Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/24

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].


PÉROU.


HUITIÈME ÉTAPE.

DE TUNKINI À SARAYAGU.
Les plages de l’Apurimac. — Une boîte de sardines à l’huile. — Coup d’œil jeté en passant sur la rivière Tampu-Apurimac. — La mission de Santa-Rosa et ses néophytes. — Pseudo-chrétiens et voleurs véritables. — Qui traite de l’Apu-Paro et de la population bigarrée de ses rives. — De l’homme considéré comme accessoire animé du paysage. — Les trois habitations de Consaya. — Où le chef de la commission française, en voulant enfourcher une chimère ailée, reçut un coup de pied du fantastique animal. — Arrivée à Paruitcha. — Dissertation sur le passé et le présent des Indiens Chontaquiros.

L’endroit où nous venions d’aborder, offrait une plage spacieuse, jonchée de sable et de menus galets et figurant un arc dont la rivière formait la corde. Au fond de cette plage, bordée de taillis clair-semés et de grands roseaux, apparaissait un ourlet de collines, ici dénudées, là revêtues d’une maigre végétation. Derrière ces collines et les dominant de quelque cent mètres, s’étendait une rangée de cerros de couleur rougeâtre, tachetés par places d’espaces verdoyants. Une chaîne de montagnes, aux faîtes dentelés, doucement azurées par la distance, se montraient au-dessus des cerros et terminaient la perspective. Un calme profond régnait en ces lieux. Le vent s’était tu. Le soleil venait de disparaître derrière un amas de petits nuages que ses derniers rayons frangeaient de cinabre et de feu. La rivière Apurimac divisée en trois bras[3], coupait inégalement la plage que nous achevons de décrire, et ses eaux d’un vert d’émeraude, qu’aucun vent ne ridait, venaient, dans un calme superbe, se mêler aux ondes troubles et jaunâtres du Quillabamba-Santa-Ana.

Je me fusse arrêté longtemps devant ce tableau, si le chef de la commission péruvienne qu’il n’intéressait que médiocrement, ne m’eût demandé tout à coup et d’un air perplexe, ce que je comptais manger à souper, aucune espèce de provisions ne se trouvant dans la pirogue. Non-seulement je pus répondre à sa question et le tirer d’embarras, mais même m’acquitter honorablement envers lui. Pour cela, il me suffit d’ouvrir un caisson-havre-sac qu’au début du voyage je portais sur mon dos, à l’aide de bretelles. Dans ce caisson était enfouie sous des croquis de plantes et des réflexions manuscrites, certaine boîte de sardines à l’huile que le lecteur a sans doute oubliée, mais dont je m’étais toujours souvenu. Cette boîte qui depuis notre départ d’Écharati avait supporté bien des chocs, subi bien des averses, échappé à bien des naufrages, fut retirée, un peu oxydée il est vrai, de l’endroit où je la tenais, mais gardant fidèlement, malgré cet oxyde, le dépôt que le fabricant de conserves alimentaires lui avait confié. À l’aide d’un couteau et d’une pierre, j’enlevai son couvercle et remis à chacun de nous, y compris le mozo Anaya, compagnon du cholo Antonio, une part du poisson qu’elle contenait. Comme nous étions quatre pour manger cinquante sardines, c’était juste douze et demie qui revenaient à chaque individu. Un morceau de pain eût été nécessaire pour accompagner ce mets irritant, mais nous y suppléâmes en buvant une gorgée d’huile. Les Chontaquiros qui avaient énergiquement refusé de goûter à ce qu’ils appelaient du poisson pourri, soupèrent d’air et de rosée et réclamèrent seulement par l’organe de l’interprète, la boîte de fer-blanc que nous leur abandonnâmes après l’avoir vidée. Cet objet qu’ils lavèrent et fourbirent pour lui enlever son odeur, fut conservé par eux comme un échantillon de l’industrie européenne.

Nos sardines mangées, nous nous couchâmes sur les pierres, faute d’herbe ou de roseaux pour fabriquer des matelas. Nos rameurs qui avaient jugé convenable de ne pas souper, trouvèrent opportun de ne pas dormir et passèrent la nuit à chuchoter entre eux. Malgré le dédain qu’ils affectaient à l’égard des Antis et leur ton railleur en parlant de ces indigènes, je crus comprendre qu’ils n’étaient pas très-rassurés de se trouver de nuit, sans armes et en petit nombre, à l’embouchure de l’Apurimac dont les deux rives, dans l’intérieur, sont habitées par des Indiens Antis. De temps en temps, je les voyais se soulever sur un coude, interroger de l’œil les noires profondeurs de la rivière et échanger quelques mots à voix basse. Peut-être craignaient-ils une surprise de l’ennemi ; car si les Antis riverains du Quillabamba-Santa-Ana vivent en d’assez bons termes avec les Chontaquiros, et se laissent au besoin rançonner par eux, leurs frères de l’intérieur ne se montrent pas d’aussi bonne composition et tiennent à distance respectueuse leurs turbulents voisins.

L’inquiétude de nos rameurs s’évanouit avec l’obscurité. Quand parut le jour, nous voguions au large. En se retrouvant au milieu de l’Apu-Paro, c’est le nom que prend notre rivière après sa jonction avec l’Apurimac ou Tambo (Tampu), la verve des Chontaquiros, contenue par la peur, fit explosion ; tous se mirent à babiller, de concert avec les singes et les oiseaux qui s’éveillaient sur les deux rives.

Tout en suivant le cours de l’Apu-Paro, formé, comme nous venons de le dire, par la réunion des rivières Apurimac et Quillabamba-Santa-Ana, jetons un coup d’œil, non sur cette dernière que nous avons vue sortir, à Aguas-Calientes, du Huilcacocha ou lac de Huilca, mais sur sa voisine, dont nous n’avons rien dit encore, bien que les géographes s’en occupent depuis longtemps et que sa noblesse historique fût déjà reconnue au temps des Incas.

Le lac de Vilafro d’où sort l’Apurimac, est situé par 16° 55’’ de latitude australe, entre les sierras de Cailloma, de Velille et de Condoroma, ramifications de la chaîne des Andes occidentales. La longueur de ce lac est d’environ deux lieues, sa largeur d’une lieue et demie et sa profondeur variable entre trois et sept brasses.

De la vasque fracturée de ce bassin, dans la partie de l’est, s’échappe un ruisseau qui s’épand sans bruit à travers la plaine et, grossi à huit lieues de là par les eaux du torrent Parihuana, prend le nom de rivière de Ghita, sous lequel il longe les provinces de Canas et de Chumbihuilcas, se dirigeant au nord en ligne presque droite.

Après un trajet de vingt-trois lieues durant lequel il a reçu neuf ruisseaux par la gauche et onze par la droite, il passe brusquement du nord à l’ouest, prend le nom d’Apurimac en quittant la province de Quispicanchi pour entrer dans celle de Paruro, puis rectifiant insensiblement son cours, il traverse les provinces d’Antas et d’Abancay et coupe, dans l’aire du nord-est, la chaîne des Andes centrales. Là, profondément encaissé entre de hautes montagnes, il parcourt des solitudes inaccessibles où, pendant vingt-cinq ou trente lieues, on le perd de vue. Il reparaît à gauche des vallées de Santa-Ana et de Huarancalqui, se dirigeant toujours au nord-nord-est. — Grossi tour à tour par les eaux du Pachachaca, du Pampas ou Cocharcas, du Xauja ou Mantaro, descendus des hauteurs d’Abancay, d’Ayacucho, de Huanta, de Huancavelica et de Pasco, il traverse la région du Pajonal, reçoit par la gauche les deux rivières jointes en un seul cours, de Pangoa et de Chanchamayo (Ene y Perene), et désormais stationnaire dans la direction du nord-nord-est quart nord, il opère sa jonction avec le Quillabamba-Santa-Ana, par 10° 75’’ de latitude.

