Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1863, Le Tour du monde)/04

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Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 257-272).
Quatrième livraison


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX

Départ pour le Cambodge. — Voyage en barque de pêcheurs. — Chantaboun. — Produits. — Commerce. — Physionomie du pays. — Archipels du golfe de Siam. — Manière dont les crocodiles attrapent les singes.

Mon intention était de visiter le Cambodge, mais je ne pouvais m’y rendre avec ma légère barque de rivière ; or, comme on ne voit guère circuler entre Bangkok et Chantaboun que de petites jonques chinoises ou des barques de pêcheurs chargées de poisson pour la capitale, je dus m’embarquer sur une de ces dernières, le 23 décembre, avec un nouveau domestique appelé Niou et d’origine annamite. Élevé au collége des Pères, à Bangkok, il connaissait assez bien le français pour m’être très-utile surtout comme interprète. Notre embarcation était trop petite pour son contenu ; car, outre moi et Niou, elle portait deux hommes et deux enfants de treize et quatorze ans. L’aspect de toutes les petites îles du golfe est d’un effet enchanteur et pittoresque. Notre traversée fut plus longue que nous n’avions pensé. Trois jours suffisent en temps ordinaire ; il nous en fallut huit, tellement le vent était violent et contraire. Nous eûmes aussi un accident qui fut fatal à l’un de nous et qui aurait pu l’être à tous. C’était dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Notre barque filait rapidement sous une brise violente et fraîche. J’étais assis sous le petit toit de feuilles et de bambous entrelacés qui me protégeait contre la pluie et la fraîcheur des nuits, disant adieu à l’année qui venait de s’écouler et souhaitant la bienvenue à la nouvelle ; priant pour qu’elle me fût favorable, et surtout qu’elle répandît à pleines mains la coupe de bonheur sur tous ceux qui me sont chers. La nuit était obscure. Nous n’étions qu’à deux milles de la côte, dont les montagnes nous apparaissaient comme un sombre bandeau. La mer seule brillait de cette lueur phosphorescente si bien connue de ceux qui ont navigué longtemps. Depuis plusieurs heures, deux requins n’avaient cessé de nous suivre en traçant à l’arrière comme un sillon de feu tortueux. Tout était silencieux sur notre bateau ; l’on n’entendait que le vent sifflant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je sentais en moi-même, à cette heure de la nuit, seul et loin de tous ceux que j’aimais, une tristesse que je cherchais inutilement à soulever, et une inquiétude dont je ne pouvais me rendre compte. Tout à coup nous éprouvons un choc violent, suivi presque aussitôt d’un second, et notre barque reste dans l’immobilité la plus complète. Tout le monde à bord pousse un cri de détresse, les matelots sautent à l’avant avec Niou ; en un instant la voile est pliée, les torches allumées ; mais, ô malheur ! un de nous manque à l’appel… Un des jeunes garçons qui était assoupi sur le bord du bateau avait été, par le choc, précipité à la mer. Inutilement nous cherchâmes le corps de ce malheureux ; il était indubitablement devenu la proie d’un des requins. Fort heureusement pour nous, la barque n’avait touché que de côté contre la pointe d’un rocher et s’était ensuite échouée sur le sable, de sorte qu’après l’avoir dégagée nous pûmes aller jeter l’ancre près de la côte.

Le 3 janvier 1859, ayant traversé le petit golfe de Chantaboun par une mer excessivement houleuse, nous vîmes apparaître la fameuse roche du Lion qui forme comme la pointe d’un cap à l’entrée du port. De loin, on dirait un lion couché, et l’on a peine à croire que la nature seule ait moulé ce colosse avec des formes aussi curieuses, et cependant c’est l’eau qui l’a arrondi et modelé de la sorte. On comprend que les Siamois aient pour ce rocher, comme pour toutes les choses qui leur paraissent extraordinaires ou merveilleuses, une espèce de vénération. On raconte qu’un jour un navire anglais étant venu jeter l’ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en voyant le lion, proposa de l’acheter, et que le gouverneur ayant refusé de le lui vendre, l’Anglais, sans pitié, fit feu de toutes ses pièces sur le pauvre animal. Le fait a été raconté par un poëte siamois dont l’œuvre est une plainte touchante contre la dureté des barbares de l’Occident.

La roche du Lion, devant le port de Chantaboun. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Le 4 janvier, à huit heures du matin, nous arrivions à la ville de Chantaboun proprement dite. Cette dernière est bâtie le long du fleuve, à six ou sept milles des montagnes. Les Annamites chrétiens forment le tiers à peu près de la population de cette localité ; le reste est composé de marchands chinois, de quelques Annamites païens et de Siamois. Les seconds sont tous des pêcheurs, descendant d’Annamites de même profession, qui, venus de Cochinchine pour pêcher au nord du golfe de Siam, s’établirent peu à peu à Chantaboun. Tous les jours, tant que dure la saison froide et que la mer n’est pas trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites baies du littoral ou dans les bassins que forment les îles entre elles.

Le commerce de cette province n’est pas considérable, comparativement à ce qu’il pourrait être ; mais les nombreuses taxes, les corvées continuelles imposées au peuple par les chefs, puis l’usure et les prévarications des mandarins, ajoutées à l’esclavage, accablent, ruinent les familles et stérilisent le travail. Cependant, quoique la population ne soit pas nombreuse, on exporte à Bangkok une assez grande quantité de poivre que les Chinois principalement cultivent au pied des montagnes, un peu de sucre et de café d’une qualité tout à fait supérieure, et enfin des nattes faites de joncs, très-jolies, et qui se vendent très-avantageusement en Chine ; du tabac, une quantité de poisson sec et salé, ainsi que des bichos-di-mar ou holothuries de mer séchées et de l’écaille de tortue que pêchent les Annamites païens.

Pêcheurs d’holothuries dans le golfe de Siam. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.

Tout sujet siamois, dès qu’il a atteint la taille de trois coudées, est soumis à un impôt ou tribut annuel équivalant à 6 ticaux (18 francs) ; les Annamites de Chantaboun le payent en bois d’aigle, les Siamois en gomme-gutte. Le tribut des Chinois se paye en gomme laque, et seulement tous les quatre ans ; il n’est que de 4 ticaux. C’est à la fin de la saison des pluies que les Annamites chrétiens se réunissent en troupes de quinze à vingt, et partent sous la conduite d’un homme expérimenté, qui devient le chef de l’expédition et indique d’ordinaire aux autres les arbres qui renferment du bois d’aigle, car tous ne sont pas également habiles à reconnaître ceux qui en contiennent, et il faut, pour bien réussir et s’éviter un travail inutile et pénible, une expérience que l’on n’acquiert qu’avec le temps. Les uns restent dans les montagnes environnantes, les autres vont aux grandes îles de Ko-Xang ou de Ko-Khut, situé au sud-est de Chantaboun.

Le bois d’aigle est dur, moucheté, et répand une forte odeur aromatique lorsqu’on le brûle. Il sert à brûler, après leur mort, le corps des princes et des hauts dignitaires que l’on conserve préalablement pendant une année dans un cercueil. Les Siamois l’emploient également en médecine. Le bois de l’arbre qui le produit est blanc et très-tendre, et il faut l’abattre et le fendre en entier pour trouver le bois d’aigle qui est répandu dans l’intérieur du tronc. Les Annamites font une espèce de secret des indices auxquels ils reconnaissent l’arbre qui en contient. Le peu de renseignements qu’ils ont voulu me donner m’a cependant mis sur la voie. Je fis abattre sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais devoir en contenir, et le résultat de mes observations est que ce bois se forme dans les cavités de l’arbre, et que plus celui-ci est vieux, plus il en contient. On frappe le tronc de l’arbre, et s’il rend un son creux et laisse échapper par les nœuds une odeur plus ou moins forte de bois d’aigle, on est assuré qu’il en contient.

