Voyage de l’Atlantique au Pacifique/7

La bibliothèque libre.



CHAPITRE VII.


La chasse aux trappes. — Les animaux à fourrure. — Valeur des différentes fourrures. — Premier pas du trappeur dans la forêt. — Art de poser les trappes à martre. — Trappes d’acier pour les loups et le renard. — Le wolverène. — Comment il gagne sa nourriture. — Animal destructeur. — Il suit le trappeur à la piste. — Ses ruses. — Comment il se comporte quand il est pris dans une trappe. — Histoires de La Ronde sur le carcajou. — Vie du trappeur. — La vaste forêt en hiver. — Dormir à la belle étoile. — La marche. — Indiens et métis. — Leur instinct dans les bois. — Le wolverène démolit nos trappes. — On essaye de l’empoisonner. — Arrivée de Treemiss. — Ses aventures. — Lutte nocturne. — Tambout le géant. — Son combat avec Étahk-ékouhp. — Prouesse de Tambout. — Nous nous décidons à envoyer nos gens chercher des provisions à la Rivière Rouge. — Retards.


Nous avions à présent assez de viande pour quelque temps. Nous l’emmagasinâmes sur la plate-forme extérieure où la gelée la conserverait, et nous tournâmes toute notre attention sur l’art de dresser des trappes dans les bois. Jusqu’alors nos essais s’étaient bornés a poser autour des lacs quelques petites trappes d’acier, et à jeter des amorces empoisonnées aux loups. Mais cette fois nous voulions aspirer plus haut : nous enfoncer dans les profondeurs de la forêt de sapin pour y conquérir des trophées qui nous assureraient un gracieux accueil quand nous les offririons en Angleterre à nos chères parentes. Au Canada, les animaux dont la fourrure est estimée, sont le renard argenté, le renard croisé, le pékan, la martre, la loutre, le foutereau et le lynx ; on attache moins de valeur aux pelleteries que donnent le wolverène, le castor, l’hermine et le rat musqué. Le castor était jadis très-nombreux, et sa peau se vendait cher ; mais on l’a chassé avec tant d’assiduité qu’il est devenu rare ; et la substitution de la soie au castor, dans la fabrication des chapeaux, a enlevé à peu près toute sa valeur à cette pelleterie. Excepté celle de la loutre marine qui habite les côtes du Pacifique, il n’y a pas de fourrure qui égale en prix celle du renard argenté. Elle est d’un beau gris ; les poils blancs y dominent, mais ils ont l’extrémité noire et sont mêlés de poils tout à fait noirs. Une paire bien assortie de peaux de renard argenté, se vend de deux mille à deux mille cinq cents francs. Les renards croisés, qui tirent leur nom d’une bande noire courant le long du dos avec une croix sur les épaules comme celle de l’âne, présentent toute espèce de variétés entre le renard argenté et le renard commun rouge, et la valeur de leurs peaux diffère en proportion de ces variétés. Après les meilleurs renards croisés, viennent le pékan, la martre et le foutereau. Ces trois animaux sont des putois[1], et peuvent, quant à la taille et à la valeur, rester dans l’ordre où nous les avons nommés. La peau d’un pékan monte de vingt à trente-huit fr. ; celle d’une martre de dix-neuf à vingt-neuf, et celle d’un foutereau de douze à dix-huit. La loutre, moins commune que les deux dernières espèces, est évaluée à un franc vingt-cinq centimes le pouce, en la mesurant de la tête à l’extrémité de la queue. L’hermine, excessivement commune dans les forêts du nord-ouest, est d’une grande incommodité pour le trappeur dont elle détruit les amorces destinées à la martre et au pékan. En général, on ne trouve pas qu’elle vaille la peine d’être chassée. Parfois on découvre aussi l’ours noir dans sa tanière d’hiver ; sa peau vaut cinquante francs. Le lynx, qui est assez commun, se prend dans des piéges de cuir. Une fois attrapé, il se tient tranquille et résigné ; le chasseur le tue en le frappant à la tête. Les autres habitants des forêts sont l’élan, et du petit gibier, comme la perdrix commune des bois, ou le tétras du saule, la perdrix du pin, le lapin et l’écureuil. Les plus nombreuses des bêtes à fourrure, parmi les plus estimées du pays, sont certainement la martre et le foutereau. La première, qui donne ce que les fourreurs anglais appellent sable ou zibeline, est l’objet de la chasse la plus active de la part des trappeurs. Au commencement de novembre, quand les animaux ont leur vêtement d’hiver et qu’on est dans la saison des fourrures, le trappeur fait ses préparatifs de la manière suivante : il plie sa couverture en double, y met un morceau de pemmican capable de le nourrir cinq ou six jours, une petite marmite et une timbale d’étain, et, s’il est riche, quelques trappes d’acier, avec un peu de thé et du sel. La couverture est alors nouées aux quatre coins, et portée sur le dos au moyen d’un lien qui passe sur la poitrine. Le trappeur ajoute ensuite à son équipage une hache, un fusil avec ses munitions, un couteau et un sac à feu. Puis, ayant chaussé ses raquettes, il part seul, s’enfonçant dans l’obscurité des bois et marchant en silence. Le trappeur, pas plus que le chasseur, ne peut jamais adoucir la solitude de sa vie par les sons du sifflet ou du chant. Son œil perçant étudie sur la neige toutes les marques qui peuvent le mettre sur la piste qu’il cherche. S’il découvre les empreintes d’une martre ou d’un pékan, il délie son paquet et se met à l’œuvre pour construire une trappe en bois. Voici comme il s’y prend. Il coupe un certain nombre de plançons et les taille en piquets d’un mètre de long ; il les enfonce en terre de façon à former une palissade qui a la forme d’un demi-ovale transversalement coupé. Cet enclos n’admet que les deux tiers du corps d’un animal, et est trop étroit pour qu’une bête puisse s’y mouvoir et s’y retourner. À travers l’entrée, on pose une courte bûche. Puis on abat un gros arbre, on l’ébranche et on le place de façon à ce qu’il s’appuie sur la bûche de l’entrée dans une direction parallèle. L’amorce est attachée au bout d’un petit bâton. C’est ordinairement un morceau coriace de viande sèche, ou de perdrix ou d’écureuil. Le bâton qui la supporte est projeté horizontalement vers l’intérieur de l’enceinte. Sur le bout extérieur du bâton on met perpendiculairement un autre bâton court qui soutient le gros arbre couché à travers l’entrée. Puis on recouvre le sommet de la trappe avec des écorces et des branches, de façon à ce qu’il n’y ait d’accès à l’amorce qu’à travers l’ouverture laissée entre le tronc soutenu en l’air et la bûche inférieure. Quand l’animal saisit l’amorce, l’arbre tombe sur lui et l’écrase. Un seul jour suffit à un habile trappeur pour construire quarante ou cinquante trappes.

