Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/02

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




PREMIÈRE ÉTAPE.

D’YSLAY À AREQUIPA.
Arequipa et son étymologie. — Tremblements de terre. — Plaidoyer éloquent en faveur du volcan Misti. — Églises et couvents d’Arequipa. — Qui traite des religieux en général et des religieuses en particulier. — Les rues, les maisons et les habitants de la ville. — Le beau sexe d’Arequipa. — Chausse-trapes matrimoniaux. — Modes et nouveautés. — Indiens porte-tapis. — Coup d’œil impartial sur une fontaine. — Esquisses variées.

Au delà de Yanahuara, petit village qui n’a de remarquable que son nom — la Culotte-Noire — et ses sources d’eau vive courant dans des acéquias de granit, les maisons se rapprochent et bordent les deux côtés du chemin Les cabarets abondent, et leurs banderoles blanches et rouges s’agitent dans l’air comme des ailes de flamants. Des troupes de lamas chargés de figues sèches, de piment, de charbon ou de sel gemme se croisent avec des convois d’ânes et de mules. Des Indiens des deux sexes vont et viennent et babillent à qui mieux mieux. À mesure qu’on avance, la foule augmente et le tapage aussi ; quelques carillons lointains se mêlent à ce tumulte et lui donnent je ne sais quoi de joyeux et de dominical. On pressent les approches d’une grande ville. Tout à coup, au tournant de la Recoleta, un avant-poste de maisons noires et sordides, où les Chicherias fument nuit et jour comme des usines, les terrains, coupés brusquement, laissent voir dans une perspective de lumière et d’azur la cité d’Arequipa, assise au pied du volcan Misti et couronnée comme d’un diadème par les neiges de la sierra. Le coup d’œil est magique. Jamais plus beau décor d’opéra n’apparut à la clarté des quinquets d’une rampe. Mexico dans sa plaine, Santiago du Chili adossée à la Cordillère de Mendoza, peuvent seules, comme splendeur d’aspect, entrer en parallèle avec Arequipa.

Du faubourg de la Recoleta, nous descendîmes vers un pont de six arches qui le rattache à la cité. Ce pont, d’une tournure d’aqueduc romain, domine de plus de cent pieds le lit de la rivière Chile, sœur de ce Tampu qui coule devant Ocongate. Torrent fougueux à l’époque de la fonte des neiges, le Chile n’est plus, pendant le reste de l’année, qu’un ruisseau vulgaire hanté par des cyprins et des écrevisses, et où les lavandières de la ville viennent battre leur linge à grand renfort de cris et de chansons. Nombre d’aficionados viennent chaque jour, de trois heures à six, sous prétexte de promenade, s’accouder sur le parapet du pont et regarder en bas dans la rivière. Durant trois heures d’horloge, ces honnêtes badauds écarquillent les yeux et se livrent à des appréciations plus ou moins drôlatiques, tout en crachant dans l’eau pour faire des ronds. Aucun d’eux ne stationnait sur le pont quand nous y passâmes ; pas une chola court-vêtue ne se montrait non plus sur les plages de la rivière, mais la chose nous surprit peu. Midi sonnait en ce moment à toutes les horloges de la cité, et, à cette heure de la journée où le soleil commence à devenir gênant, les bourgeois font la sieste dans leurs demeures, et les blanchisseuses, laissant à la garde de Dieu leur linge et leur savon, vont savourer un pot de bière sous l’ombrage des cabarets.

La première rue qu’on trouve au sortir du pont est la calle del Puente, long boyau de pierre où le commerce des victuailles et des boissons est en honneur. Chaque maison de cette rue est une boutique où l’olive noire, le fromage mou, le beurre en vessie, le poisson fumé, les résidus de porc sautés dans la graisse, les salades hachées menu comme chair à pâté et les beignets englués de mélasse, sont étalés aux regards des passants dans un désordre qui n’est rien moins qu’un effet de l’art. Des outres de vin et de tafia montrent çà et là leur panse arrondie. L’odeur qui s’exhale de ces antres à l’indigestion donne des nausées à l’Européen, mais l’indigène la flaire avec délices, doué qu’il est par la nature d’un appétit vorace et d’un estomac en état de digérer des tessons de verre.

De la calle del Puente nous débouchâmes au grand trot de nos mules sur la plaza Mayor d’Arequipa. Quelques rues, disposées comme les jantes d’une roue, font de cette place un centre rayonnant. Chacun de nous avait à prendre une direction opposée pour regagner son domicile, et nous nous arrêtâmes d’un commun accord, comprenant que le moment de la séparation était enfin venu. Le déjeuner fait la veille en rade d’Islay rendait superflu un cacharpari ou fête d’adieux, que, selon la coutume locale, nos amis n’eussent pas manqué de m’offrir ; ils se contentèrent donc de me serrer dans leurs bras avec des regards plus ou moins humides, selon le degré d’affection qui existait entre nous. « Écrivez-nous, écrivez-moi. — Oui, j’écrirai, » furent les dernières paroles que nous échangeâmes. Un quart d’heure après cette scène attendrissante, la porte de mon logis, situé rue de Huayna-Marca, se refermait sur moi.

Types de la vallée d’Arequipa. — Anciens serviteurs oubliés.

Ici je me vois forcé d’ouvrir une parenthèse pour prier le lecteur de m’excuser si je ne le fais pas entrer dans mon salon, car j’ai un salon, voûté en dos d’âne, avec deux trous à cette voûte pour donner de l’air et du jour, des murs de granit de trois pieds d’épaisseur peints en jonquille, et un pavé de cailloux pointus, blancs, bleus et noirs ; mais ce salon, d’ailleurs assez remarquable, est en ce moment sens dessus dessous. Les meubles disparaissent sous les paquets, le sol est encombré de malles, une fine couche de poussière recouvre le tout, et l’araignée, profitant de ma longue absence, a tendu ses toiles aux angles de ses murs. Dans l’impossibilité de trouver une chaise à offrir au lecteur, et ne pouvant non plus le laisser dans la rue jusqu’à l’heure de mon départ, je vais prendre amicalement son bras, le guider à travers la ville, et, substituant la description à l’action, lui donner sur Arequipa, que je quitte, hélas ! pour toujours, certains détails qu’il chercherait en vain dans les géographies, les itinéraires et les guides de l’étranger. — Ceci dit, je ferme la parenthèse.

Deux chroniqueurs espagnols du dix-septième siècle, Garcilaso de la Vega et le révérend père Blas Valera, expliquent l’étymologie d’Arequipa de la façon suivante. Quand l’Inca Mayta-Capac, dit Garcilaso, eut découvert la vallée de Coripuna, des Indiens qui l’accompagnaient, charmés de la beauté du site et de la douceur de la température, manifestèrent le désir de s’y établir.

« Puisque l’endroit vous plaît, leur dit l’Inca, ariqquêpay[2], eh bien, restez-y. »

Trois mille hommes, dit-on, y restèrent.

Le P. Valera dit tout simplement que le mot Arequipa signifie trompette sonore. Dans l’idiome des enfants du Soleil, Qvêpa, en effet, veut dire trompette ; mais la particule affirmative Ari n’exprime aucune idée de sonorité. Nous le croyons du moins.

Pendant deux siècles, Arequipa, simple village indien, comme ses voisins Sucahuaya et Paucarpata, qui datent de la même époque, fut gouverné par des curacas ou caciques, dont la domination relevait de l’Inca régnant. En 1538, le 5 juillet, Pedro Anzurez de Campo Redondo, un des aventuriers venus en Amérique à la suite de Pizarre, jetait bas ce village et édifiait une ville à sa place.