La plupart des Chinois marchands se livrent à l’opium et au jeu ; les Annamites chrétiens ont en général une conduite plus réglée, mais leur caractère est tout l’opposé de celui des Siamois qui sont mous, paresseux, insouciants et légers, mais généreux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L’Annamite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux ; entre parents même, ce sont des dissensions et une jalousie continuelles. Sans pitié pour le pauvre ou pour le malheureux, il est serviteur-né du puissant. L’attachement de ceux qui sont catholiques pour leurs prêtres et les missionnaires fait seul exception ; ils s’exposent pour eux aux plus grands dangers. De leur côté, les païens tiennent fortement à leur idolâtrie par respect pour leurs ancêtres. Dans les rapports que j’ai eus avec les uns et les autres, tant à Chantaboun que dans les îles, où j’en rencontrais fréquemment, venus de ce premier endroit ou de Kampot, port du Cambodge, je n’ai eu qu’à me louer de la générosité et de la bonté des païens.

Les missionnaires de Bangkok m’ayant donné une lettre d’introduction pour leur confrère de Chantaboun, je descendis chez lui et j’eus le plaisir de rencontrer un digne homme qui me reçut avec la plus grande cordialité et mit à ma disposition une chambre de sa modeste habitation. Depuis plus de vingt ans ce bon père se trouve à Chantaboun avec les Annamites qu’il a baptisés, content et heureux au milieu de l’indigence et de la solitude. À mon arrivée, il était au comble du bonheur ; il voyait s’élever rapidement de jour en jour une nouvelle chapelle qu’il fait construire, et pour laquelle il a trouvé le moyen d’économiser sur son modeste viatique. Construite en briques, elle remplacera bientôt la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je passai seize jours heureux sous son toit, tantôt chassant sur le fleuve et les canaux, tantôt sur le mont Sabab. Le pays me rappelait beaucoup la province de Pakpriau. La plaine est peut-être encore plus déserte et plus inculte ; mais au pied de la montagne s’ouvrent de charmantes vallées, ou quelques centaines de Chinois se livrent à la culture du poivre.

J’achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite barque pour visiter les îles du golfe, très-intéressantes sous tous les rapports, quoique sur plusieurs d’entre elles les tigres soient nombreux. La première que je visitai porte le nom de Ko-nam-sao (buste de jeune fille). Elle a la forme d’un pic et près de deux cent cinquante mètres de hauteur. D’origine volcanique comme toutes les autres îles de cette partie du golfe, elle n’a seulement que deux milles de circonférence. Les roches qui l’entourent presque partout en rendent l’accès difficile, mais l’effet qu’y produisent une végétation puissante et une verdure pleine d’éclat et de fraîcheur est ravissant. La saison de la sécheresse, si agréable dans les voyages en Europe, à cause de la fraîcheur des nuits et des matinées, est au Siam un temps de mort et de désolation pour toute la nature. Malgré une végétation encore assez fraîche, la vie semble s’arrêter, les oiseaux ont fui vers les lieux où ils trouvent à se désaltérer et recherchent de préférence le voisinage des habitations et les bords des rivières où les insectes, en nombre immense, leur fournissent une abondante nourriture. Rarement un chant vient charmer l’oreille ; l’aigle pêcheur seul fait entendre son cri rauque et perçant chaque fois que le vent change. Les fourmis en essaims innombrables surgissent, au contraire, de partout ; le sol, les arbres, tout en est couvert, et elles paraissent être, avec les moustiques et quelques grillons, les seuls insectes qui aient échappé à la destruction. En poursuivant les troupes de singes qui s’enfuyaient à mon approche, ou bien en suivant les traces des daims ou des léopards, dont plusieurs tombèrent frappés de mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces îles la moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau ; je n’avançais que très-difficilement à travers les masses de lianes et de branches entrelacées, la hache à la main, et ce n’est qu’épuisé par la chaleur et la fatigue que je revenais au rivage.

La plupart des roches de ces montagnes, comme celles des îles, sont métamorphiques, c’est-à-dire d’anciennes roches sédimentaires qui ont conservé beaucoup de traces de leur ancien dépôt sous les eaux, mais qui ont subi un changement dans leur structure et dans leur composition par l’action des volcans. Toutes renferment un grand nombre de filons et d’amas auxquels en géologie on donne le nom de « gîtes de contact, » c’est-à-dire des gîtes métallifères qui, encastrés dans des roches stratifiées ou des roches massives, ont été pénétrés de leur substance.

Le 26, nous fîmes voile pour la première des îles Ko-Man, car il y en à trois qui portent ce nom et qui sont rapprochées les unes des autres. La plus grande n’est éloignée de la côte que d’une dizaine de milles. Quelques aigles pêcheurs, une espèce de pigeons blancs et des coucous noirs sont à peu près les seuls habitants ailés que j’y rencontrai ; mais les iguanes y sont très-nombreuses, et lorsque le soir elles sortent de leurs retraites, le bruit qu’elles font en marchant pesamment sur les feuilles sèches et les branches mortes, ferait facilement supposer qu’il est produit par des animaux de plus grande taille.

Vers le soir, la marée ayant baissé, nous laissâmes échouer notre barque dans la vase ; j’avais déjà remarqué pendant le jour que la boue, semblable à celle des tourbières, était imprégnée de matières volcaniques ; mais pendant toute la nuit il s’en échappa une si forte odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan sous marin. Le 28, nous passâmes à la seconde île des Patates, qui est plus élevée et plus pittoresque que la précédente ; les rochers qui la bordent produisent un effet grandiose. Le coup d’œil dont on jouit en traversant les deux îles par un beau soleil et à marée basse est surtout magnifique. Les îles des Patates doivent leur nom aux nombreux tubercules sauvages qui s’y trouvent.

Je passai plusieurs jours au cap Liaut, tantôt sur la côte, tantôt dans les nombreuses îles qui en sont très-rapprochées ; c’est la plus belle partie du golfe, et comparable pour sa beauté au détroit de la Sonde près des côtes de Java. Il y a deux ans, le roi étant venu visiter Chantaboun, on lui bâtit sur la plage, à l’extrémité du cap, une maison et un kiosque. En mémoire de sa visite on a aussi érigé au sommet de la montagne une petite tour d’où l’on jouit d’une vue très-étendue.

Vue des îles du golfe prises du cap Liaut. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la plus étendue de toutes les îles qui se trouvent au nord du golfe entre Bangkok et Chantaboun. Toute l’île n’est qu’une suite de montagnes boisées, mais cependant d’un accès assez facile et renfermant beaucoup de fer oligiste. Les singes et les daims qui l’habitent viennent tous les sous boire au rivage, car elle manque d’eau douce.

Le 29 au matin, à mesure que le soleil s’élevait à l’horizon, la brise diminuait, et nous n’étions plus qu’à trois milles du détroit qui sépare l’île de l’Arec de celle des Cerfs, lorsqu’elle tomba tout à fait. Depuis une demi-heure, nous n’avancions qu’à force de rames, et exposés à toute l’ardeur d’un soleil brûlant, quoiqu’à une heure matinale, sans le moindre souffle dans l’air, devenu lourd et suffoquant. Tout à coup et à mon grand étonnement la mer s’agita, se souleva, et ballotta en tous sens notre légère embarcation. Je ne savais que penser d’un phénomène tout nouveau et inconnu pour moi, et d’où pouvait peut-être résulter, d’un instant à l’autre, quelque danger ou accident sérieux, lorsque notre pilote s’écria tout à coup : « Voyez comme l’eau de la mer bout. » En effet, je me retournai du côté indiqué, la mer semblait être en ébullition et peu d’instants après un immense jet d’eau et de vapeur fut lancé dans les airs et dura pendant plusieurs minutes. Je n’avais jamais été témoin d’un pareil phénomène et je ne suis plus étonné maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffoquait dans l’île Ko-Man. C’était donc un volcan sous-marin qui faisait éruption à près d’un mille de distance de l’endroit où trois jours auparavant nous avions jeté l’ancre.