Les trappes d’acier ressemblent à celles où nous prenons les rats ; mais elles n’ont pas de dents et sont à double ressort. On a fait ces ressorts si forts dans les grandes trappes destinées aux castors, aux renards et aux loups, qu’il faut pour les mettre en place toute la vigueur d’un homme. On les tend dans la neige, dont on les recouvre avec soin ; on y jette des fragments de viande et l’on aplanit l’endroit pour qu’aucune trace n’indique qu’on y a touché. La trappe tient à une chaîne qui, à l’autre extrémité, se termine par un anneau dans lequel on passe un gros pieu. Elle n’est pas autrement assujettie. L’animal qui est pris, l’est ordinairement par la jambe, puisqu’il est en ce moment occupé à fouiller la neige pour avoir les morceaux qu’on y a cachés. Il traîne après lui la trappe ; mais il ne peut pas aller bien loin, car le pieu s’embarrasse dans les arbres ou les troncs tombés à terre. L’animal est donc ordinairement découvert par le trappeur, arrêté à peu de distance de l’endroit où la trappe a été tendue.

Le plus redoutable ennemi du chasseur aux fourrures est le glouton de l’Amérique du Nord, appelé ici généralement wolverène ou carcajou[2]. Ce remarquable animal n’est guère plus gros qu’un renard anglais ; son corps est long, ramassé pourtant et robuste, avec des jambes très-vigoureuses mais excessivement courtes. Il a de larges pieds armés de griffes puissantes et dont l’empreinte sur la neige a l’étendue du poing d’un homme. La longueur de son poil soyeux et la forme de sa tête le font ressembler à un barbet brun.

