Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/31

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Danse des femmes, à Sarayacu.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




NEUVIÈME ÉTAPE.

DE SARAYACU À TIERRA BLANCA (suite).


Histoire facétieuse d’un homme et d’une cloche. — De quelle façon l’auteur employait son temps à Sarayacu. — Dînettes clandestines et goûters enfantins. — La baignoire du révérend prieur. — Le P. Antonio. — Histoire et psychologie mêlées. — Bibliothèque et bibliothécaire. — Un croquis du P. Marquès. — Comment le voyageur, pour avoir compté sans ses hôtes, se vit obligé de compter trois fois. — Départ pour la mine de gypse de Cosiabatay. — Histoire d’un homme crucifié. — Plaidoyer verbeux mais éloquent en faveur des Cacibos anthropophages. — Restauration des saints de Sarayacu. — Ce qu’était le rapin Julio. — L’auteur débute avec succès dans la sculpture polychrome. — Peinture d’un tapis d’église.

Cette danse du sexe, à laquelle nous assistions pour la première fois, nous rappela celle des Conibos que nous/avons décrite en traitant de la monographie de ces indigènes. C’étaient les mêmes enlacements de bras, les mêmes poses de tête, les mêmes oscillations du corps, la même façon de se laisser choir à terre après pirouette finale et épuisement de forces. Il va sans dire qu’une pareille danse fit bon marché de la coiffure des danseuses, dont les peignes allèrent tomber d’un côté pendant que leurs cheveux se déroulaient d’un autre. Cet exercice forcené dura jusqu’à la nuit.

Ici, nous remarquons que cette revue des us et coutumes de la gent de Sarayacu, sans être tout à fait complète, est à peu près finie. Or les nouveaux détails dans lesquels nous pourrions entrer sur sa vie d’intérieur et ses habitudes journalières ne feraient que reproduire ceux que nous avons précédemment donnés sur les Conibos, avec lesquels ces néophytes ont de grands traits de ressemblance. Nous les laisserons donc vaquer à leur travaux accoutumés et se réjouir à leurs heures, pour entretenir un peu le lecteur de nos propres affaires.

Au bruit et à l’agitation que le séjour de nos compagnons de voyage avait occasionnés dans la Mission, succéda bientôt une paix profonde. Un silence claustral régna dans les couloirs et les cellules dont les échos ne retentirent plus des éclats de rire et des couplets mondains que tant de fois ils avaient répétés. Quelques pratiques de la vie monastique que les religieux avaient momentanément supprimées par égard pour leurs hôtes, furent remises en vigueur. Au nombre des usages qu’ils rétablirent, celui que j’eusse laissé tomber en désuétude, tant grande était la frayeur qu’il me causait, c’était la promenade hebdomadaire et nocturne de l’animero chargé de recommander les âmes des défunts au souvenir et aux prières des vivants.

Le lundi de chaque semaine, entre une heure et deux du matin, un néophyte quelconque, chargé de cet office d’animero et sorti de je ne sais où, entrait dans le couvent sans qu’on l’eût entendu venir, et, s’arrêtant devant chaque cellule, agitait à deux mains une cloche du volume de celles qui décorent l’avant des bateaux à vapeur et qu’un marinier sonne à chaque escale du navire. Au premier appel de ce tocsin, je sautais à bas de ma couche, et dans l’idée que le feu était au couvent ou qu’une troupe de Peaux-Rouges assiégeaient le village, j’appelais à l’aide, au secours, en cherchant à tâtons mes inexpressibles. Aux cris que m’arrachait l’effroi, l’animero répondait gravement :

« Pour les âmes du purgatoire. »

J’avoue ici, et cet aveu n’a rien qui puisse faire suspecter mon orthodoxie, l’esprit étant indépendant des opérations du corps, j’avoue, dis-je, que dans le bouleversement de mes facultés et sous le coup du tremblement nerveux que m’occasionnait cette cloche, j’en eusse coiffé volontiers l’animero, pour l’apprendre à rappeler de cette sorte à ses devoirs de catholique un pauvre homme endormi.

El animero.

Deux fois je fus réveillé de la sorte. La troisième fois j’étais sur le qui-vive, et l’animero achevait à peine sa phrase lamentable que j’ouvrais doucement ma porte et le suivais dans l’ombre. L’homme entra dans la sacristie avec son bourdon et en ressortit les mains vides. J’étais fixé sur le point capital. Le lendemain, pendant que les moines faisaient la sieste et que le réfectoire et les couloirs étaient parfaitement déserts, je courus à la sacristie, j’enlevai le monstre d’airain par ses oreilles et l’apportai dans ma cellule où je l’enfouis dans une caisse que je surchargeai de paperasses et de plantes.

Le lundi suivant, l’animero, ne trouvant plus sa cloche où il était certain de l’avoir déposée, en fit son rapport au prieur qui en référa aux deux religieux. On fouilla jusqu’aux maisons des néophytes sans retrouver l’objet perdu. Pendant un mois on s’entretint de la disparition de cette cloche, puis, comme il ne restait que celle de l’église, l’emploi d’animero fut supprimé de fait et je pus dormir sur les deux oreilles. Ce ne fut que la veille de mon départ, entre onze heures et minuit, que je retirai ma prisonnière de son caisson pour la reporter dans la sacristie.

Ce grotesque épisode, que j’eusse dû celer est un des rares incidents qui rompirent l’uniformité de ma vie à Sarayacu. Aujourd’hui que cette vie appartient au passé, je me surprends à chercher sous ses cendres quelque étincelle de jeunesse et d’enthousiasme, et, disons-le, à regretter, avec le calme profond dont je jouissais, mes travaux coupés par des bains, des siestes et des promenades, mes excursions dans les bois, mes rêveries sans but à la fin de chaque journée, et jusqu’au sommeil d’enfant qui retrempait mes forces. Jusqu’à ce que sa pauvre machine ait été refondue ou perfectionnée, l’homme passera une moitié de sa vie à désirer et l’autre à regretter.

