Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/07

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TROISIÈME ÉTAPE,

DE LAMPA À ACOPIA.


La plaine de Llalli. — Qui traite du moyen d’attendrir le cœur des Indiennes et de se procurer à déjeuner. — Histoire émouvante d’une belle-mère et d’une bru. — Manibus date lilia plenis. — Le courrier royal. — Qu’au Pérou si les jours se suivent et ne se ressemblent pas, les villages qui se succèdent se ressemblent. — Apachecta. — Pucara, son étymologie et sa foire. — Un malade et un médecin. — Où les bonnes femmes trouveront une nouvelle recette du baume de fier-à-bras. — Essai dithyrambique sur les ruisseaux. — Adieux bachiques. — Le curé Miranda. — Une églogue accompagnée de coups de fronde. — Santa Rosa. — Une fête au milieu des neiges.

Si la bourgade de Lampa est d’un aspect lugubre quand on y entre à la nuit tombante par la pampa de Cabana, elle n’offre pas un coup d’œil bien gai, lorsqu’on en sort au soleil levant par la puna de Llalli. Tel fut le jugement que je portai en voyant disparaître les dernières maisons de cette capitale et s’affaisser les deux cerros auxquels elles sont adossées.

La puna de Llalli, que nous nous disposions à traverser du sud au nord, est une vaste surface mollement ondulée, tapissée de mousse et d’herbe rase et entrecoupée de quelques flaques d’eau, autour desquelles croissent des joncs ténus, rigides et noirâtres. Un silence de mort régnait dans cette plaine, que bornent à l’ouest les premières dentelures neigeuses de la Cuesta de la Rinconada[1] et à l’est le torrent-rivière de Pucara. J’ajouterai que, cheminant au milieu du désert, nous ne pouvions découvrir ni le cours d’eau ni la montagne, et que nos regards, aussi loin qu’ils pouvaient s’étendre, n’embrassaient qu’un horizon verdâtre et peu récréatif. Deux ou trois fois, Ñor Medina, inquiet de mon air ennuyé, m’avait adressé la parole, mais comme à jeun toute conversation m’est antipathique, j’avais laissé ses questions sans réponse, et l’homme rebuté par mon obstination à garder le silence, s’était mis à siffler un air du pays.

Village de Llalli.

De Lampa à Llalli, première étape de la route que nous avions choisie, on compte trois petites lieues. Nous y arrivâmes entre onze heures et midi. Llalli est une réunion de cahutes construites avec des éclats de pierre juxtaposés et cimentés avec de la boue. Sur les huit cahutes que compte cette localité, une seule était ouverte ; nous nous arrêtâmes devant son seuil, que Ñor Medina voulut être seul à franchir, sous prétexte que l’apparition d’un Hueracocha[2] de ma sorte pouvait frapper de terreur les habitants de ce logis et nous ravir infailliblement le peu de chance que nous avions d’y trouver à déjeuner. Je le laissai faire. Un murmure de voix accueillit son entrée. Comme je prêtais l’oreille à ce bruit, qui me semblait de fâcheux présage, deux cris retentirent. À leur timbre aigu, je reconnus des voix de femmes. Oubliant la recommandation qui m’avait été faite, je sautai à bas de ma mule et pénétrai dans le logis. Deux femmes s’y trouvaient en effet. L’une déjà vieille, l’autre jeune encore. La vieille, effarée et tremblante, refermait à la hâte un sac bourré d’objets quelconques, tandis que la jeune, les bras étendus et les prunelles enflammées, semblait dire à Ñor Medina : Tu n’iras pas plus loin.

« De quoi s’agit-il ? demandai-je à celui-ci.

— Il s’agit, me répondit-il en quechua, afin d’être compris par les maîtresses du logis, d’obliger les deux femelles endiablées que voici à nous donner quelque chose à manger, et pour y parvenir, je ne vois rien de mieux que de leur chatouiller les épaules avec mon laso.

— Misérable, ose toucher à ces deux femmes ! exclamai-je en faisant un pas au-devant de l’arriero et lui montrant mes poings fermés et menaçants.

— Ne voyez-vous donc pas que je plaisante, me répliqua-t-il en espagnol, que les deux Indiennes ne pouvaient comprendre. En fait de femmes, je sais bien qu’un homme comme il faut ne doit jamais battre que la sienne, et ce que j’en dis, c’est simplement pour effrayer ces deux commères et nous les rendre favorables. — Déjà nos tigresses ont rentré leurs griffes : voyez plutôt. »

Une belle-mère et sa bru.

Je regardai. La vieille, en effet, s’était accoudée sur son sac dans une posture de cariatide, et les bras de la jeune étaient retombés le long de son corps, tandis que l’expression de son regard s’adoucissait sensiblement. « Ô loi souveraine des étrivières ! murmurai-je à part moi, dura lex, sed lex ; voilà que deux femmes qui semblaient sur le point de nous sauter aux yeux, comme des chattes en furie, nous regardent maintenant d’un air affable et presque souriant. La raison du plus fort serait-elle donc la meilleure, comme l’a dit Jean de la Fontaine ? »

En voyant l’heureux résultat de sa comédie, Ñor Medina s’était avancé vers la vieille Indienne et dénouant le sac qu’elle avait refermé, en avait retiré successivement une épaule de mouton fumé, des oignons, des piments secs et quelques poignées de chuño ou patates gelées[3], que la brave femme avait tenté de dérober à notre vue. Maintenant que le pot aux roses était découvert, toute feinte était inutile, et la menace du laso rendait la résistance à peu près impossible. Les deux femmes n’essayèrent donc plus de feindre ou de résister. Elles se sentaient dominées par la situation et s’exécutèrent avec une certaine grâce. L’une s’agenouilla devant le foyer et raviva les braises, tandis que l’autre emplissait d’eau une marmite en terre et y jetait pêle-mêle les divers ingrédients dont se compose un chupé péruvien. Au sentiment de répulsion qu’à notre aspect avaient éprouvé les deux serranas succéda bientôt une touchante confiance. Pendant que le chupé cuisait, elles nous racontèrent ingénument leurs petites affaires. La vieille était veuve depuis longtemps et de plus filandière. Elle filait du matin au soir de la laine de brebis brune, qu’elle vendait quelquefois aux niais pour de la laine de lama. Chaque peloton d’une livre de ce caytu-llama lui rapportait quatre réaux. Avec cet argent, elle achetait à Lampa, soit du maïs pour faire de l’acca, — la chicha des modernes, — soit de l’eau-de-vie de canne à trente-six degrés de preuve. Une poignée de feuilles de coca et quelques verres d’alcool rendaient momentanément à la pauvre femme sa jeunesse passée et ses illusions perdues. C’était, nous dit-elle, dans son langage figuré, comme de pâles fleurs qu’elle jetait sur le couchant de sa triste vie. En l’écoutant, le date lilia de Virgile me revint à l’idée et je me suis attendri.