Pendant longtemps, il fut de mode parmi les géographes de considérer le Tunguragua on Marañon, issu du lac de Lauricocha, dans la Cordillère de Bombon, comme le tronc de l’Amazone[4]. Puis, cette opinion fut abandonnée et les cartologues revendiquèrent pour la rivière Ucayali, continuation de l’Apu-Paro, l’honneur de cette paternité. Seulement, comme ils n’étaient pas bien d’accord sur la naissance de l’Ucayali lui-même, que les uns assuraient être notre Quillabamba-Santa-Ana, et les autres l’Apurimac, on ne sut trop d’abord à laquelle des deux rivières on devait rattacher l’Amazone. Le temps finit par éclaircir tous les doutes à cet égard. Aujourd’hui l’Apurimac ou Tampu est définitivement reconnu pour le tronc véritable et le père du roi des fleuves. À ceux qui demanderaient la raison de cette préférence, nous répondrons que le cours de l’Apurimac est plus long de vingt-cinq lieues que celui du Quillabamba-Santa-Ana, et qu’il est navigable, ainsi que certains de ses affluents, mais seulement pour des pirogues, sous des latitudes où le Quillabamba-Santa-Ana n’est encore qu’un ruisseau-torrent encombré de pierres.

Embouchure de la rivière Apurimac.

Les rives de l’Apurimac et celles de la plupart de ses affluents dans la région du Pajonal, furent explorées de bonne heure par des moines et des jésuites, qui avaient réuni dans les missions du Cerro de la Sal, de Jésus-Maria, de San Tadeo de los Autos, etc., etc., comprenant une soixantaine de villages, quelques milliers de catéchumènes de la nation Antis, divisée, comme nous l’avons dit, en une douzaine de tribus. Pendant une période d’un siècle et demi (cent cinquante-cinq ans) ces religieux animés d’un saint zèle, catéchisèrent aux dépens de leur vie, les hordes barbares de la région du Pajonal, aujourd’hui éteintes ainsi que les missions et les villages qu’on avait fondés à leur intention. Les bibliothèques des couvents du Pérou abondent en relations imprimées et manuscrites qui traitent au long de ces prédications et de ces massacres. En 1635, le moine Ximenez inscrit son nom en tête de ce martyrologe que ferme en 1790 le père Mateo Menendez[5].

Source de la rivière Apurimac.

Pour compléter cette notice sur l’Apurimac nous voudrions pouvoir annoncer aux statisticiens qui voient l’avenir de l’humanité dans les débouchés commerciaux des peuples, que cette rivière dont ils se préoccupent depuis longtemps est une voie tracée par la nature pour faire communiquer la frontière du Brésil avec l’intérieur du Pérou. Mais cette théorie de cabinet, prônée par certains traités de géographie, est irréalisable dans la pratique à cause de la profondeur variable de l’Apu-Paro, des rapides, des écueils, des bas-fonds et des dépôts alluvionnaires dont il est littéralement semé ; à moins que les volcans voisins faisant l’office de pionniers, ne viennent en aide au commerce et à l’industrie, et par des commotions et des déchirements, ne dégagent, déblayent, élargissent et creusent cette grande voie pour la mettre en état d’être parcourue, l’imagination recule devant les travaux préparatoires qu’il faudrait entreprendre avant d’arriver à constater son utilité[6].

Disons donc un adieu définitif à l’Apurimac et, satisfaits d’avoir correctement levé son cours, ne nous occupons pas plus longtemps des prétendus services qu’il est appelé à rendre dans l’avenir, aux négociants en quinquina et en salsepareille.

Durant toute la matinée, nous naviguâmes au milieu d’un véritable archipel formé par des amas de sable et de cailloux qui divisaient en une multitude de canaux, la rivière fort large à cet endroit, mais sans profondeur. Plusieurs fois il nous arriva de nous mettre à l’eau pour alléger notre pirogue dont la coque froissait avec un bruit rauque les cailloux du fond ; d’énormes troncs d’arbres, tombés de l’une ou l’autre rive, étaient venus, poussés par le courant, s’échouer à l’entrée des canaux et en rendaient la navigation sinon périlleuse, du moins très-fatigante.

À midi nous dépassions le dernier îlot pierreux de cet archipel, auquel succédait une île boisée dont l’extrémité s’allait perdre derrière une courbe de la rivière. Un soleil de feu dardait ses rayons sur nos têtes. L’Apu-Paro semblait rouler des flots d’argent liquide et nos yeux éblouis cherchaient sur sa surface lumineuse, le sillage, hélas ! effacé, des pirogues de nos compagnons. À l’inquiétude de n’avoir découvert encore aucune de leurs traces, se joignaient les sollicitations de plus en plus pressantes de notre estomac, leurré plutôt que satisfait par les sardines de la veille, et demandant de ce ton brutal qui n’appartient qu’à lui, une nourriture solide.

Comme nous approchions de l’île boisée que nos Chotaquiros appelaient Sauta-Rosa, d’effroyables cris retentirent dans les fourrés. Une douzaine d’indigènes qui guettaient apparemment notre arrivée, à en juger par la satisfaction que témoignèrent nos rameurs en les apercevant, se jetèrent dans une pirogue qui vola sous l’effort de leurs rames et vinrent nous prendre à la remorque. En quelques minutes, nous eûmes atteint la partie de l’île où nos compagnons avaient trouvé depuis la veille, bon souper, bon gîte et nombre de gens avides de couteaux et hameçons.

L’accueil que nous fit la population de cette île qui comptait soixante et une personnes y compris les femmes et les enfants, fut aussi empressé que celui du comte de la Blanche-Épine fut superbement dédaigneux. À peine ce noble monsieur nous eut-il aperçus qu’il pivota sur ses talons et nous tourna le dos, comme si nous eussions apporté quelque épidémie. De sa façon d’agir, j’augurai que notre absence prolongée avait dû l’intriguer, puis l’inquiéter, et qu’il en avait tiré la conclusion logique que nous ne nous étions arrêtés en chemin que pour machiner un complot ténébreux contre sa personne. Des insinuations vagues de l’aide-naturaliste faisant fonctions de secrétaire, nous confirmèrent dans notre opinion.

L’idée que le chef de la commission française avait pu nous prendre pour des conspirateurs, aiguisant dans l’ombre leurs couteaux de pacotille à défaut du poignard classique, ne nous empêcha pas de fêter le poisson bouilli à l’eau et sans sel ni poivre, qu’on nous servit avec quelques racines. Chacun plongeant la main dans le brûlant liquide, au risque d’y laisser un gant de sa peau, se récupéra d’un long jeûne. Quand de l’aliment qu’avait contenu la marmite, il ne resta plus que des arêtes de nageoires et quelques œils de graisse perlant sur une eau trouble, nous nous levâmes et, d’un signe de tête, nous remerciâmes nos hôtes de cet échantillon de leur cuisine. Le capitaine et le lieutenant allèrent digérer à l’ombre pendant que j’explorais le domaine inconnu où le hasard venait de nous conduire.