Le 1er mars, nous arrivâmes à Ven-Ven, sur le Paknam-Ven ; sorte d’estuaire ou se déverse un fleuve large de plus de trois milles à son embouchure et formé par plusieurs cours d’eau qui découlent des montagnes et se joignent à un bras de rivière de Chantaboun, qui, faisant l’office d’un canal, relie ces deux localités.

Villages d’Annamites chrétiens, à Chantaboun ou Chantabury. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve de Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Continuellement je les voyais ou les entendais s’élançant de la rive dans l’eau, et il arrive assez fréquemment que des pêcheurs imprudents ou des gens endormis près de la rivière, ont été dévorés par eux ou sont morts des blessures qu’ils en ont reçues. Ce dernier cas s’est renouvelé deux fois depuis mon séjour dans la province de Chantaboun ; mais une chose amusante, pour l’homme qui se plaît à étudier les mœurs intéressantes de toutes les créatures dont Dieu a parsemé la surface du globe et que nous eûmes le plaisir d’observer à Ven-Ven, c’est la manière dont ces amphibies attrapent les singes qu’une malicieuse fantaisie pousse à les taquiner. Au bord du rivage, le crocodile, le corps enfoncé dans l’eau, ne laisse dépasser que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce qui passera à sa portée. Une troupe de singes vient-elle à l’apercevoir, ils semblent se concerter, s’approchent peu à peu et commencent leur jeu, tour à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu’à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et avec la dextérité de sa race, s’avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D’autres, amusés du jeu, veulent se mettre de la partie, mais les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant les uns et les autres suspendus par les pattes ; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l’animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l’audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades ; mais parfois aussi une patte est saisie dans l’étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude de l’éclair. Toute la troupe se disperse alors en poussant des cris et des gémissements ; ce qui ne les empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures après.

Singes jouant avec un crocodile, dans la rivière de Chantaboun. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.


X

La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — Tigres. Serpents, etc. — Riche végétation de Chantabury.

De retour à Chantaboun de mes excursions maritimes, j’allai m’installer chez un bon vieux Chinois, planteur de poivre, qui, deux mois plus tôt, lors de ma première visite, m’avait déjà donné l’hospitalité. Il se nomme Ihié-Hou, mais en siamois nous l’appelions Apaït, ce qui veut dire oncle. Apaït est veuf ; il a deux fils, dont l’un est âgé de dix-huit ans ; celui-ci est un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infatigable ; il m’est déjà fort attaché et a grande envie de m’accompagner au Cambodge. Né dans ces montagnes et très-intelligent, il n’est pas d’animaux et très-peu d’oiseaux dont il ne connaisse les mœurs et les habitudes, puis il n’a peur ni des tigres, ni des éléphants ; toutes ces qualités réunies jointes à sa douceur font que Phraï (c’est le nom du jeune homme) serait un véritable trésor pour moi.

Apaït a aussi deux frères qui, devenus catholiques, sont allés s’établir à Chantaboun, afin de se rapprocher de l’église ; quant à lui, il n’a jamais eu le moindre penchant à changer de religion, parce que s’il devenait chrétien, il faudrait, dit-il, qu’il oubliât ses parents trépassés, auxquels il a le plus grand soin de faire de temps en temps de petits sacrifices. Ses affaires ne sont pas brillantes, car il y a dix ticaux d’intérêt à payer pour la petite somme de cinquante ticaux qu’il a empruntée, l’intérêt étant, à Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, il a les impôts à acquitter : douze ticaux pour ses deux fils, huit pour son champ de poivre, un pour son porc, quatre pour sa maison, un pour son foyer, un pour le bétel qu’il cultive, deux shellungs pour ses cocotiers, deux pour ses arbres à dourions, un tical pour ses aréquiers ; total, trente-neuf ticaux. Le revenu de sa terre étant de quarante, tous frais payés, que peut-il faire avec le tical unique (deux francs cinquante centimes) qui lui reste ? Les malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci, et ils sont nombreux, vivent de riz qu’ils obtiennent des Siamois en échange de l’arec, puis de quelques légumes.

J’éprouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pourrais je dire, dans le séjour de ces lieux si beaux et si tranquilles, et en même temps si riants et si imposants. Ces montagnes sont entrecoupées, ici par des vallons ou murmurent des ruisseaux à l’eau fraîche et limpide, là, par de petites plaines parsemées de quelques modestes cases, appartenant à de laborieux Chinois, tandis qu’à peu de distance s’élève la vraie montagne avec ses rochers grandioses, ses grands arbres, ses torrents et ses cascades.

Nous avons déjà eu quelques orages, car la saison des pluies s’approche, la végétation redevient fraîche et la nature animée ; le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes se font entendre partout. Apaït m’a cédé son lit, si toutefois on peut appeler lit quelques lattes d’aréquier posées sur quatre pieux de bambous. J’y ai étendu ma natte, et j’y ferais un long somme, si plusieurs fois pendant la nuit je n’étais réveillé par des armées de fourmis qui me passent sur le corps, s’introduisent sous ma couverture, dans mes vêtements, s’établissent confortablement dans ma barbe et finiraient sans doute par m’entraîner hors de mon lit, si de temps en temps je ne secouais ma couverture. D’autres fois ce sont des cancrelas ou d’autres vilaines bêtes de la même espèce qui prennent leurs ébats sous le toit, et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, en m’inspirant toujours du dégoût et souvent l’appréhension que ce ne soit quelque être plus venimeux ou plus répugnant encore. La chaleur en ce moment est très-supportable, le thermomètre marque ordinairement quatre-vingts degrés Fahrenheit le matin et quatre-vingt-dix degrés au milieu du jour (vingt-neuf à trente-deux degrés centigrades) ; mais l’eau des ruisseaux est si fraîche, que deux bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre le soir, tout en entretenant et fortifiant ma santé, me procurent un bien-être pour plusieurs heures.

Hier soir, le petit Phraï étant allé avec Niou à Chantaboun pour acheter quelques provisions, rapporta pour un demi-fuang de bonbons chinois à son père ; le pauvre vieillard ne se sentait pas de joie, et ce matin à la pointe du jour, il se vêtit de ses meilleurs habillements, de sorte qu’en le voyant si beau, je me demandai ce qu’il pouvait y avoir de nouveau au logis. Après avoir nettoyé une planche fixée en guise de table au-dessous d’un dessin qui, sous la forme d’un pantin tirant la langue, ayant des griffes aux pieds et aux mains et une longue queue de singe, représente le père d’Apaït, celui-ci prit trois petites tasses, les emplit de thé, mit les bonbons dans une autre et plaça le tout sur la planche qui fait fonction d’autel. Il alluma ensuite deux morceaux d’un bois odoriférant, et commença ses prières : c’était un sacrifice qu’il faisait aux mânes de ses parents, avec l’espoir que leur âme viendrait goûter aux bonnes choses qu’il leur offrait.

À l’entrée du jardin d’Apaït, en face de sa case, j’ai fait avec quelques bâtons et des branches d’arbres une espèce de séchoir, couvert d’un toit de feuilles, où je sèche les grosses pièces, comme singes gibbons, blancs et noirs, chevrotins, buses, calaos, ainsi que mes boîtes d’insectes ; cela attire une foule de curieux siamois et chinois qui viennent voir le farang et admirer ses curiosités.

Nous venons de passer le premier jour de l’an des Chinois, qu’ils ont fêté pendant trois jours. Plusieurs d’entre eux demeurant à une grande distance ont profité de ce temps pour nous faire visite, et par moments, la maison d’Apaït, le vaste terrain battu qui est devant son jardin, tout était rempli de visiteurs en habits de fête. Beaucoup me demandaient des médicaments, car à la vue de mes instruments, de ma trousse de naturaliste et de mes bocaux, ils me prenaient pour un grand médecin. Hélas ! mes prétentions ne sont pas si élevées ; cependant je les traite au système Raspail, et une petite boîte de pommade camphrée ou une fiole d’eau sédative sont peut-être retournées dans quelque musée d’Europe sous la forme d’un insecte ou d’une coquille quelconque, que ces braves gens m’auront rapportée en retour du bien que j’avais l’intention de leur faire.

