Voyage de l’Atlantique au Pacifique/2

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CHAPITRE II.


Georgetown. — Les Volontaires du Minnesota. — Les heureux chasseurs. — Une vieille et laide Indienne. — Projet de gagner le fort Garry en canots. — Rumeurs sur le soulèvement des Sioux. — Les métis refusent de nous accompagner. — Nous nous préparons à partir seuls. — Nos canots et notre équipement. — Une troupe de Sioux en guerre. — Histoire d’un métis. — Nous descendons la Rivière Rouge. — Sons et vues étranges. — Notre première nuit au grand air. — Effets du soleil et des moustiques. — Milton est réduit, l’impuissance. — Monotonie du paysage. — Les canots prennent l’eau. — Voyage de nuit. — Le camp Four. — Chasse aux oies dans les canots. — Rencontre du bateau à vapeur. — Milton l’échappe belle. — Treemiss et Cheadle poursuivent leurs efforts. — Ils sont entraînés par les rapides. — Vains efforts pour remonter. — Lutte acharnée. — Enfin nous sommes à bord. — Nous repartons. — Délais. — Seconde tentative de voyage nocturne. — La tempête-ruban. — Au milieu des éclairs, du tonnerre et de la pluie. — Effrayants phénomènes. — Triste position. — Pas moyen d’échapper. — Navigation dans les ténèbres. — Saillies et Rochers. — Veillée durant une longue nuit. — Sans feu. — Le jour nous sèche. — Nouvelle tempête terrible. — La troisième. — Camp des Désastres. — Enfin nous le quittons. — Marques de la fureur de la tempêtes. — Provisions épuisées. — Pêche aux Yeux d’or. — Journée de jeûne. — Massacre de volailles sauvages. — Voracité. — Bon réveil. — Le bateau à vapeur nous rattrape. — Pembina. — Fort Garry. — La Ronde. — Nous campons sous tente.


Le petit établissement de Georgetown est couvert au nord et à l’ouest par la ceinture des grands arbres qui revêtent les bords de la rivière ; du côté de l’est et du sud, la prairie n’a d’autres limites que l’horizon. C’est un comptoir fondé par la Compagnie de la baie de Hudson, autour duquel se sont fixés quelques colons égarés. On y avait envoyé, pour protéger l’établissement contre les Sioux, une compagnie des volontaires du Minnesota. Ces volontaires étaient surtout des Yankees venus d’Irlande et d’Allemagne, C’est assez dire que, malgré l’évidence de leur nationalité primitive, ils étaient plus Yankees que Herod lui-même. Ils étaient aussi malpropres et aussi peu militaires que possible dans leur accoutrement, mais ils avaient alors la bouche pleine de crâneries et de fanfaronnades, ces braves ; quelques semaines plus tard, quand les Sioux marchèrent à l’attaque du fort Abercrombie, ils se réfugièrent sous leurs lits, ils se cachèrent dans des trous et dans des coins, d’où les officiers eurent beaucoup de peine à les arracher, ne pouvant les conduire contre l’ennemi qu’en les menaçant de leurs revolvers.