Pendant l’hiver, il se procure ses aliments en mettant à profit les travaux du trappeur. Il leur porte un tort si considérable, que les Indiens l’ont nommé le kekouaharkess ou le méchant. Rien ne le rebute. Jour et nuit, il cherche la piste d’un homme. Quand il l’a une fois trouvée, il ne l’abandonne plus. S’il arrive à un lac où la trace disparaisse, le wolverène galope sans repos tout autour, jusqu’à ce qu’il ait découvert l’endroit où elle rentre dans la forêt : il se remet alors à la suivre jusqu’à ce qu’elle le conduise à l’une des trappes de bois. Là, il évite la porte, s’ouvre promptement une entrée par derrière et se saisit impunément de l’amorce. La trappe contient-elle une proie ? Le wolverène l’attire à lui ; puis, avec une malveillance toute gratuite, il la frappe et la cache à quelque distance dans les buissons ou au sommet d’un haut sapin. Parfois il la dévore ; mais c’est que la faim le presse. Il détruit ainsi toute une série de trappes. Quand une fois un wolverène s’est établi sur la piste d’un trappeur, celui-ci n’a plus d’autres chances de succès que de changer son terrain de chasse et de se mettre à bâtir une nouvelle série de trappes. Il peut alors réussir à se procurer plusieurs fourrures avant que son adroit adversaire ait trouvé son nouvel établissement.

Quand les trappeurs racontent les traits de la ruse de cet animal, ils ne tarissent plus et peu s’en faut qu’ils ne lui accordent toute la réflexion de l’homme. Jamais on ne prend le wolverène dans une trappe en bois ; parfois il s’empoisonne, parfois il est saisi par une trappe d’acier ; mais, dans ce cas, sa vigueur est telle, que des trappes assez fortes pour retenir un gros loup, lâcheront un wolverène. Ce n’est pas qu’alors, à l’instar d’un renard ou d’un foutereau, il procède à l’amputation du membre emprisonné ; non pas : il s’aide de sa bouche pour emporter la trappe, se dirige en toute hâte vers un lac ou une rivière où il n’ait plus l’obstacle des arbres et des troncs à terre pour retarder sa course. Puis, quand il a fui assez loin pour se croire à l’abri des poursuites, il met librement tous ses soins à débarrasser sa jambe et il y réussit assez souvent. Quelquefois on le tue à l’aide d’un fusil qu’on place auprès d’une amorce à laquelle est attachée une ficelle qui fait jouer la détente, et cependant La Ronde nous assura sur sa parole, qu’en plusieurs occasions, ce carcajou avait rendu son adresse inutile en approchant d’abord du fusil, et en rongeant la corde qui communiquait avec la détente ; après quoi il dévorait l’amorce en toute sécurité.

Un jour que La Ronde avait vu toutes ses inventions pour se défaire de son ennemi découvertes et déjouées, il s’avisa de placer le fusil dans un arbre avec le canon pointé verticalement en bas sur l’amorce, qui était suspendue à une branche, de façon à ne pouvoir être atteinte qu’en sautant. Le fusil était attaché bien haut dans l’arbre et tout à fait dérobé à la vue par le feuillage. Or le malheur du wolverène est d’être doué d’une excessive curiosité. Il examine tout ce qu’il trouve. Un vieux mocassin rejeté dans les broussailles, un couteau perdu dans la neige, il les dépiste et les étudie ; un objet suspendu hors de sa portée est pour lui une tentation presque irrésistible. Cependant cette fois-là, le carcajou, suivant La Ronde, avait maîtrisé sa curiosité et sa faim ; il avait grimpé à l’arbre, avait tranché la corde qui attachait le fusil ; celui-ci était tombé à terre et, tout danger ayant disparu, l’animal était redescendu et s’était tranquillement approprié l’appât. Comme le poison et tous les pièges avaient été vainement essayés auparavant, La Ronde avait reconnu sa défaite et abandonné le terrain à son vainqueur.

