Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/13

La bibliothèque libre.


Combats de taureaux, à Cuzco.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




QUATRIÈME ÉTAPE.

D’ACOPIA À CUZCO.
Cuzco ancien et moderne.

Cependant l’homme ou la femme accorde la guitare qui lui est présentée, tousse en fausset, se mouche, s’éponge les lèvres et pratique ces singeries gracieuses, qui sont comme le prélude du morceau musical. Pendant ce temps les auditeurs ont disposé leurs siéges de façon à ne perdre ni un geste du chanteur, ni une contraction de ses muscles faciaux, ni une des notes et des paroles du yaravi qu’il va chanter, car le yaravi est le grand air, on pourrait dire le seul air en honneur dans ces réunions musicales. La première note et la première syllabe s’échappent enfin du gosier de l’exécutant. Un silence profond et admiratif — Milton eût dit un silence ravi — règne dans l’assemblée. On croirait que l’ange de la mélodie et du yaravi, pareil à celui d’Habacuc, s’est abattu sur elle, l’a saisie aux cheveux et la pénètre d’effluves enthousiastes. Tous les cous sont tendus et les yeux agrandis ; toutes les oreilles sont ouvertes et les bouches aussi. Chacun dévore du regard le chanteur et se suspend en idée à ses lèvres, dans un ravissement béat qui rappelle l’extase des Tériakis. Surexcité par l’émotion de la galerie, celui-ci donne carrière à sa verve, aiguise de plus en plus le timbre de ses cris, prolonge indéfiniment leur portée, et dans un spasme mélodique, renversant sa tête en arrière, ne montre bientôt plus que le blanc de ses yeux. Ce manége de l’exécutant et cette immobilité de pose de la galerie, durent trois quarts d’heure, une heure, quelquefois davantage. Cela tient au nombre de coplas du yaravi. Inutile de dire qu’entre chaque couplet, l’artiste et son public boivent des petits verres d’eau-de-vie.

Dans l’idée qu’une de nos lectrices pourrait avoir la fantaisie d’essayer sur un piano moderne un de ces chants antiques dont l’idée première remonte à l’Inca Lloque-Yupanqui, nous nous empressons d’intercaler dans notre texte une copla du plus célèbre des huit ou douze yaravis que compte le répertoire cusquénien.

Ajoutons aux plaisirs de la danse et de la musique que goûtent en commun les deux sexes à Cuzco, le pèlerinage bachique que les femmes du peuple font chaque année au cimetière et à la promenade folâtre que la petite bourgeoisie fait au Sacsahuaman.

Fête de Sacsahuaman, à Cuzco.

Ce pèlerinage a lieu le jour des morts. Dès huit heures du matin, les abords du Panthéon sont obstrués par une foule d’Indiennes portant dans leurs bras des cruchons de chicha. Une fois entrées dans le cimetière, elles vont recueillir dans les fosses communes les têtes, les fémurs, les côtes des squelettes, épaves de la mort, qu’a rejetées la terre et qu’elles supposent être celles de leurs parents, amis ou connaissances. Elles trient et assortissent ces ossements, les disposent par petits tas, et tout en leur adressant de plaintives nénis, leur rapportent les commérages du quartier et les nouvelles de l’année : comment la femme de Juan a quitté son mari pour suivre en qualité de rabona (vivandière) un soldat de passage : comment la truie de Pedro a mis bas huit petits, dont un à cinq pattes ; comment enfin José est allé dans les vallées chaudes travailler à la cueillette de la coca. Elles entremêlent cet innocent babil de larmes, de sanglots et de gorgées de chicha, en ayant soin, chaque fois qu’elles boivent, d’arroser de bière locale les ossements chéris qu’elles apostrophent, afin qu’ils aient encore dans l’autre monde un arrière-parfum de la douce liqueur dont ils vidèrent tant de cruchons dans ce monde-ci. Comme cette manœuvre se poursuit pendant tout le jour, il arrive, quand vient le soir, que les pleureuses sont complétement ivres et regagnent leur demeure en hurlant à pleins poumons et se heurtant contre les murs.

Le jour des morts à Cuzco.

La promenade au Sacsahuaman qui a lieu le dimanche de Pentecostes, est une orgie champêtre à l’ombre des murailles de la forteresse bâtie par les Incas. Les deux sexes, munis de provisions solides et liquides, gravissent à pied ou à cheval la rampe abrupte qui conduit au sommet de l’éminence. Parvenue sur le plateau qui la couronne, chaque société fait choix d’un site à sa convenance, étale sur le gazon ses provisions et ses bouteilles, mange et boit, chante et danse, ou va cueillir aux environs des fleurs charmantes, scylles, amaryllis, crinum et pancratium que la nature cultive et fait épanouir chaque automne. Quand le soleil a disparu derrière les trois croix de la colline, toute cette cohue reprend cahin-caha le chemin de la ville, roulant, trébuchant, se retenant les uns aux autres, avec des rires, des cris et des chansons capables de réveiller un mort. Sur la place de la cathédrale, la foule se disperse et chaque société va continuer chez un de ses membres, l’orgie commencée en plein air.

Filiacées du Sacsahuaman : Amaryllis aurea. — Crinum urceolatum. Pancratium recurvatum.

Le spectacle des processions annuelles, auquel les femmes assistent en grande parure du haut de leurs balcons, doit être encore considéré comme un des plaisirs de Cuzco. Quant aux réjouissances publiques, elles sont si rares, qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Les deux grandes solennités auxquelles il nous ait été donné d’assister pendant la durée de notre séjour à Cuzco, furent l’entrée pompeuse d’un évêque entouré d’un brillant état-major de prêtres et de moines et la nomination d’un président, à l’occasion de laquelle Cuzco fit de grands frais de représentation. Le programme des réjouissances était divisé en trois journées. Le premier jour fut célébré par une messe d’actions de grâces et un beau feu d’artifice tiré è midi précis dans le parvis de la cathédrale ; le second jour, les élèves du collége de San Bernardo jouèrent une tragédie intitulée Antoine et Cléopatre. Les dames de la ville, averties à l’avance par des lettres d’invitation imprimées sur satin blanc et rose, embellirent la représentation de leur présence. Un élève en théologie, d’une nuance de peau assez obscure, mais coiffé d’une perruque à tire-bouchons et d’une toque à plumes, cuirassé d’appas formidables et vêtu’ d’une robe blanche à sextuples volants, remplissait dans la pièce le rôle de la belle reine d’Alexandrie. Un de ses camarades, affublé d’une barbe de sapeur, d’un tricorne emplumé, d’un habit noir et de bottes à l’écuyère, jouait Antoine et donnait la réplique. Cette tragédie en un acte et en vers octosyllabiques eut un succès fou.

Représentation d’une tragédie dans la cour du collège de San-Bernardo, à Cuzco.

