pas arrêté un instant, quoique j’eusse à traverser une région plus redoutée encore des Siamois que cette forêt du Roi-du-Feu, et où aucun d’eux ne s’engage volontairement.

C’est la même chaîne qui, des bords du Ménam, dans la province de Saraburi, s’étend au sud le long du golfe de Siam, entoure le Cambodge comme d’une ceinture, longe toutes les côtes du golfe, et y forme une centaine d’îles et d’îlots, tandis que, de l’autre, elle court directement au nord, toujours grandissant et étendant à l’est ses ramifications, qui forment mille vallées étroites et déversent toutes leurs eaux dans le Mékong.

Dans cette région de montagnes, les éléphants seuls servent aux transports ; il n’est pas de village qui n’en possède un certain nombre, et plusieurs petites villes ou bourgs en comptent de cinquante à cent ; j’appellerais volontiers cet intelligent animal la frégate des jungles et des montagnes tropicales ; sans lui, aucune communication ne serait possible pendant sept mois de l’année ; tandis qu’il n’est pas de lieu, quelque épouvantable qu’il soit, que l’on ne puisse traverser avec son secours. Il faut l’avoir vu dans ces chemins que je ne puis appeler que d’un nom, chemins du diable, qui ne sont que des ornières de deux et trois pieds de profondeur, de véritables ravins pleins de vase. Tantôt se laissant glisser, les pieds rapprochés, sur l’argile pétrie et molle des pontes escarpées et élevées ; tantôt à demi plongé dans la fange, et l’instant d’après debout sur des roches aiguës d’où l’on penserait qu’un Blondin seul pourrait se dégager ; il franchit des troncs énormes, brise les jeunes arbres et les bambous qui s’opposent à sa marche, et se couche à plat ventre pour aider aux cornacs à replacer le bât qui glisse de son dos ; puis, mille fois dans un jour, passant sans les heurter entre des troncs qui ne lui livrent que juste l’espace nécessaire, sondant avec sa trompe la profondeur de l’eau et celle des bourbiers pour assurer sa marche, s’accroupissant et se relevant tour à tour jamais il ne bronche ou ne fait un faux pas. Il faut, dis-je, l’avoir vu à l’œuvre dans sa patrie, dans les lieux qu’il hante de prédilection, à l’état de liberté, mais dressé, pour se faire une idée de son intelligence de sa force, de sa docilité, de son adresse, et surtout de la manière admirable dont fonctionnent toutes les articulations dont on a cru pourtant pendant si longtemps ce colosse dépourvu ; on est alors convaincu qu’il n’est pas une grossière ébauche de la nature, mais une créature faite, non pas pour confondre l’esprit de l’homme, mais pour lui donner souvent des leçons de bonté, de patience et de prévoyance. Il ne faut pourtant pas exagérer sa commodité, ou bien les bâts employés par les Siamois et les Laotiens sont susceptibles de perfectionnement ; enfin la charge de trois petits bœufs, c’est-à-dire de deux cent cinquante à trois cents livres, est tout ce que j’ai vu les plus gros éléphants transporter aisément en plaine comme dans les montagnes, et dix-huit milles sont les plus grandes distances qu’ils puissent parcourir avec un poids modéré, tandis que de dix à douze milles sont les journées ordinaires.

C’est ainsi qu’avec quatre, cinq et jusqu’à sept éléphants, je traversai toute cette mer de montagnes qu’à partir de mon entrée dans le Laos, jusqu’à Luang-Prabang, je ne cessai de monter et descendre, c’est-à-dire sur un espace de près de cinq cents milles.

Tout ce versant oriental, à l’exception de quelques villages de sauvages à ventre noir[18] enclavés dans cet État, est habité par le même peuple, les Laos ou Laotiens à ventre blanc, qui s’appellent eux-mêmes Lao, et que les Siamois, les Chinois et tous les autres peuples environnants ne connaissent que sous ce nom.

Les Laotiens à ventre noir, ou occidentaux, sont appelés par leurs frères de l’est du nom qu’à Siam et au Cambodge on donne aux Annamites : Zuène, Lao-Zuène. La seule chose qui les distingue, c’est qu’ils se tatouent la partie inférieure du corps, principalement les cuisses, et portent souvent les cheveux longs noués en torchon au sommet de la tête. Leur langue est la même quant au fond, et ne diffère guère du siamois et du laotien oriental que par la prononciation et l’acception de certaines expressions qui ne sont plus en usage chez le premier de ces peuples.

Je ne tardai pas à être convaincu que, sans la chaude lettre du gouverneur de Kôrat, j’aurais eu partout des chefs le même accueil qu’à Tchaïapoune ; mais celle-ci est très-explicite : n’importe où je passerais on devait me fournir des éléphants et m’apporter toutes les provisions nécessaires comme si j’étais un envoyé du roi. Aussi je me réjouissais grandement de voir ces petits chefs de provinces marchant aux ordres de mes domestiques et craignant à chaque instant que, suivant l’usage siamois, je n’usasse du rotin. Un de mes hommes, pour se donner un certain relief de dignité et de pouvoir, avait attaché un de ces épouvantails aux armes dont il était porteur, et cette vue seule suffisait, avec le son du tam-tam, pour inspirer la crainte, tandis que de petits présents distribués à propos et de bons pourboires aux cornacs m’attiraient la sympathie du peuple.

La plupart des villages se trouvent situés à une journée de distance les uns des autres ; cependant il faut quelquefois marcher trois ou quatre journées avant de rencontrer une seule habitation ; on est alors forcé de coucher dans le jungle. Dans la bonne saison, je le trouverais peut-être agréable ; mais dans celle des pluies, rien ne peut donner une idée des souffrances que les voyageurs éprouvent la nuit sous un mauvais abri de feuilles élevé à la hâte au-dessus d’un lit de branchages, assaillis qu’ils sont par des myriades de moustiques attirés par la lumière des torches et des feux, des légions de taons qui, à la tombée du jour aussi bien que lorsqu’on met le pied à l’étrier, s’attaquent à l’homme autant qu’à sa monture, des pucerons presque imperceptibles qui vous entourent par essaims et dont la piqûre, excessivement douloureuse, vous cause d’énormes ampoules ; je ne parle pas des sangsues qui, à la moindre pluie, sortent de terre, sentent l’homme à plus de vingt pas, et de tous les côtés viennent avec une vitesse incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes d’une bonne et solide couche de chaux est le seul moyen de les empêcher d’envahir tout le corps pendant la marche.

