Voyage de La Pérouse autour du monde/Tome 1/Mémoire du Roi

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Texte établi par Louis-Antoine Milet-MureauImprimerie de la République (Tome 1p. 13-61).

MÉMOIRE DU ROI,

Pour servir d’instruction particulière au sieur de la Pérouse, capitaine de ses vaisseaux, commandant les frégates la Boussole et l’Astrolabe.
26 juin 1785.


Sa majesté ayant fait armer au port de Brest les frégates la Boussole, commandée par le sieur de la Pérouse, et l’Astrolabe par le sieur de Langle, capitaines de ses vaisseaux, pour être employées dans un voyage de découvertes ; elle va faire connaître au sieur de la Pérouse, à qui elle a donné le commandement en chef de ces deux bâtimens, le service qu’il aura à remplir dans l’expédition importante dont elle lui a confié la conduite.

Les différens objets que sa majesté a eus en vue en ordonnant ce voyage, ont exigé que la présente instruction fût divisée en plusieurs parties, afin qu’elle pût expliquer plus clairement au sieur de la Pérouse, les intentions particulières de sa majesté sur chacun des objets dont il devra s’occuper.

La première partie contiendra son itinéraire ou le projet de sa navigation suivant l’ordre des découvertes qu’il s’agit de faire ou de perfectionner ; et il y sera joint un recueil de notes géographiques et historiques, qui pourront le guider dans les diverses recherches auxquelles il doit se livrer.

La seconde partie traitera des objets relatifs à la politique et au commerce.

La troisième exposera les opérations relatives à l’astronomie, à la géographie, à la navigation, à la physique, et aux différentes branches de l’histoire naturelle, et réglera les fonctions des astronomes, physiciens, naturalistes, savans et artistes employés dans l’expédition.

La quatrième partie prescrira au sieur de la Pérouse la conduite qu’il devra tenir avec les peuples sauvages et les naturels des divers pays qu’il aura occasion de découvrir ou de reconnaître.

La cinquième enfin lui indiquera les précautions qu’il devra prendre pour conserver la santé de ses équipages.


PREMIÈRE PARTIE

Plan du Voyage, ou projet de Navigation.


Le sieur de la Pérouse appareillera de la rade de Brest aussitôt que toutes ses dispositions seront achevées.

Il relâchera successivement à Funchal dans l’île de Madère, et à la Praya dans celle de S. Jago. Il se pourvoira de quelques barriques de vin dans le premier port, et complétera son eau et son bois dans le dernier, où il pourra également se procurer quelques rafraîchissemens. Il observera cependant, à l’égard de la Praya, qu’il doit y faire le moins de séjour qu’il lui sera possible, parce que le climat y est très-mal-sain dans la saison où il y relâchera.

Il coupera la Ligne par 29 ou 30d de longitude occidentale du méridien de Paris ; et si le vent le lui permettait, il tâcherait de reconnaître Pennedo de San-Pedro (Voyez la note 2), et d’en fixer la position.

Il reconnaîtra l’île de la Trinité (notes 10 et 11), y mouillera, pourra y faire de l’eau et du bois, et y remplira un objet particulier de ses instructions.

En quittant cette île, il viendra se mettre en latitude de l’île Grande de la Roche (note 19), par les 35 degrés de longitude occidentale ; il suivra les parallèles de 44 à 45 degrés, jusqu’à 50 degrés de longitude, et il abandonnera la recherche de cette île s’il ne l’a pas rencontrée quand il aura atteint ce méridien. S’il préférait de venir l’attaquer par l’Ouest, il renfermerait toujours sa recherche entre les méridiens ci-dessus fixés.

Il se portera ensuite à la latitude de la terre de la Roche, nommée par Cook île de Georgia, par 54 degrés sud. Il l’attaquera par la pointe du Nord-Ouest, et il en visitera particulièrement la côte méridionale, qui n’a pas encore été reconnue.

De là, il viendra rechercher la terre de Sandwich (note 20), par les 57 degrés de latitude sud : il observera que le capitaine Cook n’a pu reconnaître que quelques points de la côte occidentale de cette terre, et qu’on en ignore l’étendue vers l’Est et au Sud. Il en visitera particulièrement la côte orientale, pour la prolonger ensuite vers le Sud, et la tourner dans cette partie, si les glaces n’opposent pas un obstacle invincible à ses recherches, dans la saison où il viendra la reconnaître.

Lorsqu’il sera assuré de l’étendue de cette terre à l’Est et au Sud, il fera route pour aller attaquer la terre des États, doublera le cap Horn, et ira mouiller à Christmas-sound, ou baie de Noël, à la côte du Sud-Ouest de la terre de Feu, où il se pourvoira d’eau et de bois ; mais s’il éprouvait trop de difficulté à remonter dans l’Ouest, par les vents qui règnent ordinairement de cette partie, et les courans qui portent quelquefois avec rapidité dans l’Est, il viendrait chercher la côte du Brésil, à la hauteur où il pourrait l’attaquer, longerait cette côte avec les vents variables ou les brises de terre, et pourrait même toucher aux îles Malouines, qui présentent des ressources dans différens genres. Il passerait ensuite le détroit de le Maire, ou doublerait par l’Est la terre des États, pour se rendre au port de Christmas-sound, qui, dans tous les cas, sera le premier rendez-vous des bâtimens de sa majesté, en cas de séparation.

En quittant Christmas-sound, il dirigera sa route de manière à couper le méridien de 85 degrés à l’occident, par la latitude de 57 degrés Sud, et il suivra ce parallèle jusqu’à 95 degrés de longitude, pour chercher la terre et le port de Drake (note 23).

Il viendra ensuite couper le méridien de 105 degrés, par le parallèle de 38 degrés, qu’il conservera jusqu’à 115 degrés de longitude, pour tâcher de reconnaître une terre qu’on dit avoir été découverte par les Espagnols en 1714 (note 25), à 38 degrés de latitude, entre le 108e et le 110e méridien.

Après cette recherche, il ira se mettre en latitude de 27d 5′, sur le méridien de 108 degrés à l’Occident, pour chercher, sur ce parallèle, l’île d’Easter, ou de Pâque, située à 112d 8′ de longitude. Il y mouillera pour remplir l’objet particulier qui lui sera prescrit dans la seconde partie de la présente Instruction.

De cette île, il se reportera à la latitude de 32 degrés, sur le méridien de 120 degrés à l’Occident, et il se maintiendra sur ledit parallèle, jusqu’à 135 degrés de longitude, pour rechercher une terre vue par les Espagnols en 1773 (note 27).

À ce point de 135 degrés de longitude et 32 de latitude, les deux frégates se sépareront. La première s’élèvera jusqu’au parallèle intermédiaire entre 16 et 17 degrés, et s’y maintiendra depuis le 135e jusqu’au 150e méridien à l’Ouest de Paris, d’où elle fera route pour l’île d’O-Taïti. L’intervalle du 16e au 17e degré de latitude, sur un espace de 25 degrés en longitude, n’ayant été visité par aucun des navigateurs modernes, et tout le voisinage de ces parallèles étant semé d’îles basses, il est vraisemblable que le bâtiment qui suivra la direction ci-dessus tracée, rencontrera des îles nouvelles qui peuvent être habitées, ainsi que le sont la plupart des îles basses de ces parages.

Dans le même temps, la seconde frégate, à partir du même point de 32 degrés de latitude et 135 degrés de longitude, s’élèvera dans le nord jusqu’à 25d 12′, et tâchera de s’établir sur ce parallèle, à commencer du 131e ou 132e méridien. Elle y recherchera l’île Pitcairn, découverte en 1767 par Carteret, et située à 25d 12′ de latitude. La longitude de cette île est encore incertaine, parce que ce navigateur n’avait aucun moyen pour la fixer par observation : il est fort à désirer qu’elle puisse être déterminée avec précision, parce que la position de cette île bien connue servirait à rectifier de proche en proche celle des autres îles ou terres découvertes ultérieurement par Carteret.

En quittant l’île Pitcairn, le second bâtiment fera route dans l’Ouest, et ensuite dans le Nord-Ouest, pour rechercher successivement les îles de l’Incarnation, de Saint-Jean-Baptiste, de Saint-Elme, des Quatre-Couronnées, de Saint-Michel, et de la Conversion de St -Paul, découvertes par Quiros en 1606 (note 26), qu’on suppose devoir être situées dans le Sud-Est d’O-Taïti, et qui n’ont point été reconnues ni même recherchées par les navigateurs de ce siècle. Le second bâtiment parviendra ainsi, par la route du Nord-Ouest, jusqu’au 150e méridien occidental et au 19e degré de latitude, d’où il se rendra à O-Taïti.

Il est à présumer que les deux bâtimens pourront y être rendus dans les derniers jours d’avril. Cette île sera le second rendez-vous des bâtimens du roi, en cas de séparation. Ces deux frégates mouilleront, en premier lieu, dans la baie d’Oheitepeha, située à la pointe nord-est de la partie de l’île nommée Tiarraboo ou O-Taïti-ete, laquelle se trouve au vent de la baie de Matavai, située à la pointe du Nord ou pointe Vénus ; et elles relâcheront ensuite à cette dernière, afin de se procurer, par ces deux différentes relâches, plus de facilités pour obtenir les rafraîchissemens dont elles auront besoin.