Le jour de notre arrivée, deux métis rentraient d’une expédition de chasse qui leur avait très-bien réussi. Ayant rencontré une bande de vingt cerfs du Canada, ils en avaient abattu quatre et s’étaient, disaient-ils, abstenus de tirer davantage, afin d’économiser des bêtes vivantes et des provisions. Franchement, c’est là une modération tout à fait inexplicable de la part d’un métis ou d’un Indien. Nous allâmes par la rivière visiter leur camp. Ils y vivaient dans une loge indienne, c’est-à-dire dans une tente de peaux étendues sur des perches plantées et réunies en forme de cône, En avant de cette loge, était accroupie la plus hideuse vieille que nous eussions encore vue. Elle s’occupait à tailler la viande en morceaux pour la faire sécher. Maigre, osseuse, décharnée, elle avait une peau de parchemin, couturée, froncée en replis, en rides caverneuses ; ses yeux chassieux clignotaient, sa chevelure gris de fer, longue, nattée, non peignée, lui tombait sur les épaules, Elle bougonnait toujours et montrait ses gencives édentées, en déchiquetant, de ses doigts longs, osseux et sales, la viande qui était devant elle ; souvent elle laissait échapper quelque exclamation sauvage et colère, tout en frappant les chiens pareils à des squelettes, qui s’efforçaient d’attraper quelqu’un des morceaux délicats de la viande qu’elle semait autour d’elle. Nous apprîmes, à force de questions, que, par suite du peu de profondeur de l’eau, il était impossible de savoir quand le bateau arriverait, si jamais il parvenait à Georgetown ; et nous résolûmes de nous rendre à Fort-Garry en canots. Il y a plus de cinq cents milles à faire sur la rivière, et cette rivière arrose un pays sauvage et désert, sans autres habitants que les tribus errantes des Sioux, des Chipeouays et des Assiniboines[1]. Après avoir bien marchandé, nous finlmes par acheter à quelques métis deux canots d’écorce de bouleau. L’un, qui était tout perforé de trous de balles, avait jadis appartenu à des Assiniboines, qu’une bande de guerriers sioux surprit, comme ils descendaient la rivière, l’été précédent, et qui furent impitoyablement tués à coup de fusil par leurs ennemis cachés en embuscade sur la berge. L’autre, délabré, faisait eau. Tous deux, avant de pouvoir à peu près être rendus imperméables, exigeaient d’être rapiécés et calfatés avec soin. Nous essayâmes d’engager à notre service un guide, qu’il fût métis ou Indien ; mais ce fut peine perdue. Les vagues rumeurs qui annonçaient la probabilité de la prise d’armes des Sioux étaient suffisantes pour effrayer ces lâches. Il y en eut pourtant un qui se déclara prêt à nous suivre. C’était un grand Iroquois[2] à l’air sauvage, et qui ne faisait que de se rétablir des conséquences d’une semaine entièrement passée à s’enivrer avec du whisky de grains. D’ailleurs ses demandes nous parurent si exorbitantes qu’il nous fallut les rejeter immédiatement. Sur l’offre que nous lui fîmes de la moitié de sa demande, il partit pour aller consulter sa squaw, s’engageant à revenir le lendemain nous donner une réponse. Nous n’emportions que peu de provisions, car nous étions convaincus que notre voyage ne durerait pas au delà de huit à dix jours, et nous savions que nous trouverions, tout le long de la rivière, des canards en quantité. Il nous parut donc suffisant d’avoir une vingtaine de livres de farine et de pemmican[3] ; une dizaine environ, de viande salée de porc, un peu de graisse, de l’amadou et des allumettes, une petite quantité de thé, du sel, du tabac et beaucoup de munitions. Une marmite en fer blanc, une poêle à frire, quelques couvertures et, pour chacun de nous, un vêtement imperméable, une hachette, un fusil et un couteau de chasse : tels étaient les compléments de notre équipage.

Comme nous achevions nos préparatifs, un autre métis accourut, tout agité, avec la nouvelle qu’une bande de guerriers sioux rôdait dans les environs. Sorti pour aller chasser le cerf, il avait tout à coup découvert plusieurs Indiens qui se dérobaient sous le bois. Leur peinture et leur équipement lui avaient fait connaître que c’étaient des Sioux sur le sentier de la guerre. Comme les Indiens n’avaient pas l’air de l’avoir aperçu, il avait tourné le dos et pris la fuite, et il avait réussi à rentrer dans l’établissement sans avoir été poursuivi. Nous n’ajoutâmes pas plus de foi à son récit qu’aux avis que nous avions reçus précédemment, et, le lendemain, nous partîmes tout seuls. Et cependant, ces rumeurs et ces renseignements sur l’esprit hostile qui animait les Sioux, si légèrement traités alors par nous, n’étaient que trop fondés, comme le lecteur ne l’ignore pas. Au moment de notre départ, l’Iroquois vint s’asseoir sur la berge ; il fumait en silence et ne témoignait, ni par mot ni par signe, qu’il eût quelque intention d’accepter l’offre que nous lui avions faite la veille. Milton avec Rover était dans le plus petit canot ; Treemiss et Cheadle dirigeaient le plus grand. D’abord notre navigation ne fut pas fort habilement conduite, et nous nous trouvions assez inexpérimentés à manier la rame. Un canot d’écorce de bouleau est si léger sur l’eau qu’il suffit d’une bouffée de vent pour le faire dériver comme une coquille de noix ; et quand le vent vous est contraire, ramer est un travail aussi lent que fatigant. Mais, au bout de peu de temps, nos progrès étaient merveilleux. Milton avait une longue pratique de cet art, et les deux autres avaient souvent dirigé de légères et agiles embarcations sur l’Isis et la Cam[4]. Nous descendions donc assez agréablement, pagayant à notre aise et flottant tranquilles, à l’aide d’un courant paresseux. La journée était chaude et brillante. Nous recherchions l’ombre gracieuse des arbres qui ornaient les rives des deux côtés ; le silence des bois n’était interrompu que par le bruit de nos avirons, les sauts des poissons ou les cris de quelque oiseau ; l’écureuil se jouait et gazouillait au milieu des rameaux des arbres, le pic moucheté frappait de son bec le tronc creux, et, perchés sur la cime la plus élevée de quelque géant desséché de la forêt, l’aigle et le faucon jetaient leurs cris rudes et discordants. Çà et là, le long des rives, des essaims de loriots[5] noirs et dorés se groupaient dans les buissons ; le martin-pêcheur au gai plumage voltigeait en passant ; des canards et des oies nageaient sur l’eau, et le pigeon à longue queue d’Amérique s’élançait comme une f1èche au-dessus des arbres. À l’approche de la nuit, des centaines de hiboux huaient autour de nous ; le whip-poor-will (on fouette le pauvre Guillaume) nous faisait tressaillir par la fréquence et la rapidité de ses appels, et le plus mélancolique de tous les oiseaux, le plongeon imbrim, éjaculait ses lamentations lugubres sur le bord d’un lac voisin. Ces scènes et ces rumeurs sauvages, jointes à l’étrange sensation de la liberté, de l’indépendance absolue où nous nous trouvions, nous charmaient profondément.