Le 12 avril, j’avais quitté Bangkok ; le 16 mai, j’arrivai à Leuye, chef-lieu d’un district relevant tout à la fois de deux provinces, de Petchaboune et de Lôme, et situé dans une vallée étroite comme tous les villages et villes que j’ai rencontrés depuis Tchaïapoune jusqu’ici. C’est le district de Siam, le plus riche en minerai. Un de ces monts renferme des gîtes immenses d’un fer magnétique d’une qualité remarquable ; d’autres de l’antimoine, du cuivre argentifère et de l’étain.

Le fer seul est exploité, et cette population, moitié agricole, moitié industrielle, fournit d’instruments de labour et de coutelas toutes les provinces qui l’entourent jusqu’au-delà de Kôrat. Cependant il n’y a ni usines ni machines à vapeur, et il est vraiment curieux de voir combien peu il en coûte à un forgeron pour son installation : dans un trou d’un mètre et demi carré creusé à proximité de la montagne, il entasse et fond le minerai avec du charbon ; le fer, liquéfié, se dépose dans le fond de la cavité et s’y creuse un lit d’où on le retire, lorsque l’opération est achevée, pour le transporter à la forge.

Là, dans une nouvelle cavité en terre, on établit un feu qu’un enfant avive au moyen de deux soufflets qui sont simplement deux troncs d’arbre creux enfoncés en terre et dans lesquels jouent alternativement deux tampons entourés de coton, fixés à une planchette et emmanchés à de longs bâtons, tandis qu’à la base des troncs d’arbre sont adaptés deux tulles de bambou qui conduisent l’air sur le foyer enflammé.

Dans plusieurs localités, je découvris des sables aurifères, mais aucun gîte abondant ; dans quelques villages, les habitants font à temps perdu le métier d’orpailleurs, mais ils gagnent à peine à cette besogne, disent-ils, le riz qu’ils mangent. J’ai traversé, dans ce voyage, plus de soixante villages comptant de vingt à cinquante feux, et six bourgades appelées villes et ayant une population de quatre cents à six cents habitants.

J’ai fait une carte de toute cette contrée. Depuis Kôrat j’ai traversé cinq rivières considérables qui se jettent dans le Mékong, et dont le lit est plus ou moins rempli, selon les saisons. La première a trente-cinq mètres de largeur, c’est le Menam-Tchie, latitude 15° 45’ ; la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt-dix mètres, latitude 18° 3’. Le Memam-Ouan, à Kenne-Tao, cent mètres, latitude 18° 35’; le Nam-Pouye, soixante mètres, latitude 19° ; le Nam-Houn, 20° de latitude, de quatre-vingts à cent mètres de largeur.

Le Tchie est navigable depuis la latitude de Kôrat jusqu’à son embouchure, du mois de mai au mois de décembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn ne le sont que sur une étendue restreinte à cause de leurs nombreux rapides, et, malgré nos vieilles géographies, il n’existe pas de communication par eau entre le Ménam et le Mékong ; les hauteurs considérables qui séparent ces fleuves sont des obstacles insurmontables pour le percement de canaux.

Les Laotiens ressemblent beaucoup aux Siamois ; une prononciation différente, une accentuation lente est la seule différence que je remarque dans leur langage. Les femmes portent les cheveux longs et une jupe pendante, ce qui leur va bien quand elles sont jeunes et qu’elles sont peignées. Elles sont mieux que celles des bords du Ménam ; mais à un âge un peu avancé, leur chignon négligemment jeté sur une tempe ou l’autre, et les goitres d’une grosseur énorme dont elles sont affectées, les rendent d’une laideur repoussante.

Le commerce, dans toute cette partie du Laos, est peu considérable, les Chinois habitant Siam ne pouvant pénétrer jusqu’ici, à cause des frais ; énormes que leur occasionnerait le transport de leurs marchandises à dos d’éléphant. À peu près chaque année, il vient une caravane du Yunnan, composée d’une centaine d’individus et de quelques centaines de mulets. Les uns vont jusqu’à Kenne-Thae ; d’autres gagnent M. Nâne et Tchieng-Maïe. Ils arrivent en février et repartent en mars ou avril.

Le mûrier ne réussit pas dans ces montagnes ; mais, par contre, dans plusieurs localités on élève en quantité l’insecte qui produit la laque, et on cultive à cet effet l’arbuste dont les feuilles servent à sa nourriture.

C’est de l’extrémité nord de la principauté de Luang-Prabang, et d’un district tributaire de la Cochinchine comme de Siam, et peuplé par des Tonkinois plutôt que par des Laotiens, que vient toute la gomme benjoin qui est vendue à Bangkok.

Le 24 juin, j’arrivai à Paklaïe (lat. 19° 16’ 58"), qui est la première bourgade de cette principauté située sur le Mékong, que l’on rencontre en venant du sud. C’est un charmant village, très-riche, plus grand et plus beau que ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici dans ce pays ; les maisons y sont élégantes et spacieuses, et tout y annonce une aisance et un bien-être que depuis j’ai remarqués dans toutes les localités où je me suis arrêté. Le Mékong y est beaucoup plus large que le Ménam à Bangkok, et c’est avec un bruit pareil à celui de la mer et l’impétuosité d’un torrent qu’il se fraye un chemin entre de hautes montages qui semblent avoir peine à le contenir dans son lit.

Les rapides se succèdent de distance en distance depuis Paklaïe jusqu’à Luang-Prabang, que l’on n’atteint qu’après dix à quinze jours d’une marche pénible.