La jeune prit la parole à son tour, pour nous apprendre qu’elle était la bru de la vieille, qu’elle passait comme elle son temps à filer et partageait ses goûts intimes. Le produit de leur travail, que les deux femmes consacraient tout entier à l’achat d’erytroxilum coca et de liqueurs fortes, au lieu de le remettre, l’une à son fils, l’autre à son époux qui le réclamait pour s’enivrer lui-même, était un prétexte à querelles avec celui-ci. En fils soumis et respectueux, l’homme n’osait gourmer sa mère, mais il ne se faisait aucun scrupule de tomber à poings fermés sur sa femme. À part ces nuages roux qui voilaient parfois le ciel de l’hymen, l’Indienne nous assura qu’elle n’avait qu’à se louer des procédés de son époux et maître.

Ces détails locaux que je consignai dans mon livre de notes, en y ajoutant quelques réflexions philosophiques qui m’étaient inspirées par la circonstance et que je complétai par le portrait au crayon des deux femmes, m’aidèrent à passer sans ennui les trois quarts d’heure que nécessita la cuisson du chupé. Au bout de ce temps, on nous le servit dans un plat de terre et nous le mangeâmes avec nos doigts. Quand le plat fut vide, je réglai mon compte avec nos hôtesses et nous nous remîmes en marche, emportant leurs remercîments et leurs bénédictions.

Nous n’avions pas fait cent pas, que les sons modulés d’une flûte de Pan arrivèrent jusqu’à nous sur l’aile de la brise. Je retournai la tête pour voir d’où venait ce bruit harmonieux et j’aperçus un chasqui se dirigeant vers nous au pas gymnastique. L’homme tirait par le licou un cheval maigre, chargé d’une mallette en cuir renfermant les dépêches postales.

« C’est le correo real qui va de Puno à Cuzco, me dit mon guide.

Le courrier royal.

— Dites correo nacional, répliquai-je ; le mot royal est rayé, comme séditieux, du dictionnaire d’une république. »

L’arriero me regarda d’un air surpris et allait me demander probablement l’explication de mes paroles, quand le chasqui arriva sur nous, et nous ayant salué d’un coup de montera et d’une modulation de syrinx, nous demanda d’un ton gracieux, pour un courrier, d’où nous venions et si nous allions à Cuzco. Mon guide satisfit à cette demande. Alors les deux hommes se mirent à causer amicalement de la neige et du froid, des casse-cou de la Sierra et du manque de vivres, toutes choses que je savais depuis longtemps, puis quand ils eurent épuisé cette matière de conservation, ne trouvant plus rien à se dire, ils prirent congé l’un de l’autre en se recommandant à Dieu et s’offrant civilement une pincée de feuilles de coca, comme deux amateurs de poudre à Nicot se présentent leur tabatière. Le courrier ne prit que le temps d’échanger sa vieille chique végétale contre une chique plus juteuse, et nous saluant d’une gamme ascendante et descendante de son syrinx, se remit à trotter, la chevelure au vent.

Deux heures après cette rencontre, nous passions entre Cupi et Ocuviri, deux groupes de cabanes décorées du nom de villages et si exactement pareils, que de nuit ou se fût trompé, et croyant descendre dans l’un on eût mis pied à terre dans l’autre. À la clarté du jour, leur situation respective, par rapport au chemin, aidait le voyageur marchant vers le nord à les reconnaître. Ocuviri se trouvait à sa droite et Cupi à sa gauche. Mon compagnon, à qui je fis remarquer la singulière identité de ces deux hameaux-taupinières, dont toutes les portes étaient fermées, convint qu’ils avaient effectivement un air de famille ; puis il ajouta que cette ressemblance, dont je paraissais m’égayer, était précisément ce qui donnait aux villes et aux villages du Pérou un cachet spécial que n’offrait aucun de ces lieux dans les républiques voisines. L’homme, sans s’en douter, avouait ses goûts noblement classiques et son amour pour l’unité, sans laquelle, dit-on, il n’est pas de beauté parfaite. Je me gardai bien de le contredire.

Pampa de Llalli. — Village de Cupi et d’Ocuviri.

Dans la même journée, nous relevâmes successivement les hameaux de Macari et d’Umachiri, silencieux et clos comme ceux que nous laissions derrière nous et comme eux d’une laideur singulière. À une lieue d’Umachiri, nous passâmes devant un apachecta, contre lequel un Indien et sa compagne, qui conduisaient un troupeau de lamas, venaient de lancer, eu manière d’offrande la chique de coca qu’ils avaient dans la bouche. Cette façon de remercier Pachacamac, le maître omnipotent et invisible, d’être arrivé sans accident au terme d’un voyage, nous a toujours paru aussi originale que dégoûtante ; comme, après tout, chaque pays à ses usages, que tous les usages sont respectables ou doivent être respectés, nous nous garderons bien de critiquer celui-ci, et passant de l’effet à la cause, de la chique au monument, nous expliquerons la formation de ce dernier.

Le mot apachecta qu’on ne saurait décomposer, mais qu’on peut traduire, signifie dans l’idiome quechua, lieu de halte ou de repos. Les cimetières, que les Espagnols appellent tantôt Panthéon et tantôt Campo-Santo, portent chez les Indiens le nom d’apachecta. Quant à la chose, elle se compose, dès le principe, d’une poignée de cailloux, qu’un chasqui, arriero ou conducteur de lamas, qui passe et s’arrête un moment pour reprendre haleine, dépose au bord du chemin, non pour perpétuer le souvenir de la halte qu’il vient de faire, mais comme un tribut de gratitude qu’il paye ostensiblement à Pachacamac, maître et créateur de cet univers. Quelques jours, quelques mois s’écoulent ; un second Indien passe par hasard dans le même endroit, aperçoit les cailloux réunis par son devancier et s’empresse d’en ajouter d’autres au tas. Avec le temps, la poignée de cailloux devient une pyramide de huit à dix pieds de hauteur, que les passants, à mesure qu’elle s’élevait, ont cimentée avec un peu de terre détrempée par un jour de pluie. Quand l’œuvre est achevée, une main inconnue place à son sommet le signe du salut. Une autre main y attache un bouquet de fleurs. Ces fleurs se fanent, se dessèchent et sont renouvelées par d’autres mains pieuses. Le plus ou moins de fraîcheur de l’offrande indique que la route où s’élève l’apachecta est plus ou moins fréquentée par les caravanes.

Maintes fois nous nous sommes arrêtés devant ces monuments, non pour faire notre prière à Pachacamac, divinité qui nous est inconnue, mais pour examiner en amateur les fleurs placées à leur sommet. Ces fleurs étaient des lis blancs, des héliconias, des érythrines d’un minium pourpré et des amaryllis rouges à stries vertes, qui croissent à l’ombre des buissons, dans les vallées orientales. De l’endroit où elles avaient été cueillies à l’apachecta où nous les trouvions, la distance approximative était de trente à quarante lieues.

Ces monuments qu’un savant d’Europe prendrait volontiers pour des tumulus, et un employé du cadastre pour des bornes milliaires, se recommandent moins à l’attention par leur caractère architectural que par le cachet indéfinissable qu’ils doivent aux éclaboussures verdâtres dont ils sont littéralement couverts de la base au faîte. Les éclaboussures n’ont d’autres causes que le passage successif des Indiens et l’acte religieux que chacun d’eux croit à accomplir en retirant de sa bouche la coca qu’il mâchait et en la lançant contre les parois de la pyramide.