Le sieur de la Pérouse quittera O-Taïti après un mois de séjour. Il pourra visiter, en passant, les îles de Huaheine, Ulietea, Otaha, Bolabola, et autres îles de la Société, pour s’y procurer des supplémens de vivres, pourvoir ces îles des ouvrages d’Europe qui sont utiles à leurs habitans, et y semer les graines, y planter les arbres, légumes, etc. qui pourraient par la suite présenter de nouvelles ressources aux navigateurs européens qui traverseraient cet Océan.

En quittant les îles de la Société, il fera route dans le Nord-Ouest, pour se mettre en latitude de l’île Saint-Bernard de Quiros (note 28), vers 11 degrés. Il ne poussera la recherche de cette île que du 158e au 162e méridien ; et, de la latitude de 11 degrés, il s’élèvera par le Nord-Ouest jusqu’au 5e parallèle Sud, et au méridien de 166 à 167 degrés ; il prendra alors sa route dans le Sud-Ouest, pour traverser, dans cette direction, la partie de mer située au Nord de l’archipel des îles des Amis, où il est vraisemblable qu’il rencontrera, d’après les rapports des naturels de ces îles, un grand nombre d’autres terres qui n’ont point encore été visitées par les Européens, et qui doivent être habitées. Il serait à désirer qu’il pût retrouver l’île de la Belle-Nation de Quiros, qu’il doit chercher entre le parallèle de 11 degrés et celui de 11 ½, depuis le 169e degré de longitude jusqu’au 171e, et successivement les îles des Navigateurs de Bougainville, d’où il passerait aux îles des Amis, pour s’y procurer des rafraîchissemens.

En quittant les îles des Amis, il viendra se mettre par la latitude de l’île des Pins, située à la pointe du Sud-Est de la nouvelle Calédonie (note 29) ; et après l’avoir reconnue, il longera la côte occidentale qui n’a point encore été visitée ; et il s’assurera si cette terre n’est qu’une seule île, ou si elle est formée de plusieurs.

Si, après avoir reconnu la côte du Sud-Ouest de la nouvelle Calédonie, il peut gagner les îles de la Reine-Charlotte, il tâchera de reconnaître l’île de Sainte-Croix de Mendaña (note 30), et d’en déterminer l’étendue vers le Sud.

Mais si le vent se refuse à cette route, il ira attérir sur les îles de la Délivrance, à la pointe de l’Est de la terre des Arsacides, découverte en 1769 par Surville (note 32) ; il en prolongera la côte méridionale, que ce navigateur ni aucun autre n’a reconnue, et il s’assurera si, comme il est probable, ces terres ne forment pas un groupe d’îles, qu’il tâchera de détailler. Il est à présumer qu’elles sont peuplées à la côte du Sud, comme on sait qu’elles le sont à celle du Nord ; peut-être pourra-t-il s’y procurer quelques rafraîchissemens.

Il tâchera pareillement de reconnaître une île située au Nord-Ouest de la terre des Arsacides, dont la côte orientale a été vue en 1768 par M. de Bougainville ; mais il ne se livrera à cette recherche qu’autant qu’il jugera pouvoir sans peine gagner ensuite le cap de la Délivrance, à la pointe Sud-Est de la Louisiade (note 33) ; et, avant de parvenir à ce cap, il reconnaîtra, s’il le peut, la côte orientale de cette terre.

Du cap de la Délivrance, il fera route pour passer le détroit de l’Endeavour (note 34) ; il tâchera de s’assurer, dans ce passage, si les terres de la Louisiade sont contiguës avec celles de la nouvelle Guinée, et il reconnaîtra toute cette partie de côte, depuis le cap de la Délivrance jusqu’à l’île Saint-Barthélemi à l’Est-Nord-Est du cap Walsh, sur laquelle on n’a jusqu’à présent que des connaissances très-imparfaites.

Il serait fort à désirer qu’il pût visiter le golfe de la Carpentarie (note 35) ; mais il doit observer que la mousson du Nord-Ouest, au Sud de la ligne, commence vers le 15 de novembre, et que les limites de cette mousson ne sont pas tellement fixées, qu’elles ne puissent quelquefois s’étendre au-delà du 10e degré de latitude méridionale. Il est donc important qu’il apporte la plus grande diligence dans cette partie de ses reconnaissances, et qu’il ait attention de combiner sa route et sa vîtesse, de manière à avoir dépassé le méridien de la pointe du Sud-Ouest de l’île de Timor, avant le 20 de novembre.

Si, contre toute apparence, il ne lui avait pas été possible de se procurer des rafraîchissemens, de l’eau et du bois, sur les terres qu’il aura visitées depuis son départ des îles des Amis, d’où l’on a supposé qu’il partirait vers le 15 de juillet, il relâcherait à l’île du Prince, à l’entrée du détroit de la Sonde, près la pointe occidentale de l’île de Java.

En quittant l’île du Prince, ou, s’il n’a pas été forcé d’y relâcher, en quittant le canal au Nord de la nouvelle Hollande (note 35), il dirigera sa route pour venir reconnaître la côte occidentale de cette terre, et il commencera cette reconnaissance aussi haut vers l’Équateur que les vents pourront le lui permettre. Il parcourra la côte occidentale, et visitera plus particulièrement la côte méridionale, dont la plus grande partie n’a jamais été reconnue, et il viendra aboutir à la terre méridionale de Van-Diemen (note 36), à la baie de l’Adventure, ou à celle de Frédérik-Henri ; de là, il se rendra au détroit de Cook, et relâchera au canal de la Reine-Charlotte, situé dans ce détroit, entre les deux îles qui forment la nouvelle Zélande. Ce port sera le troisième rendez-vous des frégates, en cas de séparation : il y réparera ses bâtimens, et s’y pourvoira de rafraîchissemens, d’eau et de bois.

On présume qu’il pourra appareiller de ce port dans les premiers jours du mois de mars 1787.

En sortant du détroit de Cook ou de la nouvelle Zélande, il s’établira et se maintiendra sur le parallèle de 41 à 42 degrés, jusqu’au 130e méridien à l’Occident. Lorsqu’il sera parvenu à cette longitude, il s’élèvera dans le Nord, pour venir se mettre au vent et en latitude des îles Marquises de Mendoça (note 38) ; il relâchera, pour pourvoir aux besoins de ses bâtimens, dans le port de Madre de Dios de Mendaña, côte occidentale de l’île Santa-Christinia (baie de la Résolution de Cook) : ce port sera le quatrième rendez-vous, en cas de séparation.

On présume que cette traversée pourra être de deux mois, et qu’il sera en état de remettre à la voile vers le 15 de mai.

Si, en faisant voile des îles Marquises de Mendoça, le vent le favorisait assez pour que sa route valût au moins le Nord, il pourrait reconnaître quelques-unes des îles à l’Est du groupe des îles Sandwich (note 40) ; il se rendrait ensuite à ces dernières, où il pourra prendre un supplément de provisions, mais il n’y séjournera point.

Il fera route, le plutôt qu’il pourra, pour aller chercher la côte Nord-Ouest de l’Amérique ; et à cet effet, il s’élèvera dans le nord jusqu’au 30e degré, afin de sortir des vents alizés, et de pouvoir attérir à ladite côte par 36d 20′, sur Punta de Pinos, au Sud du port de Monterey, dont les montagnes (ou sierra) de Santa-Lucia, sont la reconnaissance.

Il est probable qu’il pourra être rendu à cette côte vers le 10 ou le 15 de juillet (note 41).

Il s’attachera particulièrement à reconnaître les parties qui n’ont pas été vues par le capitaine Cook, et sur lesquelles les relations des navigateurs russes et espagnols ne fournissent aucune notion. Il cherchera avec le plus grand soin si, dans les parties qui ne sont pas encore connues, il ne se trouverait pas quelque rivière, quelque golfe resserré, qui pût ouvrir, par les lacs de l’intérieur, une communication avec quelque partie de la baie d’Hudson.

Il poussera ses reconnaissances jusqu’à la baie de Béhring et au mont Sant-Elias, et il visitera les ports Bucarelli et de los Remedios, découverts en 1775 par les Espagnols.

Le sound du Prince-Williams et la rivière de Cook ayant été suffisamment reconnus, il ne cherchera point à les visiter ; et, de la vue du mont Sant-Elias, il dirigera sa route sur les îles de Shumagin, près la presqu’île d’Alaska.

Il visitera ensuite l’archipel des îles Aleutiennes (note 42), et successivement les deux groupes d’îles à l’Ouest de ces premières, dont la vraie position et le nombre sont ignorés, et qui toutes ensemble forment, avec les côtes d’Asie et d’Amérique, le grand bassin ou golfe du Nord.

Quand cette reconnaissance sera terminée, il relâchera au port d’Avatscha (note 43) ou Saint-Pierre et Saint-Paul, à l’extrémité Sud-Est de la presqu’île de Kamtschatka. Il tâchera d’y être rendu vers le 15 ou le 20 de septembre ; et ce port sera le cinquième rendez-vous, en cas de séparation.