L’île qu’à distance nous avions cru d’une certaine étendue, cachée à moitié qu’elle était par une courbe de la rivière, n’avait en réalité que dix-huit cents pas de longueur sur cinq cents de largeur. Son sol, presque au niveau de l’eau dans la partie du sud, présentait à l’extrémité nord un renflement élevé de quatre ou cinq mètres, du haut duquel on découvrait tous les environs. Une partie de la végétation avait été détruite par la hache et le feu ; des squelettes d’arbres encore pourvus de leurs branchages charbonnés gisaient à terre, se détachant en noir sur des amas de cendres grises. La végétation restée debout offrait un spécimen à celle disparue ; elle se composait de bambous, de cécropias, de gynerium, de buissons d’une solanée épineuse et de borraginées traçantes. Au bord de l’eau dans laquelle leurs racines étaient submergées, croissaient pèle-mêle des œnothères, des alismacées et trois ou quatre variétés de balisiers.

Gynerium saccharoïdes.

Sur la face de l’île tournée au couchant s’élevaient sept ajoupas inégalement espacés, grossièrement construits et couverts en roseaux. Quelques plants de bananiers et de yuccas (manioc) dressaient leurs tiges vertes au-dessus des centres du défrichement qui paraissait remonter à trois mois et témoignait chez les colons de Santa-Rosa des intentions agricoles et pacifiques.

De question en question, nous en vînmes à savoir que ce coin de terre défriché et ces sept cahutes était le plan d’une mission projetée par les Chontaquiros, pour y installer tôt ou tard un chef de la prière qu’ils se proposaient d’aller demander à Sarayacu, préfecture apostolique du département de l’Amazone.

En écoutant ces détails, nous nous rappelâmes l’histoire du P. Bruno, assassiné, au dire des Antis, par Jeronimo le sonneur de cloches, et nous craignîmes pour le sort du futur missionnaire un sort semblable à celui de son prédécesseur. Peut-être le chrétien relaps avait-il été chargé par ses compagnons d’organiser un second massacre, et parmi ceux qui nous entouraient se trouvaient les complices qui l’avaient aidé dans la perpétration de son premier crime

Toutefois, comme ces suppositions étaient sans fondement[7], que l’accusation portée par les Antis pouvait être une de ces calomnies devant lesquelles ne reculent ni les nations ni les individus quand il s’agit de satisfaire un besoin de haine, nous oubliâmes momentanément le récit faux ou vrai qu’on nous avait fait à Bitiricaya pour écouter les explications que nous donnaient avec une parfaite bonhomie les Chontaquiros de Santa-Rosa.

Tous connaissaient la grande rivière pour l’avoir remontée et descendue cent fois depuis les rapides de Tunkini jusqu’à sa confluence avec le Marañon. Certains d’entre eux avaient poussé leurs explorations jusqu’aux possessions brésiliennes[8], et avaient rapporté de ces voyages de long cours des vocables de la langue de Camoëns qu’ils estropiaient rudement ; d’autres avaient appris dans leurs relations avec les chrétiens des missions, quelques mots de quechua et d’espagnol dont ils faisaient une application plus ou moins heureuse.

En outre, au nom barbare et dissonant qu’ils tenaient de leurs pères, la plupart avaient substitué le nom d’un saint du calendrier espagnol. Parmi les hommes, il se trouvait des Pedro, des Juan, des José, des Antonio ; parmi les femmes, des Maria, des Pancha, des Juana, des Mariquita. Les uns et les autres affirmaient avoir reçu autrefois ces noms au baptême et en souvenir de cette pratique chrétienne, ne manquaient pas, nous dirent-ils, d’ondoyer les enfants qui leur naissaient. Aux questions que nous adressâmes aux mères sur la façon dont elles s’y prenaient pour purifier le nouveau-né de sa souillure originelle, elles nous répondirent qu’elles le saisissaient par le talon et comme Thétis ondoyant dans le Styx son fils Achille, le plongeaient à plusieurs reprises dans la rivière Apu-Paro. Comme nous les regardions d’un air ébahi, elles ajoutèrent, par l’organe de l’interprète, que si quelques gouttes d’eau jetées sur le front d’un enfant avaient le pouvoir de le régénérer, un bain complet devait le régénérer mieux encore. À ce raisonnement maternel et sauvage, nous ne sûmes trop que répondre.

Ces futurs néophytes se proposaient, une fois leurs huttes construites, — celles que nous avions sous les yeux n’étaient que provisoires, — d’édifier une église dans le genre de celles des missions de Belen, de Sarayacu ou de Tierra-Blanca, humbles chaumes tournés vers le soleil levant. L’église terminée, ils comptaient aller à la recherche d’un pasteur, et quand ils l’auraient trouvé, l’amener en triomphe à la mission nouvelle. Les plants de bananiers et de manioc que nous voyions sortir de terre devaient assurer le pain du saint homme. Quant au poisson, au gibier, aux tortues[9], sa table en serait abondamment pourvue chaque jour.

Ces derniers détails furent donnés à notre cholo Antonio, par un Chontaquiro de la troupe, homme entre deux âges, court et replet, affublé d’un sac que l’embonpoint faisait brider sur ses épaules, coiffé d’un capuchon à franges et dont le visage était balafré de deux rangées de grecques noires, qui partant des tempes et s’arrêtant aux commissures des lèvres, lui faisaient comme une paire de favoris. Tout en écrivant ces renseignements sous la dictée de l’interprète, nous songions à l’avenir heureux que se préparaient les Chontaquiros, aux bons sentiments qu’ils manifestaient à l’envi, et nous en étions édifiés.

La grâce avait enfin touché ces cœurs de pierre, amolli ces âmes barbares et fait un peuple de frères et de chrétiens de ces tigres à face humaine. La graine évangélique semée autrefois par les missionnaires chez les aïeux de ces Chontaquiros, cette graine qu’on avait crue desséchée ou dévorée par les oiseaux du ciel, allait donc germer, fleurir et fructifier chez les petits-fils de ces indigènes. Comment ne pas saluer de nos vœux cette aube régénératrice, comment ne pas sourire à l’avenir qu’elle illuminait, comment enfin ne pas dormir sur les deux oreilles au milieu de ces vertueux néophytes ! Nous nous couchâmes honteux et confus comme le corbeau de la fable, des soupçons outrageants que nous avions pu concevoir sur eux.

Époux chontaquiros.

Le lendemain en ouvrant les yeux, le chef de la commission péruvienne constata la disparition d’une ceinture de soie rouge, qu’il se rappelait parfaitement avoir suspendue la veille au-dessus de sa tête, et qu’on avait dû lui dérober pendant son sommeil. La perte de cet objet qui remplaçait avantageusement ses bretelles en caoutchouc, restées avec notre malheureux aumônier dans les eaux de Sintulini, cette perte l’affectait d’autant plus, qu’il ne pouvait désormais faire un pas, sans tenir à deux mains ses inexpressibles.