Il est bien agréable pour moi, après une journée de chasse fatigante, par monts et par vaux et dans l’intérieur des forêts où l’on ne se fraye un chemin que la hache à la main, de me reposer le soir sur le banc de notre bon Chinois, devant sa case ombragée de cocotiers, de bananiers et d’autres beaux arbres. Depuis quatre jours, un vent du nord très-violent et frais, malgré la saison, n’a cessé de souffler, brisant et déracinant une quantité d’arbres au sommet de la montagne. Ce sont ses adieux. Le vent du sud-ouest soufflera dorénavant pendant plusieurs mois.

Aujourd’hui, la soirée m’a paru encore plus belle et plus agréable qu’à l’ordinaire ; les étoiles scintillaient au ciel, et la lune brillait de tout son éclat. J’étais assis à côté d’Apaït, tandis que son fils nous jouait des airs chinois sur sa flûte de bambou. Je songeais à quel degré de prospérité cette province pourrait atteindre, si, déjà une des plus belles et des plus florissantes du pays, elle était sagement et intelligemment gouvernée, ou si quelques Européens venaient y jeter les fondements d’une colonie civilisatrice.

Proximité de la mer, communications faciles et susceptibles de perfectionnement, climat sain, température supportable et surtout inépuisable fécondité du sol qui permet la culture des plus riches productions, rien ne manque à cette contrée pour assurer le succès à des planteurs industrieux et entreprenants.

Ma négociation est enfin arrivée à un résultat heureux, c’est-à-dire que le bon vieux Apaït a consenti à laisser son fils Phraï entrer à mon service, pourvu que je lui donne trente ticaux, la moitié de ses gages d’une année, en avance ; puis il vendra sa case et son champ de poivre, payera sa dette et se retirera dans un autre endroit de la montagne. Le petit Phraï est enchanté de me suivre et de pouvoir courir les bois du matin au soir. Je ne suis pas moins content que lui, car avec sa connaissance du pays, son activité, son intelligence et son dévouement pour moi, il est d’un prix inestimable. Les chaleurs deviennent de plus en plus fortes. Le thermomètre est monté un jour à cent deux degrés Fahrenheit (trente-neuf centigrades) à l’ombre ; aussi les longues chasses deviennent pénibles et quelquefois impossibles ailleurs que dans les forêts. Je profitai, il y a quelques jours, d’un temps couvert et par conséquent moins chaud, pour visiter une chute d’eau dont on m’avait parlé et qui se trouve dans le district presque désert de Priou, à douze milles de Kombau. Au mois de janvier, lors de mon premier passage ici, j’avais déjà eu le désir de m’y rendre, mais le Chinois qui s’était proposé pour nous y conduire, s’était égaré et nous avait fait marcher une journée tout entière pour nous conduire à un endroit opposé. De Kombau, nous longeâmes pendant une heure et demie une charmante vallée unie presque partout comme me pelouse, et riante comme un parc. Elle aboutit à une forêt où en suivant le bord d’un torrent qui, encaissé entre deux monts et hérissé de blocs de granit, augmente de largeur à mesure que l’on approche de sa source, nous ne tardâmes pas à arriver à la chute. Dans la saison des pluies, ce doit être un spectacle de toute beauté ; une énorme nappe d’eau tombe alors de tous les côtés du haut d’immenses roches perpendiculaires, taillées à pic et décrivant comme un cirque de près de trente mètres de diamètre ; pendant la sécheresse, l’eau de la source seule sort de dessous d’immenses blocs de granit, mais avec une telle abondance qu’elle alimente plusieurs ruisseaux. D’une hauteur de plus de vingt mètres, le torrent, large de deux à sa source, tombe avec fracas et presque d’aplomb sur les rochers, d’où il rejaillit en se détournant pour former une nouvelle chute de trois mètres de hauteur seulement, mais qui se déverse dans un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, et qui reflète comme un miroir les rochers et les arbres qui l’entourent. Mes deux domestiques, échauffés par une longue course, se plongèrent dans cette eau si froide, à mon grand étonnement ; et quand je voulus leur exposer le danger qu’ils couraient en agissant ainsi, ils me répondirent que c’est quand on a chaud qu’on doit se baigner ; et tous les indigènes font de même.

Un voyageur ne doit ignorer aucun métier ; un jour je dus me faire tailleur de pierre pour détacher une empreinte d’un animal inconnu, de la surface d’un large bloc de granit enfoui au fond d’un torrent de la montagne ; au mois de janvier, un Chinois me demandait un prix si élevé pour ce travail que je pensais me contenter d’une empreinte de cire ; mais Phraï m’ayant proposé de se charger de ce travail, nous l’avons entrepris, et nous l’avons mené à bonne fin. Beaucoup de Siamois eussent préféré que je ne touchasse pas à leur pierre, de même que par superstition ils sont scandalisés de me voir tuer des gibbons blancs, bien que, lorsque l’animal est une fois abattu et dépouillé, comme ce ne sont pas eux qui ont commis ce péché mortel à leurs yeux, ils soient très-heureux d’obtenir une côtelette ou un bifteck de ma victime, car ils attribuent à la chair de ce singe de grandes vertus médicinales.

La saison des pluies approche, les orages deviennent de plus en plus fréquents et le tonnerre gronde parfois avec un fracas épouvantable ; les insectes deviennent aussi plus nombreux, mais les fourmis qui cherchent à s’abriter pour cette saison envahissent les habitations et deviennent un véritable fléau pour moi et mes collections, sans parler de mes vêtements ; j’ai eu déjà plusieurs livres et cartes presque entièrement mangés dans une seule nuit. Heureusement les moustiques ont disparu, c’est donc une souffrance de moins, mais en revanche, il y a une espèce de petite sangsue, qui, lorsqu’il pleut, quitte les ruisseaux, se répand dans les bois et les rendent, sinon impraticables, au moins fort désagréables à traverser ; c’est par douzaines qu’il faut à tout moment les arracher de dessus soi ; mais comme on ne peut ni les voir ni les sentir toutes, c’est toujours couvert de sang que l’on revient au logis ; quelquefois mon pantalon, de blanc qu’il était en partant, prend la couleur garance, si chère au troupier français.

Le gibier commence à devenir rare, au grand désappointement de nous tous, car Phraï et Niou faisaient bombance avec la chair des gibbons, et commerce de leur fiel qu’ils vendaient un shellung ou 75 centimes de notre monnaie aux médecins chinois de Chantaboun ; les calaos sont aussi devenus très-farouches, de sorte que nous ne pouvons plus guère compter que sur des chevrotains pour approvisionner la cuisine.

Il y a bien aussi sur la montagne de grands cerfs, mais ce n’est qu’en passant la nuit à l’affût qu’on peut les approcher d’assez près pour les tirer. Les oiseaux en général ne sont pas communs ; l’on ne voit ni cailles, ni perdrix, ni faisans ; et les quelques poules sauvages qui, de temps en temps, font leur apparition, sont si farouches, que ce serait perdre un temps précieux de leur faire la chasse. Dans cette partie du pays, les Siamois prétendent qu’ils ne peuvent cultiver de bananes à cause des éléphants, qui, à certaines époques, viennent du versant opposé de la montagne et dévorent les feuilles de cette plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la petite espèce ; toutes les nuits ils passent près des habitations, et le matin on peut voir l’empreinte de leurs larges pattes profondément marquée dans l’argile auprès des ruisseaux ou sur le sable des sentiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans des fourrés épais et presque inaccessibles. Rien n’est plus rare que de les tirer au gîte, car généralement ils fuient à l’approche de l’homme, à moins qu’ils ne soient poussés par la faim. J’ai rencontré un jeune colon chinois qui porte sur le corps dix-neuf cicatrices faites par un de ces animaux. Un jour il était à l’affût sur un arbre, à une hauteur de trois mètres, lorsqu’un tigre de la plus grande espèce s’approcha d’un jeune chevreau qui, attaché à un arbre à très-peu de distance de l’affût du Chinois, l’attirait par ses cris. Le chasseur ayant tiré sur le carnassier, bien que mortellement blessé, le tigre réunit toutes ses forces, fit un bond énorme, et saisissant son ennemi avec ses griffes et ses dents, l’arracha de son siége et lui déchira les chairs en roulant avec lui sur le sol ; heureusement pour le malheureux Chinois, ce fut là le dernier effort du monstre ; il expira presque aussitôt.