Il y pourvoira avec diligence au besoin de ses bâtimens, et prendra les informations nécessaires pour être assuré d’y trouver des provisions lorsqu’il y reviendra en 1788.

Il combinera ses opérations de manière à pouvoir appareiller dans les dix premiers jours d’octobre.

Il longera et reconnaîtra toutes les îles Kuriles (note 44), la côte du Nord-Est, de l’Est et du Sud du Japon ; et selon que, en avançant dans la saison, il trouvera des vents plus ou moins favorables, des mers plus ou moins difficiles, il étendra ses recherches sur les îles à l’Est et au Sud de celles du Japon, et sur les îles de Lekeyo, jusqu’à Formose.

Quand il aura terminé cette reconnaissance, il relâchera à Macao et Canton (ou à Manille, suivant les circonstances).

Ce port sera le sixième rendez-vous, en cas de séparation.

On présume qu’il doit y être rendu vers la fin de l’année 1787.

Il fera réparer et ravitailler ses bâtimens, et attendra, dans le port, le retour de la mousson du Sud-Ouest, qui est ordinairement établie au commencement de mars. Il pourra cependant retarder son départ jusqu’au 1er  d’avril, si ses équipages ont besoin d’un plus long repos, et si, d’après les informations qu’il aura prises, il juge que la navigation vers le Nord serait trop pénible avant cette époque.

De quelque durée que soit son séjour, en quittant ce port, il dirigera sa route pour passer par le détroit qui sépare l’île de Formose de la côte de la Chine, ou entre cette île et celles qui en sont à l’Est.

Il visitera avec prudence la côte occidentale de Corée, et le golfe de Hoan-Hay, sans s’y engager trop avant, et en se ménageant toujours la faculté de pouvoir doubler facilement, avec les vents de Sud-Ouest ou de Sud, la côte méridionale de Corée.

Il reconnaîtra ensuite la côte orientale de cette presqu’île, celle de la Tartarie, où se fait une pêche de perles, et celle du Japon à l’opposé. Toutes ces côtes sont absolument inconnues aux Européens.

Il passera le détroit de Tessoy, et visitera les terres désignées sous le nom de Jesso (note 45), et celle que les Hollandais ont nommée terre des États, et les Russes, île de Nadezda, sur lesquelles on n’a encore que des notions confuses, d’après quelques relations anciennes que la compagnie hollandaise des Indes orientales a laissé transpirer, mais dont l’exactitude n’a pas été vérifiée.

Il achèvera de reconnaître celles des îles Kuriles (note 44) qu’il n’aurait pas pu visiter dans le mois de novembre précédent, en venant d’Avatscha à Macao. Il débouquera entre quelques-unes de ces îles, aussi près qu’il pourra de la pointe méridionale du Kamtschatka ; et il mouillera dans le port d’Avatscha, septième rendez-vous en cas de séparation.

Après s’y être réparé et approvisionné, il reprendra la mer dans les premiers jours d’août.

Il viendra se mettre par la latitude de 37 degrés ½ Nord, sur le méridien de 180 degrés.

Il fera route à l’Ouest, pour rechercher une terre ou île qu’on dit avoir été découverte en 1610 par les Espagnols (note 48) ; il poussera cette recherche jusqu’au 165e degré de longitude orientale. Il se dirigera ensuite dans le Sud-Ouest et Sud-Sud-Ouest, pour reconnaître les îles éparses situées sur cette direction, au Nord-Est des îles des Larrons ou îles Mariannes.

Il pourra relâcher à l’île de Tinian ; mais il combinera la durée de son séjour et sa route ultérieure, avec la mousson du Nord-Est, qui ne commence qu’en octobre au Nord de la Ligne ; de manière qu’en quittant l’île de Tinian, il puisse longer et reconnaître les nouvelles Carolines (note 49), situées dans le Sud-Ouest de l’île de Guaham, l’une des Mariannes, et dans l’Est de celle de Mindanao, l’une des Philippines. Il poussera cette reconnaissance jusqu’aux îles de Saint-André.

Il relâchera ensuite à l’île de Mindanao, dans le port situé à la côte méridionale de l’île, derrière celle de Sirangam.

Après une station de quinze jours, employée à s’y approvisionner de rafraîchissemens, il fera route pour les îles Moluques, et pourra mouiller à Ternate, pour s’y procurer un supplément de provisions.

Comme la mousson du Nord-Ouest, qui règne alors au Sud de la Ligne, ne permettrait pas de venir passer par le détroit de la Sonde, il profitera de la variation des vents dans le voisinage de l’Équateur, pour passer entre Céram et Bourro, ou entre Bourro et Bouton (note 50), et il cherchera à débouquer entre quelques-unes des îles à l’Est ou à l’Ouest de Timor (note 51).

Il est probable qu’ayant alors dépassé le parallèle de 10 degrés Sud, il se trouvera hors de la mousson du Nord-Ouest, et qu’il pourra facilement, avec les vents de la partie de l’Est et du Sud-Est, s’avancer vers l’Ouest, et gagner l’île de France, qui sera le huitième rendez-vous des bâtimens, en cas de séparation.

Il ne séjournera à l’île de France que le temps absolument nécessaire pour se mettre en état de faire son retour en Europe ; et il profitera des derniers mois de l’été, pour la navigation qui lui restera à faire dans les mers au Sud du cap de Bonne-Espérance.

En quittant l’île de France, il viendra s’établir sur le parallèle moyen entre 54 et 55 degrés Sud, pour chercher le cap de la Circoncision (note 54), découvert en 1739 par Lozier Bouvet.

Il prendra cette latitude à 15 degrés de longitude orientale, et suivra le parallèle de 54 à 55 degrés, jusqu’au méridien de Paris ou zéro de longitude.

Lorsqu’il sera parvenu à ce point, il abandonnera la recherche de cette terre.

Si à cette époque il jugeait que ses bâtimens ne sont pas assez abondamment pourvus de vivres et d’eau pour faire leur retour en Europe, il relâcherait au cap de Bonne-Espérance, pour les mettre en état de continuer leur navigation, et ce port serait le neuvième rendez-vous des bâtimens, en cas de séparation.

Quelque parti qu’il ait pris à cet égard, il tâchera de reconnaître, en revenant en Europe, les îles de Goughs (note 18), d’Alvarez (note 17), de Tristan d’Acunha (note 16), de Saxemburg (note 14), et dos Picos (note 10) ; et s’il les rencontre, il en fixera les positions, qui sont encore incertaines.

Il fera son retour au port de Brest, où il est probable qu’il pourra être rendu en juillet ou en août 1789.

Quoique la route du sieur de la Pérouse soit tracée par la présente Instruction, et que les époques de ses relâches et la durée de ses séjours y ayent été indiquées, sa majesté n’a point entendu qu’il dût s’assujettir invariablement à ce plan. Tous les calculs présentés ici par aperçu, doivent être soumis aux circonstances de sa navigation, à l’état de ses équipages, de ses vivres et de ses bâtimens, ainsi qu’aux événemens de sa campagne, et aux accidens qu’il n’est pas possible de prévoir. Toutes ces causes pourront apporter plus ou moins de changement au plan de ses opérations ; et l’objet de la présente Instruction est seulement de faire connaître au sieur de la Pérouse les découvertes qui restent à faire ou à perfectionner dans les différentes parties du globe, et la route qu’il paraît convenable de suivre pour se livrer avec ordre à ces recherches, en combinant ses différentes traversées et les époques de ses relâches, avec les saisons et les vents régnans ou périodiques dans chaque parage. Sa majesté, s’en rapportant donc à l’expérience et à la sagesse du sieur de la Pérouse, l’autorise à faire les changemens qui lui paraîtraient nécessaires dans les cas qui n’ont pas été prévus, en se rapprochant toutefois, autant qu’il lui sera possible, du plan qui lui est tracé, et en se conformant, au surplus, à ce qui lui sera prescrit dans les autres parties de la présente instruction.


SECONDE PARTIE

Objets relatifs à la Politique et au Commerce.


Sa majesté a tracé au sieur de la Pérouse, dans la première partie de cette Instruction, la route qu’il doit suivre dans la reconnaissance qu’il a à faire dans la plus grande partie du globe terrestre ; elle va lui faire connaître dans celle-ci, les objets relatifs à la politique et au commerce, qui doivent occuper particulièrement son attention dans ses différentes relâches, afin que l’expédition que sa majesté a ordonnée, en contribuant à perfectionner la géographie, et à étendre la navigation, puisse également remplir, sous d’autres rapports, les vues qu’elle s’est proposées pour l’intérêt de la couronne et l’utilité de ses sujets.

1°. Les séjours que le sieur de la Pérouse doit faire à Madère et à S. Jago, seront trop courts pour qu’il puisse prendre une connaissance exacte de l’état de ces colonies portugaises ; mais il ne négligera aucun moyen de se procurer des informations, sur les forces que la couronne de Portugal y entretient, sur le commerce qu’y font les Anglais et les autres nations, et sur les grands objets qu’il peut être intéressant de connaître.