L’apachecta.

Au bruit des pas de nos montures, l’Indien et sa femme, qui s’étaient retournés, s’arrêtèrent court pour nous voir passer. Tout en nous considérant d’un air ébahi, ils ne manquèrent pas de nous saluer d’un alli llamanta et d’ôter leur montera. Les lamas avaient fait halte aussi, à l’exemple de leurs maîtres, mais moins polis que ces derniers, ils se bornèrent à nous examiner de leur œil doux et impassible, sans nous honorer d’un salut quelconque. À la tombée de la nuit, nous arrivâmes à Pucara, ayant fait à travers la puna neuf lieues espagnoles, équivalant à douze lieues de France.

Pucara était autrefois un point isolé du territoire des Indiens Ayaviris. Vers la fin du douzième siècle, Lloque Yupanqui, troisième empereur du Pérou, après de sanglants démêlés avec ces naturels, qui refusaient de le reconnaître pour maître, disaient les chroniqueurs, et d’abandonner le culte des montagnes et des cavernes qu’ils tenaient de leurs pères, pour embrasser le culte du soleil, Lloque Yupanqui, étant parvenu à les asservir, fit construire sur la limite sud de leur territoire une forteresse en pisé (pucara), aujourd’hui détruite, mais comme il en existe encore des échantillons bien conservés en certains endroits du Pérou. Dans cette forteresse, l’Inca plaça une garnison destinée à surveiller les Ayaviris et à prévenir leurs rébellions futures. Quatre siècles plus tard, dans les guerres de partisans que les conquérants espagnols se firent au Pérou, ce même site de Pucara fut témoin de la défaite du capitaine Francisco Hernandez Giron.

Le Pucara actuel est un morne village qui compte une centaine de chaumières, bâties moitié en torchis, moitié en briques de terre battue (tapias) et couvertes avec ce chaume de la Cordillère que les Indiens nomment ichu et les botanistes jarava. Il n’a d’autres titres à l’attention que son église, comparativement grande et caractérisée par deux clochers carrés avec tympan en bois et en torchis ; sa rivière, que, faute de pont, on traverse sur des bottes de jonc à l’époque des crues, et la foire qui s’y tient chaque année en décembre. Cette foire est, avec celle de Vilque, une des plus importantes du Pérou. On y vend force mules à peu près sauvages, amenées de toutes les provinces du haut et du bas Pérou, et que le maquignon dompte sur place avant de les livrer à l’acheteur. À l’abri d’auvents, de paravents et de caissons transformés en boutiques et décorés de draperies de calicot et de découpures de papier peint, brillent, chatoient, reluisent, ondulent et s’étalent la bijouterie, vraie et fausse, la porcelaine et la faïence, le grès et le cristal, les draps et les soieries, les tissus de laine et de coton, et tous les engins variés que la coutellerie, la quincaillerie, la bimbeloterie et autres branches de l’industrie européenne inventent et façonnent journellement, pour accélérer la marche de la locomotive humaine dans le railway des sentiers d’ici-bas.

Foire de Pucara.

Au milieu de ce vaste bazar, Babel commerciale et industrielle à l’édification de laquelle toutes les nations du globe ont contribué pour leur quote-part et fourni leur pierre, — moellon de rebut, il est vrai, — des jeux de monte, de quilles et de cochonnet, des fantoches, des prestidigitateurs et des saltimbanques d’une tournure grotesque et dont les finesses sont cousues de fil blanc, attirent autour d’eux le public éclairé des villes et font bayer d’admiration les Indiens des Sierras. Des vendeurs de gâteaux, de fruits et de sorbets, des frituriers des deux sexes stationnent dans les endroits les plus fréquentés ou circulent à travers les groupes, criant, gesticulant, vantant sur tous les tons leur marchandise et essuyant parfois avec un pan de leur chemise le plat sur lequel cette marchandise est étalée ; chaque chaumière du village, cabaret et gargote pendant le jour, se transforme le soir en salle de bal. Cette transformation s’opère avec la simplicité et la rapidité d’un changement de décors à vue sur un théâtre bien machiné. On retire les tables, on colle deux suifs aux murailles, à la marmite on substitue une guitare et les danses se poursuivent jusqu’au matin.

Pendant quinze jours que dure cette foire, les échos de la puna, habitués à ne répéter que le bêlement des troupeaux et les soupirs du vent, retentissent du roulement des tambours, de la fanfare des clairons de fer-blanc, du mugissement caverneux des pulutus ou cornes d’ammon, des accords mélodiques de la queyna et du pincullu, deux genres de flûtes, et du charango, cette guitare nationale à trois cordes que les indigènes fabriquent eux-mêmes avec une moitié de calebasse à laquelle ils adaptent un manche et des boyaux de chat. Les vociférations de la foule, les aboiements des chiens, les hennissements des chevaux et des mules, la crépitation des fritures et le pétillement des bûchers allumés en plein air forment la partie de basse du sauvage concert. Ce que les deux sexes consomment de viande de bœuf, de mouton, de lama, de volailles et de cochons d’Inde pendant cette quinzaine suffirait à l’approvisionnement annuel d’un duché d’Allemagne. Quant à l’eau-de-vie qu’ils absorbent, il est difficile d’en préciser la quantité par des chiffres exacts, mais en l’évaluant approximativement, on peut croire qu’elle fournirait chaque jour triple ration à l’équipage d’une flotte pendant la durée d’un voyage de circumnavigation.

Nul tableau de ce genre ne s’offrit à nous en arrivant. On était au 8 juillet et l’époque des saturnales foraines était fort éloignée encore. Quelques trous qui avaient servi à planter des poteaux ou des perches, des os de bœuf et de mouton nettoyés par les gallinasos, çà et là sur le sol des traces noires laissées par le feu des bûchers, désignaient seuls le champ de foire et le théâtre de la fête. La foule et le bruit s’étaient évanouis comme un songe, et le silence avait repris possession des lieux. Sic transit gloria mundi, me dis-je en mettant pied à terre devant la poste où nous devions passer la nuit.

En échange d’espèces, on nous abandonna sans trop de difficulté un morceau de viande de bœuf séchée au soleil (charqui) et quelque patates gelées. L’eau de la rivière de Pucara nous servit à étancher notre soif. Après le souper un des Indiens de la poste, m’ayant vu griffonner quelques lignes sur mon livre de route, s’imagina que je ne pouvais être qu’un savant et un brujo (sorcier). Chez ces peuples naïfs, la science et la sorcellerie sont synonymes. Il me demanda si je ne possédais pas dans mon sac à malices un remède qui pût guérir ou soulager le maître de poste couché dans la pièce voisine. Je m’informai bien vite de la nature du mal dont il souffrait. L’Indien, ne sachant de quel nom appeler la chose, gonfla ses joues à l’instar d’Eolus et me les montrant par un geste comique : « Voilà ! » me dit-il. Je compris sur-le-champ qu’il s’agissait d’une fluxion, d’une tumeur, d’un abcès quelconque, et je priai le mime intelligent de me conduire vers son malade, que nous trouvâmes couché sur un grabat et enveloppé dans une mante de laine. Une de ses joues était enflée de telle sorte, que l’œil disparaissait entièrement. Cette tension violente de la peau, en déplaçant le nez et contractant la bouche, avait si fort enlaidi le pauvre homme que je crus voir un de ces mascarons en caoutchouc dont on varie à son gré la grimace en les pressant du doigt. Seulement la grimace de celui-ci était stationnaire.