Rocher près de Thoulou, golfe de Siam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Dans les montagnes de Chantaboun et non loin de notre demeure actuelle, on trouve des pierres précieuses d’une assez belle eau ; il y a même à l’est du bourg une éminence l’on appelle la montagne des Pierres-Précieuses ; il paraîtrait, d’après ce que dit Mgr Pallegoix, qu’il fut un temps où elles étaient très-communes, puisque dans l’espace d’une demi-heure, il en ramassa une poignée, c’est-à-dire autant que les habitants de la province en trouvent actuellement dans une année. Ce qui prouve du reste qu’elles sont devenues très-rares, c’est que l’on ne trouve plus à en acheter, même à un prix élevé.

Il paraît que j’ai gravement offensé les pauvres Thais de Kombau, en enlevant les empreintes dont j’ai parlé plus haut ; je viens d’en rencontrer plusieurs qui, me disent-ils, ont les « bras cassés ; » ils ne pourront plus travailler et seront toujours pauvres. Désormais ils auront une bonne excuse pour leur paresse, et moi j’aurai à me reprocher et à répondre de leur misère, puisqu’en enlevant cette pierre, j’ai irrité contre eux tous les génies de la montagne. Les Chinois pensent autrement, leurs idées ne sont pas moins amusantes. Ils prétendent que sous l’empreinte il doit se trouver un trésor dans le roc, et que le bloc que j’ai enlevé doit avoir de grandes vertus médicinales ; de sorte qu’Apaït et ses amis frottent tous les matins le dessous de la pierre contre un autre morceau de granit, puis recueillent précieusement dans de l’eau la poussière qui en tombe et avalent le tout, à jeun, avec la ferme persuasion

que c’est un remède contre tous les maux. C’est ici le cas de dire que c’est la foi qui nous sauve : bien des pilules sont administrées chez les peuples civilisés qui n’ont certainement pas plus de vertus curatives que la poudre de granit absorbée par le vieux Apaït.

Ce pauvre bonhomme a vendu sa propriété pour 60 ticaux ; sa dette payée, il lui reste, avec l’argent qu’il a reçu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n’en faut pas davantage ici pour qu’il se croie riche jusqu’à la fin de ses jours ; il pourra de temps en temps régaler l’âme de ses aïeux de bonbons et de thé, et lui-même vivre en vrai mandarin campagnard. Avant de s”éloigner de Kombau, le bon vieillard m’a procuré un autre domicile au prix de deux ticaux (cinq francs) par mois ; je n’ai rien perdu au change sous le rapport du confort. Pour un appartement meublé, je pense que ce n’est pas cher. Voici l’inventaire des meubles : dans le salon, rien, dans la chambre à coucher une vieille natte sur un lit de camp. Cependant cette case-ci est plus propre, plus spacieuse et mieux couverte que l’autre, où l’eau filtrait de toutes parts, puis j’ai un large lit de camp pour me reposer de mes longues chasses. En outre mon nouveau propriétaire me fournit de bananes et de légumes que nous lui payons en gibier, quand la chasse a été fructueuse.

Les fruits dans cette province sont aussi bons que nombreux : ce sont la mangue, le mangoustan, l’ananas, si odoriférant et qui fond dans la bouche, et surtout, ce qui est bien supérieur à tout ce que j’avais pu imaginer avant d’en avoir goûté, le fameux dourion, qui mérite à juste titre d’être appelé le roi des fruits. Toutefois, pour bien l’apprécier, il faut quelque temps ; il faut surmonter le dégoût qu’inspire son odeur lorsqu’on n’en a jamais mangé ; cette odeur est telle qu’au premier abord, j’étais obligé de m’éloigner du lieu où il s’en trouvait. La première fois que j’en goûtai, il me semblait être près de quelque animal en putréfaction ; ce ne fut qu’à la quatrième ou à la cinquième tentative que je sentis cette odeur se changer en un arôme des plus agréables. Le dourion atteint en grosseur à peu près les deux tiers du jacquier, et comme ce dernier il est entouré d’une écorce très-épaisse et épineuse, qui le protége contre la dent des écureuils et des autres rongeurs ; en l’ouvrant, on trouve à l’intérieur dix cellules dans chacune desquelles est un certain nombre de noyaux plus gros qu’une datte et entourés d’une sorte de crème blanche, quelquefois jaunâtre, d’un goût exquis. Quel bizarre caprice de la nature ! de même qu’il en a coûté plus que de la répugnance pour y goûter, l’on est bien puni si l’on en mange souvent ou que l’on s’oublie une seule fois à en prendre plus que l’extrême modération ne l’autorise, car c’est un fruit tellement échauffant, qu’on se trouve couvert de rougeurs et de boutons le lendemain d’un excès de dourion, comme si l’on avait la rougeole. Ce fruit cueilli n’est jamais bon, car il tombe de lui-même lorsqu’il a atteint son degré parfait de maturité ; si on l’ouvre, on doit le manger de suite, autrement en peu de temps il est gâté ; dans son écorce on peut le conserver près de trois jours. À Bangkok, un seul de ces fruits coûte un shellung ; à Chantaboun on peut en avoir neuf pour le même prix.

J’étais sur le point d’écrire, dans mon journal, qu’ici il y a peu de danger à courir les bois, et que souvent nous chassons aux papillons et aux insectes sans prendre d’autres armes qu’une hache et un couteau de chasse, et que Niou s’est aguerri au point d’aller de nuit avec Phraï attendre le cerf à l’affût, lorsqu’une panthère s’est précipitée sur un chien couché à deux pas de ma porte. La pauvre bête a poussé un cri de douleur vraiment déchirant qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes voisins, chacun une torche à la main. Ceux-ci se trouvèrent face à face avec la panthère, et à leur tour ils se mirent tous à jeter les hauts cris ; mais il était déjà trop tard pour moi de saisir mon fusil, l’animal en quelques secondes fut hors de portée.

Grâce à la proximité de la mer et au voisinage des montagnes, le moment des fortes chaleurs a passé inaperçu ; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle on me dit que depuis plus de trente ans on n’avait pas eu de pareilles chaleurs. Beaucoup d’Européens qui habitent cette ville sont malades ; cependant je ne crois pas le climat de Bangkok plus malsain que celui des autres villes de l’Asie orientale situées sous le tropique ; je serais même porté à croire le contraire, mais l’exercice qui est nécessaire à l’entretien de la santé y est pour ainsi dire impossible, et il n’y a aucun doute que ce manque d’action contribue beaucoup aux maladies.

