Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/29

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Intérieur d’une cellule, à Sarayacu.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU




NEUVIÈME ÉTAPE.

DE SABAYACU À TIERRA BLANCA (suite).


Le comte de la Blanche-Épine, proclamé dictateur, règne et gouverne sans contrôle. — Désenchantement des bons pères. — Qui explique comment et pourquoi le chef de la Commission française, après être entré à Sarayacu avec trompettes et tambours, en sortit sans tambour ni trompette. — Qu’entre l’apothéose et les gémonies, il n’y a qu’un tour de roue de la fortune. — Coup d’œil sur la plaine du Sacrement. — Des Missions de l’Ucayali. — Biographie du révérend père José-Manuel Plaza. — Topographie du village de Sarayacu et classement des races qui le peuplent.

Ce genre d’étagères en harmonie avec le disparate des objets qu’elles supportaient et dont le nombre alla chaque jour augmentant, donna bientôt à ma cellule un cachet remarquable.

Le majordome, fidèle à la promesse qu’il m’avait faite, vint quotidiennement promener son balai à travers ce fouillis. Malgré son obséquiosité constante et les singularités locales qu’il butinait çà et là pour les ajouter à mes collections, je ne pus Jamais vaincre la répugnance qu’il m’inspirait. Son haleine qui dès l’aurore empestait le tafia et son bredouillement à partir de dix heures, me forcèrent de le tenir toujours à distance respectueuse. Disons vite en passant que l’ivrognerie était le péché mignon de ce malheureux qui se grisait jusqu’à trois fois dans la même journée. Comme il rachetait ce défaut par des qualités excellentes, le prieur, dont il était le compatriote, étendait sur lui le manteau de la charité et se contentait de le qualifier d’Infeliz ou de Cochino, selon que sa vue était plus ou moins trouble, et qu’il cassait plus ou moins d’assiettes en servant à table.

Ma vie à la Mission, partagée entre le travail, les repas, les bains, les promenades, avait le calme régulier d’une horloge. De leur côté, mes compatriotes avaient arrangé la leur à leur guise et dépensaient le temps à leur façon. Le comte de la Blanche-Épine, voluptueusement couché dans un hamac, rêvassait tout le jour ; l’aide-naturaliste empaillait, empaillait, empaillait. Bien que nos cellules, dont les portes restaient constamment ouvertes, ne fussent séparées que par un étroit couloir, nous ne nous voyions guère qu’au moment des repas. En huit jours, mes relations avec le chef de la Commission française avaient atteint un degré de froid qui eût solidifié le mercure. D’un accord tacite nous nous étions affranchis de ces politesses banales qui consistent, en s’abordant, à retirer son couvre-chef et à se demander, tout en pensant à autre chose, si l’on a bien dormi ou fait de mauvais rêves. Nous allions, nous venions, nous nous croisions, nous nous coudoyions même, avec une indifférence de bon goût et sans la moindre affectation blessante de part ou d’autre. Quand par hasard nos yeux se rencontraient, leur regard mutuel était si morne, si atone, si bien dépourvu de pensée, que deux spectres, deux fantômes, deux larves, ne se fussent pas regardés autrement. Évidemment, chacun de nous était mort et bien mort pour l’autre.

Soldat de Sarayacu.

Toutefois cette mort, qu’en me tâtant le pouls, je constatais être chez moi une cessation complète de l’être, n’était chez mon noble ennemi qu’une somnolence morbide, une espèce de léthargie qui en affectait les semblants. Je fus amené à juger ainsi de la chose par les questions amicalement insidieuses de l’aide-naturaliste sur les travaux tant diurnes que nocturnes auxquels je me livrais et par l’aveu que me fit un jour le jeune homme du désir véhément qu’avait son patron d’étudier seulement pendant quelques heures la nomenclature des plantes que j’avais recueillies, ma collection de types indigènes et mon tracé orographique de la rivière Ucayali. Ce désir qui prouvait jusqu’à un certain point que le comte de la Blanche-Épine n’était pas aussi mort à l’endroit de ma personne et de mon œuvre que je me l’étais figuré, fut accueilli par moi avec tous les égards possibles. Seulement, à partir de cette heure, je contractai l’habitude, en quittant ma cellule, d’en fermer la porte à la clé et de garder la clé sur moi.

Cette précaution, dont je croyais devoir user, exaspéra si fort l’admirateur de mes travaux, qu’il intima l’ordre à son subordonné de ne plus dépasser mon seuil et de fuir tout contact avec ma personne. Le Jeune homme qui recourait souvent à mon crayon pour ses dessins d’anatomie, fut désolé de la rigueur de son patron. Mais comme en lui défendant de venir chez moi on ne m’avait pas interdit de passer chez lui, j’y vins de temps en temps croquer la charpente d’un mammifère ou l’appareil digestif d’un oiseau.

La vue de sa cellule, transformée en cabinet de dissection, eût inspiré à l’auteur de la Curée d’énergiques ïambes. Le sol en était jonché de dépouilles d’animaux de tout genre : quadrupèdes, oiseaux, sauriens, ophidiens, batraciens, qu’une

température de vingt-huit à trente degrés faisait passer rapidement de l’état de cadavre à celui de charogne. Malgré le soin de l’aide-naturaliste d’établir un courant d’air dans ce laboratoire, un bouquet violent, mélange de chair corrompue, d’ammoniaque et de camphre, vous montait au nez dès le seuil, puis une fois dedans vous prenait à la gorge et vous faisait éternuer, tousser, pleurer pendant quelques minutes.

Assis devant une table souillée de sang, d’huile et de graisse, encombrée de lambeaux de viande, de carcasses rougies et de moignons hideux, notre tachydermiste, les manches de sa chemise relevées jusqu’aux coudes, comme un boucher à l’abattoir, s’escrimait vaillamment du scalpel, des tenailles ou de la scie tout en chantant un gai couplet de vaudeville.

Les sujets qu’il dépouillait, préparait, corsetait, avec l’aisance et la prestesse que donne une longue habitude, lui étaient fournis par des néophytes que le prieur envoyait, armés de sarbacanes, battre les bois du matin au soir, pour la plus grande gloire de la zoologie. Le saint homme n’épargnait rien pour être agréable à ses hôtes et satisfaire leurs désirs. La Mission tout entière, était aux ordres du comte de la Blanche-Épine. Vieillards, adultes et enfants s’ébranlaient à un de ses signes comme l’olympe antique à un clin d’œil de Jupiter. Il n’était pas jusqu’aux matrones et aux fillettes qui ne fissent preuve de zèle en battant buissons, et broussailles pour y surprendre un crapeau rare ou un colimaçon curieux. Heureuse la beauté que le hasard favorisait dans ses recherches ! elle en était récompensée par un sourire protecteur que notre compatriote laissait tomber sur elle en la débarrassent du produit de sa chasse.

Comme à la longue, cette récompense tout honorable qu’elle fût, eût pu sembler insuffisante aux pourvoyeuses, le prieur pour entretenir leur émulation les gratifiait chaque matin de rassades de porcelaine et de rasades d’eau de-vie, prélevées sur l’épargne de la communauté.