Une course de taureaux privés, corrida de toros mansos signala le troisième jour. La place du Cabildo, où les porteurs d’eau vont emplir leurs cruches à toutes les heures du jour et se livrer à d’innocents commérages, avait été transformée en cirque et garnie de six rangs de gradins. De midi à quatre heures, douze taureaux dont les cornes avaient été sciées et garnies de tampons, pour prévenir un accident, disait le programme, l’art de la tauromachie étant encore dans l’enfance à Cuzco, furent lâchés dans l’arène et culbutèrent quelques chulos vêtus de satin blanc et vert. Comme quatre heures sonnaient, une escouade d’une trentaine de soldats habillés de gris et coiffés de bonnets de police en calicot blanc, entrèrent dans le cirque aux sons d’une musique belliqueuse et bruyante, s’alignèrent au centre, puis, après un temps d’arrêt mêlé de portez arme et de présentez arme, commencèrent à tourner sur eux-mêmes, comme des totons, se croisant, se mêlant, s’enlaçant avec une précision remarquable, portant sans cesse la main à leur giberne et en retirant, en guise de cartouches, des poignées de fleurs effeuillées qu’ils laissaient tomber sur le sol. Leur évolution chorégraphique plutôt que stratégique terminée, ces défenseurs de la patrie saluèrent poliment à la ronde et sortirent à reculons. Alors le public put voir sur le sable jaune de l’arène, écrits en majuscules fleuries longues de deux mètres, ces trois mots : VIVA EL PERU ! Un tonnerre d’applaudissements, qui fit trembler les gradins du cirque, salua ce joli tour à la Robert Houdin.

Évolutions de soldats dans le cirque de la place du Cabildo, à Cuzco.

À défaut de plaisirs réels, Cuzco a des gaietés et des distractions à chaque coin de rue pour les oisifs, les observateurs et les peintres de mœurs locales. De ce nombre sont les petits métiers et les petites industries, les reposoirs de la Fête-Dieu et les mascarades typiques, les assommeurs jurés de la police et la vérification, sur place, des chiens assommés dans la matinée du lundi.

Place du Cabildo. — Les Pongos à la fontaine.

Mentionnons en première ligne les marchands de chicharrones, résidus de porc sautés dans la graisse ; les marchands de pains au beurre et de pains au saindoux, les industriels habituellement accroupis contre le pilier d’une galerie ou sous l’arceau d’une porte cochère. Dans cette catégorie sont comprises les laitières, assises sur le seuil de l’église des Pères de Jésus, où elles attendent la pratique dans une attitude de sphinx, buvant de temps en temps, pour se distraire, quelques gorgées de lait à même le pot ou la cruche où il est contenu ; les bouchères de la plaza Mayor, dont l’étal est un simple torchon étendu à terre, retenu par quatre pavés, et sur lequel des côtelettes, des beefsteaks, des filets, arrachés de la bête plutôt que coupés au couteau, provoquent l’appétit des amateurs de rôti ou de pot-au-feu. En général, les guenilles de ces marchands et leur marchandise sont d’une saleté révoltante, mais cette saleté est atténuée par un certain cachet pittoresque qui satisfait l’imagination à défaut du goût et la rend excusable aux yeux de l’artiste.

Entre autres individualités de ce genre, nous nous rappelons une jeune Indienne, de douze à treize ans, brune, ébouriffée, vêtue de toiles d’araignées de diverses couleurs, et montée sur des jambes grêles, à l’aide desquelles elle parcourait la ville en tout sens, ripostant par des ruades de pouliche aux attaques dont elle était l’objet de la part des gamins de son âge. Habituellement elle passait devant notre demeure vers les deux heures de l’après-midi, portant de la main droite sur un plateau de tôle rouillée, deux glaces, l’une blanche à la crème, l’autre rose au carmin ; de la main gauche restée libre, elle fourrageait sa chevelure, rougie par les intempéries de l’air, et n’interrompait cette manœuvre que pour porter ses doigts à sa bouche. Intrigué par ces gestes toujours semblables, un jour que pour la centième fois elle nous présentait ses glaces, que pour la centième fois aussi nous éloignions de la main, nous lui demandâmes ce qu’elle mâchonnait ainsi. — Un petit pou, monsieur, — un piojito, señor, nous répondit-elle avec un sourire ingénu.

Les mascarades typiques, une des gaietés de Cuzco, forment deux séries bien distinctes. Les unes n’apparaissent qu’à l’époque des saturnales du carnaval et disparaissent avec lui comme des oiseaux de passage. Tels sont le chucchu (fièvre tierce), les chunchos (sauvages) et le dansante. Le premier est un Indien entre deux âges, coiffé d’un chapeau de paille défoncé, traînant un drap de lit en guise de manteau, et s’appuyant sur une mauve médicinale ; deux jeunes drôles grotesquement accoutrés l’accompagnent dans sa promenade à travers la ville, l’un portant une chaise et l’autre une énorme seringue. De cent pas en cent pas, le personnage symbolique que la fièvre secoue et fait trembler comme une feuille au vent, s’arrête et salue les passants, puis s’agenouillant sur la chaise et relevant le drap qui l’enveloppe, répète, avec l’aide de son porte-seringue, la scène familière indiquée par Molière dans son Malade imaginaire.

Scène de carnaval. — La Fièvre tierce.

Les chunchos sont de grands gaillards basanés, aux cheveux flottants, vêtus de leurs habits ordinaires, mais coiffés d’immenses colbaks en osier, revêtus de plumes d’aras et de perroquets et qui gambadent dans les rues pendant les trois jours gras, buvant et hurlant de leur mieux.

Le dansante, coiffé d’un chapeau de paille entouré de sonnettes et de grelots, vêtu d’un spencer de velours à franges fanées et d’une jupe ou plutôt d’une carcasse circulaire en osier, garnie de plaques d’argent, exécute de porte en porte un zapateo de sa composition, accompagné par le bruit des langues de cuivre qui se trémoussent avec lui. Sous le régime des vice-rois, ce dansante jouissait des mêmes priviléges que l’antiquité païenne accorde au dieu-fleuve Scamandre.

Avec ces mascarades profanes, il y a des mascarades sacrées, dont les acteurs accompagnent les processions, gambadent devant les litières de la Vierge et des saints, apostrophent brutalement les pieuses images, leur tirent la langue et leur montrent le poing. De ce nombre sont les huyfallas, hommes-oiseaux dont les ailes sont formées par deux bandes de calicot et qui tournoient ou s’élancent en baissant la tête et rasant le sol et poussant des cris d’épervier.

Aux huyfallas se joignent les Haamanguinos, habitants de l’ancienne Huamanga (hodie Ayacucho). Du temps des Incas, cette province avait le privilége d’approvisionner Cuzco de nains, de bouffons, d’histrions et de saltimbanques destinés aux divertissements de la cour. Aujourd’hui que les Incas ont disparu, les Huamanguinos, tombés dans le domaine public, suivent les foires comme des baladins vulgaires, ou figurent dans les processions annuelles. Leurs tours habituels consistent en espèces de pyrrhiques qu’ils dansent en s’accompagnant eux-mêmes du cliquetis de deux branches de ciseaux passées l’une à leur pouce et l’autre à leur index et dont ils se servent comme de castagnettes. Quelques-uns d’entre eux jonglent avec des poignards et des boules, se percent la langue avec des aiguilles, ou, comme Mutius Scévola, posent leur poing sur un brasier, aux yeux de l’assistance émerveillée.