Presque en même temps que le capitaine de frégate nous dénonçait le vol de sa ceinture, l’Alferez constatait la soustraction de son mouchoir de cotonnade à carreaux et moi celle d’une paires de sacoches que j’avais savonnées dans les eaux de l’Apu-Paro et étendues pour les sécher sur le chaume de la toiture. Par prudence, nous nous tûmes sur les larcins dont nous avions été victimes. Réclamer ces objets eût été superflu ; se plaindre de leur soustraction eût été d’une haute imprudence. Nous n’étions pas en nombre, et la qualification de filous donnée à nos hôtes eût pu nous valoir une flèche au travers du corps ou sur la tête quelque coup de macana, cet assommoir d’Hercule en bois de palmier, dont les sauvages se servent volontiers contre leurs ennemis.

Au moment du départ, Jeronimo et ses acolytes qui, d’après l’engagement pris par eux à Bitiricaya, devaient nous conduire jusqu’au territoire des Conibos, manquèrent à l’appel. Nous fîmes plusieurs fois le tour de l’île, nous battîmes tous les buissons, nous fouillâmes l’une après l’autre les sept cahutes de la plage, nous allâmes jusqu’à soulever le couvercle des marmites et des grandes jarres, dans l’idée qu’à l’exemple des quarante voleurs d’Ali-Baba, nos déserteurs pourraient s’être cachés dedans. Nos hôtes nous aidèrent dans ces recherches, criant à pleins poumons et appelant Jeronimo d’un air de bonne foi dont nous fûmes dupes. Jeronimo et ses compagnons ne parurent plus. Comme nous renoncions à trouver quelque indice qui pût nous renseigner sur leur mode d’évasion, le chef de la commission péruvienne dont l’œil unique était doué d’une grande portée, aperçut sur la rive gauche de l’Apu-Paro, dans une anse pleine d’ombre, une pirogue amarrée à la berge. Ce simple fait nous parut assez concluant pour que nous ne cherchassions plus comment et par où nos rameurs avaient pu s’enfuir.

À l’aide de nouveaux couteaux, nous nous procurâmes sans peine de nouveaux rameurs. Nous les choisîmes à dessein parmi les plus âgés des Chontaquiros de Santa-Rosa qui baragouinaient quelques mots de quechua, d’espagnol et de portugais. Un vieillard de la troupe au visage tatoué d’étoiles bleues et dont les poignets étaient cercles de bracelets bordés de dents de singe, nous céda pour un couteau, dix hameçons et un mouchoir de cotonnade orange, une pirogue d’occasion fendue sur le côté, mais convenablement calfatée avec un brai local, composé de cire vierge, de résine, de copal et de noir de fumée.

En nous voyant prêts à partir, hommes et femmes se rapprochèrent subitement de nous, et sous prétexte de nous faire leurs adieux, s’accrochèrent d’un air si singulier à nos ballots, que la peur nous prit et que nous ralliâmes lestement nos pirogues en donnant l’ordre à nos nouveaux rameurs de prendre le large. Les indigènes restés sur la plage, nous saluèrent alors de cris d’adieu qui ressemblaient à des huées. Quelques qualifications peu flatteuses, que les interprètes nous traduisirent, arrivèrent à notre oreille. Quant à nos rameurs, ils riaient sous cape des insultes que nous adressaient à distance leurs compagnons. Ainsi se terminèrent nos relations avec les futurs néophytes de la mission de Santa-Rosa, qui, malgré les bons sentiments dont ils se piquaient, n’étaient que des drôles grossiers et d’adroits voleurs à la tire.

Rien de particulier ne signala les premières heures de navigation avec nos recrues. J’eus plus de temps qu’il n’en fallait pour relever une à une les courbes multiples de la rivière et prendre note des singularités qu’elle pouvait offrir. Aux amas de pierres qui l’encombraient en deçà de la gorge de Tunkini, avaient succédé, comme on sait, des bancs de sable et de galets, puis des îlots arides, remplacés plus loin par d’autres îlots couverts de joncs, de roseaux, d’œnothères et d’alismacées. Maintenant c’était le tour des grandes îles dont le sol formé d’un compost d’ocre, de sable et de cailloux, engraissé par le détritus de la végétation et le limon fertilisant des eaux à chaque crue de la rivière, nourrissait avec de grands buissons de rhexias, de bignones, de mélastomes, des ingas à la pulpe cotonneuse, des cécropias ; des cédrèles, et des bombax aux feuilles trilobées. Ces îles clairsemées, avec leur sol presque au niveau de l’eau et leur végétation composée de masses de feuillage dont on n’apercevait ni le tronc ni les branches, ressemblaient de loin à de grosses bottes de verdure coupées et trempant dans la rivière.

Certaines d’entre elles offraient quelques espaces sablonneux où grouillait et s’agitait une étrange population d’ophidiens, de sauriens, de quadrupèdes amphibies. Ici des loutres pêchaient gravement assises sur leur train de derrière. Là des couleuvres s’enlaçaient aux branches d’un arbre sec tombé sur la plage. Plus loin, des caïmans symétriquement alignés, recevaient d’à plomb sur leur rugueuse armure, les rayons d’un soleil en état de cuire des œufs. Autour de ces gigantesques lézards, allaient et venaient, avec la plus complète insouciance, des spatules à la livrée mi-partie grise et noire, de blanches aigrettes, des hérons bruns et de splendides phénicoptères habillés de pourpre. Ces échassiers, ornement animé du paysage, formaient par la ténuité de leurs jambes, la finesse de leur cou et la sveltesse de leurs contours, un contraste bizarre et charmant avec les lourds pans de verdure qui voilaient les deux rives. Le célèbre Gœthe, curieux de juger au point de vue plastique de quelle façon la forme et la couleur humaine se détachaient sur le vert du paysage, pria, dit-on, un beau jeune homme de ses amis appelé Frédéric, de se promener nu devant lui, au seuil d’une forêt. J’ignore quel enseignement l’auteur de Mignon retira de cette étude ; mais comme il m’a été donné de voir maintes fois des silhouettes d’hommes blancs, noirs, jaunes, rouges, se dessiner sur le rideau mouvant de la végétation, je n’hésite pas à déclarer ici que le beau Frédéric, cet ami de Gœthe, devait être comme combinaison plastique et effet de couleur, fort au-dessous d’une aigrette blanche on d’un flamant rose. L’homme est de tous les animaux que nous pouvons connaître, celui dont la forme et l’habitus s’harmonisent le moins avec la nature inanimée. Les angles saillants de sa charpente, qu’on nous passe cette figure, s’emboîtent mal avec les angles rentrants d’un paysage. On sent que le portrait n’est placé ni dans le jour ni dans le cadre qui lui conviennent et peuvent le faire valoir. Je sais bien que les partisans de la simple nature et les amateurs de paysages grecs prétendront le contraire, et je regrette à cause d’eux de ne pouvoir développer convenablement mon syllogisme, qui, réduit au seul énoncé de la proposition majeure, peut sembler obscur ou paradoxal ; mais le temps me talonne et quelque obligeant lecteur se chargera d’argumenter et de conclure en mon lieu et place.