Nous avions abattu autant de canards qu’il nous en fallait. Nous débarquâmes donc au coucher du soleil, et, tirant nos canots hors de l’eau, nous les mimes sous les buissons qui bordaient la rivière à l’abri des regards de quelque Indien hostile ou errant, puis nous campâmes pour la nuit à la lisière de la prairie. Avant que nous eussions fait la moitié de nos préparatifs, la nuit était noire. Notre inexpérience nous mit dans un cruel embarras au sujet du bois sec qu’il fallait amasser pour notre feu et pour notre cuisine. Cependant nous finîmes par réussir à plumer, à fendre en deux et à ouvrir en aigles déployés nos canards ; ils furent rôtis sur des bâtons à la façon indienne, et en y joignant un peu de thé et quelques dampers ou gâteaux de pain sans levain, nous nous procurâmes un fameux repas ; puis nous nous roulâmes dans nos couvertures sub jove, sous la voûte des cieux, car nous n’avions pas de tente ; mais notre sommeil manqua de son calme habituel : il subissait l’influence des récits que nous avions entendu faire sur les maraudes des Sioux, et nous nous ne dormions que d’un œil.

Plus tard nous nous sommes mutuellement rappelés comment l’un ou l’autre de nous, se dressant tout à coup sur son séant, tâchait de percer de ses regards l’obscurité dès qu’un son inaccoutumé frappait son oreille, ou comment il se levait pour aller avec précaution examiner la cause des craquements et des frôlements qui s’entendent si souvent de nuit dans la forêt, mais qui pouvaient aussi bien trahir rapproche furtive d’un Indien ennemi. Les moustiques abondaient et contribuaient à nous empêcher de dormir. La lumière du matin nous fit constater qu’aucun de nous trois n’était dans son état habituel : Milton qui, sous les ardeurs du soleil, avait pagayé les bras nus, les avait à présent terriblement rouges, enflés et couverts d’ampoules ; Treemiss et Cheadle n’étaient plus reconnaissables, tant leur figure s’était gonflée par suite des morsures de moustiques.

Pendant plusieurs jours, Milton fut hors d’état de manier la rame. Treemiss et Cheadle se virent donc obligés de remorquer son esquif. Cette nécessité nous causa beaucoup de retards, et le plaisir que nous avait fait éprouver l’isolement, pendant les premiers jours du voyage, fit place peu à peu au désir de le voir cesser.

La Rivière Rouge coule presque continuellement dans la terre de la Prairie. Elle a donc pu, dans ces plaines unies, se creuser un canal profond, dont les berges sont couvertes d’arbres de haute futaie qui souvent baignent leur pied dans l’eau. L’aspect de la rivière, qui ne varie pas, et l’étroitesse du paysage, cerné des deux côtés par l’élévation des berges, finirent par rendre monotone notre voyage. Puis cette routine de couper la viande et de la faire rôtir, de charger et de décharger nos embarcations, de pagayer et de chasser, fort amusante le premier jour, finit par nous paraître assez ennuyeuse.