J’ai dit, sans toutefois en être sûr, que je me levais à six heures, et qu’après un bain pris à la rivière, en compagnie de jeunes va-nu-tout chargés d’épouvanter les crocodiles, je rentrais dans ma cellule frais et dispos. Une tasse de café noir achevait de me réveiller et donnait du ton à ma fibre. Avant de me mettre au travail, j’allais faire un tour de jardin, non pour admirer les aulx et les oignons cultivés par fray Hilario, mais pour cueillir les figues mûres d’un ficus sativa et les fleurs fraîchement écloses d’un rosier hybride, lesquelles rappelaient par leur beauté notre rose à cent feuilles, et par leur odeur la rose des quatre saisons. Ma récolte faite, je rentrais chez moi et me mettais à la besogne. De temps en temps, je m’interrompais pour flairer une rose et manger une figue. Cela me conduisait jusqu’à midi. La cloche du couvent sonnait alors pour le dîner, et les bons pères me précédaient au réfectoire. Après ce repas, d’où l’appétit excluait la conversation, les religieux rentraient chez eux pour faire un bout de sieste et j’allais battre les forêts, seul ou accompagné d’un néophyte. Vers trois heures, je revenais à la Mission, chargé d’une moisson de plantes conquises au prix de cent égratignures sur les arbres et les buissons. Selon que j’abordais le village par le côté du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, j’inspectais en passant les demeures des néophytes ; je donnais un coup d’œil à la forge et à la cuisine ; je regardais le charpentier Zéphirin raboter des planches, ou Rose la blanchisseuse laver le linge du couvent. Après un bonjour, un sourire, une plaisanterie échangés avec l’un d’entre eux, je n’enfermais dans ma cellule où je travaillais jusqu’au soir. À huit heures précises, on sonnait l’Angelus, et le souper était servi au réfectoire. Ce repas, où les religieux parlaient en mangeant, différait de celui de midi où ils s’étaient contentés de manger sans rien dire. Leur conversation, simple et dénuée d’artifice, ne roulait que sur des détails de ménage ou les innocents commérages de la localité, qui leur étaient redits par les alcades de semaine.

Excursion botanique dans les forêts de Sarayacu.

Parfois cette conversation un peu soporifique prenait d’autres allures et touchait presque à la science. C’était quand les religieux italiens, parlant de Gênes et de Turin, se mettaient à vanter la splendeur des églises de ces deux villes, la pompe des cérémonies et l’affluence des fidèles. À leurs descriptions enthousiastes le révérend Plaza opposait aussitôt les cathédrales de Quito et de Lima, l’ordre et la beauté de leurs processions et le luxe inouï déployé dans ces occasions solennelles. La discussion s’échauffait graduellement. Chaque religieux élevant autel contre autel, plaidait pour la gloire de sa patrie et la hauteur de son clocher ; puis comme en ces occasions la lutte n’était pas égale, le prieur ayant à tenir tête à deux adversaires aussi patriotes que lui, sa manière habituelle de l’emporter sur eux et de les réduire au silence, était de changer de conversation et de rappeler les premiers temps de son séjour à Sarayacu, ses croisades apostoliques chez les Indiens de la plaine du Sacrement et l’honneur qu’il avait eu de dîner plusieurs fois avec un vice-roi. Ce dernier argument désarçonnait toujours ses adversaires.

À neuf heures on se séparait. Rentré chez moi, j’allumais ma lampe et me remettais au travail. Cette lampe ou candil était alimentée avec de l’huile de lamantin. Une large mèche de coton y trempait à l’aise et envoyait vers le plafond une flamme d’un demi-pied, voilée d’un tel nuage de fumée, que chaque matin l’intérieur de mes narines était enduit comme un tuyau de poêle, d’une couche de suie.

À la clarté de ce candil je transcrivais mes souvenirs de la journée ou dressais la nomenclature des plantes que j’avais trouvées dans les bois. L’agitation des commensaux de ma cellule que la lumière empêchait de dormir, troublait quelquefois mon recueillement ; tantôt c’étaient mes deux aras dont les moustiques s’avisaient de piquer les pattes et qui faisaient claquer leur bec dans le but d’effrayer l’ennemi, ou ma tortue matamata qui ébranlait le lit de ses secousses et m’avertissait en soufflant de sa trompe que mon singe noir se livrait envers elle à quelque espièglerie.

Chelyde matamata.

Entre onze heures et minuit j’allais respirer l’air pur du dehors et expectorer l’horrible fumée que j’avais avalée trois heures durant. Je regardais tour à tour les masses d’ombre harmonieusement groupées au bord de l’horizon et les constellations brillant d’un vif éclat ; le calme de la nuit, la douceur de la température, la senteur des forêts voisines formée de mille parfums inconnus, m’eussent disposé merveilleusement à la rêverie, si les cohortes de moustiques ne m’avaient assailli.

Étude partielle du chelyde matamata : Pied vu par derrière ; Tête vue de face ; Plastron.

Obligé d’adopter le pas gymnastique et de faire le moulinet avec mes deux bras pour échapper aux piqûres rageuses de ces insectes, Je ne jouissais qu’à demi des bénéfices de la situation. Le moyen, en effet, d’aspirer au ciel et de prendre un vol extatique vers les demeures sidérales, quand des milliers d’aiguilles en se plantant dans vos mollets vous retiennent fatalement sur cette terre. Je rentrais donc dans ma cellule et n’endormais sous l’abri protecteur de ma moustiquaire. Le lendemain mon existence recommençait au point où elle s’était arrêtée la veille et les incidents que j’ai signalés se reproduisaient de nouveau.

Parfois ce thème monotone s’embellissait de quelques variantes. Le révérend Plaza dont les façons à mon égard s’étaient dépouillées par degrés de la gravité solennelle qu’elles avaient eue au principe, m’invitait dans la cellule aux marchandises à des déjeuners mystérieux dont le majordome de la Mission avait seul le secret. Loin que les moines italiens fussent compris dans ces invitations particulières, le prieur, au contraire, s’assurait par lui-même qu’ils étaient occupés ailleurs et que nous n’avions à redouter aucune surprise. Le menu de ces repas se composait invariablement d’une salade d’œufs durs et d’oignons crus. Un biscuit de Lima remplaçait le pain. Debout en face l’un de l’autre et nous servant tour à tour de la même fourchette, nous mangions à la hâte, comme deux écoliers tremblant d’être surpris. Un petit verre de tafia couronnait la séance, et chacun de nous regagnait sa cellule en s’essuyant les lèvres.