Grâce à cette distribution de petits cadeaux, nos chasseresses déployaient une activité extraordinaire et prenaient pour les conserver à la science, jusqu’aux libellules et aux moucherons de Sarayacu.

Thuriféraire de Sarayacu.

Un jour vint où le chef de la Commission française jugeant ses caissons suffisamment remplis d’échantillons d’histoire naturelle, annonça qu’il allait quitter la Mission pour continuer son voyage. La nouvelle de ce départ fut accueillie par les religieux comme un événement néfaste. Après avoir exhalé des plaintes touchantes et fait de vains efforts pour retenir leur hôte, ils n’eurent plus qu’à s’occuper d’assurer ses aises futures. Pendant que l’un choisissait des rameurs et surveillait l’équipement d’une pirogue, l’autre réunissait des provisions de choix, auxquelles le prieur ajoutait des fruits, des cordiaux, des douceurs locales, destinés à rappeler plus tard au comte de la Blanche-Épine les cœurs dévoués qu’il laissait derrière lui. Ces prévenances des bons moines, cette inquiète sollicitude pour les besoins du noble voyageur, s’exercèrent surtout pendant la dernière journée que celui-ci passa à la Mission. Jamais père adoré se séparant des siens, ne fut entouré, dorloté, choyé avec plus de tendresse. On eût dit qu’en perdant leur hôte, les dignes Franciscains perdaient le soleil qui les éclairait et faisait mûrir leurs récoltes.

À dix heures du soir, l’aide naturaliste, trompant la vigilance de son patron, entra sans bruit dans ma cellule et me fit ses adieux. Après m’avoir serré les mains avec effusion et débarrassé de quelques dessins que je ne pus cacher à temps, il me demanda si je comptais rester longtemps à Sarayacu. « Le temps d’étudier la Flore du pays, » lui répondis-je. — Puis j’ajoutai mentalement : et de vous laisser, ton patron et toi, prendre sur moi assez d’avance pour que je ne vous rencontre plus en chemin. — Là-dessus nous nous sourîmes une dernière fois de l’air le plus gracieux et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

Le lendemain j’assistai de la fenêtre de ma cellule au départ des deux voyageurs. À mon grand étonnement, aucune manifestation bruyante ne signala leur sortie du couvent. La cloche resta muette dans le clocher, nul chant pieux ne les accueillit au passage, nulle détonation n’ébranla l’air en leur honneur. Le chef de la Commission française, dépouillé de son auréole et de son habit noir, avait repris le pantalon étroit et la petite veste qu’il portait aux débuts du voyage. L’aide naturaliste le précédait vêtu d’un sarrau bleu. Comme au jour de l’arrivée du noble personnage, le prieur de Sarayacu marchait encore à son côté, mais sans enthousiasme et sans parasol et de ce pas délibéré qui semble annoncer, chez celui qui l’adopte, l’envie d’en finir au plutôt avec une fastidieuse corvée. En effet, cinq minutes après, le vieillard était de retour et causait d’un air animé avec ses religieux en leur montrant le port que les voyageurs venaient d’abandonner.

Le sans-façon de ce départ qui contrastait si fort avec le cérémonial pompeux de l’arrivée me parut cacher un mystère que je me promis d’éclaircir. À présent que je restais seul à Sarayacu, j’allais avoir toute facilité d’étudier les natures qui m’entouraient et de voir clair au fond des choses.

Le premier soin du prieur, en rentrant au couvent, avait été de visiter les chambres de ses hôtes, afin de juger des dégâts commis et des réparations à faire. Le laboratoire du tachydermiste en particulier, attira ses regards et fournit ample matière aux digressions des religieux qui l’accompagnaient dans cette visite domiciliaire. J’entendis donner l’ordre de gratter le sol de la chambre, de raboter la table, d’échauder le fauteuil, de passer les murs à la chaux et de brûler du styrax-benjoin sur une pelle. Ce travail entrepris aussitôt, ne s’acheva pas sans que je ne saisisse au vol quelques lambeaux de phrases qui, en les ajustant bout à bout, me parurent constituer une philippique assez virulente contre mes anciens compagnons.

Au dîner ce fut pis encore. Le nom du Chef de la Commission française étant revenu par hasard dans la conversation, je vis le révérend prieur faire la moue et prononcer assez haut pour être entendu, les mots pequeñez et mesquindad que les moines répétèrent instantanément comme deux échos. Ces substantifs dont je ne pouvais comprendre l’application, bien que j’y tâchasse sérieusement, le nez penché sur mon assiette, me faisaient l’effet de ces inscriptions frustes dont on cherche le sens sous la forme altérée des lettres. Mais j’avais beau éplucher, ressasser les actions passées de nos compagnons, relever un à un les divers épisodes de leur séjour à la Mission, je n’y trouvais aucune relation avec les mots petitesse et mesquinerie qu’avait murmurés le prieur.

Porte-croix de Sarayacu.

Au sortir de table, Fray Hilario, le plus rustique des deux moines, un Italien de quarante-cinq ans, natif du val de Domo-Dossola, qui, par esprit de mortification, ou par goût de l’horticulture, bêchait le jardin du matin au soir, Fray Hilario me demanda en souriant si le départ de mes compatriotes avait laissé dans mon âme un grand vide. Comme le brave homme savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les liens d’affection qui nous avaient unis, je ne vis dans la question qu’il n’adressait qu’une banalité nuancée d’ironie et je me contentai d’y répondre par un hochement de tête, qui pouvait sous-entendre une foule de choses, mais qui n’en précisait aucune. Cette façon discrète d’exprimer ma pensée, plut apparemment à mon interlocuteur, car il m’accompagna jusqu’à la porte de ma cellule où il manifesta tout à coup le désir d’entrer sous prétexte de voir à quels travaux je me livrais. Si je dis prétexte, c’est que le bon moine m’ayant toujours paru aussi indifférent aux choses de l’esprit, de l’art ou de la science qu’il se montrait passionné pour la culture des aulx et des oignons, l’intérêt subit qu’il témoignait pour mes travaux ne pouvait être qu’une façon adroite de se ménager un tête à tête avec moi et de débarrasser son cœur d’un secret quelconque. Je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. À peine avait-il commencé à feuilleter un de mes albums qu’il me dit à brûle-pourpoint :


« Avez-vous remarqué au dîner que notre père Plaza n’était pas dans son assiette ordinaire ?

— Oui, fis-je ; et que peut-il avoir ?

— Eh ! caspita, il a, qu’il est mécontent de la façon dont s’est conduit votre compatriote, le comte de la Blanche-Épine. L’accueil que nous avons fait à ces personnages et l’hospitalité grandiose qu’il a reçue à Sarayacu méritaient, ce me semble, une libéralité de sa part. Croyez-vous qu’une centaine de piastres que nous eût laissées ce seigneur en quittant le couvent, l’eussent fort appauvri ? »

Tout en me mordant les lèvres jusqu’au sang pour réprimer certain sourire dont se fût scandalisé Fray Hilario, j’approuvai sa motion par un signe de tête, ce que voyant, il reprit avec une verve d’autant plus impétueuse qu’elle avait été longtemps comprimée.