2°. Il s’assurera si les Anglais ont entièrement évacué l’île de la Trinité ; si les Portugais s’y sont établis, et en quoi consiste l’établissement que ceux-ci peuvent y avoir formé depuis l’évacuation.

3°. S’il parvient à retrouver l’île Grande de la Roche, il examinera si elle offre quelque port commode et sûr, où l’on puisse se procurer de l’eau et du bois ; quelle facilité elle peut présenter pour y former un établissement, dans le cas où la pêche de la baleine attirerait les armateurs français dans l’océan Atlantique méridional ; s’il y aurait quelque partie qui pût être fortifiée avantageusement et gardée avec peu de monde, un poste enfin convenable à un établissement qui se trouverait aussi loin des secours et de la protection de la métropole.

4°. Il examinera l’île Georgia sous les mêmes rapports : mais il est probable que cette île, située sous une latitude plus élevée, présente moins de facilité qu’on ne peut en espérer de la position de l’île Grande ; et que les glaces qui embarrassent la mer pendant une partie de l’année au voisinage de Georgia, opposeraient de grands obstacles à la navigation ordinaire, et éloigneraient les pêcheurs de faire de cette île un point de rendez-vous et de retraite.

5°. Les îles du grand océan équatorial, offriront peu d’observations à faire, relativement à la politique et au commerce. Leur éloignement semble devoir ôter toute idée aux nations de l’Europe d’y former des établissemens ; et l’Espagne seule pourrait avoir quelque intérêt à occuper des îles qui, se trouvant situées à peu près à distance égale de ses possessions d’Amérique et d’Asie, présenteraient des points de relâche et de rafraîchissement à ses vaisseaux de commerce qui traversent le grand océan. Quoi qu’il en soit, le sieur de la Pérouse s’attachera principalement à étudier le climat et les productions en tout genre des différentes îles de cet océan où il aura abordé, à connaître les mœurs et les usages des naturels du pays, leur culte, la forme de leur gouvernement, leur manière de faire la guerre, leurs armes, leurs bâtimens de mer, le caractère distinctif de chaque peuplade, ce qu’elles peuvent avoir de commun avec d’autres nations sauvages et avec les peuples civilisés, et principalement ce que chacune offre de particulier.

Dans celles de ces îles où les Européens ont déjà abordé, il tâchera de savoir si les naturels du pays ont distingué les différentes nations qui les ont visitées, et il cherchera à démêler quelle opinion ils peuvent avoir de chacune d’elles en particulier. Il examinera quel usage ils ont fait des diverses marchandises, des métaux, des outils, des étoffes et des autres objets que les Européens leur ont portés. Il s’informera si les bestiaux et les autres animaux et oiseaux vivans, que le capitaine Cook a déposés sur quelques-unes de ces îles, y ont multiplié ; quelles graines, quels légumes d’Europe y ont le mieux réussi, quelle méthode les insulaires ont pratiquée pour les cultiver, et à quel usage ils en emploient le produit. Par-tout enfin il vérifiera ce qui a été rapporté par les navigateurs qui ont publié des relations de ces îles, et il s’attachera principalement à reconnaître ce qui a pu échapper aux recherches de ses prédécesseurs.

Dans sa relâche à l’île d’Easter ou de Pâque, il s’assurera si l’espèce humaine s’y détruit, comme on a lieu de le présumer d’après les observations et le sentiment du capitaine Cook.

En passant à l’île de Huaheine, il cherchera à connaître Omaï, cet insulaire que le navigateur anglais y a établi dans son troisième voyage ; il saura de lui quel traitement il a éprouvé de ses compatriotes après le départ des anglais, et quel usage il a fait lui-même, pour l’utilité, le bien-être et l’amélioration de son pays, des lumières et des connaissances qu’il a dû acquérir pendant son séjour en Europe.

6°. Si, dans la visite et la reconnaissance qu’il fera des îles du grand océan équatorial, et des côtes des continens, il rencontrait à la mer quelque vaisseau appartenant à une autre puissance, il agirait vis-à-vis du commandant de ce bâtiment, avec toute la politesse et la prévenance établies et convenues entre les nations policées et amies ; et s’il en rencontrait dans quelque port appartenant à un peuple considéré comme sauvage, il se concerterait avec le capitaine du vaisseau étranger, pour prévenir sûrement toute dispute, toute altercation entre les équipages des deux nations, qui pourraient se trouver ensemble à terre, et pour se prêter un mutuel secours, dans le cas où l’un ou l’autre serait attaqué par les insulaires ou les sauvages.

7°. Dans la visite qu’il fera de la nouvelle Calédonie, des îles de la Reine-Charlotte, des terres des Arsacides et de celles de la Louisiade, il examinera soigneusement les productions de ces contrées, qui, étant situées sous la zone torride, et par les mêmes latitudes que le Pérou, peuvent ouvrir un nouveau champ aux spéculations du commerce ; et, sans s’arrêter aux rapports sans doute exagérés, que les anciens navigateurs espagnols ont faits de la fertilité et de la richesse de quelques-unes des îles qu’ils ont découvertes dans cette partie du monde, il observera seulement, que des rapprochemens fondés sur des combinaisons géographiques, et sur les connaissances que les voyages modernes ont procurées, donnent lieu de penser que les terres découvertes, d’une part, en 1768, par Bougainville, et de l’autre, en 1769, par Surville, peuvent être les îles découvertes en 1567, par Mendaña, et connues depuis sous ce nom d’îles Salomon, que l’opinion, vraie ou fausse, qu’on a eue de leurs richesses, leur a fait donner dans des temps postérieurs.

Il examinera, avec la même attention, les côtes septentrionales et occidentales de la nouvelle Hollande, et particulièrement la partie de ces côtes qui, étant située sous la zone torride, peut participer des productions propres aux pays placés sous les mêmes latitudes.

8°. Il n’aura pas les mêmes recherches à faire aux îles de la nouvelle Zélande, que les relations des voyageurs anglais ont fait connaître dans un grand détail. Mais, pendant son séjour dans le canal de la Reine-Charlotte, il s’occupera à découvrir si l’Angleterre a formé ou projeté de former quelque établissement sur ces îles ; et dans le cas où il pourrait être instruit qu’elle en a formé quelqu’un, il tâcherait de s’y rendre, pour prendre connaissance par lui-même, de l’état, de la force, et de l’objet de cet établissement.

9°. Si, dans la reconnaissance qu’il fera de la côte du Nord-Ouest de l’Amérique, il rencontre sur quelques points de cette côte, des forts ou comptoirs, appartenant à sa majesté catholique, il évitera soigneusement tout ce qui pourrait donner quelque ombrage aux commandans ou chefs de ces établissemens ; mais il fera valoir auprès d’eux les liens du sang et de l’amitié qui unissent si étroitement les deux souverains, pour se procurer par leur moyen tous les secours et les rafraîchissemens dont il pourrait avoir besoin, et que le pays serait en état de fournir.

Il paraît que l’Espagne a eu l’intention d’étendre son titre de possession jusqu’au port de los Remedios, vers le 57e degré un quart de latitude ; mais rien n’annonce qu’en le faisant visiter en 1775, elle y ait formé aucun établissement, non plus qu’au port de Bucarelli, situé à environ deux degrés moins au nord : autant qu’il est possible d’en juger par les relations de ces pays qui sont parvenues en France, la possession active de l’Espagne ne s’étend pas au-dessus des ports de San-Diego et de Monterey, où elle a fait élever de petits forts, gardés par des détachemens qu’on y fait passer de la Californie ou du nouveau Mexique.

Le sieur de la Pérouse tâchera de connaître l’état, la force, l’objet de ces établissemens, et de s’assurer si ce sont les seuls que l’Espagne ait formés sur cette côte. Il examinera pareillement à quelle latitude on peut commencer à se procurer des pelleteries ; quelle quantité les Américains peuvent en fournir ; quelles marchandises, quels objets seraient les plus convenables pour la traite des fourrures ; quelle facilité on pourrait trouver pour se procurer un établissement sur cette côte, dans le cas où ce nouveau commerce présenterait assez d’avantage aux négocians français pour les engager à s’y livrer, sous l’espoir de reverser les pelleteries sur la Chine, où l’on est assuré qu’elles ont un débit facile.

Il cherchera pareillement à connaître quelles espèces de peaux on peut y traiter, et si celles de loutre, qui ont le plus de valeur en Asie, où elles sont très-recherchées, sont les plus communes en Amérique. Il aura soin de rapporter en France des échantillons de toutes les différentes fourrures qu’il aura pu se procurer : et comme il aura occasion, dans la suite de son voyage, de relâcher à la Chine, et peut-être de toucher au Japon, il s’assurera quelle espèce de peau a, dans ces deux empires, un débit plus facile, plus sûr et plus lucratif, et quel bénéfice la France pourrait se promettre de cette nouvelle branche de commerce. Enfin il tâchera, pendant son séjour sur les côtes de l’Amérique, de découvrir si les établissemens de la baie d’Hudson, les forts ou comptoirs de l’intérieur, ou quelque province des États-Unis, ont ouvert, par l’entremise des sauvages errans, quelque communication, quelques relations de commerce et d’échange avec les peuples de la côte de l’Ouest.