La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la rencontre d’un ami ; c’est que j’ai bu longtemps ses eaux ; c’est une vieille connaissance ; il m’a longtemps bercé et tourmenté. Aujourd’hui, il coule majestueux, à pleins bords, entre de hautes montagnes dont il a rongé la base pour creuser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jaunâtres comme l’Arno à Florence, mais rapides, comme un torrent ; c’est un spectacle vraiment grandiose.

J’étais fatigué de cette longue marche à dos d’éléphants, et je désirais prendre un bateau ; mais le chef et les habitants du village, craignant qu’il ne m’arrivât quelque malheur, me conseillèrent de continuer ma route de la même manière. J’allai donc par terre jusqu’à Thodua, quatre-vingt-dix milles plus au nord ; et pendant huit jours je passai, comme précédemment de vallée en vallée, franchissant des montagnes de plus en plus élevées, et où nous fûmes encore davantage tourmentés par les sangsues. Mais, au moins, je n’eus plus à coucher dans les jungles : tous les soirs, nous atteignions un hameau ou un village où nous trouvions pour abri le toit d’un caravansérail ou celui d’un pagode. Mais, hélas ! dans ce dernier et saint asile, nous ne pouvions goûter guère plus de repos qu’en rase campagne. Les prêtres laotiens sont continuellement en prières dans les cours de leurs pagodes ; ils font, jour et nuit, un charivari affreux en psalmodiant sur tous les tons. Si le salut de l’âme se conquiert par le bruit, ils doivent nécessairement aller directement en paradis.

Je n’ai rencontré qu’un village où les tigres commissent de sérieux ravages. Mais un autre danger, qui peut devenir sérieux quelquefois dans ces lieux escarpés, c’est que souvent il se trouve parmi les éléphants de la caravane une ou deux femelles suivies de leurs petits ; et comme ceux-ci trottent et courent de côté et d’autre pour brouter et folâtrer, s’il arrive quelquefois qu’un d’entre eux trébuche et tombe dans un ravin, aussitôt toute la troupe s’y jette après lui pour l’en retirer.

Dans le journal que j’ai tenu lors de mon voyage au Cambodge, j’ai dépeint le Mékong comme un fleuve imposant, mais monotone et manquant presque totalement de pittoresque. Ici, la différence est grande. Dans les endroits les plus resserrés, il a encore plus de mille mètres de largeur, et partout il se trouve encaissé entre de hautes montagnes d’où découlent des torrents qui, de cascade en cascade, lui apportent leur tribut : c’est comme un excès de grandeur et de richesse. Sur tout le parcours de ce fleuve immense, l’œil se repose constamment sur des monts couverts d’un riche et épais manteau de verdure.

Le 25 juillet, j’arrivai à Luang-Prabang, charmante petite ville qui, s’étendant sur un espace d’un mille carré, compte une population, non de quatre-vingt mille habitants, comme le dit Mgr Pallegoix dans son ouvrage sur Siam, mais de sept à huit mille seulement. La situation est des plus agréables ; les montagnes qui resserrent le Mékong, au-dessus comme au-dessous de cette ville, forment une vallée circulaire, dessinant une arène de neuf milles de largeur, qui a dû être jadis un bassin fermé, et encadrent un tableau ravissant, qui rappelle les beaux lacs de Côme ou de Genève.

Si ce n’était le soleil de la zone torride qui brille constamment sur cette vallée, ou si une douce brise tempérait la chaleur accablante qui y règne pendant le jour, je l’appellerais un petit paradis. La ville est bâtie sur les deux rives du fleuve ; mais la partie droite ne compte que quelques habitations. La partie la plus considérable entoure un mont isolé qui a cent et quelques mètres de hauteur, et au sommet duquel on a établi une pagode. Si ce n’était par crainte des Siamois, et surtout des montagnes couvertes de jungles où réside la mort, cette principauté tomberait vite entre les mains de Annamites, qui n’osent s’avancer qu’à sept journées de marche à l’est.

Une charmante rivière de cent mètres de largeur opère sa jonction avec le fleuve à l’extrémité nord-est de la ville, et conduit à quelques villages de Laotiens sauvages qui portent ici le nom de Tiê. Ces derniers ne sont autres que ces tribus appelées Penoms par les Cambodgiens, Khâs par les Siamois, Moïs par les Annamites, mots qui n’ont d’autre signification que celle de sauvages.

Toute la chaîne de montagnes qui s’étend du nord du Tonkin au sud de la Cochinchine, à une centaine de milles au nord de Saïgon, est habitée par ce peuple tout à fait primitif, divisé en tribus qui parlent divers dialectes, mais dont les mœurs sont partout les mêmes. Tous les villages qui ne sont pas à une très-grande distance du Mékong sont tributaires : les plus rapprochés de la ville travaillent aux constructions du roi et des princes, et ont toutes les corvées pénibles ; les autres payent leur tribut en riz. Leurs habitations sont situées dans les endroits les plus touffus des forêts et où ils savent seuls se frayer un sentier. Leurs cultures se trouvent sur le penchant et au sommet des montagnes. En un mot, ils emploient les mêmes moyens que les animaux sauvages pour échapper à leurs ennemis sans les combattre, et conserver la liberté et l’indépendance, qui sont pour eux, comme pour toutes les créatures

de Dieu, des biens suprêmes.

XXVIII

Luang-Prabang, — Notes de voyages à l’est et au nord de cette ville. — Derniers extraits du journal. — Mort du voyageur. — Son tombeau.

Le 5 août, après dix jours d’attente, j’ai été enfin présenté au roi de Luang-Prabang avec une pompe mirobolante. Tout le monde était sous les armes ; la salle du trône, sorte de hangar comme ceux qu’on élève dans nos villages les jours de fête, mais de plus grande dimension, était tendue de toutes les couleurs qu’on avait pu réunir. Sa Majesté, « le roi des Ruminants, » un triste sire et un sire bien triste, trônait à une extrémité de cette salle, mollement demi-couché sur un divan, ayant à sa droite quatre gardes accroupis tenant chacun un sabre ; derrière lui, une kyrielle de princes prosternés ; plus loin, les sénateurs tournant le dos au public, le nez dans la poussière, rangés sur deux files de chaque côté du parallélogramme ; puis en face de Sa Majesté, mon humble personne, tout habillée de blanc, tranquillement assise sur un tapis, ayant à sa droite des bassins, des théières et crachoirs d’argent, contemplait cette scène et avait beaucoup de peine à tenir son sérieux, tout en fumant son bouri et songeant combien il eût été facile de faire un mauvais jeu de mots sur toute cette basse-cour.