« Certes ! nous étions loin de supposer qu’un comte, un homme comme il faut, pût agir de la sorte ! quelle petitesse, quelle mesquinerie ! pas un réal d’argent pour les besoins de la communauté ; pas même un centado de cuivre à nos pauvres miteros qui, pendant quinze jours, ont battu les bois pour lui procurer des oiseaux. Valgame Dios ! C’est à ne pas y croire ! — Oh ! nos seigneurs de Gènes et de Turin ont des façons plus nobles, et quand il arrive à l’un d’eux d’être hébergé dans un couvent, il ne manque pas d’en témoigner sa gratitude aux religieux par un cadeau superbe ou une riche aumône !

Comme il eût été trop long d’expliquer à Fray Hilario que les savants, avides des seules richesses de l’intellect, s’embarrassent peu de cet or que traîne après soi le vulgaire, et que mon compatriote, à supposer qu’il en possédât quelques pièces, devait les avoir consacrées à ses besoins futurs, je me bornai à lui rappeler que le comte de la Blanche-Épine s’étant présenté à Sarayacu sous le patronage immédiat du Président de la république, ce dernier ne pouvait manquer de faire approuver par les Chambres et supporter par le budget les dépenses qu’avaient occasionnées aux missionnaires le séjour de son protégé.

Mais cet argument, que je croyais devoir apaiser l’ire du religieux, fut comme une allumette imprudemment approchée d’un pétard.

« Le président, le budget ! s’écria-t-il l’œil enflammé ; mais vous parlez là comme un enfant qui ne sait ce qu’il dit. Est-ce que le Président s’occupe de nous ? est-ce que le budget nous vient en aide ? Il y a plus de dix ans qu’ils ne nous ont donné un cuartillo. Cent fois nous avons écrit pour réclamer à ce sujet ; nos lettres sont restées sans réponse. Ce n’est pas votre comte de la Blanche-Épine qui nous fera solder cet arriéré ! Ah ! nous ne sommes plus au temps des vice-rois, où le prieur de Sarayacu recevait un traitement annuel de huit mille piastres, sans compter les dons particuliers des vice-reines, les aumônes et les legs des fidèles ! Aujourd’hui, le chef de l’État, tout à ses plaisirs et à ses affaires, nous refuse le nécessaire, et voit d’un œil sec nos pauvres Missions marcher à leur ruine. Sans les quêtes que nos frères d’Ocopa font à Lima dans les maisons pieuses, nous n’aurions pas de chemises à donner a nos néophytes ; à plus forte raison de quoi nous procurer des haches, des couteaux, des verroteries pour commercer avec les Infidèles ! Nous vivons dans un triste siècle, don Pablo mio ; la foi s’est retirée des cœurs ; la religion et ses ministres ne sont plus honorés comme ils l’étaient jadis. Je n’en veux d’autre preuve que l’indifférence des Chambres à notre égard et la misère dans laquelle nous laisse végéter le gouvernement. Au reste, nous lui rendons bien dédain pour oubli, comme vous l’aurez vu par le peu de cas que nous avons fait de ce capitaine de frégate, son envoyé. À quoi bon, en effet, baiser la main qui vous châtie et se priver pour des ingrats !

Acolyte de Sarayacu.

La réflexion finale du bon moine valait un long discours ; elle eut pour effet de déboucher les avenues de mon cerveau jusqu’alors obstruées, et de me montrer l’endroit et l’envers de la politique suivie par le prieur à l’égard de mes compagnons.

Après avoir remercié le hasard qui venait de me donner si complaisamment le mot d’une énigme que je cherchais en vain depuis trois semaines, je m’en remis à lui du soin de me découvrir les secrets qu’on pouvait encore me cacher. Fray Hilario plus léger de cœur et d’esprit après la confidence qu’il m’avait faite, s’en alla bêcher le jardin et me laissa à ma besogne.

Durant huit grands jours, les caquets allèrent leur train. Tombés des hauteurs sidérales du rêve sur les tessons tranchants de la réalité, missionnaires et néophytes exhalèrent leurs plaintes avec une unanimité touchante. Il n’y eut pas jusqu’au Yankee qui, frustré dans son espérance de recevoir quelques bank-notes du noble seigneur qui parlait couramment sa langue et l’avait appelé My dear, ne se crut en droit de lancer contre lui son mot et sa pierre.

Si le chef de la Commission française fut un peu flagellé par des commensaux de Sarayacu, comme il appert des lignes qui précèdent, hâtons-nous d’ajouter qu’il ne le fut pas seul, et que l’aide naturaliste reçut sa part des étrivières. Le dégoût qu’avaient soulevé ses préparations d’animaux fut élevé à la centième puissance et les adjectifs qualificatifs manquèrent pour l’exprimer. Qu’il fût resté un jour de plus à la Mission et la peste s’y déclarait infailliblement. La gaieté, l’entrain du jeune homme que chacun avait admirés, ses grimaces comiques et les pas de danse qu’il essayait parfois dans le réfectoire à l’issue des repas, et dont le prieur et ses religieux avaient ri jusqu’aux larmes, toutes ces manifestations d’une exubérante jeunesse furent impitoyablement honnies et mises sur le compte de la insensatez et du manque de savoir-vivre. Bref, le pauvre tachydermiste, malgré son innocence ovine, fut accroché en effigie à la même branche que son patron.

Cette semaine écoulée, et la part faite à la critique, les religieux évitèrent soigneusement de prononcer des noms qu’aucun bienfait ne rappelait à leur mémoire. Durant mon séjour à Sarayacu, à Tierra-Blanca, sur divers points de la rivière Ucayali, je n’entendis donc plus parler de mes compatriotes. Il est probable que j’aurais fini par les oublier tout à fait si, en entrant dans les eaux de l’Amazone et touchant barres aux mêmes endroits qu’eux, on ne m’eût répété les propos enfiellés que M. de la Blanche-Épine avait tenus sur le compte de son rival le capitaine de frégate, auquel il paraissait avoir voué une de ces haines sublimes que le temps et l’éloignement, loin d’affaiblir, ne font que fortifier. Inutile de dire que je rétablis les faits sous leur jour véritable, en rendant à César ce qui lui revenait de droit.

Ici nous nous apercevons, bien qu’un peu tard sans doute au gré des esprits positifs à qui répugnent la fantaisie dans le voyage et les digressions dans le récit du voyageur, nous nous apercevons que d’à-compte en à-compte nous sommes parvenus à payer nos dettes et à nous libérer envers les compagnons de route que, d’Echarati à Sarayacu, le hasard nous avait donnés. Donc, maintenant que ces messieurs n’ont plus rien à nous réclamer, que nous avons tracé tant bien que mal leurs caractères, développé leurs petites passions et conduit jusqu’au dénoûment l’action à laquelle ils participaient, et nous avec eux, laissons-les regagner en paix leurs pénates d’or ou d’argile et rentrons dans notre sujet pour n’en plus sortir.