Depuis longtemps je m’étais proposé de pénétrer dans une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, à mi-chemin entre Chantaboun et Kombau, et si profonde, qu’elle s’étend, dit-on, jusqu’au sommet de la montagne. Je partis donc accompagné de Phraï et de Niou, munis de tout ce qu’il nous fallait pour notre excursion. Arrivés à l’entrée de la grotte, nous allumâmes nos torches, et après avoir escaladé les blocs de granit qui sont près de l’entrée, nous y descendîmes. Des milliers de chauves-souris, réveillées par la lueur de nos flambeaux, se mirent à voltiger en rond autour de nous, éteignant nos torches à chaque instant et nous fouettant e visage de leurs ailes. Phraï marchait le premier, sondant le terrain de la lance dont il était armé. Nous avions fait ainsi une centaine de pas à peine lorsque tout à coup il se rejeta sur moi en s’écriant avec toutes les marques du plus grand effroi : « Un serpent ! retirez vous ! » et au même instant j’aperçus un énorme boa qui, à une quinzaine de pas tout au plus, la tête levée, la gueule ouverte et dardant sa langue fourchue, paraissait prêt à s’élancer sur mon guide. Mon fusil était chargé d’un côté de deux balles et de l’autre de gros plomb. Je mis en joue et lâchai la détente des deux coups à la fois ; un épais nuage de fumée nous enveloppa, et nous ne vîmes plus rien. Le plus prudent pour nous était de battre en retraite, ce que nous fîmes aussitôt. Nous attendîmes pendant quelque temps à l’entrée de la grotte avec anxiété, prêts à combattre l’ennemi s’il se présentait, mais rien n’apparut. Mon bon guide donna ici la preuve de son courage : ayant rallumé une torche, il se munit de mon fusil fortement rechargé, d’une longue corde, et pénétra de nouveau, mais seul dans la grotte. Nous tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir, au moindre signal, voler à son secours. Pendant quelques instants, qui nous parurent d’une longueur immense, notre anxiété fut terrible ; mais quels ne furent pas notre étonnement et notre joie en voyant revenir Phraï tirant après lui la corde au bout de laquelle traînait un énorme boa. La tête du reptile avait été fracassée par mes deux coups de feu, et il était mort sur place. Nous ne cherchâmes pas, ce jour-là, à pénétrer plus avant dans la grotte, nous étions satisfaits du succès de notre excursion.

J’avais appris qu’une grande fête allait être célébrée par les Siamois, à une pagode située à une lieue dans la montagne, en l’honneur d’un supérieur de talapoins mort l’année dernière, et dont on devait brûler les restes, selon la coutume du pays. Je m’y rendis avec l’espoir que cette curieuse cérémonie m’apprendrait à connaître les mœurs de ce peuple à la fois dans leurs rites funéraires et dans leurs amusements. Il était huit heures du matin quand nous y arrivâmes, c’était le moment du « Kin-Kao, » ou de la consommation du riz. Près de deux mille Siamois des deux sexes, venus de Chantaboun et des villages environnants, les uns en chariot, les autres à pied, étaient dispersés dans l’enceinte de la pagode. Tous portaient, comme aux jours de grande fête, des ceintures et des langoutis neufs aux couleurs éclatantes, et le coup d’œil qu’offrait à distance cette foule bariolée était des plus gais. Sous un vaste toit de planches soutenu par des colonnes formant une espèce de hangar et bordé par des lambris couverts de peintures grotesques représentant des hommes et des monstres dans les attitudes les plus bizarres, s’élevait une imitation de rocher fait de carton peint, sur lequel on avait placé un catafalque chargé de dorures, de peintures et de sculptures, et contenant une urne dans laquelle les précieux restes du talapoin étaient renfermés. Çà et là quelques morceaux d’étoffe et de papier disposés en forme de bannière servaient de décoration. En face du catafalque et à l’extérieur de la salle se trouvait un bûcher, et à quelque distance, sur une estrade élevée, un orchestre était établi, jouant des divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, quelques femmes avaient établi un marché ou elles débitaient des fruits, des bonbons et des noix d’arec, tandis que d’un autre côté des Chinois et des Siamois jouaient, sur un petit théâtre monté pour cette occasion, des scènes dans le genre de celles de nos théâtres ambulants qui courent les foires. Cette fête, qui dura trois jours, n’avait rien qui rappelât une cérémonie funèbre, et il s’y fit une consommation énorme de poudre et d’arack. Je m’y étais rendu, pensant y voir quelque chose de nouveau et de curieux, car la crémation n’existe que chez très-peu de peuples, et on ne la pratique ici que pour les souverains, les princes et les personnages de rang élevé, sans songer que je serais moi-même un objet de curiosité pour la foule, ce qui arriva cependant.

À peine étais-je dans l’enceinte de la pagode, suivi de Phraï et de Niou, que de tous les côtés j’entendis répéter le mot « farang ; venez voir le farang ; » puis aussitôt Siamois et Chinois quittèrent leurs bols de riz pour se porter de notre côté. J’espérais qu’une fois leur curiosité satisfaite, ils me laisseraient circuler paisiblement ; mais loin de là, la foule grossissait de plus en plus et me suivait de quelque côté que j’allasse, au point de devenir gênante, insupportable, et d’autant plus que la plupart de ceux qui y affluaient étaient déjà ivres d’opium ou d’arack, et peut-être de tous les deux. Je m’éloignais de cet endroit quand, en passant devant une baraque en planches construite pour la circonstance, j’aperçus plusieurs chefs de la province qui prenaient aussi leur déjeuner. Le plus âgé vint directement à moi, me prit la main et me pria d’une manière civile d’aller m’asseoir auprès d’eux ; je profitai de sa bonne invitation pour trouver un refuge contre les importuns. On me combla d’honnêtetés ainsi que de pâtisseries, de fruits naturels et confits, etc. ; mais la foule qui m’avait suivi se pressait de plus en plus autour de la maison et avait fini par en envahir tous les abords, jusqu’au toit qui était couvert de curieux. Tout à coup un sourd craquement se fit entendre, et toute la partie antérieure de l’habitation, cédant sous le poids des spectateurs, s’écroula avec eux, et ils roulèrent au milieu des talapoins et des laïques : ce fut une confusion des plus comiques. J’en profitai pour m’échapper, « jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus. »


XI

Retour à Chantaboun. — Îles Ko-Khut, Koh-Kong, etc. — Superbe perspective du golfe de Kampôt. — Le Cambodge. — Commerce de ces contrées. — État misérable du pays. — Audience chez le roi du Cambodge.

De retour à Chantaboun, dans l’hospitalière demeure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre à la recherche des moyens de transport pour gagner Battambang, chef-lieu d’une province de ce nom, qui, depuis près d’un siècle, a été enlevée au Cambodge par l’empire siamois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens pour me conduire d’abord de Chantaboun à Kampôt, port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les Annamites chrétiens m’en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris congé de l’abbé Ranfaing qui m’avait comblé de bontés et d’attentions chaque fois que j’étais venu à Chantaboun, je m’installai de nouveau dans une barque avec mon Chinois et mon Annamite, et voulant profiter de la marée haute, nous partîmes à midi, malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu’au surlendemain par un vent contraire et trop violent pour nous permettre sans danger de le quitter.

Vue intérieure de la baie de Chantaboun. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, ou de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire nous retinrent à une centaine de mètres du rivage, dans une anse qui était loin d’offrir beaucoup de sécurité à notre modeste embarcation.

Notre position n’était pas agréable, notre chétive barque, rudement secouée par les flots en fureur, menaçait à chaque instant d’être jetée à la côte contre les rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donné la meilleure place pour le préserver de l’eau de mer comme de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrés les uns contre les autres à l’avant, et n’ayant pour abri que quelques feuilles de palmier cousues ensemble à travers desquelles l’eau filtrait et nous tenait constamment mouillés. La pluie continuait à tomber avec une telle abondance que nous ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester à demi couchés dans notre barque, les membres fatigués de la position à laquelle nous condamnaient le défaut d’espace et nos effets et notre linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le cinquième jour, j’eus le plaisir de voir le ciel s’éclaircir et le vent changer. Vers les deux heures de l’après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant remonté le moral de mes hommes qui commençaient à faiblir, par une bonne dose d’arack, nous levâmes l’ancre et nous nous éloignâmes de Ko-Khut poussés par une bonne brise. J’étais heureux d’avancer et de pouvoir enfin respirer à pleins poumons, aussi je restai une partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la marche rapide de notre bateau. À la pointe du jour, nous aperçûmes la première île Koh-Kong à notre gauche, à une distance d’à peu près dix milles. C’est une île déserte, mais on y recueille de la gomme-gutte ; elle est moins grande que Koh-Xang ou Koh-Chang et n’offre pas un aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C’est à Compong-Sôm, près de Kampôt, que l’on recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui se trouvent dans le commerce ; les indigènes renferment la première dans des bambous, qu’ils fendent lorsqu’elle est durcie.

Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de la première partie de notre voyage et nous fûmes bien dédommagés par la beauté des sites et l’aspect enchanteur du groupe d’îles et d’îlots que nous côtoyions à une courte distance. Nous arrivions dans des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés sur les hauteurs, ils observent la mer, et dès qu’ils aperçoivent une voile, ils s’apprêtent à l’attaquer au passage. Nous avancions paisiblement, sans souci des forbans, car nous n’avions avec nous aucune marchandise qui pût les tenter, et du reste, nous étions bien armés et en état d’arrêter en chemin ceux d’entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans l’anse d’une petite île afin de faire cuire le riz du soir et d’accorder à mes hommes un peu de repos, car ils n’avaient pas dormi la nuit précédente. Nous étions à une journée et demie de Kampôt. À minuit nous levâmes l’ancre et nous voguâmes, doucement bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lorsqu’on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande île Koh-Dud qui appartient à la Cochinchine, le coup d’œil devient de plus en plus beau ; la terre forme cadre de tous côtés, et il semble qu’on vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants. À l’est, s’étendent les côtes et les îles de la Cochinchine jusqu’à Kankao, à l’ouest et au nord, celles du Cambodge, couronnées par une belle montagne de neuf cents mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont Sabab, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous ramenez à Chantaboun, voilà le mont Sabab. » Nous ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui se déroulait à nos yeux, car peu d’instants après notre entrée dans le golfe, d’énormes nuages noirs s’amoncelèrent au sommet de la montagne, et par degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt sur nos têtes, le tonnerre grondait avec force, et un vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée sur le flanc, avec la vitesse d’un bateau à vapeur. Le pilote même tremblait au gouvernail et me demandait de l’arack pour soutenir ses forces et son courage. Après une demi-heure de cette course effrénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle nous transperça, mais elle fit tomber le vent ; nous étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui conduit à Kampôt. Il paraît que le roi devait passer en revue, le jour de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans la rade, mais le gros temps l’avait retenu depuis onze heures dans une espèce de salle qu’on lui avait élevée sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au moment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes le cortége royal qui se dirigeait vers une grande jonque que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais bateaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine.

M. Mouhot navigant entre les îles du golfe de Siam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

La rivière qui conduit à la ville a près de cent cinquante mètres de largeur, mais son cours est très-borné ; elle prend naissance dans les montagnes voisines. Le principal avantage qu’elle offre, c’est de pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de construction qui abondent dans les forêts de ses deux rives, et dont les Chinois ne peuvent se passer pour la mature de leurs jonques.

Il y a continuellement de six à sept navires en charge dans la rade, de sorte que l’on voit souvent des bateaux chinois ou européens monter et descendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement l’unique port de Cambodge, il est loin d’avoir le même mouvement que le port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents maisons et une population à peu près égale à celle de Chantaboun ; en outre, tout son petit commerce est alimenté par la basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu’ici presque constamment fermés aux Européens, de sorte que les navires qui y arrivent ne trouvent guère à charger que du riz qui leur est amené par des bateaux, et presque comme contrebande, de la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d’autres petits ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d’ivoire, du poisson pêché dans le grand lac par des Annamites, du bois d’ébénisterie et de construction pour lequel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit rien au commerce, et j’ose émettre l’opinion que le jour où les ports d’Annam seront ouverts aux Européens, les marchands chinois établis à Kampôt abandonneront cette ville ; cependant, mieux gouverné, ce district pourrait alimenter le commerce d’un grand nombre de produits dont nous parlerons plus tard.

Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans doute pas à tomber sous la domination de quelque autre puissance ; qui sait ? Peut-être la France a-t-elle les yeux fixés sur lui et se l’annexera comme elle fait en ce moment de la Cochinchine.

Le peu d’impôts et de taxes que les Cambodgiens ont à supporter, comparativement aux Siamois, me faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans l’abondance et le bien-être ; aussi ma surprise fut grande d’y rencontrer, à très-peu d’exceptions près, presque tous les vices, sans aucune des qualités que l’on trouve chez les autres peuples, ses voisins : la misère, l’orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, la servilité et une paresse excessive sont l’apanage de ce misérable peuple.

On a répété souvent que l’on ne devait pas juger d’un pays où l’on n’a fait que passer, que ceux-là seuls pourraient le faire qui y ont séjourné longtemps. J’admets que dans un séjour rapide on est sujet à commettre des erreurs ; mais, je le répète ici, je mentionne ce que je vois, et donne mes impressions telles que je les reçois : libre à d’autres voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces impressions ou mon jugement ont été faussés. Je ferai remarquer en outre que la première impression est souvent ineffaçable, et que fréquemment je ne me fie pas à mon propre jugement et parle d’après l’expérience d’autrui.

Il est peu de voyageurs en Europe, en Amérique et sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui n’aient eu à se plaindre de la manière offensante dont les représentants des lois douanières exercent leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus de vexations qu’ils peuvent aux voyageurs des deux sexes ; ici, c’est le contraire, ils le gagnent en le demandant ; ce sont des mendiants commissionnés : « Du poisson sec, de l’arack et un peu de bétel, s’il vous plaît. » Plus vous donnez, plus la perquisition est courte.

Après avoir remonté la jolie rivière qui devait nous conduire à notre but, l’espace de près d’un mille, nous aperçûmes une maison couverte de feuilles, et surmontée du symbole de la religion chrétienne, de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle de l’abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la congrégation des Missions étrangères. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin ? avez-vous jamais été pendant un temps plus ou moins long privé de votre société habituelle ? avez-vous été maltraité par le temps ou par les hommes ? avez-vous jamais échappé à quelque grand danger ? avez-vous quitté vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle on s’agenouille, on prie, en oublie. C’est ce que je fis.

J’avais pour l’abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam ; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j’avais été obligé de me soumettre m’avaient fait perdre pour un instant l’usage de mes membres, et j’eus peine à marcher.

L’abbé Hestrest m’accueillit en frère et m’offrit un abri dans sa modeste case jusqu’à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu’il m’apprit fut que la France était en guerre avec l’Autriche. J’ignorais même qu’il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L’Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu’on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L’abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l’ordre à ses rameurs d’accoster le rivage, et quand il fut à portée de la voix, il s’adressa à l’abbé :

« Quel est l’étranger qui est avec vous ?

— Sire, c’est un Français.

— Un Français ! » répondit-il avec vivacité.

Puis, comme s’il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s’adressant a moi :

« Vous êtes Français ?

— Français, sire, lui répondis-je en siamois.

— M. Mouhot vient de Paris, dit l’abbé en donnant à sa réponse un ton mystérieux ; mais il a été tout récemment au Siam.

— Et que vient-il faire dans mon royaume ?

— Il est en mission particulière, dit l’abbé d’un ton mystérieux, — mais qui n’a rien de commun avec la politique ; c’est uniquement pour voir le pays ; du reste, M. Mouhot ne tardera pas à rendre une visite à Votre Majesté. »

Après quelques minutes de silence de part et d’autre, le roi salua de la main et nous dit :

« Au revoir. »

Le cortége s’éloigna.