Ville et vallée d’Arequipa, vue prise des hauteurs de Yanahuara.

Depuis cette époque, Arequipa, huit fois ravagée partiellement et trois fois bouleversée de fond en comble par les tremblements de terre, a changé deux fois d’emplacement. Hâtons-nous de déclarer pour l’honneur du cône Nisti, au pied duquel la ville est édifiée, que ce volcan n’est pour rien dans le remue-ménage dont Arequipa a eu tant à souffrir. L’auteur de ses maux est le Huayna-Putina de la vallée de Moquehua, cette montagne ignivome que des géographes doués d’une foi robuste ont transportée dans la vallée de Coripuna.

La plus violente éruption du Huayna-Putina eut lieu en 1603. Les premiers signes de la tempête volcanique s’annoncèrent par de sourdes convulsions intérieures, qu’une relation manuscrite, conservée jusqu’à ce jour dans les archives du couvent de Santo-Domingo, compare à des tranchées de bas-ventre. Vueltass y revueltas de barriga, dit gravement le texte. Ces tressaillements souterrains, accompagnés de coups de tonnerre à briser le tympan, furent suivis de pluies torrentielles qui tombèrent pendant quatorze jours. Alors le volcan se mit à lancer des tourbillons de cendres, de pierres et de sable, d’une densité et d’une étendue telles, que la lumière du soleil en fut obscurcie. Cette effroyable tempête dura quarante-cinq jours. La ville d’Arequipa, complétement détruite, fut recouverte, ainsi que sa vallée, d’une épaisse couche de cendre. Les rivières voisines, obstruées par le sable et les pierres, changèrent de cours, abandonnant sur leurs plages des milliers de poissons morts qui occasionnèrent dans le pays une modorra ou épidémie. Enfin, au delà de Quellca, l’embouchure de la vallée, les eaux de la mer se teignirent, à plus de trois lieues au large, d’une couleur grisâtre, et Lima, la ville des rois, distante de deux cent vingt lieues, put compter, par les détonations qui de minute en minute ébranlaient le sol, toutes les phases de l’agonie d’Arequipa.

Chola (blanchisseuse).

La ville actuelle, de figure assez irrégulière, occupe une aire d’environ vingt-quatre mille mètres carrés. Elle est divisée en cinq quartiers qui se subdivisent en quatre-vingt-cinq îles ou cuadras, et donnent un total de deux mille soixante-quatre maisons, pour une population d’à peu près dix-sept mille âmes. Parmi ces maisons, on compte neuf cent vingt-huit cabarets, chiffre qui tout d’abord peut sembler élevé, mais qui n’a rien que d’ordinaire, si l’on songe à la soif ardente que doivent éprouver des gens vivant, croissant et se multipliant sur un volcan. Les quartiers de la ville, Santo-Domingo, San-Francisco, la Merced, San-Agustin et Mirallores, ont chacun une église et un couvent d’hommes, sans préjudice de trois couvents de femmes, d’un béguinage placé sous l’invocation de saint François, et d’une maison d’exercices spirituels, où pendant la semaine sainte le beau sexe d’Arequipa vient se flageller rudement, en souvenir de la passion de Jésus-Christ. Les oisifs de la ville, instruits de cette circonstance, ne manquent pas, quand la nuit est venue, de stationner sous les fenêtres de la pieuse demeure et de prêter l’oreille aux coups de martinet que les femmes s’appliquent l’une à l’autre au milieu des ténèbres, en accompagnant cette opération de cris suraigus.

Les églises et les couvents, construits en prévision des tremblements de terre, se recommandent peu par leur architecture. La moitié de leurs murs seulement est en pierre de taille ; tout le reste n’est que charpente, plâtre ou torchis. La disposition intérieure des couvents est toujours celle d’un carré plus ou moins parlait, avec un cloître quadrilatéral sur lequel ouvrent les cellules. Le plan des églises est celui d’un T majuscule, l’antique Tau, ou d’une croix latine. La plupart n’ont qu’une nef, sans bas côtés ; leurs voûtes en berceau, élevées tout au plus de douze à quinze mètres, sont quelquefois renforcées par des arcs-doubleaux et supportées par des murailles généralement lisses, de sept à huit pieds d’épaisseur. Au point de vue architectonique, l’intérieur de ces églises est sans doute un peu nu, mais cette nudité est rachetée et au delà par l’ornementation de leur façade, où l’architecte, ne craignant plus de compromettre la solidité de son œuvre, a combiné, selon le logarithme qui lui convenait, les oves, les volutes, les choux-fleurs et les chicorées, les pots à feu et les balustres, les urnes et les cippes, les acrotères et les pyramidions qui caractérisent le goût hispano-lusitanien des dix-septième et dix huitième siècles. Tous ces joujoux, qu’à distance on croirait tournés plutôt que sculptés, sont blanchis au lait de chaux, et, placés sur la saillie des lignes droites comme sur des tablettes, ont l’air de ces pièces d’échiquier en ivoire que cisèlent les Chinois et les gens de Dieppe.

Si l’art et le style font défaut à ces monuments, ils y suppléent par un grand étalage de richesses : l’or, l’argent, les pierreries, les étoffes somptueuses, sont prodigués sur les autels et les vêtements des Icones. Les Christs, et le calendrier péruvien en compte plusieurs, celui des Remèdes, des Tremblements de terre, de la Bonne-Mort, etc., ont des jupons en point d’Angleterre, des couronnes d’acacia triacanthos, dont chaque épine est une émeraude longue de cinq pouces, des clous de diamant qui les retiennent à la croix, et des sillons de rubis pour figurer le sang de leurs plaies. Les saintes Vierges, encore plus nombreuses, ont des robes à paniers et des manteaux de cour en velours, en brocart, en satin lamé, des toques ornées de marabouts, des turbans surmontés d’aigrettes, des colliers de perles, des boucles d’oreilles en brillants, des bagues à tous leurs doigts, sans compter les montres avec chaîne et breloques, les broches et les cassolettes, les mouchoirs de poche en guipure et les éventails pailletés.

Devant ces splendeurs complaisamment étalées aux regards de la foule, l’étranger venu dans le pays pour y chercher fortune, s’étonne que les tire-laines d’Arequipa, et le nombre en est grand au dire des boutiquiers et des étalagistes, n’aient pas encore songe à exploiter cette riche mine. Il se demande quel scrupule ou quel motif peut retenir oisives au fond de leurs poches les mains de ces industriels. Le motif ? — c’est leur terreur respectueuse à l’endroit des choses bénites. — Pour le huaso, le cholo, l’homme de la plèbe, égorger son semblable n’est rien ou presque rien, mais voler un bout de cierge dans une église, voilà ce qu’il n’a jamais fait, ce qu’il n’oserait faire, par crainte de l’enfer et de la géhenne éternelle. — Une foi pareille, convenons-en, est bien admirable ! Malheureusement cette foi profonde sera tôt ou tard ébranlée ; un jour viendra, s’il n’est déjà venu, où ces autochtones, civilisés par le contact des paquebots, des bateaux à vapeur et des câbles transatlantiques, chercheront à égaler nos filous d’Europe, — et pour leur coup d’essai feront un coup de maître, comme dit à peu près l’illustre Corneille.

Église de San Francisco, à Arequipa.