« Quel remède ordonnes-tu ? me dit l’Indien.

— Pour le moment, répondis-je, je ne vois rien de mieux que d’éviter à ton malade l’impression de l’air et de lui appliquer sur le visage un cataplasme de feuilles de mauve ou de mie de pain cuite dans du lait. »

L’Indien me regarda d’un air narquois.

« Avec du pain et du lait, me répliqua-t-il, on fait chez nous de la bouillie pour les huahuas[4], et non pas un remède pour les hommes. N’as-tu rien de mieux à me proposer ?

— Absolument rien, dis-je.

— En ce cas, j’ai un remède qui vaut mieux que le tien.

— Applique-le donc, » ripostai-je à l’individu en lui tournant le dos et le laissant auprès du malade, dont l’état n’avait rien d’alarmant.

Un instant après et comme j’étais en train de me faire un lit avec les pellons de ma selle, je vis rentrer l’Indien muni d’un plat de terre qu’il plaça sur le feu et dans lequel il mit à fondre un morceau de suif ou de graisse, des feuilles de coca pulvérisées et une pincée de cendre du foyer ; il remua le tout avec un morceau de bois, puis lorsque sa mixture lui parut cuite à point, il la versa dans une sébile qu’il remplit de chicha.

« Que tripotes-tu là ? lui demandai-je.

— C’est mon remède, me répondit-il gravement.

— Diable ! et comment l’appliques-tu, ton remède ?

— Je vais en donner la moitié à boire au malade et je lui laverai le visage avec l’autre moitié.

— Va, mon garçon, dis-je à l’homme, et puisse ton remède opérer le plus tôt possible. » Là-dessus, je me couchai et m’endormis en murmurant les paroles du Christ : « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font. »

Un malade et son médecin.

Le lendemain, je m’informai à l’Indien de l’état du maître de poste : « Il va mieux, » me répondit il. Comme dans mon opinion ce mieux ne pouvait résulter de l’application du remède que j’avais vu préparer la veille, je pensai

que Dieu avait exaucé la prière que j’avais faite avant de m’endormir, et je m’éloignai de la poste de Pucara en glorifiant le nom de l’Éternel et en chantant ses louanges.

Pendant une heure, nous côtoyâmes la rivière. Rien de frais et de gracieux comme ces torrents andéens en temps de sécheresse. Tantôt, leur nappe s’étale sur un sable blanc ou doré, tantôt elle se heurte avec un doux murmure contre des cailloux polis, et semble se plaindre alors à la façon des tourterelles de l’obstacle malencontreux qui entrave son cours. Chaque nuage qui passe s’y mire un instant et y jette un peu d’ombre ; le soleil y brise ses flèches d’or, la lune y éparpille ses rayons d’argent, les urubus et les condors viennent y faire leur toilette. À ces ruisseaux il ne manque en vérité, pour être parfaits dans leur genre, qu’un revêtement d’herbe fine et douce et quelques touffes de saule pour cacher une Galathée. Malheureusement rien n’est parfait en ce monde, et les êtres comme les choses ont un côté défectueux ou incomplet par où la mort et la destruction les atteignent. Le talon du divin Achille et la lance du beau Pâris sont peut-être des mythes cosmogoniques.

Ces charmants ruisseaux, qu’on pourrait croire inoffensifs sur la foi de nos phrases, sont sujets à des accès d’humeur qui donnent raison au proverbe : « Il n’est pire eau que l’eau qui dort. » On les voit passer subitement du calme le plus profond à l’agitation la plus folle, sortir grondant et furieux du lit que leur a creusé la nature et s’épandre à travers la plaine, roulant dans leurs flots des pierres énormes, entraînant pêle-mêle les troupeaux, les pasteurs, les ponts de pierre et les chaumières en torchis qu’ils rencontrent sur leur passage. Ces crues redoutables sont occasionnées par la fonte subite des neiges sporadiques de la Sierra. Leur durée varie de dix-huit à vingt-quatre heures. Elles ont lieu vers le milieu de la nuit et le commencement du jour, plutôt qu’à l’heure où le soleil est élevé sur l’horizon[5].

À deux lieues de Pucara, nous assistâmes, mais de trop loin pour en apprécier les détails, à un de ces cacharparis ou fêtes d’adieux, si fréquents dans la Sierra, entre Indiens du même pueblo, qui se séparent pour quelque temps. Ces adieux navreraient le cœur si l’on ne savait que dans la composition chimique des larmes qui les accompagnent il entre beaucoup plus de chicha et d’eau-de-vie que de mucus, de sel, de soude et de phosphate de chaux. Pour ceux qui partent comme pour ceux qui restent, ces prétendus adieux ne sont qu’un prétexte à orgie. Selon la teneur d’un programme tracé depuis des siècles et continué de génération en génération, les voyageurs quittent leur village, en compagnie de parents et d’amis des deux sexes, munis de provisions solides et liquides. À un endroit officiellement désigné, on fait halte, on s’assied en rond, on mange et on boit, on boit beaucoup plus qu’on ne mange, puis à l’issue du goûter on danse un zapateo au son de la flûte et de la guitare. Quand approche le moment de la séparation ou que le liquide tire à sa fin, on entonne une thrênodie où chacun déplore à l’envi les rigueurs du sort. Les hommes pleurent et montrent le poing au ciel qui n’en peut mais, les femmes poussent des cris perçants et tiraillent leur chevelure. L’heure du départ sonne enfin. Les deux sexes s’accolent étroitement, boivent le coup de l’étrier, s’il reste de quoi boire, et s’arrachent par un effort suprême aux bras les uns des autres. Alors ceux qui s’en vont peuvent, en se retournant, voir longtemps encore au sommet d’un tertre ou d’un rocher, s’il s’en trouve dans le paysage, les parents et les amis qu’ils ont laissés derrière eux se livrer aux démonstrations d’une douleur violente, et les saluer en agitant un lambeau de bayeta à défaut de mouchoir. On a vu des cacharparis divisés par étapes, c’est-à-dire qui finissaient sur un point et recommençaient sur un autre, durer trois jours et trois nuits, et obliger les voyageurs à remettre leur départ à huitaine, tant l’émotion et l’excès d’eau-de-vie avaient brisé leurs forces.

Cacharpari.