Huyfallas et Huamanguinos sont escortés par les tarucas et les tarucachas (cerfs et chevreuils), jeunes garçons affublés de la dépouille de l’animal dont ils portent le nom. Tout ce monde bizarre et sauvagement accoutré, saute, gambade, grimace et hurle à qui mieux mieux, soit au milieu des processions, soit en face des reposoirs, dont l’arrangement et la décoration sont dus à la corporation des fruitières. Ces reposoirs, longues tables drapées d’étoffes ornées d’étoiles de clinquant, surmontées en manière de retable d’une carcasse elliptique en osier, décorée de miroirs, d’œufs d’autruche, de piastres fortes et de réaux d’argent troués et suspendus à des ficelles, offrent un pêle-mêle singulier d’objets d’art, d’industrie et d’échantillons divers empruntés aux trois règnes. Quelquefois des aras et des singes montent la garde aux deux bouts opposés de la machine ; et comme le naturel inquiet et turbulent de ces derniers s’accommoderait peu de l’immobilité de pose à laquelle on les condamne et ferait volontiers des curiosités du reposoir autant d’objets de distraction, de jeunes drôles, armés d’une gaule et d’un fouet, sont chargés de rappeler ces animaux à l’ordre, chaque fois que leur bras s’allonge vers l’autel et tente de happer quelque chose.

Un reposoir de la Fête-Dieu, à Cuzco.

Les sastres ou tailleurs et les pasamaneros ou passementiers, travaillant en plein air, les uns accroupis à l’orientale sur des bancs de bois, les autres debout et en serre-file, offrent un tableau de genre tout composé et d’une allure assez pittoresque. Généralement ces tailleurs ont des cheveux ébouriffés, sont nu-pieds dans de vieilles savates et montrent leurs pectoraux par leurs chemises entr’ouvertes ; avec ce négligé local ils portent des pantalons très-justes, quoique râpés, des redingotes ou des habits qui, bien que manquant de boutons ou n’ayant parfois qu’un seul pan, les font reconnaître à première vue pour des représentants confectionneurs de nos modes françaises.

Les passementiers sont de pauvres diables qui marchent volontiers sans souliers et laissent voir leur chemise de toile écrue par les trous de leurs pantalons. Debout devant une boîte à volets posée sur deux tréteaux en figure d’X et qui rappelle ces caissons dits de saint Hubert sanctifiés par des trousses d’agnus Dei, de scapulaires, de chapelets et de médailles, ces passementiers vont tout le jour tissant à reculons des ganses ou des rubans, et faisant voltiger leurs bobines de soies diverses. Rien de curieux et de risible comme de voir ces ouvriers surpris par une brusque averse ; tous interrompent leur travail, cassent leurs fils, mêlent leurs trames, entrechoquent leurs bobines, et s’élancent avec des cris d’effroi vers le caisson aux marchandises, qu’ils transportent sous l’arcade d’une porte cochère en attendant que la pluie soit passée ; quand le ciel s’est rasséréné, le caisson est de nouveau placé sur ses tréteaux, les ouvriers s’alignent, et les bobines de recommencer leur manége.

Le massacre hebdomadaire des chiens de la cité par quatre assommeurs jurés de la police, de l’édilité ou de la voirie, nous ne savons au juste, constitue un spectacle à la fois grotesque et émouvant. Pour prévenir la trop grande multiplication de l’espèce canine, dont les représentants à Cuzco comme à Valparaiso errent dans la ville par troupes nombreuses, ces assommeurs, le lundi de chaque semaine, parcourent de bonne heure les rues de la cité ; deux d’entre eux tiennent les deux bouts d’une corde et vont rasant les murailles de chaque côté de la rue ; leurs compagnons les suivent, armés de porras ou gourdins à grosse tête. Tout chien qui traverse la rue en ce moment fatal est impitoyablement lancé en l’air au moyen de la corde et assommé à l’aide des porras. Entre onze heures et midi, ces victimes, de taille et de pelage variés, sont placées côte à côte sur les dalles du cabildo, où un vérificateur nommé à cet effet vient examiner leurs cadavres, ou plutôt en vérifier le chiffre. Le poil de ces chiens que les artistes peintres de Cuzco coupent avec l’autorisation du vérificateur et avant qu’on traîne les animaux aux gémonies, leur sert à se fabriquer des pinceaux.

Les tueurs de chiens.

Comme ce massacre hebdomadaire a lieu depuis bien des années, l’instinct des chiens développé outre mesure par le danger qui les menace le lundi, ressemble à la raison humaine. Une agitation singulière se manifeste dans leurs bandes dès le matin du jour fatal ; tous marchent lentement et cauteleusement, les yeux fixes, le nez au vent, les oreilles dressées, s’arrêtent en apercevant un groupe suspect, et détalent à fond de train si deux ou trois individus vêtus de ponchos se montrent au bout d’une rue ; la confiance des malheureux renaît avec l’aurore du mardi ; pendant tout le reste de la semaine ils oublient si bien que leur tête est proscrite, qu’il faut employer la canne ou le pied pour les déloger de la voie publique, où d’habitude ils dorment étendus.

Nous avons dit en commençant cette énumération des plaisirs que peut offrir Cuzco, que cette ville ne possédait ni théâtre, ni forum, ni gymnase ; mais au moment de la terminer, nous nous rappelons fort à propos qu’elle a une cancha de gallos, petit cirque d’environ trente pieds de circonférence, où des coqs, dressés à combattre, s’entre-déchirent et s’éborgnent à l’aide d’éperons d’acier dont leur tarse est armé. Tous ces coqs ont un nom et une généalogie en règle. Chaque dimanche, de trois heures à six, un public passionné fait queue à la porte de la cancha, dont le prix d’entrée est d’un réal d’argent par individu. Là, des combats à mort ont lieu entre les volatiles, que leurs propriétaires animent, exhortent, encouragent de la voix et du geste, et sur la valeur desquels ils établissent des paris souvent considérables, paris auxquels s’associe la galerie comme au jeu de la bouillotte ou de l’écarté. Des prud’hommes nommés à cet effet jugent des coups douteux et tranchent les difficultés qui s’élèvent entre les joueurs. Il arrive souvent que, malgré l’intervention toute conciliatrice de ces juges, des joueurs d’humeur difficile ou de mauvaise foi en viennent aux mains et s’assomment un peu, à la grande joie de la galerie, dont les goûts à demi barbares s’accommodent plus volontiers d’une lutte de gladiateurs que d’un combat de coqs.

Amateurs de combats de coqs.