Le tableau de la Mission de Sarayacu que nous allons tracer serait pour le lecteur un travail incomplet, et peut-être incompréhensible, si nous ne le faisions précéder d’une notice explicative sur la plaine du Sacrement dans laquelle cette Mission est située. La fondation du village chrétien et de ses annexes est d’ailleurs étroitement liée à la découverte de cette partie du continent américain, elle en est comme la conséquence immédiate, et l’on ne peut parler de l’une sans que l’autre ne réclame aussitôt. Usons donc du privilége qui nous est concédé, comme à l’Asmodée de Lesage, de nous affranchir des lois du temps et de l’espace, et reportons-nous en idée à l’époque où la plaine du Sacrement, encore inconnue, n’était habitée que par la nation Pano et les tribus de sa descendance.

Cette plaine, parallélogramme irrégulier compris entre les rivières Marañon, Pachitea, Ucayali et Huallaga, fut découverte le 21 juin 1726 par deux Indiens Panataguas des Missions du Pozuzo[2]. En voyant des hauteurs du Mayro la vaste contrée dont les forêts, pareilles aux vagues d’une mer, se déroulaient jusqu’aux confins de l’horizon, ces néophytes la prirent naïvement pour une pampa llana (plaine rase), et comme le jour où ils l’apercevaient pour la première fois était celui du Corpus, ou Fête-Dieu des Espagnols, ils lui donnèrent le nom de plaine du Saint-Sacrement, ou du Sacrement qu’elle porte encore aujourd’hui.

En réalité, rien n’est moins plan que cette plaine, traversée du sud au nord par la Sierra de San-Carlos, ramification des Andes centrales, qui y détermine un faîte de partage (divortia aquarum), et après avoir envoyé huit rivières à l’Ucayali et vingt-trois au Huallaga, s’affaisse et rentre en terre aux environs de la lagune Pitirca, sous le quatrième degré de latitude. Mais le nom de plaine que reçut à première vue cette péninsule[3], ayant prévalu jusqu’à ce jour, nous continuerons de le lui donner comme tout le monde ; seulement nous ferons remarquer, et cela pour l’acquit de notre conscience, que la chaîne minérale qui traverse longitudinalement cette contrée, les quebradas et les rivières qui la sillonnent, et par suite les mouvements brusques et onduleux de ses terrains, la rapprochent de la montagne bien plus que la plaine.

Longtemps avant sa découverte à vol d’oiseau ou de ballon, la plaine du Sacrement avait été côtoyée par des missionnaires, et les grands cours d’eau qui la bornent dans les quatre aires du vent comptaient déjà sur leurs rives plusieurs Missions ; ainsi, en 1670, les pères Juan de Campos, Jose Araujo et Francisco Guttierez avaient fondé deux villages chrétiens dans la partie la plus septentrionale du Huallaga ; en 1686, le révérend Biedma, qui descendait le Pachitea et remontait l’Ucayali, avait visité successivement les Cacibos (hodie Cachibos), les Schetibos, les Conibos, les Sipibos, les Panos, et laissé chez ces naturels des traces de son voyage ; d’autres missionnaires, venus après lui, avaient continué son œuvre en fondant de nouveaux villages ou en rétablissant ceux que brûlaient, après les avoir saccagés, les Indiens barbares dans leurs invasions à main armée chez les néophytes.

De 1670 à 1756, l’œuvre de propaganda fide se poursuivit sur les points indiqués sans amener de résultats notables. En 1757, les pères Santa Rosa, Fresneda et Cabello accompagnés de trois cents néophytes des Missions du Haut-Huallaga, entreprirent une exploration de la plaine du Sacrement qui les conduisit après bien des fatigues chez les Panos de Manoa. Ceux-ci prenant l’alarme à la vue d’inconnus auxquels ils supposaient des intentions hostiles, les accueillirent à coups de flèche et de massue. Un engagement général s’ensuivit, et quelques morts des deux partis restèrent sur le carreau. Dans le désordre de la mêlée, les religieux réussirent à s’emparer de trois enfants Panos qu’ils emmenèrent avec eux.

Deux ans après cet essai de conquête apostolique et malgré les tristes avantages qu’on en avait retirés, de nouveaux missionnaires partis de Huanuco avec une escorte de soldats espagnols, tentaient de se frayer un passage à travers les forêts de la plaine du Sacrement et d’arriver jusqu’aux peuplades infidèles. Mais après huit jours de marche à l’aventure, les soldats, rebutés par la fatigue et le mauvais état des chemins, se mutinaient et refusant de passer outre, obligeaient les religieux à revenir sur leurs pas.

Façade de l’église de Sarayacu.

Au mois de mai 1760, une nouvelle expédition fut résolue. Elle se composait des pères franciscains Miguel Salcedo et Francisco de San José, de quatre-vingt-dix néophytes, de sept Espagnols et d’un interprète. Cet interprète, jeune fille de la nation Pano, était un des trois enfants qu’en 1757, les pères Fresneda et Cabello avaient capturés. Baptisée par eux, sous le nom d’Ana Rosa, elle avait été élevée à Lima dans le monastère de Sainte Rose de Viterbe, et comme en apprenant l’espagnol et le quechua, elle n’avait pas oublié sa langue maternelle, on l’avait adjointe à l’expédition pour faciliter ses rapports avec les naturels. En atteignant le territoire des Panos, les religieux la détachèrent en avant pour annoncer leur arrivée aux gens de sa tribu. Ceux-ci qui l’avaient crue morte ou esclave, furent charmés de la revoir et la comblèrent de caresses. Ana Rosa, usant adroitement du prestige que lui donnaient aux yeux des siens son éducation, ses manières et le costume de novice qu’elle avait adopté, sut disposer leur esprit en faveur des missionnaires. Hommes et femmes accueillirent cordialement ces derniers et leur promirent d’embrasser la religion chrétienne.

Charmés de l’accueil de leurs hôtes et confiants dans leur promesse, les religieux résolurent de fonder une Mission en cet endroit. Le père Salcedo, accompagné de ses néophytes, retourna bientôt à Ocopa rendre compte à ses supérieurs du résultat de son voyage, laissant le père San José, les sept Espagnols et Ana Rosa à Suaray, ainsi se nommait le village des Panos où ils avaient établi leur séjour. Dix-huit mois s’écoulèrent sans que le père San José reçût de nouvelles de son compagnon. Pendant ce temps, il vécut de la vie des Indiens, chassant et pêchant avec eux et partageant, selon l’abondance ou la disette de vivres leurs repas copieux ou leurs jeûnes érémtiques. Déjà ses vêtements tombaient en lambeaux, son corps exposé aux piqûres des moustiques s’était couvert de plaies et le découragement allait s’emparer de lui, quand des religieux d’Ocopa arrivèrent à Suaray. Leur vue lui fit oublier ses souffrances et lui rendit toute son énergie. Ces pères apportaient avec des provisions de plusieurs sortes, des instruments aratoires des semences et jusqu’à des animaux domestiques destinés à la Mission future.