Les églises d’Arequipa, maintes fois détruites et réédifiées, comptent à cette heure deux siècles et demi d’existence. Seule la cathédrale, qui occupe tout un côté de la plaza Mayor, date d’une dizaine d’années ; elle a été construite sur l’emplacement de l’ancienne église, consumée en 1849 par un incendie. C’est un bâtiment d’environ deux cents pieds carrés, couronné par deux tours en charpente que terminent des flèches trapues en forme de pyramide. Huit grosses colonnes d’ordre ionique-romain et force colonnettes accouplées décorent sa façade, dont la porte centrale est surmontée d’un tympan convenablement illustré d’acrotères, de pyramidions et de grosses boules. Deux portiques engagés dans un groupe de colonnes corinthiennes font saillie aux extrémités de l’édifice, percé de nombreuses fenêtres et dont la hauteur totale, à partir du sol jusqu’à l’attique qui borde la ligne du toit, peut être de quarante-cinq à cinquante pieds. Cette puissante masse, carrée par la base et carrée par le faîte, virginalement blanchie à la chaux et lustrée à la glu de cactus, se détache avec une vigueur singulière sur le bleu d’outre-mer d’un ciel presque toujours serein.

Malgré la fière prestance de la cathédrale moderne, nous ne pouvons nous empêcher de regretter l’ancienne, dont le badigeon gris de souris s’harmonisait si bien avec une ornementation touffue où l’architecte avait prodigué tous les bilboquets de la fantaisie ; pas une saillie du vieil édifice, si mince qu’elle fût, qui ne supportât un œuf à la coque et son coquetier. Avec ses mille détails d’architecture et les richesses que renfermait sa sacristie, cette église possédait un inestimable trésor dans sa galerie de portraits d’évêques, laquelle se composait de dix-neuf tableaux magnifiquement encadrés, dont le vorace incendie de 1849 n’a fait qu’une bouchée. Tous les saints personnages, qui depuis l’an de grâce 1614 s’étaient succédé dans le gouvernement spirituel d’Arequipa, figuraient par ordre chronologique dans cette collection. Leurs portraits en pied, faits par des artistes du pays, avaient cela de singulier, que le premier ayant servi, comme arrangement, dessin et couleur, de modèle au peintre chargé de faire le second, l’artiste appelé plus tard à faire le troisième avait cru devoir suivre de point en point les indications de ses devanciers ; de cette unanimité de pinceau qui s’était continuée pendant plus de deux siècles, il était résulté une série de portraits si scrupuleusement pareils, si parfaitement identiques, qu’on eût dit un seul et même portrait, multiplié dix-neuf fois par le jeu des miroirs. En nous rappelant cette précieuse collection d’évêques ménechmes, assis dans des fauteuils à griffons dorés, drapés de la même façon, éclairés de la même manière, tenant le même livre et regardant au même endroit, nous ne pouvons que déplorer l’indifférence du gouvernement péruvien à l’égard du corps des sapeurs-pompiers, dont il n’existe encore aucun détachement dans les grandes villes de la République.

Après les églises viennent les couvents, constructions massives et vulgaires qui n’empruntent à l’art architectural que les pleins cintres des arceaux de leurs galeries. Sans la croix de pierre qui surmonte leur porte d’entrée, on les confondrait volontiers avec les demeures particulières, tant leur extérieur est pauvre, froid et nu. Hâtons-nous de dire que cette nudité n’est pas un symbole : tous ces couvents sont riches et ne s’en cachent pas. À quoi bon, d’ailleurs ? Chacun dans le pays sait, à quelques réaux près, le chiffre de leurs rentes et ce que peuvent rapporter, bon an mal an, les haciendas qu’ils possèdent dans les vallées.

Avec ses richesses en biens fonds et en numéraire, les ornements de prix et les joyaux de ses chapelles, chaque couvent a dans son dépôt d’archives et sa bibliothèque, composée de quelques centaines d’ouvrages souvent rares et précieux, un trésor véritable dont il ignore ou dédaigne la valeur. Cette bibliothèque est assez mal tenue et peu époussetée, les moines, occupés de soins divers, n’ayant pas de temps à donner à son entretien. Aussi en accordent-ils difficilement l’entrée aux amateurs. Pour obtenir l’autorisation d’y faire des recherches, il faut se munir de recommandations puissantes. Par compensation, leur cloître est accessible à tout le monde ; de six heures du matin à six heures du soir, on peut s’y promener, y lire ou y rêver en fumant son cigare.

Du contenant passons au contenu, du monastère au moine. Le moine, mis au ban de l’Espagne, continue à jouir au Pérou d’une considération sans égale. Comme aux beaux jours de son histoire, il est le conseiller des hommes, le confident des femmes, l’ami de tous les intérieurs, le convive obligé de toutes les fêtes. La vue de son froc, loin d’inspirer des idées tristes et lugubres, éveille le sourire et provoque une gaieté franche. La religion aimable et tolérante qu’il a toujours professée ne lui interdit ni les repas joyeux, ni les danses locales, ni rien de ce qui peut embellir l’existence. Comme les gens du monde, dont il ne diffère que par le costume, le moine sort, va, vient et jouit d’une liberté d’action illimitée ; comme eux, il a ses jours de réception et son cercle d’intimes ; dans sa cellule, transformée en salon, le chocolat, les liqueurs, les gâteaux circulent à la ronde ; on y cause politique et musique, religion et littérature ; on y célèbre les vertus du beau sexe avec accompagnement de guitare et de cigarettes ; bref, on y goûte tous les plaisirs licites, mais assaisonnés de je ne sais quelle pointe de scrupule ecclésiastique qui en augmente la saveur.

La règle monastique, beaucoup plus sévère à l’égard des communautés de femmes, ne permet à celles-ci, sous aucun prétexte, de franchir le seuil du couvent où elles ont prononcé leurs vœux. Pour qu’un médecin puisse les visiter en cas de maladie, il faut une dispense de l’évêque. Un jardinier est le seul individu mâle dont on tolère la présence dans le couvent, par la raison qu’un jardinier n’est pas un homme pour une religieuse. Ainsi séquestrées à l’ombre de hautes murailles, les saintes filles, qu’on pourrait croire se consumant dans la prière, les larmes et les macérations, passent une vie assez agréable. Leur cellule est un appartement complet, où elles déploient un luxe de tenture et d’ameublement proportionné à la fortune de leur famille, que ces frais d’installation concernent exclusivement. Chacune d’elles a sa bibliothèque, ses oiseaux privés, sa guitare et son jardinet planté de fleurs rares, sans préjudice d’une amie de cœur, d’une sœur d’adoption, qui partage ses ennuis secrets, ses plaisirs et ses confidences. Cette amitié, née à l’ombre du cloître, a souvent le caractère d’une véritable passion. De nonne à nonne, c’est un échange de tendres missives, de serments sans fin, de bouquets de fleurs et de sérénades, qu’interrompt parfois un éclat terrible, occasionné par un sourire, une préférence accordée à quelque rivale. Sans s’en apercevoir, les pauvres recluses jouent à l’amour profane auquel elles ont renoncé ; mais qui songerait à leur en faire un crime !

Si ces religieuses ne peuvent sortir du couvent, elles ont la faculté d’y recevoir et même d’y inviter à déjeuner leurs parents des deux sexes et les amis de ces derniers. Le repas est servi dans le parloir, grande salle voûtée dont les murs ont des guichets grillés, et la table est assez rapprochée d’un de ces guichets pour que la religieuse, assise de l’autre côté de la grille, puisse voir ses hôtes et s’entretenir avec eux. La conversation traite habituellement des commérages les plus récents de la cité. On y passe en revue les amours, les mariages, les naissances et les décès. Ce babil est entremêlé d’éclats de rire et d’épigrammes. Les hommes, quand il s’en trouve dans la réunion, ne manquent pas de saupoudrer leurs plaisanteries de gros sel. En fermant les yeux, on pourrait se croire dans quelque salon du pays, au milieu d’une tertulia des plus animées.