Il va sans dire que nous ne nous portons pas garants de la véracité de ce récit ; mais nous nous contenterons d’affirmer que, par la suite, l’expérience nous a amplement prouvé que le wolverene est un animal plein de ressources et d’une sagacité vraiment extraordinaire. A supposer que le fusil ait été placé comme l’a dit et trouvé ensuite tombé à terre, il y a toute apparence que La Ronde ne s’est pas trompé en expliquant la conduite tenue par son rival. L’Indien et le métis interprètent les marques laissées par une action avec autant de fidélité et d’exactitude que s’ils y avaient assisté. Toutes les fois que nous avons pu en juger par nous-mêmes, nous avons constaté qu’ils avaient parfaitement compris le langage des pistes ; c’est un livre naturel que le chasseur lit admirablement bien.

Jusque vers la fin de décembre, nous accompagnions continuellement La Ronde dans ses expéditions de trappeur. Nous apprenions ainsi à reconnaître les pistes que les animaux laissaient dans la forêt, à nous mettre au courant de la plupart de leurs habitudes caractéristiques. Cheadle surtout s’était passionné pour cette branche de l’art du chasseur, et il s’y adonnait avec tant de zèle et de succès qu’il fut bientôt en état de faire et de dresser une trappe avec une vitesse et une habileté qui égalaient presque celles de son savant précepteur La Ronde. Ce genre de vie, en dépit des fatigues et des mécomptes auque1s il s’expose, a des charmes étranges. Il faut marcher longtemps et laborieusement avec un lourd paquet sur le dos, gêné par des vêtements épais, à travers la neige et les bois qu’encombrent les broussailles et les grands arbres couchés à terre ; donc la fatigue est grande. Elle n’est modifiée que lorsqu’on se met à faire les trappes ou à établir le bivac pour le repos de la nuit. Ordinairement, les provisions viennent à manquer, et le trappeur doit se nourrir en grande partie avec la viande des animaux qu’il a tués à cause de leur fourrure. Mais, d’autre part, la forêt est si belle ! Ces pins, dont plusieurs s’élancent jusqu’à deux cents pieds de haut ; cette neige qui les couvre de ses festons et de ses guirlandes ; ce profond silence qu’interrompent rarement les cris de l’écureuil ou l’explosion des arbres que le froid fait claquer, vous laissent un sentiment de curiosité inassouvie et même d’admiration. Le grand calme, la solitude absolue et la marche continuelle à travers des bois sans fin, où l’on ne rencontre pas une trace humaine, où l’on voit rarement une créature vivante, laissent d’abord dans l’esprit une impression étrange. Le métis trappeur aime à errer seul dans la forêt ; mais Cheadle n’y résista que deux jours ; il fut oppressé par ce silence et cet isolement qui lui parurent vraiment intolérables.

Ce qui fait l’intérêt toujours nouveau de ce genre de chasse, c’est l’observation des pistes, les commentaires auxquels elles donnent lieu et la relation des coutumes variées des animaux dont nous parlait notre compagnon. Et puis, l’excitation est grande, quand on va visiter les trappes qu’on a posées. Contiendront-elles la proie désirée ! ou tous les fruits d’un pénible labeur seront-ils détruits par la malice du wolverene ! On y met de la passion.

La nuit, étendu sur une couche élastique et embaumée de branches de sapin, ayant à ses pieds un feu brillant qui dévore on entassement de grands arbres, et d’où s’élève une énorme colonne de fumée et de vapeur de neige fondante, le trappeur, roulé dans sa couverture, sommeille en paix. Parfois cependant, le froid est trop intense et le vent trop vif pour qu’une simple couverture puisse suffire. Le grand feu, tout en rôtissant une extrémité du dormeur, n’empêche pas l’autre de se geler. Alors le sommeil est impossible, ou s’il vient, on en est bientôt tiré par le froid qui pénètre tous les membres, quand le feu baisse. Dans ces nuits d’hiver, les aurores boréales sont souvent admirablement belles. Une ou deux fois nous en vîmes qui avaient complétement la forme d’une arche, semblable à un arc-en-ciel de teintes rosées, qui envoyaient des courants de lueurs changeantes et incertaines se rencontrer au zénith.