Bien qu’une distance d’une centaine de mètres nous séparât des acteurs de ce drame intime, et que les voyageurs qui s’éloignaient d’eux fussent sur le point de disparaître à notre gauche, mon guide, accoutumé à lire dans la Cordillère comme le sauvage dans la forêt, n’hésita pas à me répondre quand je lui demandai qui étaient ces gens : « Ce sont des Indiens du Pujuja ou de Caminaca, que le sous-préfet de Lampa envoie travailler dans quelque mine de la Raya. »

Ayaviri, ou nous arrivâmes vers les quatre heures, est un village de la famille de ceux que nous laissions derrière nous. Sa situation sur la rive gauche de la rivière-torrent de Pucara, un pont de bois, une église assez grande, bâtie en pierre et en torchis, mais sans le moindre style, et une école où vingt élèves prélevés sur les populations de Pucara, d’Ayaviri et de Santa Rosa, apprennent à épeler tant bien que mal les Psaumes de David, traduits en castillan, et à réciter de mémoire le Pater noster et l’Ave Maria, sont les seules particularités qui recommandent à l’attention des statisticiens cette localité d’environ quatre-vingts chaumières. En narrateur fidèle, j’ajouterai que le pédagogue chargé d’instruire et de régenter la jeunesse du pays se livre à un petit commerce clandestin de laine, de beurre et de fromage, qui l’oblige à s’absenter souvent. Pendant ses absences, temps de repos pour les élèves, les portes de l’école restent fermées, comme autrefois en temps de paix celles du temple de Janus. Quelques familles de demi-poil, seule aristocratie de la contrée, s’indignent bien un peu des façons d’agir de ce maître d’école, mais les enfants s’en accommodent volontiers, libérés qu’ils sont momentanément des récitations quotidiennes et des coscorrons[6] dont elles sont souvent accompagnées. J’ignore les bénéfices que le magister en question retire de son petit commerce, mais sa sinécure scolastique lui vaut quinze cents francs par an.

Ces détails me furent donnés par le curé de la localité, entre un coup de chapeau et une cigarette que nous échangeâmes civilement devant l’église où je m’étais arrêté en feignant d’admirer des sculptures qui n’existaient pas. J’espérais, par cette innocente supercherie, me rendre agréable au pasteur et conquérir ses bonnes grâces. Un instant je me flattai d’avoir réussi. Non-seulement il m’entretint de ses affaires personnelles, mais il me raconta celles de ses administrés et appuya particulièrement sur celles du maître d’école qu’il qualifiait de povreton ou de pauvre d’esprit. Sans m’embarrasser des motifs que pouvait avoir le curé d’en vouloir au magister d’Ayaviri, je me montrai charmé de l’excès de confiance qu’il me témoignait à première vue, et, pour lui témoigner à mon tour une confiance entière, je lui avouai que je tombais d’inanition, n’ayant mangé la journée que la moitié d’un fromage mou, acheté dans une tanière à berger que nous avions trouvée en route. Je m’attendais à une réponse gracieuse de la part du saint homme, à une invitation à goûter, à souper, à une réfection quelconque ; mais mon attente fut déçue. Après une conversation d’une demi-heure, il se contenta de me saluer poliment, et reprit à pas lents le chemin de son presbytère. Ce charitable prêtre, dont je demandai le nom aux Indiens de la poste, s’appelait don Calixto Miranda. Puisse son nom, intercalé en italique dans mon humble prose, passer à la postérité !

Le curé Miranda.

Le lendemain à huit heures, nous étions déjà loin d’Ayaviri, quand je me rappelai que ce pueblo ou cette bourgade, comme on voudra l’appeler, avait joué un certain rôle dans les annales du Pérou par les rébellions successives de ses naturels contre les empereurs Lloque Yupanqui et Mayta Capac, qui vivaient au douzième siècle. En 1780, Tupac Amuru, cacique de la descendance de ces empereurs, avait fait appel au patriotisme des habitants d’Ayaviri pour l’aider à secouer le joug des vice-rois, tentative de liberté qu’il avait expiée par un supplice atroce. Écartelé à Cuzco, son tronc avait été brûlé sur les hauteurs de cette ville et chacun de ses membres envoyé aux bourgades qu’il avait soulevées. Santa Rosa, voisine d’Ayaviri, avait eu pour sa part une des jambes du malheureux cacique. Quatre ans après la bataille d’Ayacucho et l’extinction du parti royaliste, le général Simon Bolivar, sur la prière de son ami A. de Humboldt, ayant fait exécuter par Lloyd et Falmarc un nivellement géodésique sur une ligne de trente myriamètres, Ayaviri avait été une des neuf cent soixante stations divisoires de cette ligne. Tant d’illustres antécédents valaient bien à Ayaviri quelques mots au crayon sur mon livre de notes ; mais moitié par paresse et moitié par rancune contre le curé Miranda, je laissai le livre susdit au fond de mes sacoches, jugeant inutile de consacrer une notice, si courte qu’elle fût, au pueblo dont le régulateur spirituel pratiquait si mal l’hospitalité.

Au sortir d’Ayaviri, les terrains prennent du mouvement, comme disent les peintres ; les collines se rapprochent, se soudent par leur base sur quelques points, s’apglomèrent sur d’autres, et vont ondulant du nord-ouest au sud-est. S’il était donné de les considérer à vol d’oiseau, ces protubérances du sol offriraient l’aspect d’une mer aux vagues figées. Le pays, totalement dépourvu de végétation, n’est animé de loin en loin que par des troupeaux de bœufs, de moutons, de lamas et d’alpagas, qui errent et paissent à l’aventure. Une pascana ou hutte de berger, avec son toit de chaume et sa porte si basse qu’on n’y peut entrer qu’à genoux, s’offre parfois à vos regards ; mais le cas est rare. En passant, vous cherchez des yeux l’habitant de cet antre troglodytique afin d’échanger avec lui un bonjour amical et de lui acheter un fromage. Il est absent. Tandis que vous déplorez ce contre-temps, les sons d’une flûte se font entendre au-dessus de vous. Vous levez la tête et vous découvrez debout sur un rocher le pasteur jouant de la flûte. À ce moment, avec de l’imagination et pour peu qu’un animal à cornes paisse au bas du rocher, vous vous représentez Argus et la vache Io. Mercurius septem mulcet arundinibus, répétez-vous avec Virgile. Puis ce tribut payé à l’églogue, vous interpellez le berger pour qu’il ait à interrompre sa mélodie et à vous vendre un de ces fromages qu’il confectionne à ses moments perdus. Il semble ne pas vous entendre. Vous élevez la voix et, en l’invitant à descendre du piédestal qu’il s’est choisi, vous lui montrez une pièce d’argent en ajoutant que vous êtes pressé et n’avez pas le temps d’attendre. Un trille soutenu est la seule réponse que l’homme vous adresse. L’impatience vous gagne ; vous sautez à bas de votre mule : « Eh ! maroufle ! » criez-vous au pasteur en ramassant une pierre et la lui jetant pour attirer son attention. Si l’individu est doué d’un bon naturel, il comprend l’avertissement et, mettant sa flûte sous son bras, il vient en souriant à votre rencontre ; mais le plus souvent il est d’humeur farouche et insociable, et comme il a l’habitude d’emplir ses poches de cailloux pour en jeter au bétail qui s’écarte, il vous en détache aussitôt quelques-uns à l’aide de sa fronde. En pareille occurrence, vous n’avez qu’un moyen de conjurer l’orage : c’est d’éperonner votre mule et de détaler au plus vite.