Cette visite me coûta un fusil pour le premier roi, une quantité d’autres petits présents pour les princes : car on ne peut voyager dans tous ces pays sans être bien muni de cadeaux pour les souverains, princes, mandarins et autres variétés du même genre.

Heureusement, ici ce n’est plus comme à Siam, je trouve de l’aide dans les indigènes. Avec deux, trois et tout au plus quatre pouces de fil de laiton, je me procure un beau longicorne, ou tout autre insecte ; on m’en apporte de tous les côtés ; c’est ainsi que j’ai réussi, en route, à recueillir des richesses inappréciables, si bien que cinq pièces de toile rouge y ont passé ; j’ai renouvelé ma provision ici avec les économies faites en route, et j’en ai pour six mois. Tout ira de mieux en mieux, surtout chez les bons sauvages que je vais visiter.

Le lendemain de ma première audience, j’en eus une autre du deuxième roi, qui voulait aussi des cadeaux ; je fouillai dans ma caisse de bimbeloterie, qui ailleurs me ferait passer pour un marchand de bric-à-brac, et j’y découvris une loupe, une paire de lunettes du vieux style, c’est-à-dire à verres ronds, avec lesquels Sa Majesté en second a l’air d’un gorille sans poil, un petit pain de savon marbré (elle en avait besoin), un flacon d’eau de Cologne et une bouteille de cognac. Cette dernière fut ouverte séance tenante et, par ma foi, jugée fort bonne.

Je me mis donc en frais ; mais il fallait bien récompenser ces pauvres gens ; car enfin le roi est complaisant et bon pour moi ; il se charge de mes lettres ; c’est lui-même qui les portera à Bangkok, où il va, je crois, prêter son serment d’allégeance et de vassalité. Il est donc bien heureux qu’il ne comprenne pas le français, car si le « lâche abus » du système de curiosité postale transmis à ses descendants « par le grand roi qui trahit la Vallière… » avait pénétré jusque dans ce pays, je risquerais fort d’être pendu au sommet du plus grand arbre qu’on, pourrait trouver, sans même recevoir un premier avertissement.

Je distribuai ensuite aux princes des estampes dont j’avais fait provision à Bangkok, de beaux cavaliers la lance au poing, des Napoléon le Grand à deux sous, des batailles de Magenta, des Victor-Emmanuel, des Garibaldi, très-enluminés de blanc, de bleu et de rouge, des zouaves, des clous à tête dorée, de l’eau-de-vie camphrée, etc. Il fallait voir comme ils étaient heureux et contents, ne regrettant tous qu’une chose : mon départ de la capitale avant d’avoir épuisé en leur faveur le fond de mon sac à jouets.

Mon troisième domestique, Song, que j’avais engagé à Pakpriau, m’a demandé avec, instance de le laisser retourner à Bangkok à la suite du roi de Luang-Prabang. J’ai tout fait pour le retenir, mais il paraît opiniâtre et décidé. Je ne puis le contraindre à rester. Je lui ai payé ses gages jusqu’à ce jour et lui ai donné une lettre pour Bangkok, où il touchera ce qui sera dû pour tout le temps qu’il mettra à retourner.

Je crois qu’il avait le mal du pays. J’éprouvais moins de sympathie pour lui que pour mes autres serviteurs. Il est vrai que je ne l’avais que depuis peu. Il devait ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire avec moi. Je l’ai vivement prié de rester, mais en vain ; il fallait se presser, le roi devant partir le surlendemain. Je louai donc un bateau pour le conduire à la ville ; le bon petit Phraï, ce matin, l’a conduit et recommandé de ma part à un vieux bonhomme de mandarin de ma connaissance.

Je lui ai donné tout ce qui lui sera nécessaire pour son voyage, même s’il dure trois mois ; il ne manquera de rien, et à son arrivée à Bangkok il se trouvera possesseur d’un petit pécule. Au moment de partir, il est venu me saluer en se prosternant ; je l’ai relevé en lui prenant les mains : alors les pleurs, puis les sanglots, sont venus, et c’est ainsi qu’il a passé de la rive au bateau. À mon tour, lorsque je me suis trouvé seul dans ma hutte, mon cœur s’est gonflé et un torrent de larmes s’est échappé de mes yeux.

Quoique soulagé, je ne sais quand je retrouverai le calme complet, car je verrai souvent, et le jour, et la nuit, ce pauvre garçon dans le bois, malade peut-être et au milieu de gens indifférents ou durs. Si c’était à recommencer, je m’opposerais à son départ, et pour rien au monde je ne céderais à son obstination ; et cependant, s’il était tombé malade ici, s’il était mort, quels reproches ne me serais-je pas adressés ! Il m’était confié par le bon P. Larnaudie. Que Dieu l’accompagne, ce pauvre enfant, et le préserve de tout accident et de toute maladie durant ce pénible voyage.

Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, simples et naïfs. Ils ont naturellement le vol en horreur ; on raconte qu’un de leurs rois faisait frire les voleurs dans une chaudière d’huile bouillante ; mais depuis les ravages des dernières guerres, on commence à trouver parmi eux un certain nombre de voleurs poussés à la rapine par la misère ou par l’esprit de vengeance.