Cette description de la cancha de gallos nous amène à parler de l’état des beaux-arts à Cuzco ; et comme la transition pourrait sembler un peu brusque au lecteur, nous lui apprendrons qu’à côté de la cancha susdite, le plus célèbre peintre de la ville avait de notre temps son atelier et son domicile. Cet artiste, que nous visitions avec assiduité et que nous avions surnommé le Raphaël de la cancha, nom qu’il doit porter encore à cette heure parmi nos amis, sera comme le trait d’union qui reliera nos appréciations passées à celles qui vont suivre.

Intérieur de l’atelier de Raphaël de la Cancha.

Les églises et les couvents que les conquérants édifièrent dans les deux Amériques restèrent longtemps sans tableaux, par la raison que l’école de peinture espagnole, d’où devaient sortir un jour tant de chefs-d’œuvre, dormait encore dans ses limbes originelles. Ce ne fut que sous les règnes de Philippe III et de ses successeurs jusqu’à Charles IV, que des toiles de Moralès, de Ribeira, de Zurbara, de Vélasquez, d’Alonzo Cano, de Murillo et de leurs élèves furent envoyées dans le nouveau monde avec des œuvres de l’école flamande. La vue de ces tableaux éveilla chez quelques indigènes le goût de la peinture. Doués de cette faculté d’imitation que possèdent à un si haut degré les habitants du Céleste Empire, et qui consiste à salir ou trouer une toile, si l’original qu’ils copient a par hasard une tache ou un trou, ces fils du pays se mirent à l’œuvre et en arrivèrent avec le temps à une perfection de décalque qui, favorisée par l’obscurité des églises, a pu tromper beaucoup de voyageurs et leur faire prendre pour autant d’originaux inédits, des copies qui n’avaient d’autre mérite que celui d’une fidélité servile. Ces prétendus originaux exposés au grand jour et débarbouillés de la crasse qui les recouvre, révéleraient sur-le-champ à un œil exercé leur origine plébéienne, comme certaines mains, dépouillées de leurs gants laissent voir les callosités et les durs stigmates du travail.

Plus tard, à défaut de ces œuvres originales, devenues l’objet de spéculations privées, les peintres de Cuzco se sont inspirés des copies qu’en avaient faites leurs devanciers. Des gravures quelconques qui leur sont tombées sous la main ont complété cette éducation artistique, qui depuis un siècle est toujours la même. Parler aux peintres d’aujourd’hui d’anatomie et d’ostéologie, d’études d’après la bosse, l’écorché ou le modèle vivant, de perspective linéaire ou aérienne, serait leur tenir un langage incompréhensible et s’exposer à recevoir d’eux un mauvais compliment. Ce manque absolu des premières notions de l’art leur interdit toute création originale et les oblige à recourir aux toiles existantes pour y prendre les diverses parties dont ils forment un tout. De là cette gêne, cette roideur et ce manque d’animation que présentent leurs œuvres et qui choquent à première vue. Tous leurs personnages, construits de morceaux rapportés, semblent découpés à l’emporte-pièce et collés sur la toile ; aucun d’eux n’avance ni ne recule ; nul souffle d’air ne circule autour de ces mornes silhouettes, qu’une couleur blonde et chaude continuée par tradition, un coloris souvent frais et charmant, recommandent à l’attention.

Les belles œuvres du temps passé, nous l’avons dit, sont extrêmement rares dans les églises et les couvents de Cuzco ; néanmoins, en furetant dans les recoins, on peut trouver encore, voilé par la poussière et les toiles d’araignées, un bijou artistique que ses possesseurs ne refusent jamais de vendre, si la proposition leur en est faite à l’oreille et le prix qu’on en offre assez alléchant. Une historiette de quelque lignes à ce sujet en dira plus que bien des pages.

Un ami avec qui nous causions un jour des tableaux que possèdent les églises et les couvents de Cuzco, nous demanda à laquelle de ces œuvres nous donnerions la préférence ; nous lui parlâmes d’un tableau de deux pieds carrés représentant une Fuite en Égypte, que nous avions découvert sous la voûte d’un escalier du couvent de la Recoleta, où, comme une lampe allumée, il nous avait semblé éclairer les ténèbres. L’ami, curieux de vérifier le fait, vint avec nous à l’endroit indiqué où nous lui montrâmes le chef-d’œuvre en question, que sa couleur admirable non moins que le bizarre et luxueux accoutrement de ses personnages, nous faisaient croire sorti de la palette de Rubens ou de quelque artiste de son école. Notre ami regarda longtemps le tableau, le trouva bonito (joli) et sortit sans rien dire. Quelques jours après, en entrant chez lui, nous y aperçûmes la précieuse toile ; à l’aide d’un instrument tranchant on l’avait coupée raz du cadre, mais avec tant de maladresse, que les pieds nus de la Vierge étaient restés dans la bordure. À l’idée que l’homme que nous appelions notre ami avait pu se rendre coupable d’une action indigne, nous sentîmes le rouge de la honte nous monter au visage, et nous fûmes sur le point de repousser la main qu’il nous tendait. Quelques mots lui suffirent pour nous prouver son innocence. Un moine de la Recoleta, à qui il avait fait offrir par une vieille béate experte en ces sortes d’affaires, une once d’or (86, 40) en échange du Rubens inédit, n’avait pas hésité à charger sa conscience de ce vol sacrilége. Toutefois, craignant d’être surpris par un des frères et d’avoir maille à partir avec le prieur, il avait opéré nuitamment la section de la toile, et cela avec tant de précipitation, que les chevilles de la Vierge avaient été tranchées. Un mois après, en allant fumer un cigare sur le lieu du sinistre, nous revîmes le cadre veuf de sa toile et les pieds roses de la Mère de Dieu, qui semblaient protester énergiquement contre l’amputation cruelle qu’un moine simoniaque leur avait fait subir.

Les révolutions politiques, les catastrophes privées, et, plus que tout cela, l’esprit sérieux des Cusqueños tourné vers l’étude de la théologie et du droit canon, entravent l’essor des beaux-arts, dont la muse, à Cuzco, marche pédestrement, quand sur cette terre classique elle devrait avoir des ailes. Les églises et les couvents, regorgeant de peintures, ne font plus de commandes aux artistes modernes, et par économie les familles suivent l’exemple des communautés. Les deux ou trois peintres qu’on compte dans la ville, courraient risque de mourir de faim si les négociants et les conducteurs de tropas, attirés à Cuzco par les besoins de leur commerce ne leur faisaient quelques commandes picturales sur lesquelles, une fois de retour chez eux, ils réalisent de jolis bénéfices. Ces commandes consistent en douzaines de Chemins de la croix, en Bons Pasteurs avec ou sans brebis, en Vierges au raisin, à la chaise, au poisson, copiées d’après des gravures ; en saints et en saintes de toutes sortes, en pied ou en buste, avec ou sans mains. Chacune de ces toiles est payée, bien entendu, selon sa grandeur et le plus ou moins de nus qu’offre le sujet qu’elle représente. Il est des toiles de quatre réaux (deux francs quarante centimes environ), il en est de cinquante francs. Une fois que le négociant a fait sa commande et qu’il est convenu avec l’artiste de l’époque où elle lui sera livrée, il donne à celui-ci un à-compte sur le prix de son travail, et part confiant dans sa bonne foi ; il est rare que la bonne foi de l’artiste fasse défaut à son commanditaire ; seulement, comme ce commanditaire est absent, qu’il ne doit revenir que dans six mois, et que les absents ont presque toujours tort, il arrive, dans l’intervalle, que l’artiste, trouvant d’autre besogne à faire et d’autres à-compte à toucher, oublie si bien le négociant et sa commande, que rien n’est encore fait quand celui-ci revient. De là des récriminations sans fin de la part du commanditaire et des excuses sans nombre de la part de l’artiste, qui, sur la menace qu’on lui fait de le rouer de coups, se décide enfin à se mettre à l’œuvre.