Généralement, après avoir passé une ou deux journées hors de la maison, nous nous trouvions à court de denrées et il nous fallait vivre de perdrix ou d’animaux pris dans nos trappes. À peine avait-on dépouillé de leurs peaux les martres et les pékans qu’on enfourchait leurs corps au bout d’un bâton ; puis on faisait rôtir ces bêtes qu’on aurait volontiers prises pour autant de chats écorchés. Non-seulement ces animaux ont tout à fait le fumet du furet, mais encore leur viande a une saveur très-forte et très-dégoûtante, qui répond exactement à leur odeur ; en sorte qu’il faut un fameux estomac et un robuste appétit pour oser s’asseoir en face d’un tel repas. Le campement du trappeur dans les bois a toujours pour hôte la petite pie noire et bleue ; perchée sur un buisson voisin, elle attend qu’on lui donne pour sa part quelque débris du festin. Ces oiseaux ne manquent jamais d’apparaître aussitôt que le campement est établi ; et ils sont si apprivoisés, si hardis à la fois, qu’ils viennent jusque dans le pot où bout le diner, voler un morceau.

La neige n’avait pas encore plus de huit pouces de profondeur et nous ne nous étions pas jusqu’alors servis de nos raquettes dans les bois, où l’usage en est rendu assez embarrassant par les broussailles et les arbres renversés. Il s’ensuivait pourtant que la marche était très-fatigante et que nous rentrions chez nous harassés, épuisés par une absence de cinq ou six jours. Une des choses qui nous frappa le plus dans ces excursions, ce fut la différence très-caractéristique qui existe entre notre marche et celle d’un Indien ou d’un métis. Nous avions déjà remarqué que, tout en ayant l’air d’en prendre tout à fait à leur aise, ils nous dépassaient toujours, même quand nous nous figurions que nous marchions d’un pas fort recommandable. Nous eûmes alors l’explication de ce phénomène. Comme nous marchions sur la neige en file à l’indienne, la longueur de l’enjambée de La Ronde nous frappa. Cheadle surtout, qui s’enorgueillissait de ses capacités de marcheur, ne vit pas sans chagrin qu’il ne pouvait pas marcher dans les empreintes de La Ronde sans sauter de l’une à l’autre. Que devint-il quand il eut l’occasion de constater que sa plus large enjambée égalait juste celle du petit Miscouépémayou !

La supériorité des Indiens, à cet égard, nous semble avoir pour cause l’habitude de porter le mocassin. Cette chaussure laisse la liberté à l’élasticité du cou-de-pied[3] qui, chez nous, est gêné par la dureté de la semelle de nos bottes. Les muscles du pied d’un Indien sont si développés qu’ils lui donnent l’air dodu et potelé qu’a le pied d’un enfant. Ainsi Miscouépémayou se moquait toujours de la maigreur de nos bouts de pied et croyait qu’ils devaient avoir été mal faits dès l’origine.

La certitude infaillible avec laquelle notre guide suivait son chemin en droite ligne dans l’épaisseur de la forêt, où l’on ne trouvait aucun point de repère, dans des jours où le soleil ne se montrait pas, où l’on ne sentait aucun souffle d’air, avait quelque chose d’incompréhensible. La Ronde lui-même ne pouvait pas l’expliquer et la considérait comme une faculté tout à fait naturelle. Quant à Cheadle, il lui était parfaitement impossible de suivre une ligne droite et il commençait invariablement par décrire un cercle en inclinant continuellement vers la gauche. La Ronde, qui regardait ce défaut comme une preuve de stupidité, ne pouvait pas davantage se l’expliquer.

Dans le commencement, le wolverène n’avait point troublé nos opérations et nous avions réussi à faire une jolie collection de fourrures ; mais, un jour, comme nous partions pour visiter nos trappes, nous reconnûmes les empreintes d’un très-grand animal de cette espèce qui avait suivi notre piste. « C’est fini, Monsieur ; s’écria La Ronde ; il a cassé toutes nos estrappes ; vous allez voir ; » et en effet, à mesure que nous en visitions une, nous la trouvions ouverte par derrière, l’appât était enlevé et la proie, s’il y en avait eu, avait disparu. Toute notre ligne de piéges avait été démolie et nous ramassâmes une dizaine de queues de martres, dont les corps avaient sans doute été dévorés par cet affamé carcajou.