Outre la culture du riz et du maïs, les Laotiens s’adonnent à celle des patates, des courges, du piment rouge, des melons et autres légumes. À cet effet, ils choisissent un endroit fertile dans la forêt voisine, en abattent tous les arbres et y mettent le feu, ce qui donne à la terre une fécondité surprenante. Ils vendent aux Chinois de l’ivoire, des peaux de tigre et d’autres animaux sauvages ; ils troquent aussi de la poudre d’or, des minerais d’argent et de cuivre, la gomme-gutte, le cardamome, la laque, de la cire, des bois de teinture, du coton, de la soie, enfin tous les produits de leur sol contre de la grosse porcelaine, des verroteries et autres petits objets de l’industrie chinoise.

Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre ; soumis dès le principe aux rois voisins, jamais ils n’ont su secouer ce joug pesant, et s’ils ont tenté quelques révoltes, il n’ont pas tardé à rentrer dans le devoir, comme un esclave rebelle quand il voit son maître irrité s’armer d’une verge pour le punir. La médecine est fort en honneur parmi eux ; mais c’est une médecine empirique et superstitieuse. Le grand remède universel, c’est de l’eau lustrale qu’on fait boire au malade, après lui avoir attaché des fils de coton bénits aux bras et aux jambes, pour empêcher l’influence des génies malfaisants. Il faut avouer cependant qu’ils guérissent, comme par enchantement, une foule de maladies avec des plantes médicinales inconnues en Europe, et qui paraissent douées d’une grande vertu. Dans presque tous leurs remèdes il entre quelque chose de bizarre et de superstitieux, comme des os de vautour, de tigre, de serpent, de chouette ; du fiel de boa, de tigre, d’ours, de singe ; de la corne de rhinocéros, de la graisse de crocodile, des bézoards et autres substances de ce genre auxquelles ils attribuent des propriétés médicales surnaturelles.

Leur musique est très-douce, harmonieuse et sentimentale ; il ne faut que trois personnes pour former un concert mélodieux. L’un joue d’un orgue en bambou, l’autre chante des romances avec l’accent d’un homme inspiré, et le troisième frappe en cadence des lames d’un bois sonore, dont les cliquetis font bon effet. L’orgue laotien est un assemblage de seize bambous fins et longs, maintenus dans un morceau de bois d’ébène, munis d’une embouchure où le souffle de l’exécutant, tour à tour expiré et aspiré, fait vibrer de petites languettes d’argent appliquées à une ouverture pratiquée à chaque tube et obtient des sons harmonieux, pendant que les doigts se promènent avec dextérité sur autant de petits trous qu’il y a de tuyaux. Leurs autres instruments ressemblent à ceux des Siamois.

Le 9 août, je quittai Luang-Prabang pour visiter les districts à l’est et au nord de cette ville.

Toute cette contrée n’est qu’une interminable succession de montagnes et de vallées ; celles-ci se creusent de plus en plus ; celles-là s’escarpent davantage au fur et à mesure qu’on remonte vers le nord. Sur les sommets s’étendent d’épais jungles où retentit sans relâche le cri plaintif du gibbon, et souvent aussi le rauquement du tigre. Sur les pentes s’élèvent des futaies d’une essence résineuse, dont l’exploitation, industrie particulière du Laos, rappelle les procédés des résiniers des Landes. Enfin, dans les concavités du sol, où règne le climat torride, l’arbre le plus commun est le palmier lan, dont les feuilles, depuis des milliers d’années, tiennent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux poètes sanscrits et aux théologiens de l’Indo-Chine.

Le 15 août, par une nuit splendide, je vins camper sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d’un éclat extraordinaire, argentant la surface de cette charmante rivière, que bordent de hautes montagnes comme un immense et sombre rempart. Le cri des grillons troublait seul le calme et le silence dans lesquels mon petit cottage était plongé. De ma fenêtre, je dominais un paysage ravissant, tout diapré de teintes opalées ; mais depuis quelque temps je ne puis apprécier ces choses ou en jouir comme autrefois ; je me sens triste, pensif et malheureux. Je regrette le sol natal. Je voudrais un peu de vie. La solitude continue me pèse.

Parvenu à seize cents kilomètres au moins dé l’embouchure du Mékong, je puis constater, par la masse énorme d’eau qu’il roule à travers les contreforts des grandes chaînes sur lesquelles s’appuie la péninsule indo-chinoise, que ce fleuve, loin de prendre ses sources sur leur versant méridional comme l’Irrawady, le Saluen et le Ménam, vient de fort au-delà et sans doute des hauts plateaux du Thibet. Me sera-t-il donné de faire plus ?

L’habillement des Laotiens de ces montagnes diffère peu de celui des Siamois ; les gens du peuple portent le langouti et une petite veste en coton rouge, et souvent point du tout. Hommes et femmes vont nu-pieds. Ils sont coiffés comme les Siamois. Les femmes sont généralement mieux que celles de ce dernier pays. Elles portent une seule et courte jupe de coton et parfois un morceau d’étoffe de soie sur la poitrine. Elles nouent leurs cheveux noirs en torchon derrière la tête. Les petites filles sont souvent fort gentilles, avec de petites figures chiffonnées et éveillées ; mais, avant qu’elles aient atteint l’âge de dix-huit ou vingt ans, leurs traits s’élargissent, leur corps se charge d’embonpoint ; à trente-cinq ans, ce sont de vraies sorcières, presque toutes affectées de goîtres, comme les femmes du Valais et des Grisons. Quant aux hommes, qui sont pour la plupart exempts de cette infirmité, j’ai remarqué parmi eux un grand nombre d’individus bâtis comme des athlètes et d’une force herculéenne. Quel beau régiment de grenadiers le roi de Siam pourrait recruter dans ces montagnes.

En somme, toute cette population, hommes, femmes et enfants, me rappelait les types du nord de la Polynésie, tels qu’ils sont représentés dans les grandes publications des marins français de 1820 à 1840. Certes, s’il avait été donné à l’illustre Dumont d’Urville d’explorer les rives du Mékong, il aurait été fixé sur les origines des Carolins, des Tagales de Luçon et de ces Haraforas de Célèbes, qui lui ont apparu comme les ancêtres des Tongas et des Tahitiens.

On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni tables, ni lits, pas même de vaisselle de terre ou de porcelaine ; à peu d’exceptions près, ils mangent leur riz gluant, façonné en boulettes, dans la main ou dans de petits paniers tressés avec du rotin, et dont quelques-uns sont artistement travaillés.