Parfois, un étranger est invité par la famille à un de ces déjeuners monastiques, mais succulents. La religieuse, après les compliments d’usage, s’enquiert bien vite, avec un aimable intérêt, des lieux qui l’ont vu naître et des parents auxquels il doit le jour. Elle le questionne ensuite sur son orthodoxie et l’état de son cœur, sur les illusions qu’il n’a plus et sur celles qu’il garde encore, sur les pays qu’il a visités et les aventures dont il a été le héros. Si les réponses de l’étranger sont satisfaisantes, elle s’engage, quand il passera devant le couvent, à s’y arrêter pour y prendre un sorbet et échanger un bonjour amical avec la desgraciada (infortunée) qui l’habite. Telle est la qualification qu’elle se donne. Enfin, à l’issue du repas et si le susdit étranger a su donner de lui une opinion avantageuse, un frère chéri, un oncle influent, profitant de la distraction générale, se charge d’obtenir de la recluse qu’elle relève un peu son voile pour que l’ami de la famille, qui ne l’a jamais vue, puisse emporter à la fois son image et son souvenir. Après un peu d’hésitation, car cette action si simple est un péché mortel, la nonne se rend à leurs prières, non sans s’être assurée, par un coup d’œil rapide, que sa mère et ses sœurs ont le dos tourné. La seule manière de reconnaître un service de ce genre est de feindre une admiration des plus vives, en murmurant en aparté, mais de façon à être entendu de la religieuse : Que faz encantadora ! (Quel visage enchanteur !) Parfois la sainte fille est camarde et jaune de teint ; mais, à ses yeux comme aux yeux du Seigneur, l’intention est toujours réputée pour le fait, et l’étranger gagne à cette innocente flatterie la réputation d’un homme de goût et de belles manières.

Dans un pays où les pâtissiers et les confiseurs n’ont pas encre pénétré, ce sont les communautés de femmes qui ont le monopole des sucreries, des gâteaux et des pièces montées, gloire de l’office. Elles reçoivent des commandes à l’occasion des bals, des fêtes et des mariages, et n’épargnent rien pour satisfaire le public et augmenter la clientèle, non pas tant par amour du lucre que pour le plaisir de l’emporter sur une autre communauté ; car, disons-le, dût-on nous lapider pour cette indiscrétion, il existe entre ces couvents une rivalité haineuse dont la cause est encore inconnue au physiologiste, mais dont l’effet est journellement attesté à l’observateur par les coups d’épingle que les religieuses ne s’épargnent pas, et les coups de langue, voire les horions, que leurs servantes s’épargnent moins encore en se rencontrant dans la rue.

Chacune de ces communautés à une spécialité de friandises qui la recommande à l’appréciation du public. Sainte-Rose à sa mazomora au carmin, espèce de bouillie de la nuance de nos œufs rouges, qu’on expose pendant la nuit sur les toits du couvent, où la gelée lui communique des qualités particulières. Sainte-Catherine excelle dans la préparation du petit four et des confitures de volaille au lait d’amandes, c’est le manjar blanco ou blanc-manger du pays. — Enfin, le Carmen a pour lui ses beignets au miel saupoudrés de feuilles de rose et de paillettes d’or, et ses impériaux, jaunes d’œufs battus avec du sucre en poudre et figés par un procédé qui nous est inconnu. Disons en passant que ce n’est pas à la communauté qu’un particulier fait sa commande, mais à telle ou telle des religieuses, laquelle, en envoyant à domicile les gâteaux demandés, a soin de présenter sa note, comme le fait chez nous la généralité des pâtissières.

Si quelques-unes de ces religieuses, à qui des parents peu fortunés ne peuvent venir en aide, se font un revenu certain avec la vente de leurs gâteaux, d’autres, appartenant à des familles riches, dédaignent d’en tirer profit et se contentent de les pétrir et de les cuire par amour de l’art et pour en régaler leurs amis et leurs connaissances. Ces dernières, fines fleurs des pois du couvent, reçoivent habituellement tous les lundis des provisions de bouche pour la semaine. Ces provisions, qui témoignent de la tendre sollicitude de leur famille, consistent en un quartier de bœuf et un mouton entier, sans préjudice de volailles grasses, de poissons de choix, de gibier, d’œufs, de fruits et de légumes. Après avoir choisi parmi ces victuailles celles qu’elles destinent à leur cuisine, car nos religieuses ont la faculté de mettre le pot-au-feu dans leur cellule quand il ne leur plaît pas d’aller au réfectoire, elles abandonnent le reste des provisions à la communauté, qui, par ce moyen, a toujours, et à peu de frais, son garde-manger tenu sur un pied de guerre.

Grâce à la troupe des cholas plus ou moins alertes plus ou moins délurées, que chaque religieuse entretient à sa solde en qualité d’aides d’office, de gâte-sauce, de garçons de recette, lesquelles battent le pavé du matin au soir, elle sait, mieux que les habitants eux-mêmes, ce qui se passe dans la ville et dans les faubourgs. Qu’un voyageur descende dans quelque Tampu, qu’un citadin stationne un peu trop longtemps devant une fenêtre autre que la sienne, que deux serenos ivres se battent dans la rue au lieu de chanter l’Heure et l’Ave Maria, et la religieuse en est informée aussitôt par ses émissaires femelles. En s’ensevelissant vivante dans un tombeau, elle en a laissé le couvercle ouvert sur le monde.

Avec la fête patronale de leur couvent, que les nonnes célèbrent par une messe en musique et un feu d’artifice tiré entre onze heures et midi, selon la coutume du pays, elles ont certaines fêtes de l’Église qu’elles solennisent par des mascarades accompagnées de chants et de danses. La nuit de Noël est une de ces fêtes. Devant l’épisode de la Nativité, figuré sur un théâtre au moyen de décors peints et de poupées en carton faisant l’office de personnages, les nonnes, partagées en deux camps, l’un de pasteurs, l’autre de bergères, dialoguent au son de la guitare et de l’accordéon, en dansant des quadrilles de circonstance. Huit jours à l’avance, celles des saintes filles qui doivent jouer le rôle de pasteurs, ont fait demander à leurs parents et amis du sexe masculin les plus belles pièces de leur garde-robe, afin de les accommoder à leur taille et d’y coudre des galons, des rubans et autres affiquets de bon goût. Nous nous souvenons d’avoir prêté à cette occasion un gilet de satin, une redingote et un pantalon noirs, qui n’avaient rien de pastoral ni de biblique, mais qui néanmoins furent reçus avec plaisir, à cause de leur coupe élégante et toute française. Seulement, l’octave de la Noël finie, on nous renvoya ces habits tachés, déformés et dans un état déplorable. Mais, comme ils avaient été portés par une vierge du Seigneur et sanctifiés par des quadrilles monastiques, au lieu de les jeter à la borne, comme l’eût fait un indifférent, nous les gardâmes à titre de reliques.