D’ailleurs nos misérables canots ne cessaient pas de prendre de l’eau. Cela nous forçait si souvent à débarquer pour les vider, et à perdre de nombreuses heures pour essayer d’arrêter les voies d’eau, que nous n’avancions que bien lentement dans le trajet des cinq cents milles que nous avions à parcourir. Nous nous décidâmes donc à inspecter à fond nos esquifs, et, espérant les avoir rendus à peu près imperméables, nous nous résolûmes à faire un effort et à voyager toute la nuit. Le temps était magnifique, et, malgré l’absence de la lune, la lumière qui tombait des étoiles était suffisante pour que nous pussions guider notre route.

La nuit nous sembla des plus longues et la fatigue nous endormait presque sur nos rames avant que la lumière du jour vînt nous fournir un prétexte de débarquer, ce que nous fîmes au premier endroit favorable qui se présenta. Sur le bord, nous entrâmes dans la boue jusqu’aux genoux ; mais, pour aller chercher une place plus lointaine, nous étions trop fatigués et nous avions trop envie de dormir. Nous transportâmes nos effets plus haut, où de la terre, glissée d’une abrupte falaise, avait formé un terrain sec, uni et large de quelques mètres carrés. La falaise tournée vers le sud décrivait un demi-cercle autour de nous. Il n’y avait pas un souffle dans l’air. Or, nous nous étions endormis sans avoir rien qui nous garantit contre l’effet des rayons enflammés du soleil de midi ; aussi nous réveillâmes-nous à moitié cuits. Nous avions la veille au soir tué quelques canards ; ils puaient déjà et étaient à moitié pourris. Plutôt que d’en manger, nous les jetâmes à l’eau. La position nous semblait insupportable. Rechargeant donc de mauvaise grâce nos canots, nous nous remîmes à descendre la rivière, pagayant avec langueur, jusqu’à ce que le soir fût venu. Nous appelâmes ce campement le Four. Jamais nous n’avions vu d’endroit aussi chaud, si ce n’est la ville d’Acapulco, au Mexique, qui est dans une exposition parfaitement identique.

Il y avait une semaine que nous étions partis de Georgetown. Nos provisions s’épuisaient, car le pemmican nous avait paru si mauvais que nous l’avions abandonné à Rover. Nous étions donc réduits à nous nourrir de canards sauvages, qui heureusement ne nous manquaient pas. Les jeunes oies aussi étaient de bonne ressource ; car, bien qu’elles eussent presque atteint leur taille et poussé leurs plumes, elles ne pouvaient pas encore voler. Quand nous les poursuivions, elles plongeaient à l’approche de nos canots et finissaient par chercher un refuge sur le rivage. C’était une méprise fatale pour elles : Milton débarquait alors immédiatement avec Rover ; on les découvrait bientôt couchées et satisfaites d’avoir caché leur tête dans le gazon ou dans les broussailles, et elles ne tardaient guère à tomber en notre pouvoir.

Un jour que nous nous livrions à cet amusement assez entraînant, Milton se mit à descendre le courant à la poursuite d’un oiseau blessé, tandis que Treemiss et Cheadle restaient en arrière à chercher quelques-uns de ceux qui s’étaient réfugiés à terre. Le premier ramait gaiement en chassant sa proie, lorsqu’à un tournant subit de la rivière, il se rencontra avec le bateau à vapeur qui remontait un rapide peu profond. Désireux d’aller à bord goûter les friandises dont nous étions privés depuis quelque temps, il entra dans le courant côte à côte du bateau, dont le pont s’étendait par-dessus. L’eau déjà rapide et forte le devenait plus encore par l’effet de la roue d’arrière, qui poussait vivement le petit navire dans cet étroit chenal. Le canot dériva jusque sous la projecture du tillac ; mais Milton le maintint énergiquement, et quelques gens de l’équipage l’ayant saisi le hissèrent obligeamment lui et son canot à bord. Quant aux compagnons qui suivaient Milton à quelque distance, ayant à leur tour aperçu le bateau et partageant le plaisir que cette me avait faite à leur devancier, ils s’élancèrent dans le courant pour monter à bord le plus rapidement possible.