La façon dont le vénérable prieur s’y prenait pour m’inviter à ces conférences gastronomiques et m’en faire savoir le jour, était aussi simple qu’originale. Le matin du jour qu’il avait choisi, à cinq heures, en venant de dire matines et passant devant ma cellule accompagné des religieux, il tambourinait à ma porte et criait : « Eh ! Pablo, insigne paresseux, vas-tu dormir jusqu’à ce soir ? » puis il passait outre et les religieux de rire de la plaisanterie, sans se douter qu’elle était un signal convenu pour m’avertir que nous déjeunerions à huit heures précises.

Parfois Sa Révérence m’emmenait avec elle sous un prétexte de causerie et me faisait assister au bain qu’elle prenait à la nuit tombante. Sa baignoire, une cuve cerclée, remplie dès le matin d’une eau que le soleil de la journée avait chauffée au degré convenable, était placée sous un massif à quelques pas de la rivière. Le départ pour le bain offrait toujours un spectacle animé. Quatre porteurs de torches nous précédaient ; le majordome venait à notre suite portant le linge de son maître. Derrière nous se pressaient tumultueusement des néophytes des deux sexes, accourus de tous les coins du village pour prendre part à la séance balnéaire. Tandis que le prieur, complètement vêtu, s’accroupissait dans sa baignoire, les néophytes, à son exemple, entraient tout habillés dans la rivière où, pendant une demi-heure, hommes et femmes s’ébattaient avec des rires et des cris qu’on entendait jusqu’à Belen. La séance levée et après que le prieur avait changé d’habits, nous rentrions au couvent, toujours escortés par les deux sexes, qui gambadaient et ruisselaient autour de nous, comme un troupeau mythologique de tritons et de néréides.

Le bain du prieur.

Ces épisodes, en y joignant les rares apparitions de Cholos chrétiens, venus par le canal de Santa-Catalina, des villages de Chazuta, Balsapuerto et la Laguna pour échanger avec les missionnaires des tocuyos et des lonas[2] contre du poisson salé, du tabac en carottes et de la salsepareille, ces épisodes et ces apparitions étaient les seuls incidents qui troublassent la paisible uniformité de la vie à Sarayacu. Les Cholos commerçants dont on ne faisait aucun cas, mangeaient à la cuisine et dormaient à terre dans un angle du réfectoire. Leurs transactions commerciales opérées, ils s’en allaient comme ils étaient venus et sans que personne s’inquiétât d’eux.

Certaine après-midi, un bruit d’exclamations joyeuses auxquelles répondait la voix du prieur, retentit dans le couvent. En ce moment je travaillais dans ma cellule ; j’interrompis aussitôt ma besogne pour aller voir de quoi il s’agissait. Le P. Antonio, chef de la Mission de Tierra Blanca, venait d’arriver à Sarayacu. J’échangeai avec le nouveau venu un bonjour amical et quelques phrases de bienvenue, puis le laissant à ses affaires, j’allai me remettre au travail.

Le souper nous réunit au réfectoire. Là, nous fîmes plus ample connaissance. Après m’avoir entretenu de Florence où il était né et de Lima qu’il avait habité pendant cinq années, il me parla de la visite que lui avait faite à Tierra Blanca le comte de la Blanche-Épine et appuya sur l’antipathie que ce personnage lui avait inspirée à première vue. Le révérend Plaza et les religieux se regardèrent et sourirent à cet aveu naïf des impressions du P. Antonio.

En sortant de table, le chef apostolique de Tierra Blanca m’invita à le suivre dans sa cellule pour y continuer notre conversation. Cette cellule était située à l’extrémité du couloir contigu à l’église. Je m’assis dans un hamac que me désigna mon hôte, pendant qu’il s’asseyait lui-même sur un barbacoa qui supportait sa moustiquaire.

Durant cette visite, nous causâmes d’une foule de choses dont j’ai perdu le souvenir. En manière d’intermède, nous bûmes deux doigts de tafia. Quand nous eûmes choqué nos verres, je priai le révérend de me laisser examiner quelques bouquins jaunis que j’apercevais sur une tablette, entre un registre in-folio aux angles brisés et une liasse de papiers que les vers avaient façonnés en guipure. Les bouquins étaient des livres de piété traduits en espagnol. Je trouvai la Fleur des exemples, le Miroir de l’âme, un volume dépareillé de la Cité de Dieu de saint Augustin, etc. Le registre écorné était celui de l’état civil de Sarayacu. Les mariages, les naissances et les décès y étaient inscrits par ordre de date depuis 1791 jusqu’à 1843. À partir de cette dernière année, les pages du registre, vierges d’écriture, témoignaient que l’amour, la vie et la mort s’étaient succédé à Sarayacu sans qu’on s’en inquiétât. De ce vénérable in-folio, je passais aux paperasses rongées des vers. C’étaient des lettres écrites à diverses époques par des moines d’Ocopa à leurs compagnons de Sarayacu. À ces épîtres toutes confidentielles, étaient mêlés d’anciens journaux de Lima.

Tandis que j’inventoriais ces choses poudreuses, le P. Antonio m’apprenait que la cellule où nous étions, et qui servait de logement quand il venait à Sarayacu, servait aussi de bibliothèque et de dépôt d’archives. En sa qualité de bibliothécaire et d’archiviste et pour éviter qu’une main brouillonne ne furetât dans ses tiroirs, il ne confiait à personne la clef de cette pièce, qui, pendant onze mois de l’année, restait fermée au public.

En prenant congé de mon hôte, je lui demandai l’autorisation d’emporter chez moi pour les dépouiller à loisir, le registre de l’état civil et la correspondance des anciens missionnaires. Non-seulement cette autorisation me fut donnée, mais le P. Antonio m’offrit le concours de son expérience et de ses lumières dans l’interprétation des textes qui pourraient me sembler obscurs.