10o . Il est probable qu’en visitant les îles Aleutiennes, et les autres groupes situés au Sud du grand bassin du Nord, il rencontrera quelques établissemens ou factoreries russes. Il cherchera à connaître leur constitution, leur force, leur objet ; quelle est la navigation des Russes dans ces mers, quels bâtimens, quels hommes ils y emploient ; jusqu’où ils étendent leur commerce ; s’il y a quelques-unes de ces îles qui reconnaissent la domination de la Russie, ou si toutes sont indépendantes ; enfin si les Russes ne se sont pas portés, de proche en proche, jusque sur le continent de l’Amérique.

Il profitera de son séjour dans le port d’Avatscha pour étendre les connaissances à acquérir à cet égard, et s’en procurer, en même temps, s’il est possible, sur les îles Kuriles, sur les terres de Jesso, et sur l’empire du Japon.

11o . Il fera la reconnaissance des îles Kuriles et des terres de Jesso avec prudence et circonspection, tant pour ce qui concerne sa navigation dans une mer qui n’est point connue des Européens, et qui passe pour être orageuse, que dans les relations qu’il pourra avoir avec les habitans de ces îles et terres, dont le caractère et les mœurs doivent se rapprocher de ceux des Japonais, qui pourraient en avoir soumis une partie, et avoir communication avec les autres.

Il verra, par les notes géographiques et historiques jointes à la présente Instruction, que la Russie n’étend sa domination que sur quelques-unes des îles Kuriles les plus voisines du Kamtschatka ; et il examinera si, dans le nombre des îles méridionales et indépendantes, il ne s’en trouverait pas quelqu’une sur laquelle, dans la supposition d’un commerce de pelleteries à ouvrir pour la France, il serait possible de former un établissement ou comptoir qui pût être mis à l’abri de toute insulte de la part des insulaires.

12°. À l’égard du Japon, il tâchera d’en reconnaître et visiter la côte du Nord-Est et la côte orientale, et d’aborder à quelqu’un de ses ports, pour s’assurer si son gouvernement oppose en effet des obstacles invincibles à tout établissement, à toute opération de commerce ou d’échange de la part des Européens, et si, par l’appât des pelleteries, qui sont pour les japonais un objet d’utilité et de luxe, on ne pourrait pas engager les ports de la côte de l’Est ou du Nord-Est, à admettre les bâtimens qui leur en apporteraient, et à donner en échange les thés, les soies et les autres productions de leur sol et les ouvrages de leurs manufactures : peut-être les lois prohibitives de cet empire, que toutes les relations de ce pays annoncent comme si sévères, ne sont-elles pas observées à la côte du Nord-Est et de l’Est avec la même rigueur qu’à Nangasaki et à la côte du Sud, lieux trop voisins de la capitale pour y espérer aucun relâchement.

13°. Lorsque le sieur de la Pérouse sera rendu à Macao, il prendra les mesures nécessaires pour obtenir la facilité d’hiverner à Canton. Il s’adressera, à cet effet, au sieur Vieillard, consul de sa majesté à la Chine, et il le chargera de faire auprès du gouvernement chinois les démarches convenables pour y parvenir. Il profitera du séjour qu’il doit faire dans ce port, pour s’informer exactement et en détail, de l’état actuel du commerce des nations européennes à Canton ; et il examinera cet objet important sous tous les rapports qu’il peut être intéressant de connaître.

Il prendra toutes les informations qui pourront lui être utiles pour sa navigation ultérieure dans les mers au Nord de la Chine, sur les côtes de la Corée et de la Tartarie orientale, et sur toutes les terres ou îles qui lui resteront à visiter dans cette partie. Il ne négligera pas de se procurer, s’il est possible, un interprète chinois et japonais, et un interprète russe pour sa seconde relâche à Avatscha : il traitera avec eux pour le temps qu’il devra les garder au service du vaisseau, et à son retour, il les déposera à Mindanao ou aux Moluques.

14°. Il doit être prévenu que les forbans japonais sont quelquefois très-nombreux dans la mer comprise entre le Japon, la Corée et la Tartarie. La faiblesse de leurs bâtimens n’exige d’autre précaution de sa part, que d’être sur ses gardes pendant la nuit, pour éviter une surprise de la leur : mais il ne serait pas inutile qu’il tâchât d’en joindre quelqu’un, et qu’il l’engageât, par des présens et par la promesse d’une récompense, à piloter les bâtimens de sa majesté, dans la visite du Jesso, dont on croit qu’une partie est sous la domination du Japon ; dans le passage du détroit de Tessoy, que les Japonais doivent connaître ; et dans la reconnaissance de celles des îles Kuriles qu’ils sont à portée de fréquenter. Ce même pilote pourrait lui être également utile pour visiter quelque port de la côte occidentale du Japon, dans le cas où les circonstances ne lui auraient permis d’aborder à aucun point de la côte de l’Est ou du Nord-Est. Mais, quelque usage que le sieur de la Pérouse puisse faire dudit pilote, il ne se livrera à ses conseils et à ses indications qu’avec la plus grande réserve. Il convient aussi qu’il engage, s’il le peut, des pêcheurs des îles Kuriles à lui servir de pratiques pour celles de ces îles qui avoisinent le Kamtschatka.

Le sieur de la Pérouse tâchera ainsi de compléter, en remontant au Nord, la reconnaissance des îles qu’il n’aurait pu reconnaître en venant d’Avatscha à Macao, et de suppléer, sur la côte occidentale du Japon, à ce qu’il n’aurait pu exécuter sur la côte de l’Est et du Nord-Est.

La reconnaissance des côtes de la Corée et de la Tartarie chinoise doit être faite avec beaucoup de prudence et de circonspection. Le sieur de la Pérouse est instruit que le gouvernement de la Chine est très-ombrageux : il doit, en conséquence, éviter d’arborer son pavillon et de se faire connaître sur ces côtes, et ne se permettre aucune opération qui puisse exciter l’inquiétude de ce gouvernement, parce qu’il serait à craindre qu’il n’en fît ressentir les effets aux navires français qui viennent commercer à Canton.

15°. Dans la recherche et la visite que le sieur de la Pérouse fera des îles Carolines, qui ne sont presque connues que de nom de la plupart des nations d’Europe, il tâchera de savoir si les Espagnols, ainsi qu’ils l’ont souvent projeté, y ont formé quelque établissement.

Il fera connaître les productions de ces îles et de toutes celles qu’il aura pu découvrir au Nord-Est et à l’Ouest-Sud-Ouest des îles Mariannes ou îles des Larrons.

16°. Dans la relâche qu’il fera à Tinian, l’une des Mariannes, il se procurera des informations sur les établissemens, les forces et le commerce des Espagnols dans cet archipel et aux environs.

Il fera les mêmes recherches à Mindanao, pour connaître, autant qu’il le pourra, l’état politique, militaire et commercial de cette nation dans les îles Philippines.

17°. Pendant le séjour qu’il fera aux Moluques, il ne négligera aucune des informations qu’il pourra se procurer sur la situation et le commerce des Hollandais dans ces îles. Il s’attachera particulièrement à connaître les avantages qui doivent résulter pour le commerce de l’Angleterre, de la liberté, que cette puissance a obtenue par son dernier traité de paix avec la Hollande, de naviguer et trafiquer dans toute l’étendue des mers d’Asie ; et il tâchera de savoir quel usage l’Angleterre a fait de cette liberté, et si elle est déjà parvenue à s’ouvrir par cette voie quelque nouvelle branche de commerce dans cette partie du monde.

18°. Si le sieur de la Pérouse relâche au cap de Bonne-Espérance, il prendra des informations précises sur la situation actuelle de cette colonie, sur les forces que la Hollande, ou la compagnie hollandaise des Indes orientales, y entretient depuis la paix, et sur l’état des fortifications anciennes et nouvelles qui défendent la ville et protègent le mouillage.

19°. En général, dans toutes les îles, et dans tous les ports des continens, occupés ou fréquentés par les Européens, où il abordera, il fera avec prudence, et autant que les circonstances et la durée de ses séjours le lui permettront, toutes les recherches qui pourront le mettre en état de faire connaître avec quelque détail, la nature et l’étendue du commerce de chaque nation, les forces de terre et de mer que chacune y entretient, les relations d’intérêt ou d’amitié qui peuvent exister entre chacune d’elles et les chefs et naturels des pays où elles ont des établissemens, et généralement tout ce qui peut intéresser la politique et le commerce.


TROISIÈME PARTIE

Opérations relatives à l’Astronomie, à la Géographie, à la Navigation, à la Physique, et aux différentes branches de l’Histoire naturelle.


1°. Sa majesté ayant destiné deux astronomes pour être employés sous les ordres du sieur de la Pérouse, dans l’expédition dont elle lui a confié la conduite, et ses deux frégates étant pourvues de tous les instrumens d’astronomie et de navigation dont on peut faire usage, soit à la mer, soit à terre ; il veillera à ce que, dans le cours du voyage, l’un et l’autre ne négligent aucune occasion de faire toutes les observations astronomiques qui pourront lui paraître utiles.