La roue d’arrière fut alors arrêtée ; mais, comme Treemiss et Cheadle approchaient du bateau, on le remit en marche tout à coup. Le canot, tiré avec une effrayante vitesse, passa le long du flanc du bateau et fut aspiré pour ainsi dire par le tourbillon que formait le mouvement de la roue. Ceux qui le montaient eurent besoin de tous leurs efforts pour éviter de se laisser entraîner sous le navire ; mais le rapide les emporta à un quart de mille de distance. Rover fit un essai du même genre ; il fut emporté avec eux, après avoir vainement lutté contre la force du courant. Cheadle et Treemiss étaient furieux contre le capitaine qui venait ainsi de se jouer d’eux, et ils se chamaillaient l’un l’autre tout en tâchant vainement de remonter le rapide. Trois fois ils l’essayèrent, et trois fois ils durent recommencer, toujours emportés. Enfin, à force de ramer, ils se rapprochent, ils ne sont plus qu’à une centaine de mètres, ils arrivent ; mais, à cet endroit, la rivière se resserrait, le courant tournait la pointe avec une vélocité doublée par les obstacles ; et la tête de leur canot virant de bord malgré toute leur énergie, ils se mirent à redescendre de plus belle.

Nos infortunés étaient près de quitter la partie en désespérant de la gagner, lorsqu’ils virent l’autre canot accourir vers eux. Deux hommes le montaient et prouvaient, par leur habileté à manier l’aviron, qu’ils étaient des mariniers expérimentés. Lorsqu’ils eurent accosté, l’un des rameurs changea de place avec Cheadle. Alors les deux bateaux habilement dirigés, rasant la rive, évitant soigneusement le lit du courant, revinrent pour la quatrième fois, mais avec facilité, à l’endroit critique. Ici la lutte reprit tout son intérêt. À chaque instant,entraînés quelques mètres en arrière ils remontaient toujours à la charge. Finalement, ils atteignirent victorieusement le côté du bateau.

Le capitaine eut la bonté de s’arrêter une demi-heure pour nous laisser le temps de faire un bon dîner. Nous apprîmes alors que très-probablement il ne serait pas de retour avant une semaine et nous obtînmes de lui une nouvelle provision de farine et de porc salé ; puis nous nous remîmes en route. Bientôt nous rencontrâmes Rover, qui avait pris terre beaucoup plus bas et qui rentra en sautant dans un de nos canots. Il y avait plusieurs jours que nous continuions notre descente lente et monotone, où nous étions souvent obligés de nous arrêter pour réparer nos barques détraquées, quand nous nous décidâmes à essayer encore un voyage nocturne. La nuit commença belle, avec un ciel plein d’étoiles. Une heure ou deux après, des nuages menaçants s’élevaient de l’ouest et les ténèbres devenaient plus épaisses. Cependant nous allions toujours, espérant bien qu’il n’y aurait pas de tempête. Mais bientôt l’obscurité devint complète. Ce fut, à notre sens, un changement subit. Alors, sans que rien l’eût annoncé, un éclair éblouissant illumina pour un moment la scène sauvage qui nous environnait ; et, presque immédiatement, un épouvantable coup de tonnerre, semblable à l’explosion d’un magasin de poudre, nous arrêta immobiles, silencieux, terrifiés. Un horrible coup de vent balaya la rivière, rompant les grands arbres et les éparpillant comme des brindilles de tous côtés. La pluie qui tomba par flaques nous pénétra jusqu’aux os. À partir de ce moment, les éclairs furent presque incessants, toujours en compagnie des roulements du tonnerre. De temps à autre, une lumière obscure, vacillante, défaillante et bleuâtre, pareille à la flamme d’une lampe remplie d’esprit de vin ou à un feu follet, voltigeait au-dessus de l’eau, mais ne réussissait pas à dissiper la profonde obscurité de la nuit. Elle était accompagnée d’un sifflement effrayant, fort comme celui d’une machine à vapeur et qui suivait le vent, tantôt retentissant à nos oreilles, quand la flamme était prochaine, et tantôt s’éloignant avec elle.