Je ne saurais guère affirmer aujourd’hui si nous mangeâmes quelque chose pendant cette journée ; mais ce que je me rappelle très-bien et ce que je puis assurer, c’est que nous arrivâmes à Santa Rosa affamés et transis ; un feu de bosta que nous trouvâmes dans la salle de poste et de la viande de lama, découpée en lanières et séchée au soleil, dont on nous vendit quelques mètres, nous aidèrent à combattre le froid et la faim. Santa Rosa, comme Ayaviri, comme Pucara, est un de ces villages mornes et désolés, faits pour servir de préside à des criminels plutôt que de séjour à des gens honnêtes. La rivière passe au milieu du pueblo, et son murmure, qui partout ailleurs serait une gaieté et une harmonie, n’est ici qu’une tristesse de plus. C’est comme une voix de la nature qui se lamente éternellement dans cette solitude. Ajoutons que Santa Rosa est de tous les endroits que nous venions de traverser, le plus froid et le moins abrité contre les tempêtes de la Cordillère, édifié qu’il est au pied de la chaîne neigeuse de Huilcanota. Comme fiche de consolation, il a bien une grande église avec clochers carrés, tympan et simulacres d’acrotères ; mais la façade du monument est lézardée, mais le tympan est affreusement écaillé, mais les clochers bâillent par plus d’une crevasse et laissent voir le bois et le torchis employé dans leur construction.

Bergerie.

Au mouvement inaccoutumé qui régnait ce soir-là dans la salle de poste de Santa Rosa, aux yeux brillants des Indiens, à la vivacité de leurs gestes et surtout à leur verbe plus haut que de coutume, je compris qu’un engagement bachique avait eu lieu dans la journée. J’interrogeai à cet égard le moins ivre d’entre eux, qui me répondit qu’il avait bu « le sang de Jésus-Christ. » Comme cette réponse me semblait aussi saugrenue qu’inintelligible, je priai l’homme de s’expliquer plus clairement, ce qu’il fit en me disant qu’une estancia voisine du nom de Puncullutu avait pour patronne « la sangre de Jesus Cristo, » dont elle était en train de célébrer la fête par des danses, des jeux et des libations copieuses. Pour donner plus de pompe à cette solennité religieuse, les habitants de Santa Rosa s’étaient joints aux Indiens estancieros et les aidaient à boire au sang du Rédempteur. « Au reste, ajouta le narrateur, la fête est commencée d’hier seulement et doit durer deux jours encore, et comme l’estancia de Puncullutu se trouve sur ton chemin, demain en passant tu pourras juger par toi-même de la façon grandiose dont les Indiens de ce domaine ont fait les choses. » Je remerciai l’ivrogne de ses renseignements, et j’allai me coucher à trois pas de Ñor Medina, qui ronflait déjà comme une toupie.

Le lendemain quand nous partîmes, les Indiens de la poste, qui avaient passé la nuit à boire et a mâcher de la coca, dormaient à terre enveloppés dans leurs ponchos. Parmi les piétons des deux sexes que nous trouvâmes en chemin, les uns revenaient de Puncullutu et rentraient à Santa Rosa : les autres, au contraire, sortaient de Santa Rosa et se rendaient à Puncullutu ; dans ce chassé croisé, tous échangeaient en passant un salut, un éclat de rire, une gaudriole. Les premiers cheminaient d’un pas titubant ; les seconds trottaient d’un pied leste. Ceux-ci pleins d’illusions s’élançaient joyeux au-devant du but ; ceux-là l’avaient touché et ne rapportaient du voyage que la fatigue et le dégoût d’eux-mêmes. Telle est la vie avec ses versants opposés, me dis-je, à l’aspect de ces indigènes dont une moitié trébuchait et l’autre marchait droit.

Bergerie de la Sierra-Nevada.

Une diane sonnée par des trompettes de fer-blanc arriva jusqu’à nous comme un prélude harmonieux de la fête locale. Nous poussâmes nos montures en prêtant l’oreille à cette fanfare qui s’éteignit bientôt et fut remplacée par un tutti de tambours et de flûtes. Après dix minutes d’un trot rapide, nous arrivions au pied d’une colline entourée de neige. Une centaine d’Indiens y étaient réunis et pelotaient en attendant partie.

Au sommet de cette éminence, un autel avait été dressé avec des planches dont le bois n’était qu’imparfaitement dissimulé par des draperies de ce calicot local appelé tocuyo. Des mouchoirs de cotonnade à carreaux bleus et rouges brochaient agréablement sur le tout. Une carcasse d’osier de figure elliptique, ornée de rubans, de miroirs, de draperies et de drapelets aux couleurs péruviennes, formait une manière de retable à cet autel rustique. Un arbre postiche s’élevait à chacun de ses angles. Si je dis postiche, c’est que ces arbres n’étaient que de simples poteaux fichés en terre et couronnés en guise de feuillage d’une botte de ces roseaux qui croissent au bord des lagunes. On eût dit quatre balais géants. Bien que l’heure fût encore matinale et le froid des plus vifs, les vendeuses de chicha étaient déjà à leur poste, et les amateurs dont la bourse était vide muguetaient autour d’elles, sans autre intention amoureuse que de s’enivrer à crédit. Quelques musiciens, trompettes et flûtistes, pour donner à leurs lèvres l’enflure et l’élasticité qu’exige l’embouchure d’un instrument à vent, y appliquaient de temps en temps l’orifice d’une gourde remplie de tafia, que certains d’entre eux portaient en sautoir comme saint Jacques de Compostelle. Un de ces artistes, penché sur une jarre vide et soufflant dans sa flûte, emplissait d’harmonie à défaut de liquide l’intérieur ténébreux du vase. Ce genre de mélodie, peu connu en Europe, est affecté dans la Sierra aux nênies, thrênodies et autres chants funèbres que les vivants ont l’habitude d’adresser aux défunts. Des flûtes de divers modules, plongeant dans des cruches de diverses grandeurs, conversent entre elles à bâtons rompus, passant brusquement du grave à l’aigu, de l’aigu au grave, et sont censées exprimer par l’affreux charivari qu’elles exécutent, le trouble, la douleur et les déchirements de l’âme humaine, contrainte de se séparer pour toujours de l’objet de son affection.

Après avoir joui suffisamment du spectacle de la fête et commencé un croquis que la rigueur du froid m’empêcha de finir, je fis signe à Ñor Medina, qui paraissait s’amuser fort de cette réunion bachique, que le moment était venu de lui tourner le dos pour continuer notre marche.

« Ce soir à cinq heures, la fête sera dans tout son éclat, me dit-il avec un soupir de regret.