Sauf la lettre des PP. Girbal et Marquès que j’ai donnée en note dans mon étude sur les Indiens Panos, la correspondance des premiers religieux de Sarayacu n’offrait absolument rien qui valût la peine d’être transcrit. En compulsant ces paperasses je trouvai, intercalé dans les plis d’un journal, un croquis au crayon sur lequel mes yeux s’arrêtèrent et dont ils eurent de la peine à se détacher. Ce n’est pas que ce dessin d’une exécution inhabile et d’une tournure archaïque, méritât l’attention d’un artiste ou d’un amateur. Seul, un mécanicien se fût intéressé, peut-être, au problème de dynamique qu’il paraissait offrir et que le sujet du croquis, un homme affublé d’un sac de sauvage et coiffé d’un chapeau de paille, essayait de résoudre, à l’aide d’une phrase espagnole et d’un vilebrequin surmonté d’un A majuscule.

Fac-simile d’un dessin du P. Marquès. — 21 janvier 1793.

Ce qui me frappa vivement dans ce dessin au trait dont je fis un décalque, ce ne fut donc pas son mérite, mais seulement la date de l’année et le moment du jour où son auteur, le P. Buonaventura Marquès, l’avait exécuté. Heureux moine ! tandis qu’assis dans sa cellule joyeusement éclairée par un rayon de soleil matinal, au milieu d’un calme profond, il essayait à laide d’un crayon naïf de réaliser sa chimère, au delà des mers, sous un ciel brumeux et par un lugubre matin d’hiver, une tête royale tombait sur l’échafaud et les bruits de sa chute faisaient pâlir et trembler sur leurs trônes tous les rois de l’Europe.

Ma revue des papiers terminée, j’ouvris le registre de l’état civil pensant y trouver quelques détails intéressants. Mais de ce côté mon espoir fut encore déçu. Ce n’était qu’une insignifiante kyrielle de dates et de noms qui ne m’apprenaient rien.

Deux ou trois conversations que j’eus avec le P. Antonio me suffirent pour découvrir chez lui des qualités réelles auxquelles il rattachait une indépendance d’esprit et une liberté de jugement qui ne laissaient pas que de jurer un peu avec l’humilité de son costume et les vœux d’obéissance qu’il avait faits en le prenant. Son séjour ou plutôt son exil volontaire à Tierra Blanca, n’était que la conséquence logique de ses idées. Il avait préféré, disait-il en riant, être tête de mouche que queue de lion, commander à Tierra Blanca, qu’obéir à Sarayacu.

Ce prétendu libéralisme, bien plus répandu qu’on ne pense et que le P. Antonio ne prenait pas la peine de celer, épouvantait un peu les familiers et les commensaux du couvent. Dans la crainte de voir suspecter leur orthodoxie et de perdre du même coup les bonnes grâces du prieur, peu tendre comme on sait, aux idées libérales, ils évitaient en dehors du service tout rapprochement avec Fray Antonio qui les eût infailliblement compromis.

La réserve dont on usait envers celui-ci, loin de l’affliger, l’égayait au contraire et exerçait sa verve railleuse. Il y avait du Savonarole et du Rabelais dans cette nature de moine florentin, fougueuse jusqu’à l’emportement, enthousiaste et caustique, hautaine et accessible, qui dénonçait à haute voix tous les abus, mettait impitoyablement le doigt sur toutes les plaies et concluait souvent par un éclat de rire et un geste d’épaules. Pour un homme qui, comme moi, était venu chercher la vérité de loin, Fray Antonio était plus qu’une individualité vigoureuse et tranchée, c’était une trouvaille, une manière d’homme-registre que je n’avais qu’à consulter à l’article missions, pour apprendre aussitôt ce que je désirais savoir.

Cependant les travaux que j’avais entrepris touchaient à leur fin ; ma revue de la Mission était terminée, mes cartons bourrés de croquis et mon herbier de la Flore locale, composé de seize cents plantes, pouvait permettre à nos savants d’Europe de constater à quelles espèces végétales la déesse avait emprunté les fleurs de sa couronne. À mesure que s’emplissaient mes caisses et mes caissons, un vague ennui, une indéfinissable nostalgie s’emparaient de moi. L’espace m’attirait invinciblement. Comme M. Michelet dans sa préface de l’Oiseau, j’eusse crié volontiers : des ailes, des ailes ! tant croissait chaque soir et s’augmentait chaque matin mon envie de prendre un essor.

Ce n’est pas que l’idée de passer en trois mois de l’ouest à l’est de cette Amérique, ainsi que j’avais parié de le faire en quittant Islay, me poursuivît encore et causât l’anxiété maladive que j’éprouvais. Non ; j’étais même assez tranquille à cet égard. Le délai fixé par moi-même à cette traversée continentale était expiré depuis quatre mois, et le capitaine anglais, mon heureux rival, servi par le retard que m’imposaient les circonstances, avait dû atteindre sans se presser, le but que je m’étais flatté de toucher avant lui. Par amour-propre national, j’avais déploré ma défaite, mais j’avais été peu sensible à la perte de mon pari.

L’ennui que j’éprouvai n’était donc plus causé par le désir d’arriver au Para, mais par le besoin de partir de Sarayacu, et comme ce besoin allait augmentant, |e me résolus à le satisfaire. Un soir, à l’issue du souper, je déclarai aux religieux mon intention de les quitter avant la fin de la semaine. On était alors au mardi. En disant que cette détermination parut contrarier mes hôtes, je craindrais d’être taxé de fatuité. Néanmoins tous se réunirent pour la combattre et le vénérable prieur tenta de me prouver que le bonheur n’existait qu’à Sarayacu et que c’était folie d’aller le chercher ailleurs ; comme mon opinion à cet égard différait essentiellement de la sienne, je gardai le silence pour ne pas le contrarier. Le souper fini et les grâces dites, chacun regagna sa cellule. Au bout d’un instant, le révérend Plaza venait me trouver dans la mienne.

« Pablo, me dit-il, j’ai pensé qu’avant de nous dire adieu pour toujours, tu ne refuserais pas de me rendre un service, dût-il reculer ton départ de quelques jours encore.

— Vous avez eu raison de penser cela, Padre mio. De quoi s’agit-il ?