Précédemment nous avions suspendu à différents points des broussailles de petites amorces empoisonnées que nous avions enveloppées dans des vieux moccasins ou dans d’autres effets. Le wolverène en avait détaché une, l’avait développée et coupée en deux. Découvrant qu’elle était empoisonnée, il s’était dans sa terreur enfui à toutes jambes pour éviter cette périlleuse tentation. Il était inutile désormais de songer à tendre de nouveaus piéges. Nous rentrâmes donc chez nous désolés, tandis que La Ronde chargeait de ses malédictions le sacré carcajou.

Un jour les corbeaux se mirent à pousser de formidables croassements ; c’était leur façon d’annoncer la présence d’un homme sur le lac. Nous nous rendîmes donc sur la rive et nous aperçûmes plusieurs traîneaux qui le traversaient ; le galop des chiens de trait remplissait l’air glacé du bruit joyeux des sonnettes attachées aux harnais. C’était Treemiss qui, avec un parti venu du fort Carlton, faisait une expédition commerciale chez les Cries des Bois.

Treemiss, depuis que nous ne l’avions vu, avait eu plusieurs aventures. Une nuit même, il avait pensé être en danger de perdre la vie. Etakh-étouhp, le chasseur, était venu dans sa hutte, en compagnie de plusieurs autres, tous à moitié ivres, l'importuner par l’offre de leurs fourrures. Vexé de ce que Treemiss refusait de lui en acheter, il lui avait jeté violemment à la tête une peau de martre. À cette insulte, Treemiss avait dans sa colère donné un coup de poing à l’Indien. Aussitôt tout n’avait été que hurlements et confusion. Les couteaux étaient tirés, la chandelle jetée à terre et éteinte, et les Indiens tous, dans l’obscurité, s’étaient élancés à tâtons pour frapper Treemiss. Celui. ci, renversant un Indien qui s’opposait à son passage, était parvenu à saisir son fusil qui était près de la porte et à opérer sa sortie, non pourtant sans avoir reçu plusieurs coups et quelques estafilades à travers ses habits.

Le fusil à la main, il attendait au dehors l’attaque de ses assaillants, écoutant avec anxiété le vacarme qui se faisait à l’intérieur. Il savait qu’Etakh-ékouhp, son agresseur, homme de haute taille et de force redoutable, ne pouvait plus se contenir quand il était en colère. Mais Treemiss avait trouvé un partisan, Un métis nommé Tambout, espèce de géant, plus grand et plus robuste encore qu’Etakh-ékouhp, avait reçu de Treemiss plusieurs bons traitements C’était lui qui maintenant luttait de toutes ses forces en sa faveur. Il avait saisi Etakh-ékouhp à bras le-corps, l’avait enlevé comme un enfant, puis l’avait jeté contre terre avec tant de violence que celui-ci gisait presque insensible et qu’il en eut pour plus d’une semaine avant de pouvoir quitter le lit. Ensuite, Tambout déclarant qu’il en ferait autant à quiconque voudrait toucher à son bienfaiteur, le reste de la bande s’éloigna d’un air sombre. On savait qu’il avait déjà tué deux de ses ennemis sans employer aucune autre arme que sa force, et sa réputation de courage égalait celle qu’il devait à sa vigueur. Personne depuis lors n’osa plus inquiéter Treemiss.

Nous n’avions plus qu’une très-faible quantité de farine et de thé, et comme on ne pouvait guère s’en procurer, surtout du thé, même à Carlton, il fut décidé que nos gens retourneraient jusqu’à la Rivière Rouge pour s’y fournir des denrées nécessaires au grand voyage que nous méditions pour le printemps. Le chasseur indien Kînémontiayou et son fils Miscouépémayou se mirent pour les remplacer pendant leur absence à notre service. Une maladie de La Ronde retarda pour quelque temps l’exécution de ce dessein et nous retint tous à la maison pendant des semaines qui nous semblèrent tristement monotones.

  1. Le pékan est la plus belle martre du Canada et vit au bord de l’eau. En France, le putois n’est qu’une espèce du grand genre des martres ou des mustéliens. (Trad.)
  2. C’est une espèce de blaireau. (Trad.)
  3. C’est l’orthographe de l’Académie ; les Anglais disent coude du pied ; les Allemands disent l’un et l’autre. (Trad.)