Nous nous trouvions dans le foyer même de la tempête. L’air était surchargé d’électricité, et, selon le changement des vents, le fluide électrique se jouait en passant dans nos cheveux et les hérissait. L’odeur de l’ozone avait tant de force qu’elle nous faisait ronfler et qu’elle nous obligeait à remarquer ce phénomène, parmi les autres plus terribles qui signalaient la tempête. Nous essayâmes de prendre terre tout de suite, mais les ténèbres avaient une telle intensité qu’il nous fut impossible de parvenir à distinguer, pour les éviter, les saillies et les arbres abattus qui encombraient la rive aussi glissante qu’escarpée. La force du courant nous lançait contre ces obstacles, de façon à nous faire comprendre qu’il nous fallait abandonner notre dessein, si nous ne voulions ni être coulés à fond ni voir déchirer les bordages de nos embarcations, presque aussi frêles que du papier. Nous n’aurions eu dans ce cas que bien peu de chances de salut, car la rivière était profonde ; et, même en supposant que nous pussions, au milieu des ténèbres complètes qui nous enveloppaient, trouver le bord, il y avait peu d’apparence que nous fussions en état d’en gravir les talus glissants. Nous n’avions donc rien à faire que d’affronter la tempête jusqu’au lever du jour. En conséquence, nous attachâmes les deux canots l’un à l’autre et nous nous livrâmes à la fureur des éléments. Il ne fut pas facile d’amarrer bord à bord nos esquifs ; mais, grâce à des appels réitérés, en mettant à profit les illuminations momentanées que produisaient les éclairs, nous finîmes par y parvenir. Treemiss, couché sur l’avant, surveillait attentivement la marche, tandis que nous, assis à l’arrière, nous essayions de la diriger. Chaque fois qu’un éclair jetait sa lueur pour un instant devant nous, il pouvait signaler les rochers et les saillies que nous avions en tête ; alors nous, par un vigoureux coup d’aviron, nous évitions les brisants pendant l’intervalle d’obscurité qui suivait.

Après une courte période d’aveuglement, un autre éclair venait nous montrer que nous n’avions évité un danger que pour nous avancer vers un autre, qui était à quelques mètres de nous. Les heures succédèrent ainsi aux heures. La tempête rugissait toujours avec la même fureur et la pluie ne cessait pas de tomber par torrents. En vain, nous recherchions avec anxiété à découvrir la première lueur annonçant le jour. La nuit semblait ne vouloir pas finir. Les canots se remplissaient d’eau peu à peu ; nous en avions presque jusqu’à la poitrine ; à peine si les plats-bords surmontaient le fleuve. Bientôt nous doutâmes qu’ils pussent flotter jusqu’à l’aurore.

L’air de cette nuit était froid et humide. Dans notre involontaire bain de siége, avec la pluie qui nous fouettait en tous sens, nous frissonnions de la tête aux pieds ; nos dents claquaient, et c’est à peine si nos mains engourdies pouvaient tenir les rames. Cependant, malgré les sentiments de désespoir qui parfois nous portaient à nous abandonner au hasard, nous n’osâmes pas nous reposer un seul instant de nos fatigues, ni cesser de surveiller notre course ou d’éviter les saillies et les rochers.

Jamais aucun de nous n’oubliera les souffrances de cette nuit, ni l’immense sentiment de consolation que nous fit éprouver, je ne dirai pas la première apparition du jour, mais la première diminution des ténèbres, Peu après, la tempête s’apaisa sensiblement ; mais la pluie continuait à tomber à flots, lorsque nous nous hâtâmes de profiter de l’aube pour débarquer sur une rive fangeuse, la première place praticable que nous eussions découverte, Après avoir tiré à terre aussi haut que possible nos canots, pour que le courant qui montait ne pût pas les enlever, nous nous enveloppâmes dans nos couvertures toutes dégouttantes d’eau, et, dans l’épuisement où nous jetait la fatigue, nous nous endormîmes d’un long et profond sommeil[6].

À notre réveil, le soleil déjà haut brillait dans le ciel, où il n’y avait plus un nuage, et nos couvertures étaient déjà séchées. Nous nous levâmes donc ; nous étendîmes nos effets sur les buissons et nous essayâmes d’allumer du feu. Comme nos allumettes et notre amadou étaient mouillés, nous perdîmes beaucoup de temps à tâcher d’obtenir du feu en essayant d’enflammer des morceaux de linge sec par un coup de fusil. Au milieu de ces tentatives parut un autre aventurier. Il descendait la rivière dans un dug-out, espèce de petit canot creusé dans un tronc d’arbre. Nous le hélâmes à son passage. Il aborda et nous fournit quelques allumettes sèches. Ayant campé dans une place abritée, avant le coucher du soleil, la veille, il avait eu le temps de protéger tous ses effets contre la pluie avant qu’éclatât la tempête. Nous ne tardâmes pas à faire un grand feu. Toute la journée fut employée à sécher ce que nous avions, et à réparer nos canots. Cette fois, notre succès fut complet. Les trous furent bouchés avec des morceaux de mouchoirs qui étaient enduits de résine. Mais nos souffrances étaient loin de toucher à leur fin. Une hache se brisa, ainsi que le manche de notre poêle à frire. Cela nous réduisit désormais à couper le bois pour notre feu avec nos couteaux de chasse et à manier notre ustensile de cuisine au moyen d’un bâton fendu.