Comme les marchands de couleurs sont inconnus dans le pays, c’est au peintre à se procurer tous les articles de peinture qui lui sont nécessaires : il va chercher dans les ravins des environs des ocres et des terres ; l’apothicaire du coin de la Merced lui vend quelques couleurs en poudre ; le pulpero ou épicier, de l’huile et de l’essence ; l’encens en poudre lui sert de siccatif ; des os à demi brûlés lui donnent du bitume, et la fumée de sa chandelle lui fournit du noir. Quant aux pinceaux, le poil des chiens tués chaque semaine lui permet de les renouveler à peu de frais. Ses toiles sont de simple calicot anglais à soixante centimes le mètre, qu’il prépare lui-même et qu’il tend, non pas sur un châssis, mais sur une planche, à l’aide de six ou huit clous. La palette de l’artiste est empruntée à un fragment d’assiette ou à un débris de carreau de vitre.

Qu’on n’aille pas faire à notre imagination l’honneur d’avoir inventé de pareils détails ; nous les avons relevés un à un chez les artistes du pays, où tout en souriant de leurs préparations diverses, nous nous sommes émerveillé plus d’une fois du bon résultat qu’ils en obtenaient. Un de ces peintres, celui-là même qu’en raison de son talent nous avions surnommé le Raphaël de la cancha, nous honorait d’une confiance toute particulière. Bien qu’il sût qu’à nos moments perdus nous triturions comme lui des couleurs sur une palette, il ne craignait pas de nous livrer les petits secrets de son art, sachant bien que nous étions incapables d’en user ou d’en abuser pour lui faire concurrence et paralyser son commerce. Le don de quelques mauvaises lithographies nous avait ouvert toute grande la porte de son atelier, où nous allions souvent le regarder peindre. Cet atelier, dont le loyer lui coûtait cinq francs par mois, était dans une cave ; on y descendait par un escalier de trois marches qui boitaient comme un distique de Martial ; une lumière à la Rembrandt en éclairait l’intérieur ; le sol disparaissait sous une litière d’épluchures de légumes, que des poules et des cochons d’Inde se disputaient. Un chien à l’échine saillante dormait à côté de l’artiste ; un chat noir sans queue et sans oreilles, pareil à une idole japonaise, ronronait sur son épaule pendant qu’il peignait, harcelé par les injures de sa femme, Indienne courtaude et mafflue, dont un érésipèle avait empourpré le visage, et qui l’invectivait à tout propos en faisant bouillir sa marmite.

Le thème favori de cette atroce Fornarine était de reprocher au pauvre Raphaël sa paresse et son ivrognerie. À l’entendre, il passait des semaines entières sans faire œuvre de ses dix doigts, et le peu d’argent qu’il gagnait ensuite était dépensé par lui dans les cabarets. L’artiste dédaignait de répondre à ces imputations perfides. Trempant tour à tour ses pinceaux dans des pots à pommade qu’il tenait de la munificence des dames de la ville, et qui lui servaient de godets, il continuait sa besogne. Quand sa patience était à bout, il emplissait une écuelle de chicha, la vidait d’un trait, et, après s’être essuyé les lèvres au revers de sa manche, il reprenait courageusement son labeur, comme pour démentir les allégations de son affreuse épouse. Pauvre Raphaël ! s’il dort aujourd’hui dans la fosse commune affectée aux Indiens du peuple et aux artistes de Cuzco, puisse le souvenir des milliers de chefs-d’œuvre qu’il a peints sur du calicot charmer encore les rêves de son dernier sommeil !

Ce que nous venons de dire des peintres de Cuzco est applicable à ses statuaires, dont les premiers modèles furent des icones envoyées par les rois d’Espagne pour orner les églises et les couvents. Ces artistes ont une manière à eux de travailler qui mérite d’être expliquée. D’abord, tous sont loin d’être riches. La plupart d’entre eux sont même un peu pauvres et montrent volontiers les doigts de leurs pieds nus par leurs chaussures entr’ouvertes, ou leur chemise par le fond de leurs inexpressibles, quand le vent souffle et fait voltiger le lambeau de futaine qui leur sert de manteau. Leur atelier est une chambre basse des plus modestes. Une planche, posée sur deux tréteaux, leur sert de table ou d’établi. Au mur sont appendus des masques de plâtre de toutes les grandeurs, des bras, des jambes, des pieds, des mains, des torses de toutes les dimensions. Ces membres sont pourvus de chevilles qui servent à les emmancher aux corps. Un quart d’heure de travail suffit à l’artiste pour ajuster de toutes pièces un Christ, une Vierge ou un saint quelconque. Les vêtements et les draperies de ces images sont des morceaux d’étoffe englués de plâtre liquide qui durcit en séchant. L’art de pétrir la glaise et d’ébaucher le premier jet de leur pensée est inconnu à ces statuaires. Ils n’ont d’ailleurs aucune pensée à ébaucher, et l’argile plastique ne se trouve pas aux environs de Cuzco. Leur œuvre se borne à adapter des ponsifs de membres à des ponsifs de corps, dont leurs devanciers leur ont légué les moules. Si quelque difficulté de dessin se présente, si quelque détail demandé par un amateur ne se trouve pas dans la collection surmoulée à l’avance, l’artiste y pourvoit sur-le-champ en taillant à même un morceau de plâtre, comme le ferait, pour un bloc de chêne, un sculpteur sur bois.

Ces mêmes statuaires sont obligés d’allier la couleur à la forme, par la raison qu’aucun chaland ne s’accommoderait d’un Christ ou d’une Vierge d’une entière blancheur, fût-il en marbre de Carrare. À l’aide de céruse, d’ocre, de vermillon et de carmin, ils préparent un coloris plus ou moins brillant, qu’ils étendent et égalisent avec un doigtier de chevreau emprunté à quelque vieux gant, et qui leur tient lieu de blaireau. Reste à placer des yeux de verre dans les visages des icones, car ces icones ont des yeux, quelquefois des dents et des chevelures, comme la Vierge de Belen et le Seigneur des tremblements de terre, deux images vénérées à Cuzco.