À dater de ce moment les choses prirent une heureuse tournure. Des défrichements furent pratiqués ; des plantations de manioc et de bananiers faites sur divers points, assurèrent la subsistance des religieux et des néophytes. Les envois d’Ocopa se régularisèrent ; de nouveaux missionnaires vinrent se joindre à ceux de Manoa pour travailler avec eux à l’œuvre commune. En sept ans, sept Missions furent fondées sur la rivière Ucayali, entre l’embouchure du Pachitea et la sierra de Cuntamana. Tout semblait leur présager un avenir durable lorsqu’un Indien Sipibo du nom de Rungato, dont nous avons eu l’occasion de parler[4], alla de Mission en Mission souffler la discorde au cœur des néophytes et provoquer de leur part le soulèvement qui amena la destruction des villages chrétiens de l’Ucayali et le massacre de tous les missionnaires. D’après des on dit de l’époque, ce Sipibo Rungato entretenait des relations coupables avec Ana Rosa. L’indigne élève des missionnaires avertie à l’avance du complot tramé contre ses bienfaiteurs, se garda de les en instruire et les laissa froidement massacrer. Cette insensibilité de sa part et la vengeance exercée contre les religieux, eurent pour cause, dit-on encore, le châtiment corporel infligé par l’un d’eux à l’Indien Rungato pour une faute dont celui-ci s’était rendu coupable.

Au réfectoire.

Vingt-deux ans après cette catastrophe, en 1790, le père Manuel Sobreviela, gardien du collége d’Ocopa, ayant tenté de relever de leurs ruines les Missions de l’Ucayali, comme nous l’avons dit dans notre notice sur les Sipibos et les Schetibos, s’introduisit dans la plaine du Sacrement en suivant le cours du Huallaga jusqu’au village de la Grande Lagune. Là il débarqua, et prenant à travers forêts, il atteignit Sarayacu[5] où les Panos, après le massacre des missionnaires à Suaray, étaient venus fonder un petit village. Ana Rosa y vivait avec eux. Son intelligence, son aptitude à parler différents idiomes, lui avaient valu l’honneur sans précédent chez ces nations sauvages, d’être élevée par ses concitoyens au rang de curaca ou capitaine.

Le père Sobreviela fut accueilli avec empressement par les assassins des religieux d’Ocopa. Le Sipibo Rungato était mort dans l’intervalle et Ana Rosa, en approchant de la cinquantaine, avait dit adieu aux passions de sa jeunesse[6]. La vue d’un missionnaire qui lui rappelait son innocence passée et l’instruction religieuse qu’elle avait reçue, l’émut fortement. Elle se sentit touchée de la grâce et supplia le père Sobreviela de se fixer à Sarayacu pour faire entendre à sa tribu la parole de l’Évangile. Le missionnaire, que ses affaires rappelaient à Ocopa, ne put se rendre à sa prière, mais lui promit d’y avoir égard.

L’année suivante il envoyait à Sarayacu les pères Narciso Girbal, Barcelo el Buonaventura Marques, dont nous avons mentionné le zèle et traduit la correspondance privée dans notre notice sur les Indiens Panos. De 1791 à 1795 les Missions de l’Ucayali en général et celle de Sarayacu en particulier, eurent une phase prospère. Passé ce temps les néophytes d’origines diverses qu’on y avait réunis et qui jusque-là avaient vécu en bon accord, se brouillèrent, refusèrent de se rendre aux offices et finirent par former dans chaque Mission, autant de schismes que de tribus distinctes.

Rives de l’Ucayali.

Cette inimitié, qui allait croissant, faisait présager une catastrophe terrible et les missionnaires craignant pour leur vie, se résolurent à partir pour Ocopa.

Sur ces entrefaites, un jeune moine franciscain de Riobamba, qu’un article du Mercurio peruano, journal publié à Lima, avait instruit de la crise imminente qui menaçait les Missions de l’Ucayali, abandonna les régions de l’Équateur, descendit la rivière Napo et se produisit à Sarayacu au moment où les pères Girbal et Marques se disposaient à en sortir.

Avec cette assurance de la jeunesse qui défie le danger et se rit des obstacles, notre jeune homme qui n’était autre que le révérend Fray José Manuel Plaza, offrit aux missionnaires de se mettre à la tête de leurs Missions et de continuer à ses périls et risques de les diriger dans la bonne voie[7]

Les religieux acceptèrent sa proposition, mais n’en effectuèrent pas moins leur départ dans un prompt délai. Fray Manuel Plaza resta seul à Sarayacu, n’ayant pour faire face à la situation que l’énergie de ses vingt-trois ans et les promesses que les pères Girbal et Marques lui avaient faites en le quittant, de lui envoyer d’Ocopa des moines de leur ordre pour prendre part à ses travaux, des outils, des semences et des provisions pour pourvoir à sa subsistance.

Trois ans s’écoulèrent pendant lesquels le révérend Plaza reçut du couvent d’Ocopa les secours que les pères Girbal et Marques lui avaient promis. Toutefois aucun religieux ne vint partager sa solitude. La Mission de Sarayacu et ses annexes, étaient pacifiées et tous les néophytes si bien rentrés dans le devoir, que leur jeune prieur fier du succès de son œuvre, crut devoir écrire au père gardien d’Ocopa pour le prier d’envoyer un religieux de l’ordre s’assurer de visu de l’état florissant des Missions de l’Ucayali. Le père Luis Colomer fut chargé de cette vérification. Il vint à Sarayacu et put apprécier l’ordre et la régularité avec lesquels fonctionnaient les divers rouages de la machine. Après avoir constaté les effets, il voulut remonter aux causes et demanda naïvement à son frère en religion, par quel moyen il avait obtenu ce beau résultat. — « C’est mon secret » — répondit le jeune homme avec ce sourire empreint de finesse, de bienveillance et d’ironie qu’il conservait encore dans sa vieillesse. Le père Luis Colomer respecta le secret de son collègue et de retour à Ocopa fit un rapport élogieux sur l’état des Missions et les capacités administratives de leur directeur.

Cinquante et un ans après cette visite du père Colomer, à l’époque où nous connûmes le révérend Plaza, il ne faisait plus un mystère du moyen par lui mis en œuvre pour pacifier les Missions de l’Ucayali et obtenir des néophytes une obéissance passive. Quelques lignes extraites de ses confidences personnelles à ce sujet, expliqueront son mode de gouvernement, d’ailleurs assez simple.

« Quand je vins m’établir à Sarayacu, nous disait-il, la polygamie était encore en usage chez les Néophytes. Certains d’entre eux avaient jusqu’à cinq femmes. Par ce relâchement des mœurs, tu peux juger de ce qu’était le reste. Pour remédier à cet état de choses, j’eus recours sur-le-champ au nerf de lamantin, aux menottes et aux entraves. Je frappai moi-même fort et longtemps. Vingt-cinq coups pour une faute ; cinquante pour la récidive. Dieu m’inspirait ! au bout d’un an de ce régime, mes Indiens étaient devenus doux comme des moutons.