— Hélas ! fis-je en soupirant aussi, les urubus seuls pourront en juger, car tous les assistants seront ivres morts et hors d’état de distinguer leur main droite de leur main gauche. »

Au sortir de Santa Rosa, la rivière de ce nom qui devient successivement celle d’Ayaviri, de Pucara, de Nicasio et de Calapuja, car au Pérou tout cours d’eau prend le nom du village qu’il côtoie, bizarrerie qui brouille l’entendement des géographes et nuit à la clarté de leurs géographies ; au sortir de Santa Rosa, disons-nous, sa rivière, en se rétrécissant de plus en plus, indique qu’on approche de l’endroit où elle prend sa source. En effet, après deux heures de marche dans la direction du nord, et après avoir franchi la Cordillère de Huilcanota, que les cartographes et les habitants du pays appellent par corruption Vilcanota, laquelle porte à cet endroit le nom de Raya[7], on atteint un plateau de figure irrégulière, où deux petits lacs d’une lieue de circuit étalent leurs eaux miroitantes. De l’un de ces lacs, celui du sud, appelé Sissacocha (lac de la fleur), s’échappe un filet d’eau, qui rencontre en chemin deux ruisseaux descendus de la Cordillère et les absorbe à son profit. Ce filet d’eau, c’est la rivière que nous avons côtoyée à Santa Rosa et traversée à Ayaviri. À dix-huit lieues de Pucara, elle reçoit les deux rivières déjà confondues en une seule de Lampa et de Cabanilla, et va se jeter dans le lac de Titicaca, près de San Taraco, un village de la province d’Azangaro.

Le second lac, situé au nord du plateau, et qu’on nomme Huilcacocha (lac de Huilca)[8], donne naissance à un ruisseau qui, grossi quelques lieues plus bas par le trop-plein de la lagune de Langui, prend le nom de Huilca-mayo (rivière de Huilca), qu’il répudie bientôt pour en prendre un autre. Après un cours d’environ trois cents lieues, il est reçu sous le nom de rio de Santa Ana par la rivière Apurimac.

Lac de Sisascocha et Huilcacocha.

Comme ces deux points m’étaient connus depuis longtemps, je ne jetai en passant qu’un regard distrait aux deux lacs, dont les eaux, qui reflétaient en ce moment les teintes d’un ciel nébuleux, étaient d’une couleur plombée. J’avais hâte d’arriver à la poste d’Aguas Calientes[9], d’y manger un morceau, d’y passer la nuit et d’en finir le lendemain avec la région des Punas, dont je commençais à être un peu las.

L’humble poste que nous atteignîmes aux approches du soir était dans l’appréhension d’un grave événement.

Un ex-préfet d’Ayacucho, devenu général de division par suite d’une échauffourée politique, et chargé par le gouvernement d’une mission secrète dans la Sierra, devait s’arrêter à Aguas Calientes et y faire un séjour de vingt-quatre heures. Le maître de cette poste, assisté de quelques commères venues à pied et tout exprès de Layo et de Langui, villages distants de six lieues, discutaient vivement sur le cérémonial à observer en pareil cas. On ne parlait rien moins que de tendre de bayetta et de calicot les murs lézardés de la poste, d’arborer un pennon sur le chaume de la toiture et de joncher de roseaux verts les abords du chemin par où devait arriver l’Excellence. Des matrones exaltées et encore ingambes offraient de se vêtir de rouge et de blanc, couleurs nationales, et d’aller en dansant au-devant de l’ambassadeur en tournée. Comme toujours, le pot de chicha et la bouteille d’eau-de-vie circulaient à la ronde, et chacun y puisait à tour de rôle une idée ingénieuse ou un avis nouveau.

Cette prétendue question d’étiquette absorbait si bien l’attention de la galerie, qu’aucun des assistants ne s’était aperçu de mon arrivée ou, s’il l’avait remarquée, feignait de n’en rien voir. J’attendis patiemment quelques minutes, que le maître de poste, Indien gras et fleuri dont les noires tresses pendaient jusqu’à terre, daignât tourner la tête de mon côté. Comme il n’en faisait rien, je l’avertis de ma présence par une tape amicale que je donnai à son couvre-chef, lequel, soit qu’il fût un peu large pour la tête oblongue qu’il recouvrait, ou que ma main s’y fût posée avec trop de violence, descendit brusquement jusqu’au nez en bec d’aigle de l’individu, qui le retint accroché comme une patère. La stupéfaction de l’Indien fut extrême, à en juger par le juron qu’il proféra avant d’avoir recouvré la lumière.

« Que Dieu soit avec toi ! lui dis-je dans l’idiome des enfants du soleil, pendant qu’il relevait son couvre-chef et me considérait avec un ébahissement mêlé de colère. J’arrive de Santa Rosa et je meurs de faim ; ne pourrais tu me procurer quelque chose à manger ?

Manancancha, manamounanicha[10] ! va-t’en au diable et laisse-moi tranquille ! » me répondit-il.

Je laissai passer philosophiquement ce flot de bile.

« Écoute-moi, dis-je ensuite au maître de poste, ta conversation avec ces mamacunas[11] — je désignais le groupe de commères — m’a appris que le général L… était en tournée dans le Collao et devait s’arrêter à la poste d’Aguas Calientes. Le général L… est de mes amis ; j’ai retouché jadis, à sa prière, un portrait de lui qu’il ne trouvait pas ressemblant et allongé de six pouces les épaulettes de son uniforme qui lui semblaient trop courtes. En outre, j’ai donné à son épouse la recette d’un opiat merveilleux pour se faire un teint blanc et rose, et j’ai appris à ses trois filles l’art difficile d’assortir les nuances de leur toilette, qu’elles ignoraient avant de me connaître. Comme tu vois, le général et sa famille sont mes obligés… »

Ici, je fis à dessein une légère pause pour donner à l’individu le temps de goûter mes paroles.

« Vrai, bien vrai, fit-il, tu es un ami de cette Excellence ?

— Si vrai, répliquai-je avec une gravité froide, que je compte attendre ici l’arrivée du général, non pour le congratuler de sa nouvelle dignité ou t’aider de mes conseils au sujet de l’ovation que tu lui prépares, mais pour prier ce digne ami de te faire épousseter le dos avec une rêne tressée par un soldat de son escorte, afin de t’enseigner la civilité puérile et honnête que tu ignores, et les lois de l’hospitalité que tu méconnais.

— Non, tayta, non, taytachay[12], tu ne feras pas battre un pauvre pongo[13] qui ne t’a jamais fait de mal. »

Dans sa frayeur des coups de rêne, l’homme descendait volontairement de la dignité de maître de poste à la condition de pongo. Ces accès d’humilité sont fréquents dans la caste indienne, et je ne m’en étonnai pas ; le but que je m’étais proposé d’atteindre, et que j’avais atteint en partie, réclamait d’ailleurs toute mon attention. Je répondis donc au maître de poste, qui avait saisi la frange de mon poncho et, les yeux écarquillés et les narines frémissantes, attendait l’arrêt miséricordieux ou vengeur que j’allais prononcer sur lui :

« Je crois t’avoir dit que mon ventre était creux et que mon estomac battait la chamade ; comme tu dois avoir quelques provisions, tu vas me préparer un chupé aussi succulent que possible ; tu feras donner du fourrage sec à mes mules, et demain, avant de partir, je réglerai ce petit compte. Quant au général L…, ne te fatigue pas plus longtemps l’esprit à lui chercher une surprise, deux lignes que je te laisserai et que tu lui remettras au débotté te dispenseront à son égard de toute réception officielle. » Le maître de poste lâcha la frange de mon poncho et tomba sur le derrière, épouvanté de joie.