D’ailleurs, l’espérance que nous avions d’avoir une bonne nuit de repos fut cruellement désappointée. Deux heures environ avant l’aube, les roulements lointains du tonnerre nous réveillèrent. Immédiatement nous fûmes sur pied, et nous nous occupâmes à mettre tout à l’abri aussi bien que possible. Peu après, une tempête, presque aussi terrible que celle de la nuit précédente, fondait sur nous. Nos vêtements imperméables se trouvèrent trop courts pour nous garantir du déluge d’eau qui inondait la terre et pénétrait dans nos couvertures. Cependant nous eûmes le bonheur d’empêcher nos allumettes de se mouiller et, dès que la pluie eut cessé, nous pûmes faire du feu. Mais, vers midi, tous nos effets furent de nouveau trempés et il nous fallut passer le reste de la journée à sécher, comme auparavant, nos couvertures et nos vêtements.

Le troisième jour après notre arrivée dans ce camp des Désastres, juste comme nous étions prêts à partir, nous fûmes encore attrapés par une terrible tempête et par le tonnerre, et réduits de nouveau à la même condition pitoyable. Nous nous remîmes à tordre nos pantalons, nos chemises et nos couvertures, et à nettoyer nos fusils, d’assez mauvaise humeur, car nous commencions à désespérer de jamais pouvoir quitter ce lieu, témoin de nos contre-temps. Heureusement le quatrième jour n’amena ni tempête ni tonnerre, et, à partir de là, nous eûmes un temps magnifique pour le reste de notre trajet.

Ce fut avec joie que nous nous éloignâmes de ce camp lugubre. Les rives portaient des marques nombreuses de la fureur des tempêtes récentes. Partout ce n’étaient que grands arbres déracinés, que troncs rompus à ras de terre, qu’éclats arrachés ou coupés par le feu du ciel. Évidemment, cette tempête avait été de celles qu’on appelle ici une tempête-ruban, c’est-à-dire une tempête qui a pour sillon le cours d’une rivière. Ces phénomènes n’occupent qu’une ligne fort étroite, mais ils y développent une véritable violence de destruction.

Nous avions alors épuisé toutes les provisions que nous avions emportées. Durant plusieurs jours, nous vécûmes sur les produits de notre pêche et de notre chasse. Un gros brochet de dix à douze livres nous suffit pour deux jours. De temps en temps nous prenions une quantité d’yeux-d’or, espèce de poissons semblable à la vaudoise. Comme nous avions eu le malheur de briser notre dernier hameçon, nous attrapions ces poissons à l’aide de deux aiguilles par les trous desquelles nous faisions passer la ligne et auxquelles nous attachions l’amorce. Un soir, nous n’eûmes pour souper qu’une couple d’yeux-d’or. Le lendemain, de,très-bonne heure, les tiraillements de nos estomacs nous réveillèrent. Presque toute cette journée nous restâmes à ramer en plein soleil, sans force, sans courage et mourants de faim. Les canards ni les oies ne se montraient plus ; aucun yeux-d’or ne se laissait prendre à nos amorces. Cependant nous savions que nous avions encore au moins cent cinquante milles à faire. Notre seule espérance d’échapper à la famine était fondée sur la prompte arrivée du bateau à vapeur. Qu’on se rappelle en effet que, dans toute la distance des quatre cent cinquante milles qui séparent Georgetown de Pembina, à soixante milles au-dessus du fort Garry, il n’y a pas de chance de rencontrer d’habitants, à moins que ce ne soient quelques partis d’Indiens. Nous eûmes une furieuse tentation de nous arrêter à nous reposer durant l’ardeur du jour ; mais l’espoir de trouver quelque chose à manger avant la tombée de la nuit nous fit continuer notre route.