Femmes de Sarayacu en costume d’intérieur.

« En les menant ainsi à la baguette je savais parfaitement que je risquais ma vie ; aussi me tenais-je sur le qui-vive. J’avais dans un coin de ma cellule du charbon pilé, un sac d’Indien, un arc, des flèches et une sarbacane. Comme les Indiens n’attaquent jamais que la nuit, au moindre bruit que j’entendais, je sautais à bas de ma couche, je me noircissais le visage avec le charbon, je revêtais le sac, prenais en main l’arc, les flèches et la sarbacane et passais ainsi déguisé au milieu des assaillants qui dans l’obscurité, m’eussent pris pour un des leurs. Une fois dans la forêt, je marchais entre le Nord et l’Ouest jusqu’à ce que j’eusse atteint les Missions du Huallaga. La sarbacane m’eût procuré de quoi vivre en route. L’arc et les flèches m’eussent servi à me défendre contre les animaux féroces. »

Cet extrait des confidences du révérend Plaza, que nous relevons aujourd’hui sur le livret ad hoc, où nous les consignions à la fin de chaque journée, peuvent donner avec le secret de ses procédés administratifs, une idée de la trempe vigoureuse de sa nature.

Chaque fois que la conversation tombait sur ce sujet, et souvent nous l’y amenâmes sans que nul s’en doutât, l’œil du vieillard s’animait et lançait des éclairs, une ardeur généreuse empourprait son visage et, s’agitant sur sa chaise curule, faisait claquer ses doigts comme des castagnettes en souvenir du temps passé.

Mais revenons à notre histoire.

Le rapport du père Colomer sur l’état des Missions de l’Ucayali, détermina le prieur d’Ocopa à envoyer au révérend Plaza de nouveaux subsides et un renfort de six religieux pour l’aider dans son œuvre. Ces religieux, répartis dans diverses Missions de l’Ucayali, y restèrent jusqu’en 1821, où les luttes politiques dont l’Amérique espagnole était alors le théâtre, amenèrent leur dispersion.

Déjà en 1819, la renommée du père Plaza, qui avait traversé les Andes, lui avait valu l’honneur d’être appelé à Lima par le vice-roi Abascal, qui voulait être renseigné sur la navigation des rivières de l’intérieur, dans le cas où l’armée royaliste, prise entre les Indépendants du nord et du sud qui tentaient d’opérer leur jonction du côté de Lima, serait forcée de se replier sur Jauja et les allées de l’est. Notre missionnaire se rendit à l’invitation du vice-roi, lui donna tous les renseignements qu’il put souhaiter, et, comblé d’éloges et de dons pécuniaires, revint à Sarayacu en descendant les rivières Apurimac et Chanchamayo qu’il avait remontées pour gagner Andamarca, Tarma et enfin Lima.

Malheureusement pour l’avenir des Missions qu’il dirigeait, comme pour le sien propre, les indications et les renseignements du révérend Plaza, si précis qu’ils fussent, ne purent empêcher que les troupes de Sucre et de Bolivar ne se rejoignissent, que l’armée royaliste prise entre deux feux ne fût battue dans les plaines d’Ayacucho, la domination espagnole abolie et l’indépendance du Pérou proclamée.

Ces événements, qui bouleversèrent la face du pays, eurent pour les Missions un contre-coup terrible. À la première nouvelle du soulèvement des patriotes, un ordre émané du collège d’Ocopa enjoignit à tous les missionnaires de quitter leurs Missions dans le plus bref délai et de venir se rallier à leur supérieur. Le père Plaza, qui ne relevait pas directement du couvent d’Ocopa, bien qu’il en suivît la règle, fut excepté ou plutôt ne fut pas compris dans cette mesure.

En peu de temps, les Missions de l’Ucayali, abandonnées par leur pasteurs, se dépeuplèrent une à une. La plupart des néophytes retournèrent vivre dans les bois avec leurs frères barbares ; quelques-uns se réunirent aux chrétiens de Sarayacu. Le révérend Plaza, à qui la nouvelle république et le collége d’Ocopa ne venaient plus en aide, comprit que sa mission ne pouvait vivre de l’autel et tâcha de les faire vivre par le commerce. Il planta des cannes à sucre, fabriqua du tafia et de la mélasse, fit des salaisons de poisson, recueillit dans les forêts de la salsepareille et du cacao et alla jusqu’à la frontière du Brésil tirer parti de ces denrées.

Femmes de Sarayacu en costume d’église.

Cette vie de labeur et de spéculation dura sept années ; puis un jour vint où le chagrin et la maladie eurent raison de l’énergique volonté du révérend. Une fièvre maligne s’abattit sur lui et l’obligea de garder le lit pendant cinq semaines. Quand il fut en état de rassembler deux idées, il se sentit si affaibli au physique, si découragé au moral, qu’il jugea nécessaire d’aller respirer l’air natal et de consulter sur son état les docteurs du pays. Il quitta donc Sarayacu, descendit l’Ucayali, entra dans le Maranon et remonta la rivière Napo. Après quarante jours de navigation, il atteignait le village de Santa-Rosa, d’où quatorze jours de marche le conduisaient à Quito.

Une entrevue qu’il eut avec l’évêque de Quito, don Rafael Lazo de la Vega et le libérateur Simon Bolivar, lui valut du premier force éloges sur sa belle conduite et du second un mandat de deux cent cinquante piastres sur le trésor. À cette libéralité du héros d’Ayacucho, un frère de notre missionnaire, le chanoine Plaza, ajouta trois cents piastres qui lui permirent de s’approvisionner d’une foule de choses qui manquaient depuis longtemps à sa Mission. Ce changement de fortune influa heureusement sur sa santé qui se rétablit à vue d’œil. À peine eut-il recouvré assez de force pour se mettre en voyage qu’il prit congé des personnes qui l’avaient secouru et se rembarqua sur la rivière Napo. Après huit mois d’absence, il était de retour à Sarayacu. Les néophytes des deux sexes auxquels par une grâce toute spéciale, il avait réussi à inspirer autant d’attachement pour sa personne que de terreur pour la cravache en nerf de lamantin dont il usait à leur égard, les néophytes firent éclater à sa vue les transports les plus vifs ; hommes et femmes couvrirent ses mains de baisers, et le croyant toujours malade, le prirent dans leurs bras et le portèrent jusqu’à sa cellule. À l’ancien règlement que le révérend Plaza remit en vigueur, le jour même de son arrivée, les enfants de son cœur, comme il les appelait, reconnurent bien vite que leur père spirituel avait recouvré la santé du corps et celle de l’esprit.

Six ans s’écoulèrent sans amener de changement dans la situation du missionnaire et de la Mission. Les fonds recueillis à Quito par le révérend s’étaient épuisés lentement ; ses pétitions au collége d’Ocopa et au Président de la république n’avaient jamais eu de réponse et devant les besoins toujours croissants des néophytes, il allait en être réduit à recommencer son ancien trafic de poisson salé et de salsepareille, lorsqu’une visite à laquelle il ne s’attendait pas, vint faire diversion à ses ennuis et lui rendre un peu d’espérance.