L’arbalète et la sarbacane sont leurs armes de chasse, ainsi qu’une espèce de lance en bambou, et quelquefois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse.

Dans le hameau Na-Lê, où j’arrivai le 3 septembre, j’eus le plaisir de tuer une tigresse qui, avec son mâle, causait de grands ravages dans la contrée. Le lendemain, le chef des chasseurs de ce village organisa en mon honneur une chasse au rhinocéros, animal que je n’avais pas encore rencontré dans toutes mes courses à travers ces forêts. La manière dont les Laotiens font cette chasse est fort curieuse, fort intéressante, en raison de sa simplicité et de l’habileté qu’ils y déploient. Nous étions huit hommes, moi compris. J’étais armé d’un fusil, ainsi que mes domestiques ; j’avais placé au bout du mien ma longue baïonnette bien effilée ; les Laotiens ne portaient que de solides bambous servant de manches à une lame de fer, tenant le milieu entre une baïonnette et un long poignard, tandis que la lance du chef était une sorte d’espadon, longue, effilée, forte et souple, mais ne brisant pas, ce qui fait la qualité de cette arme dangereuse.

Ainsi armés, nous nous mîmes en route dans le plus épais de la forêt, dont notre chef connaissait tous les détours et tous les gîtes à gibier. Après y avoir pénétré à peu près de deux milles, tout à coup nous entendîmes le craquement des branches et le froissement des feuilles sèches. Le chef prit les devants, nous faisant signe de la main, sans se retourner, de ralentir notre pas et de nous tenir armés et prêts.

Bientôt un cri perçant se fit entendre : c’était le signal de notre chef, pour nous prévenir que l’animal n’était pas éloigné ; puis il se mit à frapper l’un contre l’autre deux tuyaux de bambou, et tous ses compatriotes poussèrent des cris sauvages pour forcer le rhinocéros à quitter sa retraite. Peu d’instants après, l’animal, furieux d’être dérangé dans sa solitude, venait droit à nous ; c’était un mâle de la plus grande taille. Sans la moindre crainte, au contraire avec tous les signes de la plus grande joie, comme s’il était assuré de sa victoire, l’intrépide chasseur s’avança au-devant du monstre, et, la lance croisée, l’attendit à une certaine distance et comme le défiant. L’animal avançait toujours, baissant et relevant alternativement son énorme tête, la gueule grande ouverte. Arrivé à la portée de l’homme, celui-ci lui enfonça sa lance dans l’intérieur du gosier à une profondeur de plus d’un mètre et demi, et aussi tranquillement que s’il eût chargé une pièce d’artillerie. Cela fait, il abandonna son arme dans le corps de l’animal et vint nous rejoindre. Nous nous tenions à une distance respectueuse, de manière à assister à la mort de la brute sans avoir à craindre pour nous-mêmes. Elle poussait des mugissements affreux et se roulait sur le dos, en proie à des convulsions épouvantables, tandis que nos hommes poussaient des cris de joie. Quelques instants après, nous pûmes nous en approcher ; elle vomissait des flots de sang. Je donnai une poignée de main au chef en le félicitant de son adresse et de son courage. Il me dit alors qu’à moi seul appartenait l’honneur d’achever l’animal, ce que je fis en lui perçant la gorge de ma longue baïonnette.

Le chasseur ayant retiré sa lance du corps du béhémoth, me la présenta en me priant de l’accepter comme souvenir. Je lui donnai, en retour, un magnifique poignard européen…


À la date du 5 septembre finit le journal de voyage de M. Mouhot. Jusqu’au 25 du mois d’octobre, il a toutefois continué de tenir fidèlement son registre météorologique ; mais les dernières notes inscrites sur son carnet de route se bornent aux suivantes :

Le 20 septembre, départ de B..... p.

Le 28, ordre du Sénat de Luang-Prabang envoyé à B...., enjoignant aux autorités de ne pas me laisser dépasser cette limite.

Le 15 octobre, départ pour revenir à Luang-Prabang.

Le 18, halte à H......

Le 19, je suis atteint de la fièvre.

Le 29 : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieu !… »

Cette exclamation suprême, tracée d’une main tremblante, est la dernière que le voyageur ait confiée au papier. De violentes douleurs céphalalgiques et une prostration toujours croissante semblent lui avoir fait tomber la plume des mains. Cependant l’intrépide naturaliste avait une telle confiance en ses forces, qu’il ne paraît pas avoir eu conscience de sa fin prochaine, à en juger du moins par la réponse invariable qu’il faisait à son fidèle Phraï, chaque fois que celui-ci lui demandait s’il n’avait rien à écrire à sa famille : « Stop ! stop ! Attends ! attends. As-tu peur ? » Le 7 novembre, le malade tomba dans un coma entrecoupé de délire. Le 10, à sept heures du soir, il n’était plus ! Vingt-quatre heures plus tard, et contrairement à l’usage du Laos, qui est de suspendre les cadavres au sommet des arbres et de les y abandonner, la dépouille mortelle de notre compatriote fut inhumée, selon le rite européen, par les soins de Phraï et de Dong, son compagnon, qui tous deux, trois mois plus tard, rapportaient à Bangkok, avec les détails qui précèdent, les collections, les effets et les papiers de leur maître.

Qu’ils soient bénis pour leur fidélité ! C’est le vœu de la veuve, du frère, de la famille entière de Henri Mouhot. Puisse-t-il être aussi celui de nos lecteurs !

En terminant ce récit dans le Tour du Monde, nous formulions encore un autre vœu : c’était que l’Angleterre, dont les musées ont reçu les collections qui ont coûté la vie au voyageur, — que la France, à laquelle il a montré et ouvert le chemin du Cambodge, — lui élevassent à frais communs un modeste, mais durable monument dans le cimetière chrétien de Bangkok, où sans doute il est allé rêver plus d’une fois, et dont la brillante végétation réunit sous une ombre propice la plupart des objets spéciaux de ses études : les fleurs, les insectes et les oiseaux des tropiques ?