Partis à dix heures du matin de Santa-Rosa, nous arrivons au coucher du soleil à Consaya. Trois gracieuses habitations de Chontaquiros édifiées côte a côte et reproduisant l’élégant hangar de Sipa, s’élevaient sur un talus de la rive gauche. Six familles y vivaient en commun.

Habitations d’Indiens Chantaquiros, à Consaya.

Une réfection copieuse nous fut offerte par les naturels de la localité en échange d’hameçons de formats divers. Pendant la soirée, un colloque animé s’établit entre nos rameurs et les gens de Consaya. Aux regards que ceux-ci jetaient sur nos ballots, nous devinâmes sans peine le sujet de la conversation. Comme nous n’en pouvions prévoir l’issue, nous fîmes bonne garde autour de nos effets et grâce à ce redoublement de vigilance, le lendemain en nous levant, nous n’eûmes à constater aucune soustraction.

Au moment de prendre le large, quelques-uns de nos hôtes se jetèrent dans une pirogue, et témoignèrent le désir de faire avec nous un bout de chemin. Le comte de la Blanche-Épine qui crut voir dans la manifestation de ces indigènes un besoin naturel d’honorer sa personne et de lui rendre hommage, leur sourit si agréablement que les Chontaquiros encouragés par cet accueil, attachèrent leur embarcation à la sienne et naviguèrent de conserve avec lui. Pendant un moment le noble monsieur put se comparer à Bacchus, fils de Sémélé, traînant à sa suite les peuples indiens qu’il avait pacifiquement conquis. Toutefois son erreur fut de courte durée. À une lieue deConsaya, les Chontaquiros qui n’avaient d’autre but en nous accompagnant, ainsi qu’ils le dirent aux interprètes, que d’essayer devant nous si les hameçons de fer que nous leur avions donnés étaient moins connus des poissons que les hameçons d’os dont ils se servaient d’habitude, les Chontaquiros débarquèrent sur une plage, déroulèrent leurs lignes pourvues d’une bouée de bois poreux en guise de liége et se préparèrent à pêcher. Le comte de la Blanche-Épine désagréablement impressionné par cette halte intempestive de son escorte, — l’escorte, on s’en souvient, était la pierre d’achoppement contre laquelle il se heurtait toujours, — fit signe à ses rameurs de passer outre ; mais ceux-ci au lieu d’obéir, rapprochèrent du bord la pirogue de leur hautain patron et débarquant l’un après l’autre, l’abandonnèrent pour aller pêcher avec leurs amis. En voyant son autorité méconnue, le chef de la commission française poussa un rugissement sourd et parut prêt à se ronger les poings, puis il se ravisa et se mit à polir ses ongles.

Bientôt tous nos rameurs entraînés par l’exemple, débarquèrent pour prendre part au plaisir de leurs compagnons. De notre côté, nous ennuyant de garder les pirogues, nous sautâmes en terre et assistâmes en qualité de spectateurs à la pêche des Chonlaquiros. La journée fut à peu près perdue pour le voyage ; mais nous nous en consolâmes en mangeant d’excellent poisson. Seul le comte de la Blanche-Épine refusa d’y goûter et fut inconsolable.

À quatre heures nous prenions congé des naturels de Consaya et quittions accompagnés de nos seuls rameurs la plage où nous avions passé une partie du jour. Nous voguâmes jusqu’à sept heures, puis nous nous arrêtâmes à la pointe d’une île où le sable et les pierres remplaçaient la végétation. Au loin devant nous, brillait dans la brume un feu d’Indiens Conibos que nos Chontaquiros se montraient du doigt en riant.

Nos relations avec ces derniers cessèrent le lendemain dans la journée en atteignant Paruitcha, où commence le territoire des Conibos. Nous reçûmes dans l’habitation de ce nom une franche hospitalité, qui s’étendit à nos rameurs, malgré certaine antipathie qui existe entre les deux nations. Les Chontaquiros qui ne se sentaient pas à l’aise chez leurs voisins, n’y passèrent que quelques heures et nous quittèrent pour retourner à Santa-Rosa. Avant de partir, ils ne manquèrent pas de grappiller dans nos embarcations dont ils connaissaient toutes les cachettes, des bagatelles à notre usage journalier. Pendant que les plus habiles prestidigitateurs de la troupe opéraient ces escamotages, leurs compagnons nous entouraient et captivaient notre attention par des détails intéressants sur la partie du voyage qui nous restait à faire pour atteindre Sarayacu.

Habitation d’indiens Conibos, à Paruitcha.

Avant de faire marché avec les Conibos qui doivent nous accompagner jusqu’à la mission centrale des plaines du Sacrement, jetons un coup d’œil en arrière sur les Chontaquiros que, pendant dix jours, nous avons eus pour compagnons de route.

Aspect des plaines du Sacrement.

Recommencer à propos de ces indigènes la dissertation que nous avons faite sur leurs voisins du sud, serait abuser de la patience du lecteur et tomber dans des redites monotones. La seule comparaison du type chontaquiro avec celui des Antis-Quechuas, doit suffire, nous le croyons du moins, pour établir la communauté d’origine de ces Indiens et les faire reconnaître à première vue pour des rejets du même tronc, des membres de la même famille.

Sous les noms de Chichirenis, Piros y Simirinchis[10], la nation des Chontaquiros occupait au seizième siècle, les deux rives du Xauja ou Mantaro[11] dans sa partie intérieure, et par l’Apurimac dont ce cours d’eau est un des principaux tributaires, étendait ses explorations jusqu’au delà de la rivière Apu-Paro. Le parcours journalier d’un territoire occupé par les nombreuses divisions de la nation Antis, et cela quand une simple reconnaissance poussée au delà de la limite de deux pays, entraîne presque toujours une déclaration de guerre entre deux nations d’origine distincte, ce parcours effectué par les Chontaquiros et cette faculté qu’ils avaient d’aller et de venir chez leurs voisins, sans leur porter ombrage et sans être inquiétés par eux, prouvent déjà, jusqu’à un certain point, que des liens naturels, affaiblis peut-être mais qui n’en étaient pas moins réels, existaient entre les deux nations. À cette preuve joignons la ressemblance de leur type dont nous avons parlé en commençant ; ajoutons-y celle du vêtement, des us et des coutumes dont nous n’avons rien dit encore, et, pour conclure, rappelons qu’un grand nombre de relations imprimées ou manuscrites des missionnaires du dix-septième siècle, désignent collectivement par le nom d’Antis, Simirinchis y Piros, toutes les tribus indigènes qui habitaient à cette époque la région du Pajonal.

Types d’Indiens Chontaquiros.

Maintenant, à quelle cause faut-il attribuer la différence d’idiome qui caractérise aujourd’hui ces deux nations ? Est-ce à l’humeur aventureuse des Piros-Chontaquiros qui les poussa de bonne heure, par la voie de l’Apurimac et de l’Apu-Paro, chez les peuplades de l’Ucayali et du Tunguragua ou Haut-Marañon ? À quelle époque remonteraient alors ces premiers déplacements et combien de temps faut-il pour corrompre et dénaturer au contact d’autres idiomes les radicales et les vocables de l’idiome transandéen ? Dans l’état actuel de nos connaissances en ce qui touche aux nations précitées, il est difficile, sinon impossible, d’élucider complétement cette question. Toutefois, comme un ethnologue curieux ou un philologue patient pourrait avoir l’idée de s’essayer sur ce sujet ardu, nous avons réuni, à son intention, quelques mots de l’idiome chontaquiro, qui mis en regard des mots antis et quechuas que nous avons donnés, et de ceux appartenant à d’autres idiomes que nous donnerons plus tard, pourront, par la comparaison, jeter quelques lueurs sur le passé de ces populations nomades.