Les apprêts d’un souper à la poste d’Aguas Calientes.

« Ô tayta, me dit-il d’une voix caressante, bon petit père…, si tu savais quelle reconnaissance…

— C’est bien, mon enfant, répliquai-je, mais laisse là ta reconnaissance qui ne met pas un oignon de plus dans la soupe et occupe-toi bien vite de la préparation de mon chupé. »

L’homme se leva prestement et dit quelques mot aux commères, que ce dialogue avait intéressées au dernier point. En un clin d’œil la poste fut sens dessus dessous. Chacun courait deçà et delà, en quête d’animaux domestiques. J’entendis le cri d’angoisse d’une poule à laquelle on tordait le cou ; ce cri fut suivi du grognement aigu d’un cochon d’Inde qu’une matrone avait saisi par le train de derrière et auquel elle rompait les vertèbres dorsales.

Un demi-sac de crottin de lama venait d’être ajouté aux braises du foyer ; tout prenait autour de moi un air de joie, de fête et d’abondance. Quel est donc le moraliste stupide, pensai-je, qui a dit que la peur annihilait les forces de l’homme et obscurcissait son entendement ? La peur, au contraire, doit raviver son intelligence et surexciter ses facultés physiques, car voilà un maître de poste qui se démène comme un diable dans un bénitier.

Paul Marcoy.

(La suite au prochain volume.)



  1. Recoin. C’est le Nodus formé par la réunion des sierras de Cailloma, de Huilcanota et la chaîne des Andes occidentales. Ces sortes d’embranchements sont appelés Porco par les gens du pays.
  2. C’est le nom, disent les chroniqueurs, que donnèrent autrefois les Indiens du Pérou aux conquérants espagnols, qu’ils croyaient sortis de la mer, ainsi que leurs vaisseaux. Huera dans l’idiome quechua, signifie écume, et cocha ou atun-cocha le grand lac. Cette expression, détournée de son sens primitif, est aujourd’hui un titre de noblesse décerné au premier venu et équivalant au caballero de la langue espagnole.
  3. Pommes de terre légèrement écrasèes et exposées pendant quelques nuits à la gelée. On les fait bouillir avec du fromage. C’est le mets favori des habitants de la Sierra.
  4. Enfant au maillot.
  5. Plusieurs fois nous avons été témoin d’inondations de ce genre, en dehors de la grande fonte annuelle des neiges dans la Cordillère (décembre-janvier). La rivière que nous avions laissée le soir dans un calme profond avait crû subitement pendant la nuit et le lendemain couvrait la campagne. Or, comme ces crues anomales étaient précédées ou suivies de tremblements de terre, lesquels se produisent généralement dans la soirée et vers la fin de la nuit plutôt qu’au milieu du jour, nous en avons conclu à tort ou à raison que cette fonte partielle des neiges de la Sierra était occasionnée par la chaleur que les phénomènes volcaniques déterminaient tout à coup dans les couches minérales qui forment comme le soubassement de la chaîne des Andes.
  6. Coscorron, genre de coup de poing que les maîtres d’école péruviens administrent à leurs élèves, au lieu de la férule qu’infligent nos magisters. Si nous disons genre, c’est que dans le coscorron, le poing de l’individu, au lieu d’être fermé comme dans le puñetazo ou coup de poing vulgaire, laisse passer le doigt medius replié sur lui-même de façon à présenter une certaine saillie. En outre le coscorron se donne sur la tête de l’élève et jamais ailleurs, non pas perpendiculairement ou horizontalement, mais obliquement et de façon à produire sur la boîte osseuse du sujet une contusion suivie d’ecchymose. Comme ces détails ont trait à l’enfance, les pères de famille en excuseront la longueur.
  7. Au mot espagnol Raya (raie, limite, ligne divisoire) par lequel les habitants du pays désignent ce passage de la Cordillère de Huilca, les Indiens substituent celui de Nota, qui, dans l’idiome quechua, a la même signification que le mot Raya en espagnol : de là Huilcanota, ou ligne divisoire de Huilca.
  8. Le Huilca, aujourd’hui Vilca, est un arbre corpulent de la famille des légumineuses, division des mimosées. On l’appelle Algaroba dans les provinces Argentines, où il est assez commun et ou la pulpe contenue dans ses gousses sert à faire de l’eau-de-vie. En revanche, il est très-rare au Pérou, dans les vallées chaudes de la côte du Pacifique, seuls endroits ou nous l’ayons trouvé. Quant à expliquer son existence passée au milieu des neiges de Huilcanota et comment il a pu donner son nom à cette chaîne de la Cordillère, nous ne l’essayerons même pas, trouvant la chose parfaitement inexplicable.
  9. Ce nom lui vient d’une source d’eau chaude qui jaillit en petits filets d’un rocher placé à fleur de terre et situé à deux cents mètres environ de la maison de poste, dans la partie de l’est.
  10. Il n’y en a pas. — Je ne veux pas. — Ces deux phrases doivent être expliquées. Dans un voyage au milieu des Cordillères, quand, pour s’éviter de souffrir la faim, on demande à un Indien à lui acheter un mouton de son troupeau, son invariable réponse est : Manacancha, il n’y en a pas. Naturellement, pour démentir son assertion, on lui montre les deux ou trois cents moutons épars autour de lui. Il répond alors : Manamounanicha, je ne veux pas. Ce sont les seules paroles qu’on parvienne à lui arracher. En pareille occurrence le seul parti à prendre, pour sortir d’embarras. c’est de faire choisir par le mozo ou muletier dont on est accompagné un mouton gras et bien en point, de le faire égorger et dépouiller sur place, sans s’arrêter aux récriminations du propriétaire, qui, contraint de céder à la force, pleure, sanglote et se livre à une douleur exagérée. Quand le mouton est démembré, on le paye quatre réaux (prix habituel) à l’individu à qui on abandonne généreusement la tête, les pieds et les intestins de la bête pour s’en faire un chupé. En un clin d’œil il passe de la douleur la plus amère à la joie la plus vive ; il remercie cent fois le voyageur, vient lui baiser la main ou l’éloffe de son poncho, le gratifie d’épithètes caressantes ou louangeuses, et finit en lui souhaitant toutes sortes de biens. Si quelques voyageurs probes et consciencieux s’empressent de payer au berger le mouton qu’ils emportent, il en est d’autres, et c’est le plus grand nombre, qui se contentent de le prendre et poussent le libéralisme jusqu’à rouer de coups le propriétaire de l’animal.
  11. Mama, mère. Cuna, article pluriel des deux genres. Ce nom de mama est généralement donné aux Indiennes d’un certain âge.
  12. Taya, père. — Taytachay, cher petit père.
  13. Dans les grandes villes, les pongos sont des Indiens du bas peuple, qui louent leurs services à raison de quinze francs par mois. On les emploie dans les maisons à charrier l’eau et le bois, à balayer les cours, à ouvrir et à fermer la porte d’entrée, derrière laquelle ils dorment accroupis. Leur nom de pongos vient de puncu, porte, par corruption pongo. Ce sont les portiers du pays.