Pour fabriquer ces yeux, les statuaires-coloristes ont une casserole en métal percée d’une vingtaine de trous de grandeurs diverses. La configuration de cet ustensile rappelle vaguement notre poêle classique à griller des châtaignes. Sur certains de ces trous, l’artiste place des fragments de carreaux de vitre du format des yeux qui lui sont nécessaires et pose sa casserole sur des charbons ardents. Quand la chaleur du feu a suffisamment amolli le verre, l’opérateur, armé d’un poinçon arrondi par le bout, appuie légèrement sur chaque fragment qui, passant par le trou, prend aussitôt une forme convexe. Cette chose, dans la partie concave de laquelle l’artiste figure ensuite, à l’aide de couleurs, la pupille et le globe de l’œil, est enchâssée par lui dans le masque de ses icones et donne à leurs regards cet éclat radieux dont s’émerveille l’étranger.

Les ébauchoirs, grattoirs, polissoirs et autres engins artistiques dont se servent ces statuaires indigènes, sont des os de mouton ou de volaille, d’humbles lames de canifs ou de couteaux aux trois quarts usés, de vieux clous, de vieux pinceaux et de vieux gants. Leur misère ingénieuse fait flèche de tout bois. Tout ce que dans nos cités d’Europe on jette dédaigneusement est recueilli par ces artistes avec le plus grand soin, lavé, fourbi, frotté, et leur sert pendant de longues années à confectionner ces images glorieuses qu’aux jours fériés on couvre d’habits somptueux et de pierreries pour les promener dans les rues.

La plus renommée des processions annuelles de Cuzco est celle du Señor de los temblores, ou Christ des tremblements de terre, qui a lieu dans l’après-midi du lundi de Pâques. Deux jours à l’avance, des enfants sont allés dépouiller de leurs fleurs les buissons de ñuccho (salvia splendens) et en ont empli des corbeilles. Les reposoirs à dresser sur la place de la cathédrale ont mis en émoi la corporation des fruitières que ce soin concerne exclusivement. Les maisons devant lesquelles doit passer la procession ont retiré de leur garde-meuble les tentures de velours à crépines d’or, les riches étoffes et les tapis brillants qui y sont restés enfouis pendant toute l’année. Le jour solennel luit enfin. Dès le matin les camaretos, petits obusiers, ébranlent de leurs détonations les échos de la ville ; des pétards, des lances à feu, des fusées sifflent de toutes parts et décrivent leurs trajectoires dont le sillon lumineux se perd dans la lumière du soleil. La population endimanchée se répand dans les rues ou prend place aux balcons. Des flots de chicha, de vin et d’eau-de-vie ont coulé depuis l’avant-veille pour célébrer la fin de la semaine sainte et le grand jour de la résurrection ; puis, comme il n’est pas de bonne fête sans lendemain, on a continué de boire à l’occasion du lundi de Pâques et de la procession qui doit le terminer.

Procession du Seigneur des trembleurs de terre, à Cuzco.

À quatre heures précises une triple salve de camaretos ébranle la place ; églises et couvents font entendre aussitôt un carillon joyeux, toutes les cloches de la cathédrale, depuis le bourdon appelé la madre abadesa (la mère abbesse), jusqu’à l’esguillon d’argent de la chapelle du Triomphe, s’agitent à toute volée. Dix mille Indiens, hurlant et débraillés, sont groupés dans la place, et les fenêtres regorgent de curieux des deux sexes agitant leurs mouchoirs. Les trois portes de la cathédrale se sont ouvertes à deux battants, laissant voir les profondeurs ténébreuses de la nef, où brillent comme des vers luisants les flammes de mille bougies. Un frisson religieux court dans la multitude. Tous les cous sont tendus, tous les yeux sont tournés vers la porte centrale par où la procession commence à défiler, précédée par les croix d’or que portent des bedeaux à collerettes, et les grands chandeliers d’argent que soutiennent à deux mains des acolytes bruns de peau et blancs de costume.

La première image qu’on aperçoit, debout sur un brancard porté par huit hommes, est celle de san Blas, qui a doté de son nom un faubourg de la ville. La foule, qui l’a reconnu, le salue par des acclamations et des battements de mains prolongés. Le costume du saint évêque se compose d’une tunique à crevés en velours noir brodé d’or, qui lui descend jusqu’aux genoux ; un maillot couleur de chair dessine ses formes : une large fraise à tuyaux emboîte son cou et couvre ses épaules ; il a pour coiffure un béret tailladé en velours noir, orné de plumes blanches ; ses pieds sont chaussés de bottines rouges, et dans sa main droite, couverte d’un gantelet en cuir verni, il porte son bréviaire de format in-quarto, élégamment doré sur tranche. Un ange aux ailes déployées, debout sur un fil de fer en spirale, est placé derrière san Blas, dont il abrite le chef épiscopal sous un parasol de soie rose. À chaque mouvement de la litière, la mobilité du support sur lequel repose l’habitant du ciel, imprime à son ombrelle un doux balancement.

San Blas est immédiatement suivi par san Benito, que la foule accueille assez froidement, sous prétexte que le révérend abbé descend de Cham, fils de Noé, en ligne directe. L’image, en effet, est d’un noir de jais pareil au drap de sa soutane, et ses gros yeux blancs et ses lèvres lippues, d’un rouge violâtre, lui donnent un aspect assez repoussant.

À san Benito succède san Cristoval. L’ermite porte-Christ s’appuie sur un palmier déraciné, qui ploie sous lui comme un frêle roseau. Il est vêtu d’une robe blanche brodée d’étoiles d’or et relevée par des agréments ponceau ; il a des bandelettes de pourpre dans les cheveux, comme un roi assyrien ; des moustaches dont les extrémités se dressent fièrement et une royale taillée en pointe.

San José, l’époux de Marie, fait suite à san Cristoval. L’humble charpentier est habillé d’une robe de pèlerin couleur carmélite. Il porte un rabot en sautoir, une scie d’une main, et s’appuie, de l’autre main, sur un bâton noueux. Le seul ornement profane qui dépare ce sévère costume, est une plume de paon attachée à son feutre.

Derrière san José paraît l’image de la Vierge de Belen ou Bethléem, debout sur un brancard porté par seize hommes qui semblent ployer sous le faix. Il est vrai que ce brancard est en bois de huarango massif, revêtu de plaques d’argent et surmonté de lourds chandeliers du même métal où brûlent d’odorantes bougies. La douce mère de Jésus rayonne de beauté. Jamais statuaire épris de la forme ne modela l’ovale d’un visage avec plus d’élégance ; jamais pinceau chinois ne traça deux arcs d’ébène plus déliés que les sourcils de cette icone, dont le coloris idéal est ravivé par un vernis copal qui miroite au grand jour.