IDIOME CHONTAQUIRO.
Dieu, Dios[12]. feuille, timecsiri.
diable, mapuinchi. pierre, suctali.
ciel, itahuaer. sable, saté.
soleil, intiti. charbon, chichimè.
lune, cachiri. fumée, chichipia.
étoile, siri. cendre, chichipasè.
jour, tiajujuni. maison, panchi.
nuit, illachinu. pirogue, canoa
air, tampi. radeau, gipalo.
pluie, ina. coton, gojapujé
aube, quitaïchiti. sucre, pochoacsiri.
crépuscule, chupiniti. cacao, turampi.
eau, uné. cannelle, pitacsi.
feu, chichi. rocou, apisiri.
froid, cachiererenatoca- genipahua, iso.
na. manioc, timeca.
homme, geji. maïs, siti.
femme, sichuné. tabac, nictiti.
mari, naniri. fil, huapocsa.
enfant, tiri. aiguille, sapui.
tête, huejijua. épine, neti.
cheveu, huijihuesa. hameçon, yurimaiji.
visage, huegasi. arc, casiritua.
front, huijiruta. flèche, casiri.
sourcil, huesac. sac (vête-,
œil, huijarsajé. ment), usti.
nez, huisiri. collier, pectari.
bouche, huespè. bracelet, ririni.
langue, guenè. grelot, tasacji.
dent, huisè. miroir, nisaïti.
oreille, huijepè. amadou, ictépapé.
cou, quisitiachi. pot, imaté.
poitrine, huista. assiette, otapi.
épaule huitisi. couteau, chiqueti.
bras, huecano. corbeille, puraji.
main, huamianuta. corde, tumuti.
doigt, huimojè. plume, malluri.
ventre, huesati. danse, culla.
nombril, huipuro. tapir, sicma.
jambe, huisipa. ours, saji.
mollet, huipuricsi. serpent, amuini.
pied, huisiqui. cochon (pé-
os, ijapui. cari), illavi.
aveugle, yoctera. singe, peri.
boiteux, nimejeachi. chien, quiti.
voleur suri. vautour, maïri.
peur, inisnati. coq, achauripa-tiajini.
arbre, acmuinaja. poule, achauripa.
œuf de poule, achauripa-naji. banane, parianta.
dinde (sau- papaye, capallo.
vage), quiuli. inga, caapri.
perroquet, pullaro. ananas, atuti.
perruche, sutiti. un, suriti.
pigeon, nocaji. deux, apiri.
perdrix, camua. trois, noquiri.
poisson, capiripa. quatre, ticti.
araignée, macsi. cinq, tictisiri.
mouche, sisiri. veux-tu ? pariquijani.
moustique, llusla. je veux, parichiti.
fourmi, isiqui. quoi ? quejuani.
papillon, pipiro. comment t’ap- quejuani-picha.
patate douce, tipali. pelles-tu ?
pistache-de- oui, huegoni.
terre, cacahuali. non, huegonunuta.


Les versions des premiers missionnaires sont unanimes sur l’humeur indomptable et la férocité des Chontaquiros. De 1628 à 1641, on peut désigner par leurs noms dix-sept religieux percés de flèches ou assommés à coups de massue par ces farouches indigènes. Avec le temps, leur nature endiablée s’est fort adoucie. Tombés de la condition d’assassins à celle de filous vulgaires, ils paraissent aujourd’hui assez disposés à se faire ermites, si l’on en juge par leur projet de mission à Santa-Rosa.

Projet de mission chez les Chontaquiros de l’île de Santa-Rosa.

Établis autrefois, comme nous l’avons dit, sur les deux rives du Xauja ou Mantaro et les quebradas limitrophes, les Chontaquiros ont déserté ce territoire pour venir se fixer sur la rive gauche de l’Apu-Paro, où de nos jours ils occupent, avec les deux points de Sipa et de Consaya que nous connaissons, l’intérieur des petites rivières de Sipahua, Sipa, Sinipa et Sicotcha[13]. Nous ne saurions dire pourquoi ils ont précisément fait choix de ces quatre rivières, parmi les quatorze affluents de l’Apu-Paro qui baignent leur territoire entre Bitiricaya et Paruitcha ; peut-être est-ce à cause de l’à-peu-près du nom qui donne à ces rivières, d’ailleurs sans importance, un air de famille.

Si les traits des Chontaquiros, comme on en peut juger par nos portraits de ces Indiens faits sur nature, révèlent une communauté d’origine avec les Antis ; si leurs vêtements et surtout leurs coutumes sont encore les mêmes que ceux de ces derniers, malgré la différence d’idiome qui les sépare, la ressemblance qu’ont entre elles les deux nations, est purement physique et ne s’étend pas au moral. Avec cette tendance au vol innée chez l’homme primitif[14], mais que les Chontaquiros ont cultivée, développée et poussée à l’extrême, il y a dans leurs natures fantasques, mutines, ennemies de toute contrainte, une séve, une exubérance, une loquacité, un besoin de bruit et d’action qui contrastent singulièrement avec le calme apathique, l’humeur douce et mélancolique des Antis, véritablement frères, sous ce rapport, des Quechuas de la Sierra. Le parallèle que nous établissons ici, n’est applicable, bien entendu, qu’aux Antis et aux Chontaquiros modernes, car on doit supposer qu’à l’époque où les deux nations vivaient sous d’autres latitudes, n’ayant qu’un idiome commun, leur caractère devait avoir une parité qu’il a perdue en changeant de climat et de langue.

La température élevée du pays qu’habite le Chontaquiro, la beauté des sites, la pureté de la lumière, la gaieté des horizons, les ressources abondantes qu’offrent les forêts et les eaux pour la chasse et la pêche, enfin la presque certitude qu’a toujours l’indigène, après avoir déjeuné hier, de dîner aujourd’hui et de souper demain, ces avantages qu’il possède et dont il jouit instinctivement, ont équilibré son moral, épanoui son physique et mis un sourire constant sur ses lèvres lippues.

L’Antis, au contraire, retranché dans ses gorges pierreuses qu’assiégent d’effroyables tempêtes ou que noient des pluies diluviennes, l’Antis relégué au bord de ses rivières torrentueuses dont les eaux à demi glacées par le voisinage des neiges de la Sierra, nourrissent à peine trois variétés de chétifs poissons, l’Antis battant le bois toute une journée avant d’y trouver le quadrupède ou l’oiseau dont il s’alimente, a contracté dans la lutte incessante de son appétit inassouvi contre la misère, cette tristesse famélique, qu’on remarque en lui à première vue. Rien n’assombrit plus la physionomie que de ne pas savoir si l’on dînera. Or l’existence des Antis est soumise à cette perpétuelle inquiétude, d’où il s’ensuit que leur physique, comme certains pitons, est toujours voilé de nuages.