Deux officiers de la marine britannique, MM. Smith et Lowe, étaient partis de Lima avec l’intention de visiter la plaine du Sacrement et de descendre l’Amazone jusqu’à la mer. Le Président à qui ils avaient soumis préalablement leur projet, s’y était intéressé et pour que les travaux qu’ils allaient entreprendre fussent profitables à la république, il leur avait adjoint pour prendre part à ces mêmes travaux, un major d’infanterie et un lieutenant de marine, MM. Beltran et Ascarate en compagnie desquels ils arrivèrent à Sarayacu. Leur apparition fut saluée avec joie par le père Plaza et par les néophytes avec un enthousiasme indescriptible. À part les religieux qui les avaient catéchisés, ces Indiens n’avaient jamais eu l’occasion de voir des Européens et surtout des fils d’Albion à peau blanche et à cheveux rouge ; aussi gardèrent-ils des deux officiers de marine, un souvenir qu’après treize ans écoulés depuis leur visite, nous allons retrouver dans toute sa fraîcheur.

Portrait de Fray José-Manuel Plaza.

Les voyageurs fêtés, choyés par le révérend Plaza restèrent huit jours à Sarayacu, pendant lesquels il eut tout le temps de leur raconter son histoire et de se plaindre à eux de l’indifférence que lui témoignaient les religieux d’Ocopa et le chef de l’État. Les officiers anglais que ces affaires de ménage intéressaient peu et qui d’ailleurs comprenaient et parlaient à peine l’espagnol, se contentèrent en quittant la Mission de remercier le missionnaire de la façon aimable dont il les avait accueillis ; mais les Péruviens Beltran et Ascarate, de retour à Lima, firent en faveur de leur hôte une levée de boucliers, — ce qu’aujourd’hui nous appelons une réclame, — et cela avec tant de zèle, de retentissement et de bonheur, que tous les regards de la foule se tournèrent du côté de la plaine du Sacrement, vers ces Missions de l’Ucayali qui pour la plupart des habitants de la Côte et de la Sierra, n’existaient plus qu’à l’état de légende.

Une aurore nouvelle parut se lever sur ces points oubliés. L’avenir des Missions devint le sujet de conversation à l’ordre du jour. On en parla dans les salons et dans les ranchos. Une collecte faite dans un moment d’enthousiasme parmi les commerçants des Portales, produisit une somme assez ronde. Alors on se mit en quête de missionnaires et naturellement on s’adressa aux Franciscains de Lima ; mais pour des motifs que nous ignorons, aucun religieux de cet ordre ne voulut quitter son couvent pour aller s’établir à Sarayacu. Dans cette fâcheuse occurrence, l’archevêque Benavente fut obligé de recourir aux couvents d’Europe. Des moines italiens qui rêvaient sans espoir la palme du martyre, accoururent à son appel. En 1836, les pères Simini, Vicli, Rossi, Bregati et quelques autres dont les noms en i nous échappent, s’installaient à Ocopa et y fondaient un collége apostolique destiné à approvisionner de desservants les Missions de l’Ucayali.

Navigation du révérend Plaza sur les rivières Apurimac et Chancuamayo.

Les pères Simini et Vicli furent les premiers de ces religieux qui vinrent à Sarayacu partager la solitude et les travaux du révérend Plaza ; leur arrivée fut saluée par le vieillard comme un événement heureux. Désormais il allait avoir près de lui des amis qui vivraient de sa vie, des cœurs dans lesquels il pourrait épancher son cœur, des intelligences en état de comprendre la sienne, et cette idée combla momentanément tous ses vœux. Les premiers temps de ce triumvirat apostolique furent signalés par l’entente la plus cordiale et l’union la plus fraternelle. Par malheur l’esprit humain est ainsi fait qu’à la longue il se lasse de tout, même de la paix et de la concorde. De petites difficultés surgirent un beau jour entre nos religieux, de petites blessures d’amour propre furent faites de part et d’autre ; on échangea quelques mots aigres et la guerre fut déclarée. Alors les moines italiens s’unirent dans un touchant accord et tentèrent de substituer leur domination à celle du révérend Plaza ; mais celui-ci que quarante années de gouvernement absolu avec un nerf de lamantin pour sceptre, avaient rendu presque féroce à l’endroit de ses prérogatives, se redressa de toute sa hauteur et contraignit ses présomptueux adversaires à s’humilier devant lui. Après trois ans de séjour à Sarayacu, les pères Simini et Vicli retournèrent à Ocopa et d’autres moines italiens vinrent prendre leur place. Instruit par l’expérience, le révérend Plaza n’eut garde de s’humaniser avec les nouveaux venus et les tint à distance, ainsi que tous ceux qui leur succédèrent.

Ce réveil de la foi, que nous avons constaté en passant, cet élan d’enthousiasme en faveur des Missions, s’éteignirent ou s’atténuèrent sensiblement après quelques années. Les commerçants des Portales ne songeaient plus qu’à leur commerce, et le chef de l’État, tout à sa politique, avait oublié les villages chrétiens de l’Ucayali. Seul, l’archevêque Benavente les appuyait toujours de ses vœux et de ses prières ; mais cet appui ne leur suffisait pas pour vivre, et sans un système de quêtes dans les divers quartiers de Lima imaginé par Fray Ildefonse Roa[8], système que les religieux italiens perfectionnèrent et étendirent par la suite aux trois provinces de Lima, de Pasco, de Xauja, Sarayacu et ses annexes n’existeraient plus à cette heure ou seraient passés de l’état de Missions à celui de comptoirs, comme la plupart des villages du Haut-Amazone, longtemps gouvernés par les Franciscains du Pérou ou des Carmélites du Brésil, et régis aujourd’hui par des gouverneurs-trafiquants.

Retour de Quito du révérend Plaza.

Après ce coup d’œil jeté sur la plaine du Sacrement et sur les Missions de l’Ucayali, que nous avons prises à leurs débuts et suivies dans leurs phases de progrès et de décadence, il nous reste à les envisager au point de vue de l’actualité. À ceux de nos lecteurs qui, ne trouvant pas dans la revue que nous allons en faire ce qu’ils s’attendaient à y rencontrer, pourraient nous imputer à faute leur désenchantement, nous répondons que nous n’en pouvons mais, et que la faute, si faute il y a, en est aux temps, aux lieux, à la nature des individus et à l’esprit des institutions. Humble observateur, nous nous sommes borné jusqu’ici à recueillir des faits et à poser des prémisses, laissant à ceux qui nous font l’honneur de nous lire le soin de rechercher les causes et de tirer les conséquences.