La règle conventuelle, qui interdit au public l’entrée des communautés de femmes, le locutorio ou parloir excepté, se relâche de sa rigueur en temps d’émeute et de révolution. Durant ces jours néfastes, l’aristocratie féminine de la cité trouve un asile sûr dans ces monastères, dont les portes lui sont ouvertes à deux battants. Chaque famille court s’y réfugier, emportant avec elle l’or, les bijoux, l’argenterie, les objets précieux qu’elle possède, et laisse sa maison à peu près dégarnie à la garde d’un père ou d’un époux qui s’y barricade avec les précautions d’usage. On a vu des femmes, après un mois de séjour dans ces monastères, refuser de rentrer sous le toit conjugal, tant l’amabilité des nonnes et la douceur de leur commerce les retenaient sous le charme.

Après leur mort, si les âmes de ces religieuses vont au ciel sur les ailes des anges, leurs corps, qu’on inhuma longtemps dans les églises avec ceux des habitants de la cité, sont portés aujourd’hui par des hommes dans un vaste cimetière très-orné de socles, de pyramidions et de boules, qui se trouve à deux lieues dans le sud d’Arequipa. Chaque communauté religieuse a dans cet asile appelé Apachecta (lieu de halte), un caveau spécial. Le public d’élite est en possession de pans de murailles de six pieds d’épaisseur, percés de trois rangs d’alvéoles. Chaque alvéole est affecté a un individu. On l’y introduit la tête la première, comme dans un étui, puis on mure aussitôt l’entrée de cet étroit sépulcre avec des briques et du plâtre. Quant aux Indiens des deux sexes, ils sont jetés assez négligemment dans une grande fosse où tous les rats de la contrée viennent les visiter.

Maintenant que nous en avons fini avec les couvents d’hommes et de femmes, courons la ville au hasard, non dans l’espoir d’y découvrir des monuments, Arequipa n’en possède aucun, mais pour juger de l’alignement de ses rues et de l’aspect de ses maisons. En général, les rues sont larges, bien pavées, coupées à angle droit, pourvues de trottoirs et partagées par des rainures de granit (acequias) dans lesquelles des ruisseaux descendus de la Cordillère clapotent avec bruit en se rendant à la rivière. Les maisons se ressemblent à quelques détails près. Toutes sont bâties en pierre, quelquefois en grès trachytique, voûtées en dos d’âne et percées de larges baies que des barreaux de fer et des volets intérieurs, revêtus de feuilles de tôle, protégent contre les tentatives des filous et les balles des émeutiers. Leur porte d’entrée, cintrée et à deux battants, convenablement garnie d’S majuscules en fer et de têtes de clous, a quelque chose de monumental. Deux voitures y passeraient de front sans se toucher. Ces maisons n’ont qu’un rez-de chaussée et quelquefois un étage, lequel, presque toujours inhabité, ouvre sur un balcon, longue et lourde caisse en bois sculpté, peinte en rouge brun ou en vert bouteille, et pouvant s’ouvrir ou se fermer à volonté à l’aide de panneaux mobiles. Ces balcons, où les femmes n’apparaissent que dans des occasions solennelles, projettent sur les façades des maisons des ombres vigoureuses.

L’intérieur de ces logis se compose de deux cours en enfilade, pavées en cailloutis et bordées de larges trottoirs (veredas) ; les murs de la première cour sont blanchis à la chaux et quelquefois ornés de camaïeux d’un style primitif et d’un dessin plus primitif encore, représentant des combats navals, des sites impossibles ou des Stations de la Croix. Les pièces de réception et les chambres à coucher de la famille sont disposées sur les deux faces latérales de cette cour d’entrée. Dans la plupart de ces dernières, le lit est placé sous le plein cintre d’une arcade dont l’épaisseur est de quatre à six pieds. Cette disposition, qui peut paraître singulière, est une mesure de précaution dictée par la frayeur des tremblements de terre. Ces appartements n’ont pas de fenêtres, mais des portes massives à deux battants, percées d’un judas ou d’une chatière, qui sert à donner de l’air et du jour. Au delà des cours, se trouve un jardin bordé par les arceaux cintrés d’une vaste pièce carrelée ou dallée, et qui sert de salle à manger.

Le luxe de ces habitations est assez médiocre. À part quelques maisons de négociants étrangers et d’Arequipéniens de distinction, où le papier peint est employé comme tenture dans les pièces d’apparat, toutes les autres demeures ont leurs murs crépis à la chaux et ornés de grecques, de lacs d’amour et de parafes calligraphiques à l’ocre rouge ou au bleu d’indigo. Le peu de meubles qui les garnissent sont de deux sortes, les meubles de goût espagnol, taillés en plein bois comme avec une hache, peints en blanc ou on bleu de ciel, semés de roses et de marguerites et relevés par quelques filets de dorure, ou les meubles de style gréco-impérial, comme Jacob Desmalter en fabriquait par grosses en 1804, sofas en acajou avec têtes de sphinx et pieds de griffons, chaises et dossier en lyre, surmonté d’un casque ou d’un trophée d’armes, le tout recouvert de casimir café au lait ou ventre de biche à rosaces imprimées. En inventoriant ces splendeurs suspectes, l’œil découvre çà et là, perdu dans l’ombre ou rélégué dans quelque coin, un bahut finement sculpté, une crédence en chêne noir, ouvragée comme une dentelle, un fauteuil abbatial garni de cordovan, dont les fleurs de cinabre et d’or sont presque effacées. Ces meubles, qui datent de la conquête espagnole, semblent protester contre le misérable goût de leurs voisins.

Quelques lithographies parisiennes, encadrées dans des baguettes d’acajou, complètent la décoration des salons modernes. Au premier rang brillent les Souvenirs et Regrets de Dubuffe, l’alphabet poétique de Grévedon, Awanda, Bianca, Cécilia, Délia, etc., les quatre parties du monde, et les quatre saisons par des anonymes de la rue Saint-Jacques. Dans les demeures où la civilisation n’a pas encore répandu ses lumières, les murs des salons sont ornés de tableaux enfumés représentant des décollations, des crucifiements, des auto-da-fé de martyrs. Ces œuvres, peintes il y a quelque demi-siècle par des artistes de Quito et de Cuzco, du nom de Tio Nolasco, Bruno Farfan, Ñor Egido, sont en général d’assez mauvaises croûtes. Les bons tableaux de l’école espagnole, assez communs autrefois dans le pays, y sont devenus extrêmement rares, par suite de la chasse obstinée que leur ont faite les amateurs et les spéculateurs de toutes les nations. Aujourd’hui, en fouillant les églises et les couvents d’Arequipa, c’est à peine si l’on trouverait dix toiles passables.

Aspect des toitures d’Arequipa.

La vie privée des Arequipéniens dans l’intérieur de leurs maisons se borne, pour les femmes, à des dissertations sur la politique du jour, ou à des commentaires sur les divers on dit de la cité, que leur transmettent les cholas, chinas, négresses et chambrières qui composent le personnel toujours assez nombreux du domestique. Quelques señoras brodent, préparent des sorbets ou jouent de la guitare ; mais la plupart passent la semaine à attendre le dimanche, d’abord pour aller à la messe, ce qui est toujours une distraction pour les femmes, puis pour jouir du privilége que leur concède l’étiquette locale, d’ouvrir ce jour-là les fenêtres de leur rez-de-chaussée et de passer l’après-midi accroupies sur des tapis, à faire des remarques plus ou moins charitables sur les individus qui traversent la rue. En général, les femmes font peu de visites ; elles se contentent de correspondre verbalement par l’intermédiaire de leurs caméristes et d’échanger parfois des fleurs, des fruits, des douceurs, accompagnés de compliments plus doux encore. Pour réunir sous le même toit une douzaine de personnes du beau sexe, il ne faut rien moins qu’une fête carillonnée, une Pâque fleurie, un carnaval ou quelque mariage.