L’objet le plus important pour la sûreté de la navigation, est de fixer avec précision les latitudes et les longitudes des lieux où il abordera, et de ceux à vue desquels il pourra passer. Il recommandera, à cet effet, à l’astronome employé sur chaque frégate, de suivre avec la plus grande exactitude le mouvement des horloges et montres marines, et de profiter de toutes les circonstances favorables pour vérifier à terre si la régularité de leur marche s’est maintenue pendant les traversées, et pour constater par observation, le changement qui pourra être survenu dans leur mouvement journalier, afin de tenir compte de ce changement pour déterminer avec plus de précision la longitude des îles, des caps ou autres points remarquables qu’il aura pu reconnaître et relever dans l’intervalle de deux vérifications.

Aussi souvent que l’état du ciel le permettra, il fera prendre des distances de la lune au soleil ou aux étoiles, avec les instrumens à cet usage, pour en conclure la longitude du vaisseau, et la comparer à celle que les horloges et montres marines indiqueront pour le même point et le même instant : il aura soin de multiplier les observations de chaque genre, afin que le résultat moyen entre différentes opérations, puisse procurer une détermination plus précise. Lorsqu’il passera à vue de quelque île ou de quelque terre où il ne se proposera pas d’aborder, il aura attention de se maintenir, autant qu’il sera possible, sur le parallèle de ce point, à l’instant où devra se faire l’observation de la hauteur méridienne du soleil ou d’un autre astre pour en conclure la latitude du vaisseau ; et il s’établira sur le méridien de ce même point, pour le moment où devront se faire les observations qui serviront à en déterminer la longitude. Il évitera par cette attention, toute erreur de position et d’estime de distance qui peut nuire à la justesse de la détermination.

Il fera observer tous les jours, lorsque le temps le permettra, la déclinaison et l’inclinaison de l’aiguille aimantée.

Dès qu’il arrivera dans quelque port, il fera choix d’un emplacement commode pour y dresser les tentes et l’observatoire portatif dont il est pourvu, et il y établira un corps-de-garde.

Indépendamment des observations relatives à la détermination des latitudes et des longitudes, pour lesquelles il sera employé toute espèce de méthode connue et praticable, et de celles pour connaître la déclinaison et l’inclinaison de l’aiguille aimantée, il ne négligera pas de faire observer tout phénomène céleste qui pourrait être aperçu ; et dans toutes les occasions, il procurera aux deux astronomes tous les secours et les facilités qui pourront assurer le succès de leurs opérations.

Sa majesté est persuadée que les officiers et les gardes de la marine employés sur les deux frégates, se porteront avec zèle à faire eux-mêmes, de concert avec les astronomes, toutes les observations qui peuvent avoir quelque rapport d’utilité avec la navigation ; et que ceux-ci, de leur côté, seront empressés de communiquer aux premiers le fruit de leurs études, et les connaissances de théorie qui peuvent contribuer à perfectionner l’art nautique.

Le sieur de la Pérouse fera tenir, sur chaque frégate, un registre double, où seront portées, jour par jour, tant à la mer qu’à terre, les observations astronomiques, celles relatives à l’emploi des horloges et montres marines, et toutes autres. Ces observations seront portées brutes sur le registre, c’est-à-dire qu’on y inscrira simplement les quantités de degrés, minutes, etc. données par l’instrument au moment de l’observation, sans aucun calcul, et en indiquant seulement l’erreur connue de l’instrument dont on se sera servi, si elle a été constatée par les vérifications d’usage.

Chacun des astronomes gardera par-devers lui l’un de ces deux registres, et l’autre demeurera entre les mains de chaque capitaine commandant.

L’astronome tiendra en outre un second registre, où il inscrira pareillement, jour par jour, toutes les observations qu’il aura faites, et il y joindra, pour chaque opération, tous les calculs qui doivent conduire au dernier résultat.

À la fin du voyage, le sieur de la Pérouse se fera remettre les deux registres qui auront été tenus par les astronomes, après qu’ils les auront certifiés véritables, et signés.

2°. Lorsque le sieur de la Pérouse abordera à des ports qu’il peut être intéressant de faire connaître sous le rapport militaire, il fera faire la reconnaissance du pays par l’ingénieur en chef, qui lui remettra un rapport circonstancié de toutes les remarques qu’il aura faites, et les plans qu’il aura été à portée de lever.

Le sieur de la Pérouse fera dresser des cartes exactes de toutes les côtes et îles qu’il visitera ; et si elles ont déjà été reconnues, il vérifiera l’exactitude des descriptions et des cartes que les autres navigateurs en ont données.

À cet effet, lorsqu’il naviguera le long des côtes et à vue des îles, il les fera relever très-exactement avec le cercle de réflexion, ou avec le compas de variation ; et il observera que les relèvemens dont on peut tirer le parti le plus sûr pour la construction des cartes, sont ceux par lesquels un cap, ou tout autre objet remarquable, peut être relevé par un autre.

Il emploiera les officiers des deux frégates et l’ingénieur-géographe, à lever avec soin les plans des côtes, baies, ports et mouillages qu’il sera à portée d’examiner et de visiter ; et il joindra à chaque plan une instruction qui présentera tout ce qui concerne l’approche et la reconnaissance des côtes, l’entrée et la sortie des ports, la manière de prendre le mouillage et d’y affourcher, et le meilleur endroit pour faire de l’eau ; les sondes, la qualité du fond, les dangers, roches et écueils ; les vents régnans, les brises, les moussons, les temps de leur durée, et les époques de leurs changemens ; enfin, tous les détails nautiques qu’il peut être utile de faire connaître aux navigateurs.

Tous les plans de pays, de côtes et de ports, seront faits doubles : il en sera remis une copie à chacun des capitaines commandans ; et à la fin du voyage, le sieur de la Pérouse se fera remettre la totalité des cartes et des plans, et les instructions qui y seront relatives.

Sa majesté s’en rapporte à lui de fixer l’époque à laquelle il devra faire monter les bateaux pontés qui ont été embarqués en pièces sur chaque frégate : il réservera sans doute cette opération pour sa relâche à O-Taïti. Ces bateaux pourront être employés très-utilement à la suite des frégates, soit pour visiter les archipels situés dans le grand océan équatorial, soit pour explorer en détail des parties de côte, et en sonder les baies, les ports, les passages, et enfin, pour faciliter toute recherche qui exige un bâtiment tirant peu d’eau, et susceptible de porter quelques jours de vivres pour son équipage.

3°. Les physiciens et les naturalistes destinés pour faire, dans le cours du voyage, les observations analogues à leurs connaissances, seront employés, pour la physique ou l’histoire naturelle, dans la partie à laquelle chacun d’eux se sera le plus particulièrement attaché.

Le sieur de la Pérouse leur prescrira, en conséquence, les recherches qu’ils auront à faire dans tous les genres, et leur fera distribuer les instrumens et machines qui y sont propres.

Il aura attention, dans la répartition des travaux, d’éviter les doubles emplois, afin que le zèle et les lumières de chaque savant puissent avoir leur entier effet pour le succès général de l’expédition.

Il leur donnera communication du mémoire remis par l’académie des sciences, dans lequel cette compagnie indique les observations particulières dont elle désirerait que les physiciens et naturalistes pussent s’occuper dans le voyage ; et il leur prescrira de concourir, chacun en ce qui le concerne, et suivant les circonstances, à remplir les objets indiqués par ce mémoire.

Il communiquera pareillement au chirurgien-major de chaque frégate, le mémoire de la société de médecine, afin que l’un et l’autre s’occupent des observations qui peuvent remplir le vœu de cette compagnie.

Le sieur de la Pérouse, dans le cours de sa navigation, et dans ses relâches, fera tenir sur chacun des bâtimens un registre, jour par jour, de toutes les observations relatives à l’état du ciel et de la mer, aux vents, aux courans, aux variations de l’atmosphère, et à tout ce qui appartient à la météorologie.

Dans les séjours qu’il fera dans les ports, il fera observer le génie, le caractère, les mœurs, les usages, le tempérament, le langage, le régime et le nombre des habitans.

Il fera examiner la nature du sol et les productions des différens pays, et tout ce qui est relatif à la physique du globe.

Il fera recueillir les curiosités naturelles, terrestres et marines ; il les fera classer par ordre, et fera dresser, pour chaque espèce, un catalogue raisonné, dans lequel il sera fait mention des lieux où elles auront été trouvées, de l’usage qu’en font les naturels du pays, et, si ce sont des plantes, des vertus qu’ils leur attribuent.

Il fera pareillement rassembler et classer les habillemens, les armes, les ornemens, les meubles, les outils, les instrumens de musique, et tous les effets à l’usage des divers peuples qu’il visitera ; et chaque objet devra porter son étiquette, et un numéro correspondant à celui du catalogue.

Il fera dessiner par les dessinateurs embarqués sur les deux frégates, toutes les vues de terre et les sites remarquables, les portraits des naturels des différens pays, leurs costumes, leurs cérémonies, leurs jeux, leurs édifices, leurs bâtimens de mer, et toutes les productions de la terre et de la mer dans les trois règnes, si les dessins de ces divers objets lui paraissent utiles pour faciliter l’intelligence des descriptions que les savans en auront faites.