La reine des saints et des anges porte un costume qui lui sied à ravir. Sa jupe, en brocart bleu et blanc broché d’or, a des paniers de six mètres de tour ; une dentelle d’argent, disposée en échelle, orne le devant du corsage, dont les manches à sabot laissent échapper, d’un bouillonné en point de Venise, des bras nus plus blancs que ceux d’Hébé. — Qu’on nous pardonne cette comparaison profane. — Ces bras, cerclés de riches bracelets, sont terminés par des mains patriciennes aux doigts chargés de bagues. L’une de ces mains tient un scapulaire brodé d’or et de pierreries, l’autre main agite un éventail de prix. La coiffure de la Vierge s’harmonise à l’élégance de sa mise : ses cheveux, d’un blond doux, sont légèrement crêpés et ont un œil de poudre ; un diadème, d’un prix fabuleux, les couronne admirablement ; deux perles, du plus bel orient, sont suspendues à ses oreilles, et un collier de rubis scintille à son cou ; ce cou de cygne est entouré d’une immense fraise en guipure mélangée dg fil d’or. Ainsi placé au centre de cet entonnoir de dentelle, le chef de la mère de Dieu semble le pistil d’une fleur étrange.

Le trait distinctif du visage de Marie réside dans l’extrême mobilité de ses yeux de verre, qu’un ressort caché fait circuler dans leurs orbites avec une rapidité vertigineuse. L’étranger s’effarouche un peu à première vue du mouvement perpétuel de ces yeux divins ; mais en entendant autour de lui la foule s’écrier : Que ojos lindos y que dulce mirar (quels jolis yeux et quel doux regard), il ne tarde pas à partager l’engouement général.

Au sortir de l’église, les porteurs des images se sont alignés dans le parvis dans l’ordre suivant : san Blas, sau Benito, san Cristoval, à gauche du portail central ; la Vierge et saint Joseph à droite. Tous attendent l’arrivée de l’Homme-Dieu, du Christ des tremblements de terre, qui tarde toujours un peu à paraître pour exciter la ferveur des fidèles. Ces dispositions sont réglées à l’avance par un programme religieux qui assigne aux porteurs des images, non-seulement la place hiérarchique qu’ils doivent occuper dans la procession, mais les évolutions diverses qu’ils doivent faire en sortant de la cathédrale et en y rentrant.

Bientôt une forme blanche se dessine dans la pénombre de la grande nef. Un frémissement religieux court dans la multitude. Les hommes ôtent leur feutre ou leur montera, et les femmes se signent dévotement. La Vierge, laissant là saint Joseph, son auguste époux, vient se placer devant les saints pour être la première à saluer, au sortir de l’église, le fils qu’elle aime d’un amour infini et dont le trépas ouvrit jadis dans son cœur sept plaies immortelles. Le Christ des tremblements apparaît enfin sous la voussure du portail : une clameur formidable retentit dans la place, les balcons des maisons tremblent sur leurs ais vermoulus, et les coiffures et les mouchoirs sont agités devant l’effigie vénérée.

L’Homo-Deus est attaché sur la croix infamante, devenue, par son supplice, un symbole de rédemption. En narrateur fidèle, nous nous croyons obligé de détailler minutieusement les traits de cette image, et si quelque expression irrévérencieuse se glissait à notre insu dans les phrases que nous sommes contraint d’employer, la faute en serait à la langue française, peu souple et peu malléable de son naturel, plutôt qu’à notre orthodoxie, qui, Dieu merci ! pourrait soutenir l’examen des conciles et défier la flamme des bûchers, si conciles et bûchers existaient encore.

Depuis que Charles-Quint expédia de Cadix, par une caravelle, l’icone vénérée, aucun pinceau profane n’a rafraîchi son coloris primitif. Le temps, la poussière, la double vapeur de l’encens et des cierges, et l’irrévérence des mouches ont changé ce coloris, qui put être brillant, en une teinte d’un roux violâtre. Le sang dont cette image est littéralement jaspée de la tête aux pieds, a pris en vieillissant la teinte du bitume, ce qui donne à l’épiderme du divin crucifié l’aspect d’une peau de panthère. Au point de vue de la statuaire, c’est un bloc de chêne à peine dégrossi, une forme sauvage et presque hideuse, qui rappelle à la fois l’idole indoue et l’écorché classique. Ce Christ, au lieu de la draperie traditionnelle enroulée et volante, porte un jupon en point d’Angleterre qu’un ruban attache à ses hanches et qui descend jusqu’à mi-jambes. Les épines de l’acacia triacanthos, qui forment sa couronne, sont simulées par un entrelacement de pierreries d’un prix fabuleux. Les clous qui le retiennent à la croix sont des émeraudes de Panama, longues de trois pouces, et les lèvres de la blessure qu’ouvrit dans son côté la lance de Longin, sont ourlées de rubis-balais plus gros que des pois chiches. La chevelure de ce Christ, que le vent soulève et fait onduler, est d’un noir mat et d’une longueur extraordinaire. Avant d’orner le chef du Rédempteur, elle embellit longtemps la tête d’une pécheresse que de folles orgies conduisirent prématurément au tombeau. Le père de cette Marie-Madeleine, un intendant de police que nous avons connu, mais que nous ne pouvons nommer, coupa lui-même les cheveux de sa fille morte et en fit don au chapitre de la cathédrale, tant pour racheter les fautes de la pauvre enfant et lui ouvrir les portes du séjour bienheureux, que pour remplacer l’ancienne chevelure du Christ des tremblements, que les vers, qui ne respectent rien, avaient ignominieusement rongée par places.

Ce Christ, dont la vue inspire un sentiment de répulsion et presque de terreur, se dresse sur un brancard d’argent porté par une trentaine de cholos sans souliers, aux cheveux en broussailles et aux habits en loques. Un grand nombre de torches de cire brûlent autour de lui ; des ressorts invisibles communiquent un tic nerveux à tous ses membres et les font trembler sans relâche ; il porte par métonymie le nom de Señor de los temblores, et protège les fidèles aux jours des tremblements de terre.

Son arrivée dans le parvis donne le signal du départ de la procession. Les porteurs des images défilent successivement. Toutes les cinq minutes, les hommes qui portent le brancard de la Vierge s’arrêtent et font volte face, pour que la sainte Mère puisse s’assurer par elle-même que son Fils bien-aimé ne l’abandonne pas. À la suite du Christ des tremblements de terre vient le dais du saint-sacrement, entouré des notabilités ecclésiastiques et des autorités civiles et militaires. Les quatre ordres de moines bleus, blancs, noirs, gris, font une double haie au cortége et ferment la marche. Une nuée de béguines, pareilles à des oiseaux de nuit, se pressent sur les pas des moines. Un flot de peuple roule à la suite des béguines, sur les talons desquelles il marche sans façon, au grand scandale de ces dernières, qui se retournent d’un air courroucé et interrompent leur psalmodie du Pange lingua gloriosi, pour traiter ceux de ces intrus qui les serrent de plus près, de fils de chien et de masque du diable.