Les femmes d’Arequipa, dont les voyageurs ont négligé de tracer le portrait dans leurs relations, sont douées pour la plupart de cet embonpoint heureux si favorable à la beauté. Sous ce rapport, elles tiennent un juste milieu entre l’ampleur majestueuse des Chiliennes et la sveltesse passionnée des femmes de Lima. Leur taille est moyenne, mais bien prise ; elles ont les épaules d’un contour assez riche, le pied petit, la démarche aisée et ce balancement rhythmé que l’Espagnol appelle meneo. Joignez à cela une physionomie vive et spirituelle, des traits délicats, chiffonnés plutôt que corrects, des yeux noirs dont les regards sont autant de flèches, une bouche vermeille, d’où la riposte et le quolibet, saupoudrés de sel andalou, s’échappent comme pommes et raisins d’une corne d’abondance, et vous aurez peut-être quelque idée de ces charmantes créatures qui tiennent à l’Espagne par leurs aïeux et au Pérou par leurs aïeules.

Au goût des parfums et des fleurs, elles joignent celui de la musique, du chant et de la danse. Délicates et nonchalantes, elles sont, en outre, d’une mobilité d’esprit singulière et passent facilement de l’enthousiasme le plus vif à l’indifférence la plus complète. Leur religion n’a rien d’exalté ni de farouche ; dévotes plutôt que pieuses, elles donnent volontiers le pas au plaisir sur la dévotion, persuadées qu’elles sont qu’un signe de croix et un Padre nuestro dit à propos effacent bien des fautes. Pour ces charmantes femmes, l’amour n’est pas une passion, mais un passe-temps agréable, un jeu propre à délasser l’esprit. Elles l’ont étudié à fond et en connaissent admirablement toutes les ressources. Elles le prennent et le quittent à volonté, l’excitent ou le ralentissent au gré de leur caprice, et déploient dans ces différentes manœuvres le sang-froid et l’habileté d’un vieux chef d’orchestre conduisant une symphonie.

Intérieur d’une chambre à coucher à Arequipa (ancien style).

Ce jeu de la coquetterie, auquel le beau sexe d’Arequipa se montre de première force, même à côté des Liméniennes, est en usage seulement parmi les femmes en puissance d’époux, lesquelles, comme on sait ou comme on ne sait pas, jouissent, ainsi qu’en France, d’une liberté absolue. La coquetterie et ses ruses sont pour elles la partie journalière de whist ou de boston qui les distrait des habitudes monotones du ménage. Les jeunes filles, confinées dans leurs chambres grillées et sous la surveillance immédiate de leur famille, ne cessent, tourterelles plaintives, de gémir et de soupirer après l’hymen qui doit les émanciper. Ce désir assurément est naturel, et Arequipa n’est pas la seule ville du monde où les voyageurs aient eu l’occasion de l’observer. Mais voici un avis qui peut ne pas être inutile. Par un cosmopolitisme flatteur pour l’amour-propre européen, les fillettes d’Arequipa donnent la préférence aux étrangers sur leurs compatriotes, malgré les qualités éminentes dont ceux-ci sont doués. Un étranger, pour peu qu’il soit jeune et agréablement tourné, fût-il d’ailleurs tombé du ciel comme un aérolithe, révolutionne en un clin d’œil la foule des mamans et des filles à marier. On se le dispute, on se l’arrache comme un morceau de la vraie croix. Les bouquets et les recados, depuis le savon de toilette de Piver jusqu’au foulard de Lyon — ce sont dons d’amitié propres à ces contrées — le poursuivent jusque dans sa chambrette. Flacons d’eau de Cologne, petits soins, flatteries, rien n’est épargné pour prendre à la glu du mariage ce bel oiseau de l’Europe lointaine, que des mains innocemment cruelles plumeront vif peut-être quelque temps après. Le logis où il se présente est toujours sous les armes ; les meubles sont débarrassés de leurs housses, les joyaux tirés de leurs écrins l’argenterie étalée sur les dressoirs et sur les tables. Les serviteurs, dûment stylés, ont ordre de sourire à leur futur maître, les chats de faire le gros dos, les chiens de remuer la queue à son approche. Depuis la vénérable aïeule jusqu’à la petite sœur, c’est à qui exaltera le plus les mérites de l’étranger, à qui le confiera le mieux en douces paroles. Les ongles sont rentrés dans un étui de velours, les bouches ne distillent qu’un miel choisi, les couleurs arborées sont le rose tendre, le bleu d’azur et le vert pomme ; les guitares, montées au ton de l’hyménée, célèbrent le bonheur de deux cœurs assortis ; tout enfin, jusqu’à l’air imprégné du parfum des pastilles, concourt à frapper vivement l’âme et les sens de l’étranger. Au milieu de cette mise en scène dont notre pâle prose ne saurait donner une idée, la diva de la fête, la vierge du foyer, parée comme une châsse, est assise sur un sofa, les mains croisées en signe de modestie, les yeux fixés en apparence sur une rosace du tapis d’Atuncolla, mais attentive, en réalité, à l’effet que produit sur le visiteur ce joli programme du mariage. Quelques Européens au cœur cuirassé de cet æs triplex dont parle Horace, sortent victorieux de ces redoutables épreuves ; mais la plupart succombent et, tendant docilement leur front au joug conjugal, s’établissent dans le pays, où ils ne tardent pas à perdre, avec leurs illusions, leurs cheveux et leurs dents.

Dame d’Arequipa en costume de cheval.
Dame d’Arequipa en grande toilette.

Une relation des us et coutumes du beau sexe d’Arequipa serait incomplète, si nous ne disions de quelle façon les femmes se coiffent et s’habillent et le genre d’étoffes dont elles font choix. De pareils détails nous le savons, éveilleront le courroux des esprits classiques et feront hausser les épaules aux hommes graves. Mais leurs épouses et leurs filles s’y intéresseront et cela nous suffit. Une Française, et surtout une Parisienne, est toujours bien aise de savoir si une femme d’outre-mer peut l’emporter sur elle par la beauté, la grâce, la toilette ou l’esprit, prête à la plaindre de tout cœur, si y a lieu, ou à la mordre un peu s’il y a lieu encore.

Comme les couturières en robes, les modistes et les coiffeurs sont encore inconnus à Arequipa, ce sont les dames qui taillent, cousent et confectionnent elles-mêmes leurs vêtements et leurs colifichets, qui démêlent, lissent ou crèpent leur chevelure. Dire que ces ajustements sont d’un goût exquis et copiés sur des gravures de la dernière mode, serait farder l’austère vérité ; nous aimons mieux avouer franchement qu’il y a dans la coupe habituelle du corsage et des manches, dans l’écourtement et le peu d’ampleur de la jupe, ce cachet guingué (un mot non encore francisé de l’illustre Balzac) qui caractérise les modes du temps de la Restauration et donne aux femmes de cette époque une certaine ressemblance avec les oiseaux du genre échassier. Quelques élégantes d’Arequipa portent, avec le haut peigne d’écaille des Andalouses, des touffes postiches de ces boucles pleureuses importées d’Albion sous le nom d’anglaises, et dont la nuance n’assortit pas toujours heureusement avec celle de leurs cheveux. Ces lionnes arborent volontiers l’oiseau de paradis, l’aigrette en ver filé de fabrique allemande, ou des bijoux-papillons montés sur un fil de laiton en spirale, qu’elles nomment tembleque et qui tremble au moindre mouvement. Le climat du pays rendant l’éventail à peu près inutile, les femmes l’ont remplacé par un sac de soie ou de velours, à monture d’acier et à chaînettes du même métal, qu’elles portent à la main et balancent coquettement en allant faire des visites. Cette manière d’encensoir, appelé ridicule, qui caractérisa chez nous la période élégante de 1815 à 1820, fera sourire nos excellentes mères au souvenir du temps passé.