Je craignis un instant que l’abbé ne m’eût fait passer pour un personnage moins humble que je ne le suis réellement, et que, par suite, on ne m’interdît l’entrée du royaume. Le nom seul de la France cause une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s’attendait chaque jour à voir flotter le pavillon français dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante ans ; petit de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l’intelligence, beaucoup de finesse, de la douceur et une certaine bonhomie[2]. Il était mollement couché à l’arrière de son bateau de construction européenne, sur un large et épais coussin ; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le remplissaient. Parmi celles-ci, j’en remarquai une dont les traits étaient délicats et même distingués ; vêtue moitié à l’européenne, moitié à l’annamite, et portant relevée toute sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour une jolie fille en tous pays. C’était, je pense, la favorite du roi ; car, non-seulement elle était mieux mise que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la première place auprès du roi et prenait grand soin que rien ne blessât le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n’étaient que de grosses filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par l’usage de l’arack et du bétel. Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à de longues distances, ceux de quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par des Chinois et commandée par un gros personnage de la même nation qui tenait levée une espèce de hallebarde surmontée d’un croissant, attira mon attention ; elle marchait en tête de l’escorte. C’était le fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l’ami du roi. Voici ce que j’appris au sujet de cet individu :

À peu près deux ans auparavant, ce Chinois, obligé, par des méfaits que l’on ne connaît pas très-bien, de s’enfuir d’Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt avec une centaine d’aventuriers, écumeurs de mer comme lui. Après y avoir passé quelque temps, faisant trembler tout le monde, extorquant, la menace à la bouche, tout ce qu’ils pouvaient aux gens du marché, ils conçurent le projet de s’emparer de la ville, de tout y mettre à feu et à sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs vols s’ils n’étaient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut révélé, les Cambodgiens furent appelés de tous les environs et armés tant bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy, craignant alors que les choses ne tournassent mal pour lui, s’embarqua sur sa jonque avec ses complices et tomba à l’improviste sur Itatienne. Le marché fut saccagé en un moment, mais les Cochinchinois, revenus de leur surprise, repoussèrent les pirates et les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna le gouverneur de la province, puis le roi lui-même par de beaux présents, et se livra à des actes de piraterie tels que son nom devint redouté partout à la ronde, et cela impunément. Des plaintes s’élevèrent des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour se l’attacher et être protégé contre les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionné et titré, et les meurtres et les vols n’en sont que plus fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé des navires à Kampôt pour s’emparer de ce malfaiteur et de sa troupe ; mais deux des brigands seulement furent arrêtés et exécutés sur-le-champ ; quant à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi même.

Quelques jours après mon arrivée, je m’installai dans une maison construite par les ordres et aux frais du roi pour abriter les négociants européens, qui rarement viennent à Kampôt. L’abbé Hestrest me fit les honneurs de la ville : le marché, tenu en majeure partie par les Chinois, est composé de cabanes faites en bambous et couvertes en chaume. On y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d’autres produits de ce pays et d’Europe. Les marchands de poisson, de légumes et les restaurants chinois en plein air, se disputent la rue en concurrence avec des porcs, des chiens affamés et des enfants de tout sexe et de tout âge, tels qu’ils furent créés par la nature, et barbotant dans la fange ; avec des femmes indigènes d’une laideur repoussante, et des Chinois au corps décharné, à l’œil hagard et terne, traînant péniblement leurs sandales chez le marchand d’opium, le barbier ou quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.

Le commerce est tout entier entre les mains de ces derniers et l’on rencontre dix de ceux-ci pour un indigène.

Je fus présenté par l’abbé Hestrest dans plusieurs maisons chinoises où nous fûmes reçus avec politesse et affabilité. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour s’informer si je n’étais réellement pas un officier détaché de l’armée française, alors en Cochinchine et venant prendre des renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de m’accompagner chez Sa Majesté. Nous remontâmes le fleuve l’espace d’un mille et demi, et nous arrivâmes à Kompong-Baïe qui est la partie cambodgienne de la ville ; c’est là que réside le gouverneur de la province et que campaient le roi et sa suite, qui n’étaient à Kampôt qu’en visite. Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez d’élégance et recouverte en tuile rouge. L’intérieur était plutôt celui d’une salle de théâtre forain que celui de la demeure d’un souverain. Ne trouvant à la porte ni suisse ni factionnaire, nous entrâmes sans nous faire annoncer. Sa Majesté trônait sur une vieille chaise de fabrication européenne. De chaque côté de sa personne, et rampant sur les coudes et les genoux, deux officiers de sa maison lui offraient de temps en temps une cigarette allumée, de l’arack ou du bétel dont ils tenaient toujours une « chique » à la disposition du souverain. À quelques pas se tenaient quelques gardes dont les uns étaient armés de piques ornées d’une touffe de crins blancs au sommet, les autres de sabres dans leurs fourreaux qu’ils brandissaient à deux mains. À quelques degrés au-dessous de Sa Majesté, les ministres et les mandarins se tenaient dans la même position que les garde-chiques. À notre arrivée, et sur un signe du roi, nous allâmes nous asseoir à côté de lui sur des siéges pareils au sien qui furent apportés par une espèce de page. Le roi, comme ses sujets, ne porte ordinairement qu’un langouti ; celui-ci était de soie jaune retenu à la taille par une magnifique ceinture d’or dont la plaque étincelait de pierres précieuses.

Favorite du roi du Cambodge. — Dessin de Pelcoq d’après M. Mouhot.

Au Cambodge, comme au Siam, si l’on veut obtenir les bonnes grâces du roi ou des mandarins, il faut commencer par donner des présents. J’avais donc apporté une canne à fusil anglaise d’un beau travail, avec l’intention de l’offrir à Sa Majesté. Ce fut la première chose qui attira son attention :

« Veuillez me montrer cette canne, » dit-il en cambodgien. Je la lui présentai.

« Est-elle chargée ? ajouta-t-il en voyant que c’était une arme.

— Non, sire. »

Alors il l’arma, me demanda une capsule et la fit partir ; puis il dévissa le canon qui était à balle forcée et examina le travail avec attention.

« Si elle peut être agréable à Sa Majesté, dis-je à M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. » L’abbé traduisit mes paroles.

« Qu’a-t-elle coûté ? » répondit le roi.

Et comme l’abbé, à mon instigation, lui faisait une réponse évasive, il me pria de lui faire voir ma montre : je la lui présentai, et quand il l’eut examinée avec attention, il m’en demanda aussi le prix. L’abbé, après le lui avoir dit, lui parla de mon intention d’aller à Udong, la capitale du Cambodge, et de parcourir le pays.

« Allez à Udong, c’est très-bien, promenez-vous, promenez-vous,  » me dit-il en riant.

Puis il demanda mon nom, et comme il cherchait à l’écrire, je tirai mon portefeuille et lui présentai ma carte. Ceci lui inspira le désir d’avoir mon portefeuille. Je m’empressai de le lui offrir.

« Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot va à Udong, Votre Majesté daignera sans doute lui faciliter le voyage.

— Mais volontiers ; combien voulez-vous de chariots ? »

J’en aurais demandé dix, que je les aurais obtenus.

« Trois me suffiront, sire, répondis-je.

— Et pour quel jour ?

— Après-demain matin, sire.

— Prenez note de cela et donnez vos ordres, » dit le roi à son mandarin secrétaire ; puis il se leva, nous donna une poignée de main et se disposa à sortir.

Nous fîmes de même et retournâmes à notre hôtel. Je dis hôtel, car c’est le seul endroit où peuvent loger les étrangers, et M. de Montigny, lors de son passage à Kampôt comme ministre plénipotentiaire, y était descendu aussi bien que nous, et si on ne me l’avait pas dit, je l’eusse deviné rien qu’à voir les magnifiques inscriptions charbonnées sur le mur par les marins de sa suite, telles que celles-ci :

« Hôtel du roi et des ambassadeurs. — Ici on loge à pied, à cheval et à éléphant gratis pro Deo. — Bon lit, sofa et table à manger… sur le plancher. — Bains d’eau de mer… dans la rivière. — Bonne table… au marché. — Bon vin… À Singapour…

Rien… pour la servante. »

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 219, 225 et 241.
  2. Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort, et c’est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a succédé.