Enfin notre persévérance trouva sa récompense. Un peu avant le coucher du soleil nous rencontrâmes un troupeau d’oies et nous nous jetâmes avec ardeur à leur poursuite. Langueur et fatigue, tout était oublié. Nos rames manœuvraient avec fureur. La perspective d’un bon souper nous poussait en avant. Trois oies tombèrent ; plus loin, nous tuâmes sept canards et, avant d’avoir trouvé un endroit où nous pussions camper, nous avions abattu deux oies de plus. Cela nous faisait des provisions pour une couple de jours. Nous ne perdîmes pas de temps à allumer le feu, non plus qu’à plumer et à vider le gibier. La viande n’était pas à moitié cuite que nous la dévorions avec plus de plaisir vraiment que si nous nous fussions trouvés dans les salons de Delmonico ou de la Maison Dorée. En somme, nous consommâmes à ce mémorable repas deux oies et quatre canards. Il est vrai que, comme dirait un Yankee, c’étaient des oies et des canards « tout juste », c’est-à-dire sans rien avec. Quel profond et quel satisfaisant sommeil nous eûmes cette nuit-là ! Au point du jour, le bruit du bateau à vapeur nous réveillait ; nous courûmes au bord de l’eau et pour sûr nous vîmes s’avancer l’International. Le capitaine nous avait déjà aperçus. Il s’arrêta, et quelques minutes après, nous étions à son bord, étudiant, sans parler, les mérites d’un repas composé de pain, de porc salé et de mélasse. Cela nous semblait délicieux. Nous avions assez de notre canotage, car il y avait seize jours que nous étions partis de Georgetown. Le lendemain, nous passions à Pembina. C’est un établissement de métis, sur la frontière même qui sépare le territoire des États-Unis et celui de la Nouvelle-Bretagne. Le jour suivant, qui était le septième d’août, nous arrivions au fort Garry. À peine avions-nous jeté l’ancre en face du fort qu’un nombre de visiteurs, principalement de métis, monta à bord. Parmi eux, se trouvait La Ronde, un des compagnons de Milton dans un voyage que celui-ci avait fait précédemment à travers les plaines. En le revoyant, il se laissa aller aux démonstrations de joie les plus extravagantes et lui affirma qu’il était disposé à le suivre jusqu’au bout du monde, s’il le lui demandait.

Il nous apprit que notre arrivée était attendue. Deux hommes, partis après nous de Georgetown, étaient venus par terre à Fort-Garry quelques jours auparavant, et, comme notre voyage avait en somme pris un temps extraordinairement long, on commençait à être fort sérieusement inquiet à notre égard. De fait, La Ronde avait achevé tous ses préparatifs pour partir immédiatement à notre recherche, si nous n’étions pas arrivés par le bateau. Nous plantâmes notre tente près de sa maison plutôt que de nous soumettre à la vie désagréable qu’on mène dans ce qu’on appelle ici l’hôtel, et nous ne vîmes pas que nous ayons jamais eu lieu de regretter d’avoir immédiatement commencé à vivre sous la toile.



  1. Les Chipeouays sont entre le haut Missouri et le lac des Bois, conséquemment dans la vallée de la Rivière Rouge du nord. Plus haut, à l’ouest de cette rivière, entre la rivière Souris et le lac Manitoba, on trouve des Assiniboines ; mais le gros de ces tribus, qui sont une division des sioux, est dans l’angle que forment aux États-Unis le Missouri et la rivière de la Pierre Jaune, entre les Gros Ventres et les Pieds Noirs. (Trad.)
  2. Les faibles restes de cette nation généreuse habitent à l’ouest de Montréal la vallée de la Gatineau. (Trad.)
  3. Voir comment les femmes des métis font le pemmican, p. 60 et 61. (Trad.)
  4. L’Isis passe près de Cirencester et se réunit en amont d’Oxford à la Thame, pour former la Tamise. La Cam arrose l’îIe d’Ely, de célèbre mémoire, et passe à Cambridge. (Trad.)
  5. Le dictionnaire scientifique de Bouillet nie l’existence du loriot en Amérique. (Trad.)
  6. M. Ross, l’auteur des Chasseurs de fourrure dans l’Occident, décrit dans son Histoire de l’Établissement de la Rivière Rouge, une tempête fort semblable à celle dont on vient de lire le récit. Dans cette occasion, l’on campait au milieu des plaines. Le tonnerre abattit trois tentes et tua deux hommes, une femme et deux enfants. Plusieurs chevaux et plusieurs chiens y périrent aussi. La pluie était si furieuse, qu’en quelques minutes, elle forma un torrent où deux petits enfants manquèrent de se noyer. Il y a peu d’étés, dans la vallée de la Rivière Rouge, où le tonnerre ne tue pas plusieurs personnes. (trad.)