Dame d’Arequipa en costume d’église, accompagnée de son porte-tapis.

Les étoffes en honneur dans la ville et la province d’Arequipa sont la soie unie et brochée, d’une nuance vive, l’indienne à gros pois ou à ramages exorbitants, la mousseline à larges raies ou à bouquets multicolores. Ajoutons que l’indienne et la mousseline dont se parent les petites bourgeoises et les chacareras, ou fermières de la banlieue, ne sont portées qu’en négligé d’intérieur par les femmes de l’aristocratie. Dans les occasions solennelles et les jours de gala, ces dernières abandonnent le rebos ou mante en laine de Castille, qu’elles portent chez elles pendant toute l’année, pour courir la ville en cuerpo, c’est-à-dire décolletées comme pour le bal, et les bras nus. Les femmes de santé délicate, auxquelles une exhibition de ce genre pourrait occasionner un resfrio, un costado, une pleurésie, car le climat d’Arequipa est assez variable, ou celles dont les clavicules et le sternum ont un relief trop apparent, couvrent leurs épaules d’une écharpe légère ou d’un châle de crêpe de Chine de couleur éclatante. Leurs pieds, d’une petitesse et d’une distinction parfaites, sont toujours chaussés de bas de soie et de souliers de satin blanc, détail élégant, qui donne à leur marche je ne sais quoi de gracieux, de léger, de trotte-menu, dont l’œil et l’imagination sont également charmés.

Le port et l’allure des Péruviennes, ce garbo et ce meneo qu’elles tiennent des Espagnoles par leurs pères, s’accommodent mal des corsets à haute pression, des buses d’acier, des cerceaux et des fils de fer qui font la gloire et le triomphe des Parisiennes. Aussi la généralité de ces charmantes femmes — notre main tremble en écrivant ceci — portent-elles assez gauchement nos modes françaises ; et maintenant que ce fatal adverbe est lâché, dussions-nous exciter la colère et l’indignation du sexe aimable dont nous avons entrepris de tracer la monographie, nous avouerons qu’à la femme d’Arequipa, traversant la rue en grande toilette, ridicule en main, papillons ou plumet de cristal en tête, nous préférons la même femme en déshabillé local, peignoir ample à triples volants, châle orange ou ponceau drapé en péplum, une rose dans ses cheveux, nonchalamment couchée sur un sofa ou accroupie sur un tapis et poussant vers le ciel la fumée d’un cigare.

Avec leurs toilettes de ville, leurs négligés d’intérieur et leurs habits à monter à cheval, car la plupart de ces dames sont des écuyères de haute école, elles ont un costume d’église, invariablement noir, lequel se compose d’une jupe de soie et d’une mantille de même étoffe, garnie de velours et de dentelles, qu’elles rabattent sur leur front. Ce vêtement, d’origine espagnole, leur sied à ravir, ce dont elles paraissent ne pas se douter, à en juger par la précipitation avec laquelle elles s’en débarrassent au sortir des offices. L’usage des bancs et des prie-Dieu étant inconnu dans les églises du Pérou, les femmes se font suivre à distance par une jeune servante portant un tapis sur lequel elles s’agenouillent. Pour une élégante d’Arequipa, le suprême bon ton est d’avoir pour porte-tapis un petit Indien de la Sierra-Nevada, peu importe son sexe, mais gros comme le poing et vêtu du costume traditionnel qu’on exagère à dessein pour le rendre grotesque. Quelques raffinées se font suivre par un couple de ces marmots, ce qui est l’idéal du genre. Le don d’un jeune Indien de quatre à cinq ans, est le cadeau de meilleur goût qu’un homme puisse faire à une femme. Aussi que de douces câlineries, que de recommandations expresses faites au voyageur en partance pour la Sierra ! Vida mia, no se olvide U. Mandarme un Indiccito. (Ma vie, n’oubliez pas de m’envoyer un petit Indien.) Telle est la phrase par laquelle on répond à son dernier adieu. Si ce voyageur n’a rien à refuser à la solliciteuse, arrivé dans la Sierra, il choisit dans quelque famille d’Indiens un ou deux enfants en bas âge, qu’il obtient du père moyennant quelques piastres et une provision de coca et d’eau-de-vie. La mère, qui n’a rien reçu, ne manque pas de jeter les hauts cris à l’idée de voir partir le Benjamin de la famille ; mais le voyageur la console par le don d’une jupe neuve et obtient son consentement pour un peu de tafia. Devenu possesseur légitime du sujet, il profite du départ de la première caravane pour l’expédier comme un colis à la dame de ses pensées. L’arrivée du jeune autochtone excite un transport véritable. On le descend de la mule sur laquelle il est juché ; on l’admire en riant aux larmes ; puis on le déshabille, on le savonne, on lui racle l’épiderme, on le tond de près, et enfin on l’affuble d’un costume de père noble qui le rend fier et tout joyeux. Après quelques indigestions préalables, car l’enfant n’a pu passer impunément du maigre régime auquel il était soumis chez sa mère, à l’abondante pâtée qu’il reçoit chez ses nouveaux maîtres, son estomac a acquis toute la dilatation désirable, et le petit acteur joue à la satisfaction générale son double rôle de page et de carlin.

Malheureusement rien n’est stable ici-bas. Notre Indien l’apprend à ses dépens, lorsqu’il atteint sa douzième année et que ses maîtres le trouvant trop haut sur jambes pour l’emploi de porte-tapis, l’exilent du salon et lui retirent sa livrée. Il passe alors à la cuisine, où les domestiques dont il divulgua longtemps les petits secrets, lui font expier par mainte nasarde ses indiscrétions et sa prospérité passées.

En définitive, comme ces Indiens vendus ou cédés par leurs bons parents, s’ils sont abrutis, ne sont pas esclaves, parvenus à l’âge de puberté, ils disposent d’eux mêmes comme ils l’entendent et sans que personne ait le droit de les réclamer. Quelquefois les hommes continuent d’habiter, en qualité de domestiques, la maison dans laquelle ils ont grandi ; quelquefois encore, ils la quittent et vont ailleurs louer leurs services. Les femmes y restent volontiers. Leur progéniture, comme autrefois les négrillons chez les planteurs de nos Antilles, augmente d’autant le personnel domestique de la maison. Ces enfants, une fois sevrés du lait maternel, sont dressés par leurs maîtres à porter le tapis d’église, mais n’ont jamais aux yeux de ceux-ci le même attrait de king’s Charles ou de ouistiti, qu’a le petit Indien pur sang de la Sierra-Nevada.

À Arequipa comme dans toutes les grandes villes, les hommes restent un peu chez eux, mais vont beaucoup dehors : un homme a toujours des affaires. Le temps de ceux-ci se passe à errer de maison en maison, à causer politique, à fumer un nombre indéterminé de cigarettes, entremêlées de parties de monte ou de dés, à faire la sieste, à monter à cheval, à effeuiller quelques fleurs indigènes dans les sentiers battus du langage galant, laissant leurs épouses à leur désœuvrement ou à leurs plaisirs, et enfin à rêver un avenir glorieux à la république.