— Demain, à ton lever passe au réfectoire et tu sauras ce que j’attends de toi. »

Le lendemain en entrant dans le triclinium, j’aperçus étendues à terre ou appuyées contre le mur, plusieurs statues de saints en plâtre colorié, de grandeurs diverses et diversement mutilées. Saint Michel avait perdu son bras gauche et son bouclier, le nez et les oreilles manquaient à saint Joseph, les deux mains à sainte Catherine ; les autres saints étaient à l’avenant, Pendant que je méditais sur ces ruines, le révérend Plaza, que je n’avais pas entendu venir, posa sa main sur mon épaule.

« Que dis-tu de nos pauvres saints ? me demanda-t-il.

— Qu’ils sont en triste état, répliquai-je.

— C’est ce bribon de majordome qui les a cassés en les nettoyant. Le malheureux, quand il a trop bu, n’en fait jamais d’autres. Comme nous ne pouvons exposer ces saints ainsi mutilés à la vue des fidèles, je voulais te prier de les réparer avant ton départ.

— Réparer ces saints ! mais, cher padre, je ne suis ni sculpteur, ni mouleur statuaire, pour mener à bien un pareil travail !

— Bah ! vous autres Français, vous êtes adroits comme des singes et vous réussissez à tout ce que vous entreprenez. Essaye seulement.

— Encore pour essayer faudrait-il du plâtre, et je n’en vois pas à Sarayacu !

— J’en ferai venir de Cosiabatay. J’ai là une carrière de gypse en état d’approvisionner la république entière du Pérou. Quand veux-tu que j’y envoie une pirogue ?

— Envoyez alors de suite, si c’est possible. Mais il me vient une idée ; Cosiabatay n’est qu’à treize lieues de Sarayacu ; si j’allais chercher ce plâtre moi-même ?

— Ou si nous allions le chercher ensemble, dit une voix derrière nous. Je me retournai et j’aperçus Fray Antonio.

— Cela tombe d’autant mieux, ajouta-t-il, que je devais envoyer ces jours-ci à Bepuano ou à Cosiabatay faire provision de plâtre pour la maisonnette que je me construis à Tierra Blanca. »

Ce voyage à deux fut résolu séance tenante. Pendant qu’on espalmait la pirogue qui devait nous conduire, mon compagnon et moi nous déjeunions solidement en prévision des jeûnes à venir. Deux heures après, étendus côte à côte sous le pamacari d’une embarcation à cinq rames, nous descendions rapidement vers l’Ucayali.

Je saluai par un élan joyeux la majestueuse rivière que depuis quatre mois je n’avais pas revue, mais après laquelle je soupirais sans cesse, comme l’Hébreux captif après le Jourdain. Une brise du large ridait en ce moment sa surface et mes poumons l’aspirèrent avec délices. Décidément, pensai-je, cet air de liberté vaut mieux à la santé que celui qu’on respire à Sarayacu entre les quatre murs d’une cellule.

Un voyage à contre-courant sur les grandes rivières de cette Amérique est loin d’avoir les charmes que le lecteur pourrait lui supposer. D’abord on navigue très-lentement et la lenteur dans la locomotion est un véritable supplice ; ensuite pour ménager les forces des rameurs et refouler plus facilement le courant, au lieu de prendre le large on rase la berge où la résistance de ce courant est moindre. Sur une rivière d’Europe, ce mode de navigation ne serait pas sans charmes ; mais ici il y a l’inconvénient d’attirer à vos trousses tous les moustiques du rivage que l’embarcation réveille en froissant les buissons où ils sont posés. Troublés dans leur repos, les odieux insectes s’élèvent en tourbillonnant, puis fondent sur vous la trompe en arrêt et vous criblent de blessures empoisonnées.

Inutile de dire que cette description faite sur le vif retrace mot à mot ce qui nous arriva dans la traversée de Sarayacu à Cosiabatay. La robe et le cordon du P. Antonio sur lesquels j’avais compté pour adjurer et conjurer les hideux vampires, n’eurent aucun pouvoir sur eux.

À la nuit tombante, nous atterrîmes à l’angle d’une plage ou nos rameurs allumèrent du feu. Nous soupâmes de tortue bouillie et de racines, dont le pilote s’était muni par ordre ; et, grâce aux moustiquaires que nous avions eu soin d’emporter, nous dormîmes comme des justes. Au point du jour nous nous mettions en route et le soir, à quatre heures, nous longions la dernière pointe qui cachait l’embouchure du rio de Cosiabatay.

Au débouquement de cette pointe, nous aperçûmes sur un îlot de sable et de roseaux, rapproché de la rive gauche, un objet de forme bizarre, dont la silhouette se découpait en vigueur sur l’azur lumineux du ciel. Assez intrigué par cette apparition, que le P. Antonio disait être un tronc d’arbre capricieusement entaillé, je fis ramer vers l’îlot que nous atteignîmes au bout d’un quart d’heure et après avoir passé successivement de la surprise à la stupéfaction et de la stupéfaction à l’horreur. L’objet en question était une croix et sur cette croix un Indien complétement nu était attaché par les pieds et les mains. Sa tête retombait sur sa poitrine et sa chevelure pendante cachait ses traits. La peau de l’individu racornie et comme grillée, adhérait aux os et en dessinait exactement la charpente. Toute la région abdominale n’était qu’une large ouverture par où les intestins et les viscères avaient été retirés. Aux déchiquetures de cette plaie béante, on reconnaissait le bec et les serres des oiseaux de proie. L’état du cadavre dont la maigreur et la dessiccation rappelaient à la fois le squelette et la momie, annonçait que la mort remontait au moins à deux mois. À quelle nation appartenait ce malheureux, de quel crime l’avait-on châtié, quels bourreaux lui avaient infligé ce supplice sans précédents dans les annales du pays ? Telles furent les questions que nous nous adressâmes devant ce gibet autour duquel une douzaine de vautours urubus, sentinelles funèbres, semblaient monter la garde. Comme aucun de nous n’y pouvait répondre, nous laissâmes sur sa croix le supplicié en nous promettant de lui creuser une fosse à notre retour et nous nous dirigeâmes vers l’embouchure du rio de Cosiabatay, à cent pas de laquelle, dans l’intérieur, se trouvait une habitation d’Indiens Schetibos.