Les formes du Chontaquiro sont plus robustes et mieux réussies que celles de l’Antis, sa force et son agilité plus grandes. Il a le cou court, les épaules larges, de puissants pectoraux et des bras dont le deltoïde et le biceps saillent au moindre geste. Cette robustesse, conséquence logique de son hygiène, dénote l’accord souverain qui existe chez lui entre les membres et l’estomac. Pourquoi, en effet, quand messer Gaster est heureux et toujours satisfait, les membres qu’il gouverne comme un roi ses sujets, ne participeraient-ils pas de sa généreuse pléthore ?

Indiens Chontaquiros.

Si l’Antis excelle à conduire un canot dans les torrents et les rapides, le Chontaquiro est sans rival dans la navigation sur les eaux calmes. Pour lui, la rame est un jouet et la pirogue un esclave qui se plie à tous ses caprices ; il pèse sur elle, l’agite en tous sens, la fait tournoyer, la lance comme une flèche, l’arrête brusquement et sans que la volage embarcation coure quelque danger à cet oubli complet des lois de l’équilibre. L’exercice de la pirogue par les Chontaquiros peut être comparé à celui du cheval par les Gauchos des llanos-pampas.

Ces Indiens ajoutent au sac-tunique des Antis un capuchon qui abrite leur tête contre le soleil et défend leur cou contre la piqûre des moustiques. Les femmes n’ont d’autre vêtement qu’une bande de coton tissé, large d’un pied et teinte en brun, qui ceint leurs flancs et tombe jusqu’à-mi-cuisses. Leur luxe consiste en verroteries qu’elles suspendent à leur cou ou dont elles entourent leurs poignets en manière de bracelets. Une certaine quantité de ces babioles que leurs époux se procurent dans les missions péruviennes et dans les comptoirs brésiliens, en échange de cire, d’huile de lamentin ou de graisse de tortue, constitue chez ces indigènes la qualité de bonne ou de femme à la mode. Quelques élégantes portent attachés à ces colliers cliquetant qui leur pendent jusqu’au nombril, des pièces d’argent aux armes de la république du Pérou, ou des sous de cuivre à l’effigie de l’empereur du Brésil.

Une remarque que nous avions faite in petto à propos des femmes des Antis et que nous ne pouvons nous empêcher de faire à haute voix au sujet des femmes des Chontaquiros, c’est que, jusqu’ici, la plus belle moitié du genre humain, nous a paru chez ces indigènes en être la plus laide. Qu’on se figure comme prototype du genre, une femme haute de quatre pieds quatre pouces, avec des cheveux dont la rudesse rappelle le crin d’une brosse à habit. Ces cheveux, d’un noir mat avec des reflets fauves, sont coupés carrément à hauteur de l’œil, mode étrange et peu gracieuse, qui oblige une femme lorsqu’elle veut regarder devant soi, à pencher brusquement la tête en arrière, comme certains chevaux, qu’on corrige de cette manie par l’application de la martingale.

L’épiderme de ces femmes est si épais et les papilles nerveuses qu’il recouvre sont si dilatées par le choc fréquent de corps durs, la piqûre des insectes, la fréquence des bains et les intempéries de l’air, qu’on le prendrait de près pour le réseau d’une cotte de mailles ; c’est âpre au toucher, comme la face postérieure de certaines feuilles végétales.

Les belles lignes serpentines de la statuaire grecque n’évidèrent jamais ces corps féminins, dont l’embonpoint, dès la seizième année, tourne et l’obésité et donne au torse des vierges comme à celui des matrones, je ne sais quel air de potiches ventrues. Le cordon ombilical maladroitement coupé à la naissance de l’enfant, devient chez l’adulte un œuf charnu de la grosseur du poing, et ajoute à cette partie du corps qui s’en passerait volontiers, un facétieux appendice. Les pieds de ces femmes en contact incessant avec les broussailles épineuses de la forêt ou les cailloux des plages, sont sillonnés de profondes gerçures, et leurs mains que le travail a durcies de bonne heure, pourraient remplacer avantageusement, pour le polissage du bois, la pierre ponce ou le papier de verre.

Fi l’horreur ! exclamera peut-être une de nos lectrices, mais l’original d’un pareil portrait est un animal et non pas une femme ! Hélas ! madame ou mademoiselle, répondrons-nous, nous n’inventons rien et ne sommes qu’historien véridique. Toutefois le portrait qui vous choque est encore incomplet, et pour l’achever, nous ajouterons que le visage est rond, le front bas et étroit, les pommettes saillantes, les yeux petits, obliques et bridés par les coins ; que ces yeux à sclérotique jaune et à pupille couleur de tabac d’Espagne, sont souvent privés de cils, presque toujours dépourvus de sourcils et s’harmonisent tant bien que mal à un nez fortement aquilin ou singulièrement épaté, à une bouche grande avec des lèvres épaisses et des dents courtes, mais blanches, comme celles d’un jeune chien.

Quant au teint, nous sommes fâché de n’avoir à emprunter pour en donner une idée, ni les lis et les roses, ni la céruse et le carmin. La seule substance à laquelle nous puissions prendre une comparaison qui se rapproche du ton vrai, est la déjection de seiche ou sépia, réchauffé d’un peu d’ocre de rue. Cette nuance de peau, déjà passablement foncée, est encore obscurcie par la belle encre noire que donne le fruit du genipa, encre avec laquelle ces femmes se barbouillant les joues, le tour des yeux et la gorge, simulent sur leurs mains des gants et sur leurs pieds des cothurnes. Les hommes, à l’exemple de leurs moitiés, font usage de ces peintures et mêlent au noir du genipa le rouge brique des graines du rocou.

Si par le développement des formes corporelles, la vivacité d’esprit et une inaltérable gaieté d’humeur, le Chontaquiro paraît supérieur à l’Antis, il l’emporte également sur lui par son aptitude aux travaux manuels, comme le prouvent la construction de ses maisons et de ses pirogues, la fabrication de ses armes et de ses poteries dont nous mettons des échantillons sous les yeux du lecteur.

Armes et poteries des Indiens Chontaquiros.

Comme l’Antis, le Chontaquiro vit à l’écart et la même demeure réunit quelquefois deux ou trois familles. Depuis longtemps les villages de ces indigènes, ou la réunion de sept à huit cabanes à laquelle on donnait ce nom, ont disparu du sol avec ceux de leurs nombreux congénères. La nation s’était divisée en tribus ; la tribu s’est subdivisée en familles. La cause de ce démembrement est facile à expliquer et dès aujourd’hui on peut en prévoir le résultat final[15].