Mais de cette façon d’employer leur temps, si l’on concluait à l’absence d’intelligence ou d’instruction chez ces indigènes, on se tromperait lourdement. Tous ont beaucoup appris sinon beaucoup retenu, et défriché successivement les vastes champs de la théologie, de la jurisprudence, du droit civil, du droit canon, de la médecine et de la chirurgie, science en honneur à Arequipa et qu’on y enseigne de préférence à d’autres. Ces hommes, occupés en apparence de choses futiles, ont soutenu publiquement des thèses et conquis un diplôme de doctor-bachiller à la pointe de leurs périodes. Tous sont, en outre, de première force en versification et tournent galamment et facilement les bouts-rimés, quatrains, sixains, douzains qu’on leur donne à tourner. S’ils se montrent indifférents aux choses de l’esprit, ce n’est donc pas par ignorance, mais par effet de la philosophie d’instinct — ut apes géometriam — et de l’adorable paresse qu’ils ont héritée de leurs pères, et qu’ils entretiennent en eux comme un feu sacré. Toute idée d’innovation ou de progrès tendant à troubler la quiétude dont ils jouissent leur est antipathique. L’activité morale et physique de l’Européen est un phénomène qui les émerveille, comme aux sauvages le tic tac d’une montre, et qu’ils ne parviennent pas à s’expliquer. — Il faut dire aussi qu’ils n’y tâchent guère. — Para que sirve eso ? (À quoi bon ?) est l’inexorable question qu’ils ont l’habitude de faire à propos de tout ce qu’ils dédaignent ou de ce qu’ils ne comprennent pas.

Les établissements scientifiques, les colléges et les écoles sont nombreux à Arequipa. Sa faculté de médecine, où la phlébotomie est préconisée, peut rivaliser avec celle de Chuquisaca dans le haut Pérou. L’université de Saint-Augustin, les deux académies et le collége de l’Indépendance, fondé par le grand maréchal Gutierez de la Fuente, jouissent d’une célébrité non contestée. La bibliothèque publique, qui date de 1821, est due au zèle d’un sieur Evaristo Gomez Sanchez, ami des lumières. Elle possède aujourd’hui dix-neuf cent quatre-vingt quinze volumes, théologie et jurisprudence mêlées, la carte du Pérou, dressée par ordre du libérateur Simon Bolivar, l’Atlas de M. de Vaugondy, hydrographe de S. M. Louis XV, un album des charges de Gavarni, deux théodolites, une sphère armillaire, un bibliothécaire et un portier. Joignons à ces divers établissements deux imprimeries qui publient chacune un journal petit format, destiné à mettre en lumière les actes du gouvernement ; mentionnons comme institutions philanthropiques l’hôpital de San Juan de Dios, l’hospice des enfants trouvés, un bureau de bienfaisance et un dépôt de vaccin, et nous aurons complété la liste des fondations charitables, scientifiques et littéraires de la cité.

L’aristocratie et le commerce, qui en Amérique ont toujours vécu dans les meilleurs termes, habitent à Arequipa les sept ou huit rues qui font de sa plaza Mayor un centre rayonnant. Cette place, dont la cathédrale occupe tout le côté nord, est bornée sur les autres côtés par les portiques du commerce, galeries de pierres à arceaux cintrés, où les calicots, les rouenneries, les étoffes de laine et les rubans étalés en plein air dessinent des festons et des astragales multicolores. Au milieu de la place s’élève une fontaine en bronze à trois vasques, supportées par des balustres renflés. Ce monument hydraulique, qui ressemble assez à un dévidoir, est couronné par une Gloire ou une Renommée, — nous ne savons au juste, — dont la pose et surtout la maigreur rappellent le classique écorché d’Houdon. Cette allégorie souffle dans un clairon et regarde obstinément du côté de la rue San-Francisco. Les mythologues du pays — il s’en trouve — prétendent que le sculpteur, en ne laissant à cette figure que la peau sur les os, et lui mettant aux lèvres une trompette, a voulu démontrer à ses contemporains et aux races futures, que la gloire ou la renommée n’était qu’un vain fantôme, un souffle insaisissable.

Plaza Mayor et cathédrale d’Arequipa.

C’est sur cette place, théâtre accoutumé des réjouissances publiques, des proclamations révolutionnaires et des exécutions criminelles, que chaque jour, de cinq heures à midi, se tient un marché aux légumes. La population indigène, qui s’y donne rendez-vous de tous les points de la ville et de la campagne, n’offre à l’observateur que deux types distincts, celui de l’Indien de la côte du Pacifique, au masque rond, au nez aplati, aux lèvres lippues, aux yeux étroits à sclérotique jaune, obliques et bridés par les coins comme ceux des Chinois et des races mongoles[3], et le style Quechua, que son facies ovale, ses pommettes saillantes, son nez en bec d’aigle, ses yeux obliques, mais bien fendus, sa chevelure noire, abondante et lisse, semblent rattacher à la grande famille indoue de l’Arya oriental. Du mélange de ces deux races de la côte et de la sierra, il est résulté avec le temps bon nombre d’hybrides, dont une laideur hébétée est le trait distinctif.

Marchand de pains au beurre à Arequipa.

Les costumes de ces autochthones, de couleurs toujours éclatantes, rappellent à la fois les modes espagnoles du dix-septième siècle et le goût primitif des Incas. Avec l’habit à trois basques carrées, le gilet de père noble et les culottes à canons, les Indiens portent les cheveux divisés en deux nattes tombantes ou tressés à l’antique mode égyptienne, la mante flottante (llacolla) et les sandales en cuir brut. De leur côté, les femmes joignent à la jupe plissée et à la montera ronde ou triangulaire de l’Espagne, la lliella, pièce d’étoffe de laine de deux pieds carrés, qu’elles disposent sur leur tête comme le pscgent des sphinx ou dont elles se couvrent les épaules, en la rattachant sur leur sein au moyen du tupu, épingle en figure de cuiller à soupe, dont l’usage remonte aux premiers règnes des Enfants du Soleil. Mais bornons là cette description qui n’intéresserait que des ethnographes ou des costumiers, et touchons quelques mots du bizarre effet que produit, vu de haut et de loin, ce pêle-mêle de couleurs éclatantes sans cesse en mouvement. Un amateur de tropes et de figures nobles, accoudé par hasard à quelque lucarne des clochers de la cathédrale, pourrait, sans exagération, comparer la plaza Mayor d’Arequipa, à l’heure du marché, à une prairie diaprée de fleurs voyantes, mais communes. Les choux, les laitues et autres plantes potagères étalées à terre en seraient le gazon, sur lequel les vêtements des hommes et des femmes, où dominent le bleu, le vermillon et le jaune de chrome, se détacheraient comme autant de bluets, de coquelicots et de pissenlits agités par le vent.


Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 81.
  2. Tout en admettant comme article de foi cette étymologie, nous ferons observer que le mot ari-qquêpay, par corruption arequipa, formé de la particule affirmative ari et de qquêpay, impératif de verbe, offre deux sens distincts : les verbes qqueparini (rester en arrière) et qquepacani (contenir en capacité ou en étendue) faisant tous deux qquêpay à l’impératif.
  3. L’Indien de la côte du Pacifique descend des Llipis, Changos, Moquehuas, Quillcas, etc., tribus d’une même race qui peuplaient autrefois le littoral entre le seizième degré et le vingt-cinquième.