L’habit du P. Antonio nous valut des maîtres de ce logis un accueil cordial. Hommes et femmes s’exclamèrent joyeusement à notre vue, et après avoir baisé la main de notre compagnon, placèrent devant lui un cruchon de Mazato, un rable de singe fumé et quelques bananes. Ces Schetibos étaient, nous dirent ils, en relations d’affaires avec le prieur de Sarayacu qu’ils visitaient plusieurs fois dans l’année pour lui vendre de la salsepareille, des tortues ou de l’huile de lamantin.

À peine installés chez eux, nous leur demandâmes des renseignements sur l’homme crucifié que nous venions de voir. D’abord nous n’obtînmes d’autre réponse que des éclats de rire désordonnés, puis quand cette gaieté bruyante se fut calmée, ils nous apprirent que l’homme exposé sur l’îlot était un Cachibo qu’ils avaient capturé dans une de leurs courses et accommodé de la sorte en expiation de ses vieux péchés.

Comme le P. Antonio leur représentait la barbarie de cette action, ils lui dirent ingénument que c’était une vieille coutume des Schetibos de tuer tout Cachibo qu’ils rencontraient, et cela pour punir la nation dans l’individu, de son goût décidé pour la chair humaine. Toutefois, comme le dernier Cachibo qu’ils avaient surpris, était occupé à retirer du sable des œufs de tortue qu’il avalait crus, et que cette occupation leur avait paru dénoter chez lui des tendances à une alimentation plus honnête, au lieu de l’assommer sur place, comme ils faisaient habituellement de ses parents, ils s’étaient contentés de l’emmener devant Cosiabatay, de l’attacher à deux troncs en croix et de l’abandonner aux urubus. Pendant deux jours, le Cachibo, s’était tordu dans ses liens pour échapper aux attaques de ces oiseaux ; mais le troisième jour, les hideux vautours étant parvenus à faire une trouée, avaient pénétré au cœur de la place.

En écoutant ce récit qui fut accompagné de nouveaux rires, j’avoue que je regrettai de n’avoir pas la force de Typhon ou la taille de Polyphème pour empoigner nos hôtes par la nuque, les empaler au même pal, sans distinction d’âge et de sexe, et offrir cette brochette expiatoire aux mânes irritées du supplicié.

Nous nous couchâmes sitôt que la nuit fut venue. Dès qu’il fit jour, nos gens commencèrent à charger la pirogue de gypse, prenant à un tas que le prieur de Sarayacu avait fait déposer depuis longtemps derrière l’habitation des Schetibos. Cette précaution du révérend nous évita personnellement l’ennui et à nos rameurs la fatigue de remonter à contre-courant jusqu’à la carrière de ce minéral, située à cinq lieues en amont du rio de Cosiabatay.

Transport du gypse, à Cosiabatay.

En entrant dans l’Ucayali, nous nous dirigeâmes vers l’îlot où se trouvait le cadavre du Cachibo, afin de lui creuser une sépulture ; mais avant de l’atteindre, un coup d’œil nous suffit pour reconnaître que la croix et l’homme avaient disparu. Comme leur disparition nous semblait tenir du prodige, nous ralliâmes l’îlot pour vérifier l’état de lieux et nous renseigner sur l’événement.

Un trou profond occupait l’emplacement du gibet funèbre. À partir de cet endroit, le sable violemment labouré et de nombreuses traces de pieds nus qui se poursuivaient jusqu’au bord de l’eau, indiquaient que la croix avait été abattue, traînée à la rivière et livrée au courant avec le cadavre qu’elle portait. Naturellement nous attribuâmes cette besogne à nos hôtes les Schetibos. Inquiets du mécontentement que nous leur avions témoigné la veille, et craignant que leurs relations commerciales avec les Missions n’en souffrissent plus tard, ils étaient venus de nuit faire disparaître le corps du délit, dans l’espoir d’effacer par là jusqu’au souvenir de leur crime.

Pour regagner Sarayacu, nous prîmes le milieu de l’Ucayali. La rivière était en crue, et le courant entraîna si bien notre embarcation, que les rameurs, jugeant inutile de fatiguer leurs bras, laissèrent au pilote le soin de nous conduire. Je profitai d’un moment où le P. Antonio disait son chapelet, pour consigner dans mon livre de notes quelques détails sur la tribu des Cachibos, que j’avais omis lors de mon séjour à Santa Rita, en compagnie des membres de l’expédition franco-péruvienne. Ces détails, s’ils ne sont pas ici à leur place, auront du moins le mérite de l’à-propos.

Issus de la grande nation Pano, dont ils parlent encore l’idiome, les Cachibos, après avoir longtemps occupé les deux rives du Pachitea, les ont abandonnées depuis un siècle environ, pour s’établir dans l’intérieur des quebradas d’Inquira et de Carapacho où coulent deux rivières, affluents de gauche du Pachitea. La guerre d’extermination que leur déclarèrent à cette époque toutes les tribus de la plaine du Sacrement, motiva chez ces indigènes alors nombreux, aujourd’hui réduits à quelque trois cents hommes, l’abandon de leur ancien territoire. Cette guerre dure encore à l’heure où nous écrivons, les fils ayant religieusement épousé la querelle des pères et la haine générale contre les Cachibos s’étant accrue avec le temps au lieu de s’affaiblir.

Châtiment d’un anthropophage.

Pourchassés d’un côté par les Conibos, les Sipibos et les Schetibos de l’Ucayali qui remontent et descendent librement aujourd’hui les eaux du Pachitea dont le parcours leur fut si longtemps interdit, d’un autre côté repoussés à coup de fusil par les descendants des néophytes des anciennes Missions du Mayro et du Pozuzo les malheureux Cachibos pris ainsi entre deux feux, n’abandonnèrent guère le couvert des forêts où ils se virent réduits à la condition des bêtes.