Tous les dessins qui auront été faits dans le voyage, toutes les caisses contenant les curiosités naturelles, ainsi que les descriptions qui en auront été faites, et les recueils d’observations astronomiques, seront remis, à la fin du voyage, au sieur de la Pérouse ; et aucun savant, aucun artiste, ne pourra réserver pour lui-même ou pour d’autres, aucune des pièces d’histoire naturelle, ou d’autres objets, que le sieur de la Pérouse aura jugés mériter d’être compris dans la collection destinée pour sa majesté.

4°. Avant de rentrer dans le port de Brest, au terme du voyage, ou avant d’arriver au cap de Bonne-Espérance, s’il est dans le cas d’y relâcher, le sieur de la Pérouse se fera remettre tous les journaux de la campagne qui auront été tenus sur les deux frégates par les officiers et gardes de la marine, par les astronomes, savans et artistes, par les pilotes et toutes autres personnes. Il leur enjoindra de garder un silence absolu sur l’objet du voyage et sur les découvertes qui auraient été faites, et il en exigera leur parole. Il les assurera, au surplus, que leurs journaux et papiers leur seront rendus.


QUATRIÈME PARTIE.

De la conduite à tenir avec les naturels des pays où les deux frégates pourront aborder.


Les relations de tous les voyageurs qui ont précédé le sieur de la Pérouse dans les mers qu’il doit parcourir, lui ont fait d’avance connaître le caractère et les mœurs d’une partie des différens peuples avec lesquels il pourra avoir à traiter, tant aux îles du grand Océan, que sur les côtes du Nord-Ouest de l’Amérique.

Sa majesté ne doute pas que, nourri de cette lecture, il ne s’attache à imiter la bonne conduite de quelques-uns des navigateurs qui l’ont devancé, et à éviter les fautes de quelques autres.

À son arrivée dans chaque pays, il s’occupera de se concilier l’amitié des principaux chefs, tant par des marques de bienveillance que par des présens ; et il s’assurera des ressources qu’il pourra trouver sur le lieu, pour fournir aux besoins de ses vaisseaux. Il emploiera tous les moyens honnêtes pour former des liaisons avec les naturels du pays.

Il cherchera à connaître quelles sont les marchandises ou objets d’Europe auxquels ils paraissent attacher le plus de prix, et il en composera un assortiment qui leur soit agréable, et qui puisse les inviter à faire des échanges.

Il sentira la nécessité de mettre en usage toutes les précautions que la prudence suggère, pour maintenir sa supériorité contre la multitude, sans être obligé d’employer la force ; et, quelque bon accueil qu’il reçoive des sauvages, il est important qu’il se montre toujours en état de défense, parce qu’il serait à craindre que sa sécurité ne les engageât à tenter de le surprendre.

Dans quelque circonstance que ce soit, il n’enverra aucune chaloupe ou autre bâtiment à terre, qu’il ne soit armé de ses canons, muni de fusils, de sabres, de haches-d’armes, et de munitions de guerre en quantité suffisante, et qu’il ne soit commandé par un officier, à qui il ordonnera de ne jamais perdre de vue le bâtiment dont il est chargé, et d’y laisser toujours quelques hommes pour sa garde.

Il ne permettra pas qu’aucune personne de l’état-major ou de l’équipage couche à terre pour autre raison que celle du service ; et ceux que leurs fonctions obligeraient d’y rester, se retireront, avant la nuit, dans les tentes dressées à terre pour servir d’observatoire et de magasin. Il y placera un corps-de-garde, où devra toujours coucher un officier, pour maintenir le bon ordre parmi les matelots et soldats affectés à ce service, et prévenir, par une surveillance active et continue, toute attaque ou entreprise de la part des sauvages.

Il aura soin de faire mouiller les frégates de sa majesté à portée de protéger l’établissement ; et il donnera ses ordres à l’officier qui y sera de garde, pour les signaux que celui-ci aura à faire en cas d’alarme.

Dès que ces dispositions seront faites, il s’occupera des moyens de pourvoir à la subsistance de ses équipages et aux autres besoins des bâtimens ; et après avoir fait un choix dans le nombre des marchandises, outils et ouvrages en tout genre, dont les deux frégates sont approvisionnées, il en formera un magasin à terre, sous la protection du corps-de-garde : mais, comme il est instruit qu’en général les insulaires du grand océan ont un penchant irrésistible au vol, il aura soin, pour ne pas les tenter par la vue d’un trop grand nombre d’objets rassemblés dans un même lieu, de ne faire transporter chaque jour à terre, que les effets qui pourront être employés en échanges dans le cours de la journée.

Il réglera la valeur de ces échanges, et il ne permettra pas qu’on excède jamais la taxe qu’il aura fixée pour chaque objet de traite ; dans la crainte qu’en accordant, dans le début, un prix trop haut pour les denrées qu’il voudrait se procurer, les naturels ne s’en prévalussent pour n’en plus vendre dans la suite à une moindre valeur.

Il n’établira qu’un seul magasin pour les deux frégates ; et pour y maintenir le bon ordre et prévenir tous les abus, il chargera spécialement un officier de traiter avec les sauvages, et il désignera les officiers mariniers ou autres personnes qui devront faire sous ses ordres le service du magasin. Aucun officier, ou autre personne des états-majors ou des équipages, ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, faire aucune espèce d’échange, à moins que le sieur de la Pérouse ne lui en ait donné la permission expresse, et n’ait réglé le taux de l’échange.

Si quelqu’un des gens de l’équipage dérobait, pour le porter à terre, quelque effet appartenant aux bâtimens, ou quelques marchandises destinées pour les échanges, le sieur de la Pérouse le ferait punir suivant la rigueur des ordonnances ; et il punirait plus sévèrement encore ceux qui, étant de service au magasin, auraient abusé de sa confiance, et détourné des effets pour en traiter en fraude.

Il prescrira à tous les gens des équipages, de vivre en bonne intelligence avec les naturels, de chercher à se concilier leur amitié par les bons procédés et les égards ; et il leur défendra, sous les peines les plus rigoureuses, de jamais employer la force pour enlever aux habitans ce que ceux-ci refuseraient de céder volontairement.

Le sieur de la Pérouse, dans toutes les occasions, en usera avec beaucoup de douceur et d’humanité envers les différens peuples qu’il visitera dans le cours de son voyage.

Il s’occupera, avec zèle et intérêt, de tous les moyens qui peuvent améliorer leur condition, en procurant à leur pays les légumes, les fruits et les arbres utiles d’Europe ; en leur enseignant la manière de les semer et de les cultiver ; en leur faisant connaître l’usage qu’ils doivent faire de ces présens, dont l’objet est de multiplier sur leur sol, les productions nécessaires à des peuples qui tirent presque toute leur nourriture de la terre.

Si des circonstances impérieuses, qu’il est de la prudence de prévoir dans une longue expédition, obligeaient jamais le sieur de la Pérouse à faire usage de la supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages, pour se procurer, malgré leur opposition, les objets nécessaires à la vie, tels que des subsistances, du bois, de l’eau, il n’userait de la force qu’avec la plus grande modération, et punirait avec une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outrepassé ses ordres. Dans tous les autres cas, s’il ne peut obtenir l’amitié des sauvages par les bons traitemens, il cherchera à les contenir par la crainte et les menaces ; mais il ne recourra aux armes qu’à la dernière extrémité, seulement pour sa défense, et dans les occasions où tout ménagement compromettrait décidément la sûreté des bâtimens et la vie des Français dont la conservation lui est confiée.

Sa majesté regarderait comme un des succès les plus heureux de l’expédition, qu’elle pût être terminée sans qu’il en eût coûté la vie à un seul homme.


CINQUIÈME PARTIE.

Des précautions à prendre pour conserver la santé des Équipages.


Le sieur de la Pérouse connaissant les intentions de sa majesté sur la conduite qu’il doit tenir envers les peuples sauvages, et l’attention qu’elle donne à ce que la visite des Français, loin d’être un malheur pour ces peuples, leur procure au contraire des avantages dont ils étaient privés ; il sentira sûrement quel soin particulier il doit donner à la conservation des équipages employés dans l’expédition dont sa majesté lui a confié la conduite.

Les bâtimens sous ses ordres sont abondamment pourvus de tous les secours qui peuvent ou prévenir la cause des maladies de mer, ou en arrêter le cours, comme aussi de ceux qui sont destinés à suppléer les vivres ordinaires et à en corriger le mauvais effet. Il veillera soigneusement à ce que ces divers secours soient employés à propos et avec mesure ; et il s’occupera essentiellement de toutes les ressources qui pourront se présenter dans les différentes relâches, pour procurer à ses équipages des rafraîchissemens et des alimens sains qui puissent réparer les effets du long usage qu’il sera obligé de faire des viandes salées.

Sa majesté s’en rapporte à la prudence du sieur de la Pérouse, sur la forme qui lui paraîtra la plus convenable à établir à bord des deux frégates pour la distribution des vivres en approvisionnement dans la cale.

Il aura soin de faire visiter et aérer, pendant ses séjours dans les ports, les parties de ces vivres qui annonceraient un principe d’altération dont cette précaution peut arrêter le progrès.