Ce souhait a été exaucé et au-delà. Le monument que nous demandions pour Henri Mouhot lui a été élevé par des compatriotes, non sur le rivage qui fut le point de départ de ses découvertes, mais aux lieux mêmes où il est tombé et où il repose : à cinq mille lieues de sa patrie, à quatre cents du point le plus rapproché qu’habite un Européen !

Tombeau de M. Henri Mouhot.
Tombeau de M. Henri Mouhot.
Tombeau de M. Henri Mouhot.

Au mois de mai 1867, la commission française envoyée de Saïgon atteignait Luang-Prabang, et le 24 du même mois, le commandant de Lagrée, son chef, écrivait en Europe :

« Nous avons trouvé partout ici le souvenir de notre compatriote Mouhot, qui, par la droiture de son caractère et sa bienveillance naturelle, s’était acquis l’estime et l’affection des indigènes. Tous ceux qui l’ont connu sont venus nous parler de lui en termes élogieux et sympathiques. — Les regrets que devaient nous inspirer la vue des lieux où s’est accomplie sa dernière lutte ont été adoucis par la consolante satisfaction de trouver le nom français honorablement connu dans cette contrée lointaine. — Les serviteurs qui l’accompagnaient ont rapporté fidèlement les détails de ses derniers moments, et aucune circonstance particulière ne m’a été rapportée qui puisse ajouter à l’intérêt du récit publié dans le Tour du Monde.

« Son corps avait été inhumé à trois kilomètres de Luang-Prabang, sur les bords du Nam-Kan, auprès du village de Naphao. J’ai demandé l’autorisation d’élever sur sa tombe un modeste monument qui attestât notre hommage et conservât sa mémoire dans le pays.

« Le roi a accédé à ce désir avec le plus bienveillant empressement et a voulu fournir tous les matériaux du monument. J’ai chargé M. de Laporte de faire exécuter ce travail, qui consisté en un massif de maçonnerie en briques, de 1 mètre 80 centimètres de longueur, de 1 mètre 10 centimètres de hauteur et 80 centimètres de largeur. Une pierre encadrée sous l’une des faces du monument porte le nom de Henri Mouhot et la date 1867.

« M. de Laporte m’a remis un dessin qui pourra être adressé en son nom à la famille Mouhot. »

Ce dessin, que nous reproduisons, est parvenu à madame veuve Mouhot par les soins de l’amiral La Grandière, gouverneur général de la Cochinchine française.

Cours du Mé-Kong entre Louang Prabang et la mer
Cours du Mé-Kong entre Louang Prabang et la mer
  1. Précis de la géographie universelle, livre CLI. Première édition, 1813.
  2. Description du royaume Thay ou Siam, par Mgr Pallegoix. Paris, 1854.
  3. Annales de la Propagation de la foi, 1832.
  4. Voir entre autres dans Raffenel, Voyage dans le pays des nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à l’histoire moderne de Ségo.
  5. Mgr Pallegoix, Description du royaume Thaï ou Siam, t. I, p. 62-66
  6. Ce prince est mort depuis la première publication de ce récit. Nous ignorons s’il a été remplacé dans ses fonctions honorifiques.
  7. Cet opuscule, publié d’abord par M. Dean dans le Chinese repository, a été reproduit in extenso par sir John Bowring dans sa belle compilation sur le Royaume et le peuple de Siam (the Kingdom and people of Siam, London, J. W. Parker and Son, 1857).
  8. Le P. Larnaudie était l’interprète de l’ambassade siamoise qui a visité la France en 1860-1861.
  9. Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort, et c’est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a succédé
  10. Coiffure excessivement légère, fraîche, commode et abritant bien du soleil le cou et la face. Je la recommande fort aux voyageurs dans ces pays.
  11. C’est de là que viennent le beau « Bulimus Cambogiensis » et « l’Hélix Cambogiensis » et aussi « l’Hélix-Mouhoti », pour la première fois collectionnés et décrits.
  12. Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam, car le premier est tributaire du second.
  13. L’article suivant du courrier de Saïgon, daté de septembre 1803, confirme tout à la fois la justesse de vue de feu Henri Mouhot, ainsi qu’une partie de ses prévisions et de ses espérances :

    « … L’amiral La Grandière, qui n’a cessé de montrer, depuis sa prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activité qui s’étend sur tous les intérêts, vient de se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions déjà quelques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infligions à celui-ci, paraissait éprouver pour nous plus d’effroi que de sympathie. Il s’agissait de dissiper cette méfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces contrées lointaines et l’Occident des relations avantageuses aux uns et aux autres.

    « La voyage de l’amiral a amené le plus beau résultat que nous puissions souhaiter : un traité qui nous donne le protectorat du royaume de Cambodge. En vertu de ce traité, nous sommes dès maintenant on possession du droit de commercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes autorisés à y exploiter ses immenses forêts gratuitement, si c’est pour le gouvernement français, et, moyennant une redevance insignifiante, si c’est pour le commerce privé. Nous instituons à Oudong un résident français. Ses fonctions sont confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des mœurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera une double influence et par l’application de sa science chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance qu’il est bon de rappeler, c’est que le Cambodge est la seule contrée de l’extrême Occident où le christianisme ait toujours été toléré. L’évêque de ce vaste diocèse, Mgr Miche, assure qu’il n’a jamais eu à se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de cantons.

    « Le roi, moins réservé pour le représentant de la France que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l’amiral et s’est entretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigneraient de plus de sincérité que nous n’en rencontrons chez son voisin.

    « Ce souverain est installé et logé d’une manière qui rappelle assez exactement celle des grands rois nègres. Il n’a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une expression de vive intelligence.

    « Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n’ose dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général dans le Cambodge. Le toit est couvert en paille, sauf quelques annexes couvertes d’ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de femmes que d’années ; il n’en a pas moins de quarante, mais il n’a qu’un petit nombre d’enfants.