Cet état d’abjection ne fut pas toujours leur partage. Au dix-septième siècle, nous les voyons alliés aux Schetibos de l’Ucayali et sous le triple nom de Cacibos, de Carapachos et de Callisecas[3] régner en maîtres sur toute l’étendue de la rivière Pachitea, étendre leurs explorations jusqu’à l’Ucayali et occuper le premier rang parmi les tribus de la plaine du Sacrement où leur bravoure et leur cruauté étaient proverbiales. — Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé, — par quelle succession d’événements ces indigènes jadis redoutés de leurs voisins en sont-ils venus à trembler devant eux ? C’est ce que nous ne saurions dire ; mais ce qu’un ne peut mettre en doute, c’est qu’une de ces causes futiles qui engendrent entre sauvages des haines éternelles, ayant amené une scission entre les Cachibos et leurs alliés les Schetibos, les tribus voisines ont profité de l’affaiblissement numérique des premiers pour prendre une revanche et peser à leur tour sur cette tribu qui pendant longtemps leur avait imposé son joug.

L’anthropophagie tant de fois reprochée aux Cachibos depuis leur rupture avec les Schetibos et dont il n’avait jamais été fait mention avant cette époque, cette anthropophagie qui n’est justifiée que par les on dit des riverains de ces contrées et à laquelle nous n’ajoutons foi qu’à demi, ne serait après tout, en admettant un moment qu’elle soit, que la conséquence logique des persécutions dont ces malheureux sont l’objet de la part des chrétiens et des infidèles. Traqués de toutes parts et sans moyens de subsistance, ils ont pu, poussés par la faim et s’autorisant du dicton : Ventre affamé n’a pas d’oreilles, — manger quelquefois leurs malades et leurs vieillards, quand un de leurs persécuteurs, gras et bien en point, ne leur tombait pas sous la main.

Et puis parmi tant de tribus sauvages et de nations civilisées qui jettent la pierre à ces pauvres diables en faveur desquels il nous a paru généreux de rompre une lance, quelle est celle qui peut se vanter d’être pure de leur péché et de n’avoir pas mordu dans son temps à quelque beefsteak de chair humaine ? En remontant un peu dans le cours des âges, on trouverait à ce sujet de singulières choses. Entre Dutertre et Lopez de Gomara dix historiens des plus graves, voteraient pour l’affirmative à l’égard de l’anthropophagie chez les nations américaines des siècles passés. Cook, Forster, Neuhoff, Marsden, Duclesmeur, Forest l’ont constatée chez les indigènes de l’océan Indien. Avant eux, Pline, Strabon, Porphyre l’avaient trouvée en honneur chez les Scythes et les Massagètes ; Peloutier la reprochait aux Celtes ; Cluvérius aux Germains ; Jablonski aux Arabes.

Les sacrifices humains des Gaulois, des Carthaginois, des Romains, n’étaient après tout que les restes d’une ancienne anthropophagie. Sous l’empire d’autres idées, ces peuples brûlaient ce qu’autrefois ils avaient adoré. Mais revenons à nos Gachibos.

Tapis dans l’ombre des forêts, où ils ont cherché un asile, ayant à redouter pendant le jour les coups de flèches des tribus de l’Ucayali et les coups de fusil des chrétiens du Pozuzo, ce n’est guère que la nuit qu’ils se hasardaient à quitter leurs retraites pour venir pêcher dans le Pachitea, ou recueillir sur les plages de cette rivière des œufs de tortue à l’époque de la ponte de ces animaux.

Hommes et femmes vont nus, et cette nudité dans un pays infecté de moustiques, sous-entend une succession de tortures qui rachète suffisamment à nos yeux la manie qu’on leur attribue de manger leur prochain à la croque-au-sel. Si les soins de leur subsistance les ont entraînés loin de leur demeure, et que le besoin de sommeil se fasse sentir, ces malheureux privés de moustiquaires, creusent des trous dans le sable, s’y ensevelissent jusqu’aux épaules, puis comblent légèrement ces excavations et les recouvrent de feuillage ; ainsi abrités contre le suçoir des moustiques, ils sommeillent tant bien que mal en attendant le jour. À peine a-t-il paru, qu’ils sortent de leurs trous, courent à la rivière pour se débarrasser du sable que la sueur a collé à leur corps, et après s’être débarbouillés et rafraîchis, ils rentrent précipitamment dans les bois qu’ils ne quittent plus que la nuit suivante.

Les tribus de la plaine du Sacrement, qui connaissent les habitudes des Cachibos, s’amusent à leur donner la chasse, à l’époque où la ponte des tortues attire de nuit ces Indiens sur les plages du Pachitea. Pour se rapprocher d’eux sans en être vus, Conibos, Sipibos, Schetibos suivent à la file la lisière de la forêt qui les protége de son ombre, puis arrivés par le travers d’un campement de Cachibos, ils s’éparpillent et leurs flèches pleuvent comme grêle sur l’ennemi. Devant cette brusque attaque, les Cachibos hurlant d’effroi, cherchent à gagner le couvert des bois ; mais les chasseurs s’élancent à leur poursuite et réussissent toujours à mettre la main sur un des fuyards. Si c’est une femme ou un enfant, ils l’emmènent en esclavage ; si c’est un homme, ils l’assomment sur place ou le torturent en riant. L’individu crucifié par les Schetibos de Cosiabatay, était un jouet de ce genre ; après l’avoir houspillé tout le long de la route et meurtri peut-être, ils avaient trouvé plaisant en arrivant chez eux de l’attacher à deux poteaux en croix, en souvenir du crucifix qu’ils avaient vu dans les Missions.

Chasse aux Cachibos anthropophages.

Le soir à six heures nous entrions à Sarayacu. Pendant mon absence le prieur avait fait choix d’un néophyte pour m’aider dans mon travail de restauration. Cet individu qu’il me présenta le lendemain, me parut âgé d’une soixantaine d’années ; il avait l’air bonasse, répondait au nom de Julio, et était le dernier des Panos[4]. Le révérend Plaza l’avait emmené autrefois à Lima et l’honorait d’une attention particulière. Au dire de son protecteur, Julio était doux comme un mouton, humble comme un chien et parlait couramment l’espagnol, le quechua et le pano, sa langue maternelle. En attendant qu’une occasion me fût offerte de mettre à l’essai le caractère et le talent de polyglotte de mon apprenti, je l’envoyai cuire du gypse, le broyer, le tamiser et en emplir une terrine.