Chaque fois que la procession longe les murs d’une demeure et passe à proximité d’un balcon, des corbeilles de fleurs de ñuccho effeuillées sont vidées sur le Seigneur des tremblements et couvrent ses épaules d’une pourpre sanglante. Les huyfallas, les dansantes, les cerfs et les chevreuils, qui étaient allés se rafraîchir dans les cabarets voisins, reparaissent et viennent gambader autour des litières sacrées, montrant le poing aux images et les interpellant ou les apostrophant avec de hideuses grimaces. À mesure que la procession s’avance dans l’intérieur de la ville, l’enthousiasme s’accroît et se propage dans les masses et réagit sur les esprits les plus indifférents. La vue de ce Christ, qui tremble comme au sortir d’une eau glacée, arrache aux assistants des vociférations au-dessus du diapason normal. Bientôt les voix enrouées expireraient dans les gorges, si l’eau-de-vie ne venait pas à propos en éclaircir le timbre et les ranimer. Parmi les Indiens des deux sexes qui s’arrachent mutuellement des mains le pot ou la bouteille, c’est à qui hurlera plus fort et plus longtemps en se montrant du doigt la pieuse effigie.

Bientôt, cette foule, hors d’état de maîtriser la frénésie religieuse et bachique dont elle est possédée, se rue comme un seul homme sur les porteurs de la litière du Christ, qui marchaient courbés sous leur fardeau. On les saisit à bras-le-corps, on s’accroche à leur chevelure, leurs chemises et leurs habits sont mis en lambeaux, chaque fidèle veut à son tour soutenir le brancard, ou seulement en toucher le bois, car le simple contact de ce bois sacré remet au pécheur dix ans de ses fautes. Mais les Indiens chargés de ce précieux fardeau, et qui ont sans doute beaucoup de fautes à expier, repoussent énergiquement l’aide de leurs camarades et ripostent aux attaques dont ils sont l’objet de leur part, par des soufflets, des coups de poing, des coups de pied et des morsures. L’affaire ne tarde pas à tourner au sérieux. L’engagement partiel se change en mêlée générale. Les horions convergent et divergent avec un entraînement furieux, au milieu des cris de douleur et des imprécations de rage des combattants.

Dans ce conflit, que les spectateurs indigènes, tant laïques que religieux, trouvent parfaitement de circonstance et qui n’abasourdit un peu que l’étranger, l’image du divin crucifié roule et tangue comme une nef sur l’Océan houleux et chancelle souvent avec son brancard, mais ne saurait tomber, accotée qu’elle est de toutes parts par un entassement de têtes et d’épaules humaines. Aussi dit-on de ce Seigneur des tremblements : « Mueve mucho nunca cae. (Il remue beaucoup mais ne tombe jamais). » Ainsi les hérésies ébranlent, sans la renverser, la pierre fondamentale du christianisme !

Pendant qu’Indiens et Cholos se disputent l’honneur de porter la litière, leurs femmes lancent à la face du Christ des poignées de fleurs de ñuccho qu’elles vont ramasser ensuite jusque sous les pieds des combattants, au risque de se faire écraser par eux. Ces fleurs de sauge, sanctifiées par le contact de l’Homme-Dieu et renfermées dans des sacs de papier, sont employées plus tard en infusion, et jouissent, au dire de ces ménagères, des propriétés sudorifiques de la bourrache et de sureau. La procession, retardée à chaque pas par des incidents de ce genre, met deux heures à traverser la grande place, à longer la rue de San Juan de Dios, la place de San Francisco et la rue du Marquis, trajet qu’un piéton marchant d’un pas ordinaire peut faire en dix minutes.

À six heures, les litières sacrées sont de retour dans le parvis. Les portes de la cathédrale, fermées pendant la marche de la procession, viennent de se rouvrir au son des cloches et aux détonations des camaretos. San Blas, san Benito, san Christoval et san José disparaissent dans les profondeurs de l’église, dont les portes se referment sur eux. La Vierge et le Christ restent face à face. Là, les porteurs des deux images exécutent une pantomime dont le sujet est une question de préséance entre la sainte Mère et son divin Fils : c’est à qui des deux cédera le pas à l’autre. Après bien des hésitations et des démonstrations, la Vierge se décide à passer la première. Arrivée sous le porche, et comme elle se retourne pour s’assurer que Christus suit ses pas, la porte de l’église, qui s’est ouverte pour lui livrer passage, se referme derrière elle et la sépare de son fils. La représentation du drame religieux doit se poursuivre jusqu’au bout. Après l’épitase et la catastase vient la catastrophe obligée.

Le Christ des tremblements est resté seul dans le parvis, entouré de dix mille Indiens qui l’interpellent dans l’idiome local. — Où vas-tu ? lui crie-t-on de tous côtés ; reste avec nous ; n’abandonne pas tes enfants ! Les porteurs de la litière impriment un mouvement de gauche à droite, et vice versa, à l’image, qui semble répondre aux fidèles par une négative. — Ingrat ! Dieu sans entrailles ! reprend la foule en pleurant à chaudes larmes ; tu vas donc nous quitter jusqu’à l’an prochain ? — L’image du Christ fait un signe affirmatif. — Eh bien, va-t’en ! hurle d’une seule voix l’immense cohue. La porte centrale s’est ouverte à demi. Les porteurs de l’image vont se glisser par l’entre-bâillure, mais la foule s’attache à eux et la grande porte est fermée de nouveau. Après quelques minutes de cette étrange lutte, cette même porte se rouvre à deux battants, et la litière du Christ, poussée par un flot furieux de têtes humaines, disparaît dans l’église. Le désespoir de la foule éclate alors en crescendo final ; les femmes jettent des cris aigus et tiraillent leur chevelure, les hommes hurlent et déchirent leurs vêtements ; les enfants effrayés par la douleur de leurs parents, piaillent d’une façon lamentable, et les chiens, renchérissant sur le tapage, aboient avec fureur.

Dix minutes après, cette douleur bruyante s’éteint dans un immense éclat de rire. Des feux ne tardent pas à s’allumer dans le parvis. La chicha et l’eau-de-vie coulent à longs flots ; les guitares s’accordent, les danses s’organisent, et quand l’aurore aux doigts de rose vient ouvrir les portes du ciel, elle trouve nos Indiens couchés ivres morts près des foyers éteints et des cruches vides La fête du Señor de los temblores est terminée.

Comme notre revue de Cuzco antique et de Cuzco moderne est terminée aussi, nous allons enfourcher la mule qu’un Indien, pris à location et à titre de guide, vient de harnacher pendant que le lecteur parcourait ces lignes, et, laissant derrière nous la vieille capitale des Incas, que nous ne verrons plus, nous allons tourner bride dans la direction du nord-est, franchir pour la dernière fois la chaîne des Andes, descendre ses versants orientaux, et pénétrer bientôt en pays inconnu.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225 et la note 2, 241, 257 et 273.