À l’exemple de l’Antis, le Chontaquiro n’élit de chef qu’en temps de guerre. Comme lui, il jette ses morts à l’eau, mais en les déposant au fond d’une pirogue[16] qu’il coule bas en la chargeant de sable ou de pierres. La polygamie paraît être chez ces indigènes comme chez les Antis, un cas exceptionnel plutôt qu’un usage général. Le nombre de femmes pour un seul homme ne va guère au delà de quatre. Les plus âgées de ces femmes, servent de chaperons aux plus jeunes ; elles les guident, les conseillent et leur épargnent par ordre du mari, les travaux pénibles et les rudes corvées. Nous n’irons pas jusqu’à affirmer avec certain voyageur à qui de mauvais plaisants du pays avaient insinué la chose, que les femmes des Chontaquiros pleurent et s’affligent comme celles des Antis, en voyant l’une d’elles délaissée par l’époux et maître. D’abord nous n’avons jamais eu l’occasion d’observer ce fait ; ensuite nous le croyons incompatible avec la nature féminine, qui, soit qu’on l’observe dans un salon parisien, derrière les grilles d’un harem de Constantinople ou sous le couvert d’une forêt vierge, nous paraît disposée à se réjouir plutôt qu’à se lamenter de l’abandon d’une rivale. Les plus jeunes de ces odalisques chontaquiros, filent et tissent à l’ombre de leurs toits de palmes, ou vagabondent dans les forêts et sur les plages en compagnie de leurs sultans. Les plus vieilles charrient l’eau, le bois, préparent les aliments, ensemencent la terre que l’homme se contente de défricher, sarclent la plantation et en récoltent les produits toujours fort minimes.

Les croyances religieuses des Chontaquiros sont comme celles des Antis un pêle-mêle singulier de toutes les théogonies. Quant à la manifestation extérieure d’un culte, nous avons entrevu si peu de chose qui le rappelât directement ou indirectement que nous sommes tenté de dire de ces indigènes, ce que le P. Ribas disait des peuplades de Cinaloa, que le Dieu qu’elles adoraient ressemblait fort au diable.

Les forces de cette tribu en réunissant les familles de Sipa et de Consaya, la population de l’île de Santa-Rosa et celle disséminée au bord des quatre rivières de Sipahua, Sipa, Sinipa et Sicotcha, ces forces ne nous paraissent pas devoir dépasser quatre à cinq cents hommes ; encore, en donnant ce chiffre approximatif, croyons-nous être au-dessus, plutôt qu’au-dessous du chiffre véritable[17].

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — V. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 288 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129 et la note 2, 145, 161, 177, 193 et 209.
  2. Les dessins qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutés d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Le bras principal de cette rivière peut avoir cent cinquante mètres de largeur et les deux autres de soixante-dix à quatre-vingts mètres.
  4. Cette erreur naquit des suites d’un procès intenté en 1687 par les franciscains de Lima aux jésuites de Quito, au sujet du village ou mission de San Miguel des Conibos, que les derniers réclamaient comme leur propriété légitime. Pour baser le jugement qu’elle était appelée à rendre dans l’affaire, la Real Audiencia de Quito demanda une carte des lieux, qui fut dressée par le P. Samuel Fritz, de la Compagnie de Jésus. Le crédit dont les jésuites jouissaient à cette époque dans le monde savant fut cause qu’on adopta, sans discussion, son tracé orographique, où le Tunguragua était considéré comme le tronc de l’Amazone. Cette erreur fut reproduite pendant près d’un siècle et demi par nos cartographes européens.
  5. C’est de la seule région du Pajonal que nous entendons parler ici et non de la contrée limitrophe, si improprement appelée Pampa del Sacramento, et qui, elle aussi, a eu, comme sa voisine, ses apôtres et ses martyrs.
  6. Cette voie transitable, dont se préoccupent les voyageurs et les géographes, est trouvée depuis longtemps. La nature a pris soin de la tracer par les rivières Pachitea, Pozuzo et Mayro, qui conduisent à la ville de Huanuco, et de celle-ci, au cœur de la Sierra. Les missionnaires du collége d’Ocopa, qui vont et viennent de ce séminaire aux missions de Sarayacu et de Tierra-Blanca, sur l’Ucayali, donnent à cet égard des renseignements précis. « Du cerro de Pasco, distant de Lima de trente lieues, disent-ils, on compte quinze lieues jusqu’à la rivière Mayro et quatorze lieues de cette rivière à l’ancienne mission du Pozuzo : total, vingt-neuf lieues. En ouvrant un chemin du Mayro au Pozuzo et jetant un pont sur cette dernière rivière, on éviterait de faire un détour par la cité de Huanuco et l’on abrégerait de quarante-neuf lieues le voyage d’Ocopa à Sarayacu. »
  7. Ce ne fut qu”à notre arrivée à Sarayacu, que la nouvelle de ce meurtre nous fut dûment confirmée. Jusqu’alors nous n’y avions cru qu’à demi.
  8. Les villages péruviens situés sur les deux rives de l’Amazone, en deçà de Tabatinga, où commencent seulement les possessions brésiliennes, sont considérés par ces indigènes comme appartenant au Brésil.
  9. C’est à deux lieues en aval de Sipa que commencent à apparaître les premières tortues d’eau douce.
  10. Les Antis, riverains du Quillabamba-Santa-Ana, désignent encore indifféremment les Chontaquiros par les noms de Piros ou de Simirinchis.
  11. Issu du lac de Chinchaycocha, sur le revers oriental de la Cordillère de Bomhon.
  12. Ce nom, qu’ils donnent à l’Être suprême, n’appartient pas à leur langue. Ils le tiennent évidemment des missionnaires espagnols.
  13. Voir notre carte entre les huitième et neuvième degrés pour la situation de ces rivières.
  14. Si nous ne craignions d’être accusé de jouer sur les mots, nous dirions de ces Indiens, qu’au lieu d’une tendance au vol, que nous leur attribuons et qui nous paraît plus spécialement applicable à l’homme civilisé, ils éprouvent un besoin naturel de posséder ce qui leur plaît.
  15. La persistance de ces peuplades sylvicoles à rechercher leurs moyens d’existence dans la chasse et la pêche, au lieu de les demander à l’agriculture, et cela quand leurs forêts et leurs rivières s’appauvrissent de plus en plus en produits naturels, comme nous le prouverons plus loin par des chiffres, cette persistance, en y joignant les épidémies qui, chaque demi-siècle, s’abattent sur la contrée et emportent des tribus entières de ces indigènes, doit amener dans un temps donné leur extinction totale. Aux optimistes, qui croient que l’aube d’une civilisation doit se lever un jour pour ces peuples déchus, auxquels nous avons conservé, dans le cours de ce récit, le nom impropre, mais imparfaitement consacré, de sauvages, à ces optimistes nous répondrons que leur croyance est une utopie. Ces peuples sont fatalement condamnés à périr et l’excédant de la population européenne est appelé à leur succéder dans le nouveau monde.
  16. La pirogue affectée à ce mode d’inhumation, est ordinairement une de ces petites embarcations de 8 à 10 pieds et à deux rameurs, dont se servent les Chontaquiros et tous leurs congénères de cette Amérique, pour naviguer dans les canaux étroits qui bordent les rivières. Il va sans dire que cette pirogue-cercueil est toujours une embarcation de rebut.
  17. Au dire des Chontaquiros, et non pas des gens du pays, on compte quatre de leurs habitations sur les bords de la rivière de Sipahua, deux sur celle de Sipa, deux sur celle de Sinipa et cinq sur celle de Sicotcha. Total, treize habitations pour ces quatre rivières. Admettons une moyenne de douze individus par chaque habitation, ce qui est énorme ; joignons-y les soixante et onze personnes trouvées à Santa-Rosa, les quatorze rameurs employés par nous ; les vingt individus trouvés à Sipa, et les quarante à Consaya. Supposons cinquante individus absents de chez eux et occupés de chasse et de pêche, et nous aurons un total de trois cent cinquante et un individus.