Trois jours après je me mettais à l’œuvre. J’avais invoqué préalablement l’assistance du Saint-Esprit afin qu’il daignât m’inculquer les premières notions de l’art de la statuaire que j’ignorais complétement. Une lueur subite éclaira mon esprit. Je me rappelai les boudins de plâtre que les mouleurs statuaires de Cuzco adaptent au moyen de chevilles aux parties absentes de leurs statues et dans lesquels ils taillent ensuite les contours du membre amputé. Ce procédé que j’employai et l’aide d’un mauvais rasoir, seul outil que je possédasse, me permirent de mener à fin ma besogne. Dire que les mains, les nez, les oreilles que je procréai, rappelaient par l’élévation du style et la pureté des contours, les chefs-d’œuvre de la statuaire grecque, serait une jactance indigne de moi. J’aime mieux avouer que ces produits de mon rasoir étaient d’une naïveté touchante, et d’une roideur hiératique qui n’avaient rien à démêler avec les questions d’art, et témoignaient seulement d’une bonne volonté poussée jusqu’à l’héroïsme.

Restauration des saints à Sarayacu.

Après une semaine d’un labeur assidu, mes saints étaient établis dans leur intégrité primitive, et parfaitement secs, grâce à la haute température de la localité. Il ne restait plus qu’à les peindre. Mais il fallait pour cela des couleurs à l’huile, et je n’avais à ma disposition que des couleur à l’eau. Le révérend prieur à qui je fis part de mon embarras, retrouva heureusement au fond d’un tiroir quelques pincées de vermillon et de céruse qui dataient du commencement de ce siècle ; des os d’animaux à demi grillés sur les charbons, me procurèrent du bitume ; je trouvai des ocres dans les ravins, et ma lampe me donna du noir de fumée.

Pour préparer ces diverses couleurs, un plastron de tortue et un fer à repasser emprunté à Rose la blanchisseuse, servirent à mon rapin Julio de pierre et de molette. Nous suppléâmes aux diverses huiles qui nous manquaient par de la graisse de tortue à laquelle nous mêlâmes comme siccatif, un peu d’encens en poudre.

Les choses ainsi réglées, marchèrent à souhait et je pus terminer mon œuvre de sculpture polychrome. À quinze jours de là, tous mes saints, restaurés, enluminés et vernis au blanc d’œuf, étaient alignés dans le réfectoire où les néophytes venaient les admirer avec des exclamations élogieuses dont ma modestie eut fort à souffrir.

Ce travail achevé, je rassemblai mes plantes et mes paperasses, et me mis à tout préparer pour un prompt départ. Comme j’étais en train de clouer une caisse, le révérend prieur entra chez moi, l’air souriant et s’assit sur mon vieux fauteuil. Tout en me regardant jouer du marteau, il m’adressa force gracieusetés et porta jusqu’aux nues le ravaudage artistique que j’avais entrepris et terminé tant bien que mal. Je le laissai dire sans l’interrompre. Quand sa verve louangeuse fut épuisée :

« Sais-tu, me dit-il, que j’ai encore quelque chose à réclamer de ton obligeance ? »

Ici je cessai d’enfoncer des clous, pour regarder le révérend.

« Voilà de quoi il s’agit ; continua-t-il. — Notre tapis d’église peint en 1789 par le P. Marquès[5] a été rongé par les rats et tombe en lambeaux ; nous ne savons comment le remplacer, et je voulais te prier de nous en faire un autre.

— Mais je ne suis pas fabricant de tapis, exclamé-je !

— Tu n’étais pas sculpteur non plus, Pablito, et pourtant tu as su remettre des nez et des oreilles à nos saintes images. Encore ce petit sacrifice pour être agréable à ton vieil ami. Nous n’avons qu’un tapis en loques, et tu comprends qu’il serait indécent d’étaler pareille guenille le jour de Pâques, devant nos saints remis à neuf. »

Pris au traquenard, je ne pus que baisser la tête et demander au prieur des renseignements sur le tapis qu’il exigeait de moi. Ce tapis, assemblage de bandes de lona cousues, devait figurer en peinture, tel ou tel sujet de mon choix.

Une demi-heure après cet entretien, la pièce de lona était retirée de la cellule aux marchandises, et coupée par bandes de dix mètres, en présence des veuves de Sarayacu qu’on avait convoquées. Chacune d’elles reçut ensuite du prieur une provision de fil, une longue aiguille et l’ordre d’assembler immédiatement les six lès qui devaient former la largeur du tapis. Comme ce travail de couture ne pouvait être fait dans le réfectoire où il eût gêné le service, les veuves se réunirent sur la place, et sans s’inquiéter du soleil qui leur rôtissait les épaules, ni des moustiques qui les dévoraient à l’envie, elles commencèrent à jouer de l’aiguille avec accompagnement de babil et d’éclats de rire.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine Livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209, t. X, p. 129, 145, 161, 177, t. XI, p. 161 et la note 2, 177 et 193.
  2. Toile de coton qu’on fabrique dans plusieurs provinces du Pérou. Le tocuyo est un calicot des plus communs. La lona est une toile aussi grossière que notre toile d’emballage mais d’un issu très-blanc et très-serré.
  3. La manie des premiers explorateurs de ces contrées, religieux ou laïques, de donner aux Indiens d’une même nation le nom des lieux où ils les rencontraient, cette manie a jeté une confusion déplorable dans l’ethnographie américaine et induit mainte fois en erreur les savants d’Europe. Par suite de ce malheureux système, plus de la moitié des noms de tribus indigènes qui figurent sur la carte à grands points de Brué dressée par Dufour (édition de 1856), sont à retrancher. Pour ne citer qu’un exemple entre vingt, les Callisecas et les Carapachos, dont ces géographes et, après eux, MM. Malte-Brun et Théophile Lavallée ont fait deux tribus distinctes, ne sont que des individus de la tribu des Cachibos, rencontrés autrefois par des missionnaires devant les petites rivières Calliseca et Carapacho, affluents de gauche du Pachitea.
  4. Nous avons donné son portrait dans notre notice sur la nation Pano.
  5. Le lecteur a pu juger du talent de dessinateur du révérend P. Marquès par le fac-simile de son dessin-problème que nous avons donné quelques pages plus haut (voy. p. 219).