À l’heure où nous écrivons cette ligne, la Mission de Sarayacu compte cent soixante-six maisons construites comme celles des indigènes de l’Ucayali avec des lattes de palmier et couvertes en palmes. La seule particularité qui les distingue de ces dernières, c’est qu’au lieu d’être ouvertes comme elles à tous les vents du ciel, elles sont à peu près closes sur leurs quatre faces. Chacune d’elles est affectée à un matrimonio, mariage ou ménage, dont la moyenne est de trois individus. Comme nous l’avions remarqué le jour même de notre arrivée, ces demeures sont inégalement espacées, capricieusement orientées et séparées l’une de l’autre par de hautes broussailles ou des massifs d’arbustes disposés de façon à ce que leurs habitants ne puissent voir leurs voisins ou en être vus. Ce goût d’isolement chez les néophytes de Sarayacu se retrouve chez les castes sauvages dont ils descendent, lesquelles tournent volontiers le dos aux points civilisés et s’abritent contre le vent qui souffle des villes.

Parmi les cent soixante-six logis que nous venons de mentionner et dont le chiffre nous est donné par les derniers recensements, cent quinze sont habités par des descendants abâtardis de la race Pano, trente-cinq par des Omaguas et des Cocamas, seize par des individus des races Cumhaza, Balsapuertena[9] et Xebero. Ces néophytes d’origines diverses vivent en bons termes, mais ne contractent guère d’alliances qu’entre gens de même tribu. Le motif de cette mesure est l’inimitié secrète que tout Peau-Rouge nourrit invariablement contre l’individu d’une autre caste que la sienne.

Le couvent, l’église, les bâtiments de servitude, occupent, comme on l’a vu déjà par le dessin que nous avons donné, les trois côtés du parallélogramme formé par la place centrale. Quelques baraques qui bornent cette même place dans l’aire du sud-ouest, dérobent en partie les talus à pentes douces qui conduisent à la rivière. Là, dans une anse circulaire de quelque soixante pas de diamètre, flottent une douzaine de pirogues réunies par une chaîne et un cadenas. C’est le port de la Mission.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)




Le bain matinal.
  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. ix, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 et la note 2.
  2. Les Missions du Pozuzo, fondées en 1712 par le P. Francisco de San José, à qui l’on doit également la fondation du collége apostolique d’Ocopa, relevaient à cette époque de la province des Douze-Apôtres de Lima où de nombreuses Missions existaient déjà depuis l’année 1631. Par suite des nouvelles divisions territoriales du Pérou, ces Missions du Pozuzo, qui ne sont aujourd’hui que de misérables pueblos, habités par la descendance des premiers néophytes, se trouvent englobées dans la province de Huanuco, et relèvent du département de Junin.
  3. Une langue de terre d’environ un degré de largeur, située entre les sources des rivières Huallaga et Pachitea rattache dans la partie du sud, la plaine du Sacrement aux versants orientaux des Andes. Ajoutons que malgré les récits des missionnaires, les comptes rendus des voyageurs et les relevés statistiques faits depuis deux siècles, cette plaine, objet des plus fantastiques hypothèses, est encore, pour la plupart des Péruviens de la Côte et de la Sierra, une prairie sans limites connues, couverte de fourrage à hauteur d’homme, et où tous les animaux rares ou féroces du globe se trouvent réunis.
  4. Voy. notre étude sur les Indiens Panos.
  5. Cet itinéraire, qui allonge de cent quatre-vingts lieues le chemin qu’on suit habituellement pour passer des rives du Huallaga à Sarayacu, en prenant par Yanayacu, Chasuta et Santa Catalina, avait été imposé au P. Sobreviela par sa qualité de gardien du collége d’Ocopa qui l’obligeait à visiter les Missions de Maynas, lesquelles, après avoir appartenu longtemps aux Jésuites de Quito, se trouvaient comprises, depuis l’expulsion de ceux-ci, dans la juridiction ecclésiastique d’Ocopa.
  6. Ana Rosa mourut à Sarayacu à l’âge de soixante-quatorze ans.

    Le révérend Plaza, qui l’assista à ses derniers moments, nous dit qu’elle était bourrelée par les remords de son action passée, et s’imaginait voir des démons autour de sa couche. Elle est enterrée devant le maître autel de l’église, à quelques pas des missionnaires massacrés à Suaray, et dont les restes avaient été déposés en ce lieu par ordre du P. Sobreviela.

  7. Il n’existe d’autre biographie du révérend Fray José Manuel Plaza, qu’une courte notice publiée, en 1845, par le journal El Comercio de Lima, notice où l’inexactitude des faits et gestes du personnage s’unit, chez son panégyriste, à une ignorance complète et presque ridicule des localités.

    Nous ne disons rien du ton laudatif de ce morceau littéraire, qui dépasse l’hyperbole de cent coudées et rappelle par trop le pavé de l’ours du bon la Fontaine.

    Un portrait sérieux et raisonné de l’homme qui, pendant cinquante-un ans, a gouverné les Missions de l’Ucayali, est encore à tracer. Ce portrait, nous nous sommes promis de le tracer plus tard, non dans le cours de ce récit où il ferait longueur, ni dans le cadre étroit d’une biographie, où il n’aurait qu’un intérêt médiocre, mais dans une œuvre séparée, qui comprendra l’historique des Missions du Cerro de la Sal, du Pozuzo et du Huallaga, depuis longtemps éteintes, et celui des Missions de l’Ucayali sur le point de s’éteindre.

    Dans cette œuvre épique, véritable martyrologe, apparaîtront successivement les apôtres et les propagateurs de la foi chrétienne couchés obscurément depuis trois siècles dans le sillon qu’ils défrichaient, et dont les noms, encore inconnus à cette heure ou depuis longtemps oubliés, seront mentionnés dans notre récit. Le révérend Plaza sera un des héros de notre épopée, une des étoiles de la pléïade.

    Les documents relatifs à ce travail, dont il nous arrive de parler pour la première fois, nous coûtèrent jadis cinq ans de patientes recherches et de lectures assidues dans les bibliothèques et les archives des couvents de cette Amérique. Si nous ne l’intercalons pas aujourd’hui dans notre itinéraire, auquel il était aussi étroitement lié que le fond peut l’être à la forme, c’est que des circonstances plus fortes que notre volonté nous ont contraint de séparer le cadre du portrait, de publier nos études sur la nature avant notre appréciation raisonnée des hommes et des choses. Un jour, nous rétablirons dans son intégrité le plan primitif de cette œuvre.

  8. Ce frère Ildefonse Roa, enfant de troupe né en Espagne, était venu jeune en Amérique où il suivit la carrière des armes. Lors de la bataille d’Ayacucho, qui assure l’indépendance du Pérou, il était sous-lieutenant au régiment Royal-Alexandre. Resté sans moyens (l’existence par suite du licenciement des troupes espagnoles, il entra dans le couvent d’Ocopa et prit l’habit de Saint-François. Si ses allures comme moine se ressentirent toujours de son premier état, son zèle, son activité comme frère quêteur, sa façon toute militaire de réveiller la tiédeur des fidèles et de stimuler leur charité, furent d’un utile secours aux religieux de l’ordre.
  9. Nous entrerons dans quelques détails sur ces indigènes, en traitant de la Mission de Santa Catalina.