Il ne négligera aucune occasion de procurer du poisson frais à ses équipages, et de renouveler ses salaisons, par les moyens qui ont été remis à sa disposition, et en faisant usage de la méthode qui a été pratiquée avec succès par les navigateurs de ces derniers temps qui ont parcouru le grand océan.

Le sieur de la Pérouse n’ignore pas qu’une des précautions qui peut contribuer le plus efficacement à conserver la santé des gens de mer, est l’attention continuelle à maintenir une extrême propreté dans le vaisseau et sur leurs personnes.

Il fera usage, à cet effet, de tous les moyens connus, tels que les ventilateurs, les fumigations, les parfums, pour renouveler et purifier l’air de la cale et de l’entrepont. Il fera tous les jours, s’il se peut, exposer à l’air libre, les hamacs et les hardes des équipages : et afin que les matelots, et autres gens qui les composent, ne négligent point la propreté de leurs personnes, il les divisera en escouades, dont il répartira l’inspection et le soin de la tenue, entre les officiers de chaque frégate.

Chacun d’eux rendra compte, chaque semaine, au capitaine, de l’état des hardes et des besoins de l’escouade dont le soin lui aura été confié ; et sur l’ordre du sieur de la Pérouse, les hardes de remplacement que sa majesté a ordonné d’embarquer, seront distribuées aux équipages des deux bâtimens, suivant la répartition qui en aura été réglée par le commandant, et dans les circonstances où il jugera que ce secours est nécessaire.

Le sieur de la Pérouse établira la plus exacte discipline dans les équipages des deux frégates, et il tiendra soigneusement la main à prévenir tout relâchement à cet égard ; mais cette sévérité, convenable dans tout service, et nécessaire dans une campagne de plusieurs années, sera tempérée par l’effet constant des soins paternels qu’il doit aux compagnons de ses fatigues : et sa majesté connaissant les sentimens dont il est animé, est assurée qu’il sera constamment occupé de procurer à ses équipages toutes les facilités, toutes les douceurs qu’il pourra leur accorder sans nuire aux intérêts du service et à l’objet de l’expédition.


Sa majesté ne pouvait donner au sieur de la Pérouse une marque plus distinguée de la confiance qu’elle a dans son zèle, sa capacité et sa prudence, qu’en le chargeant d’une des entreprises les plus étendues qui ayent jamais été exécutées. Quelques-uns des navigateurs qui l’ont précédé dans la carrière des découvertes, lui ont laissé de grandes leçons et de grands exemples ; mais sa majesté est persuadée qu’aussi ambitieux de gloire, aussi zélé pour l’accroissement des connaissances humaines, aussi persévérant que ses modèles, il méritera un jour d’en servir lui-même à ceux qui, poussés par le même courage, voudront prétendre à la même célébrité.

NOTE.

En rédigeant un plan de navigation pour le voyage de découvertes dont la conduite est confiée à M. de la Pérouse, on a eu pour objet de lui faire suivre, dans les différentes mers, des routes qui n’ayent été suivies par aucun des navigateurs qui l’ont précédé : cette marche a paru la plus sûre pour multiplier les découvertes, et avancer considérablement, dans ce voyage, le grand ouvrage de la description complète du globe terrestre.

On a cependant été obligé d’indiquer pour points de relâche, des îles déjà reconnues, et où l’on est assuré que M. de la Pérouse pourra se procurer des subsistances, à l’aide des échanges dont on lui a ménagé les moyens par la quantité de marchandises en tout genre, dont on lui a composé un assortiment, approprié aux goûts des insulaires avec lesquels il aura occasion de traiter. Mais en indiquant au commandant français des relâches déjà pratiquées, on a attention de l’y faire arriver par des routes qui n’ayent pas encore été fréquentées ; et dans le nombre des marchandises dont on l’a pourvu, on n’a pas négligé d’y en faire entrer plusieurs de l’espèce de celles qui ne sont point encore connues aux îles où il pourra aborder, afin que les naturels du pays reconnaissent aisément que la nation qui les leur apporte, est pour eux une nation nouvelle, qui ne les avait point encore visités.

On a employé différens élémens de calcul pour évaluer la durée des différentes traversées. Dans les routes ordinaires et les mers libres, on a supposé que les bâtimens pourraient faire, avec les vents alizés, trente lieues en vingt-quatre heures : on n’a compté que vingt-cinq lieues pour le même espace de temps, dans les parages où la prudence exige qu’on mette en panne une partie de la nuit ; vingt lieues seulement, lorsque les bâtimens sont en découverte ; et, dans ce dernier cas, on a toujours ajouté un certain nombre de jours pour le temps qui est perdu à reconnaître et visiter une côte. C’est d’après ces bases, qu’on a hasardé de fixer la durée des traversées, et les époques des relâches : mais tous ces calculs sont soumis aux circonstances dans lesquelles les bâtimens pourront se trouver, aux événemens de la navigation, et aux accidens qu’on ne peut prévoir.

La durée totale du voyage excédera nécessairement quatre années : il eût été impossible de remplir dans un moindre espace de temps, tous les objets que sa majesté s’est proposés. Les retours périodiques des différentes moussons dans un même temps au Nord et au Sud de la ligne, sont des données auxquelles on est forcé d’assujettir la route, et qui contrarient infiniment la navigation, dans les mers voisines des archipels et du continent d’Asie, par l’obligation où l’on est de ne se présenter dans chaque parage, qu’à l’époque où les vents y sont favorables. Cette considération des moussons a exigé diverses combinaisons, pour y assujettir les routes, sans augmenter de beaucoup la durée totale de la campagne, et de manière que chaque traversée en particulier n’excédât pas les bornes qu’on doit se prescrire, relativement à la provision d’eau et de bois que peut comporter la capacité de chaque bâtiment dans la proportion de son équipage. Au surplus, les bâtimens de sa majesté sont pourvus de munitions de tous les genres, en quantité plus que suffisante pour fournir à quatre années de navigation, en y ajoutant les ressources accidentelles que les relations des navigateurs modernes nous ont indiquées, et que la prévoyance et l’activité de M. de la Pérouse sauront lui procurer dans ses différentes relâches. Le dernier voyage du capitaine Cook a duré quatre ans deux mois vingt-deux jours ; et ses bâtimens n’étaient pas approvisionnés comme le seront ceux de sa majesté.

Si, comme on a droit de l’attendre du zèle et de l’habileté du commandant de l’expédition, tous les objets indiqués dans ses instructions ont été remplis, le voyage de M. de la Pérouse ne laissera plus aux navigateurs qui voudront tenter des découvertes, que le mérite de nous donner des détails plus circonstanciés sur quelques portions du globe.

Il reste à faire connaître la marche qu’on a suivie dans la construction des cartes hydrographiques qui doivent être remises aux commandans des bâtimens lorsque sa majesté les aura approuvées.

On a dressé une première carte de l’océan méridional, sur laquelle on a tracé, d’après les propres journaux des navigateurs, les routes qui les ont conduits à des découvertes ; et l’on a indiqué celles qui restent à faire, ou à vérifier. Cette carte a été construite d’après les meilleures cartes françaises, espagnoles, anglaises et hollandaises ; et on l’a assujettie aux observations astronomiques par lesquelles les positions des principaux points des continens et des îles ont été déterminées.

L’étendue du grand océan, vulgairement nommé mer du Sud ou mer Pacifique, a exigé qu’on le divisât en trois bandes ou zones, dont la première contient le grand océan austral, ou l’espace renfermé entre le cercle polaire antarctique et le tropique du Capricorne ;

La seconde, le grand océan équatorial, ou l’intervalle compris entre les deux tropiques ;

La troisième enfin, le grand océan boréal, ou les mers renfermées entre le tropique du Cancer et le cercle polaire arctique.

Comme les courses de M. de la Pérouse ne doivent pas le porter au-delà du soixantième parallèle, au Nord et au Sud ; on a jugé qu’il serait inutile de tracer sur les cartes dressées pour son voyage, le grand océan polaire-boréal, et le grand océan polaire-austral.

Pour parvenir à dresser la carte du grand océan, on a extrait les journaux de tous les navigateurs de ce siècle, et de ceux des temps antérieurs qui ont navigué dans cette mer. On a consulté les plans de détail qu’ils ont donnés, et on les a fait entrer, par des réductions, dans la carte générale. On y a tracé les routes connues de tous les navigateurs anciens et modernes, afin de rapprocher les découvertes récentes, de celles qui ont été faites dans les siècles précédens, et de prouver, dans quelques cas, leur identité.

Cette carte générale du grand océan est le résultat de tout ce que les navigateurs et les géographes ont produit jusqu’à ce jour. On n’entreprendra pas d’exposer ici en détail les divers matériaux qu’on a recherchés et ceux qu’on a mis en œuvre : cette énumération seule exigerait un volume. On se bornera à joindre au mémoire du roi pour servir d’instruction à M de la Pérouse, des notes géographiques et historiques sur quelques parties qui ont besoin d’être plus détaillées ; et l’on joindra aux deux cartes générales de l’océan méridional et du grand océan, un recueil de trente-sept autres cartes ou plans originaux manuscrits des parties de ces mers les moins fréquentées.