    « La polygamie, dont le prince n’est pas le seul à user, est une des causes principales et fatales du chiffre restreint de la population sur un territoire aussi étendu et aussi favorisé par la nature.

    « Un navire de guerre français surveille la capitale et les États du Cambodge.

    « L’amiral La Grandière a visité avec un extrême intérêt et aussi en détail que possible les mines de la province d’Ongkor. Elles sont au-dessus de l’idée que l’on avait pu s’en faire, et de beaucoup supérieures à tout ce qu’on peut voir en Europe. Elles se trouvent à quinze milles du grand lac Touli, au milieu d’une forêt dont les arbres se font remarquer par leur élévation et par la régularité merveilleuse de leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrégulier d’ailleurs, a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au royaume de Siam, dont nous sommes devenus les voisins depuis notre installation dans la basse Cochinchine. »

  14. Si l’on ne peut affirmer que le prince indou Siddharta le Gotamide, ou Çakia Mouni, comme l’appelèrent plus tard les bouddhistes, ait attaqué de front le système des castes, on ne peut nier du moins qu’en appelant tous les hommes, sans distinction de rang et de naissance, à la vie ascétique et au salut qui en dérive, il n’ait sapé par la base le système lui-même. En prêchant l’égalité des devoirs, en promettant l’égalité dans la fin suprême, il émancipa moralement les petits et les humbles du joug des forts et des puissants, et renversa de fait les barrières que le brahmanisme multipliait entre les hommes. Quoi qu’on puisse objecter contre le synchrétisme grossier qui a greffé ses doctrines, expulsées de l’Inde, sur les superstitions primitives de l’extrême Orient et du nord de l’Asie, on doit reconnaître qu’elles n’en ont pas moins préservé quatre cents millions d’hommes de la destinée des vieilles races d’Égypte et de l’Inde, parmi lesquelles la notion étroite et mortelle de la caste a étouffé en germe celle de la patrie et de la nationalité.
  15. Voici, rangés dans le même ordre, les titres siamois correspondants : Chao-Khun-Samu, Chao-Khun-Balat, Raxa-Khâna, Somdet-Chao, et enfin Sang-Karat.
  16. « … Lorsque j’étais à Ajuthia, ayant eu occasion de faire des fouilles, pour chercher les vases sacrés qui furent enfouis lors de l’invasion des Birmans, en 1700, j’observai, partout où je fis creuser, qu’à la profondeur d’environ trois mètres on rencontrait une couche de tourbe noire d’un pied d’épaisseur, dans laquelle s’étaient formés quantité de beaux cristaux transparents de sulfate de chaux. (Disons en passant que les Siamois recueillent ces cristaux, les calcinent, et on obtiennent une poudre extrêmement fine et très-blanche, dont les comédiens et les comédiennes se frottent les bras et la figure.) Dans cette couche de tourbe on trouve, en outre, des troncs et des branches d’un arbre dont le bois est rouge, mais si fragile qu’il se rompt sans effort. D’où je conclus que c’était là le niveau primitif du terrain, qui se sera élevé peu à peu par le sédiment qu’y déposent les eaux chaque année, à l’époque de l’inondation, aussi bien que par le détritus des feuilles et des plantes.

    « Il est dit dans les Annales de Siam que, sous le règne de Phra-Ruang (environ l’an 650 de notre ère), les jonques chinoises pouvaient remonter le Mé-Nam jusqu’à Sangkolôk, qui est aujourd’hui à plus de cent vingt lieues de la mer ; ce qui fait supposer que la plaine de Siam a éprouvé un changement considérable dans ce laps de douze cents ans, puisqu’à présent les jonques ne remontent pas au-delà de Ajuthia, distante de la mer de trente lieues seulement.

    « En creusant des canaux, on a trouvé, dans plusieurs endroits, des jonques ensevelies dans la terre à quatre ou cinq mètres de profondeur. Plusieurs personnes m’ont rapporté que quand le roi fit creuser les puits pour les pèlerins, sur la route de Phrâ-Bat, à une profondeur de huit mètres, on trouva un gros câble d’ancre en rotin.

    « À l’extrémité nord de Bangkok, à onze lieues de la mer, je vis des Chinois creusant un étang ne rapporter du fond que des coquillages concassés, ce qui me confirma dans mon opinion que cette plaine avait été mer autrefois. Voulant donc résoudre la question de manière à lever tous les doutes, je fis creuser dans le terrain de notre église à Bangkok : un puits de vingt-quatre pieds de profondeur ; l’eau qui se rassemblait au fond était plus salée que l’eau de mer ; la vase molle qu’on ramenait du fond était mêlée de plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre étaient en bon état de conservation ; mais ce qui finit par lever tous les doutes fut une grosse patte de crabe et des concrétions pierreuses auxquelles adhéraient de jolis coquillages.

    « La mer s’est donc retirée et se retire encore tous les jours — car dans un voyage au bord de la mer, mon vieux pilote me montra un gros arbre qui était à un kilomètre dans les terres en me disant : « Voyez-vous cet arbre là-bas ? Quand j’étais jeune, j’y ai souvent attaché ma barque ; et aujourd’hui, voyez comme il est loin. »

    « Voici la cause qui fait croître si vite la terre au bord de la mer. Pendant trois mois de l’année, quatre grands fleuves charrient, jusqu’à la mer, une quantité incalculable de limon ; or, ce limon ne se mêle pas à l’eau salée, comme je m’en suis convaincu par mes propres yeux, mais il est ballotté et refoulé par le flux et reflux sur les rivages où il se dépose peu à peu, et à peine s’est-il élevé au niveau de l’eau qu’il y croît des plantes et des arbres vigoureux qui le consolident par de nombreuses racines. J’ai tout lieu de croire que la plaine de Siam s’est accrue de vingt-cinq lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une étendue de quinze cents lieues carrées. » (Pallegoix, t. I, ch. iv.)

  17. Le mot boy, qui veut dire garçon, est généralement employé en Angleterre pour désigner les domestiques mâles.
  18. Ainsi appelés à cause du tatouage qu’ils se font à la partie supérieure des cuisses.