Voyage du Condottière/I

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Édouard Cornély & Cie (p. 9-13).


i

BÂLE




T ête dure et ventre chaud, Bâle est une ville singulière, capitale de bourgeois. Elle est chimérique et grasse, religieuse et charnelle. Le plus souvent, elle a la mine maussade. Elle est venteuse : dans le couloir de la vallée, souffle le grand vent des montagnes, qui pousse en fer de lance un baiser aigre.

Sous la neige d’hiver, Bâle a la gaîté forte. Les fumées bleues, sur les maisons de bois, parlent de larges cuisines et de festins bourgeois, d’oies qui rôtissent, de poêles en faïence, de meubles bien cirés et d’horloges qui rougeoient contre les murs sombres. Là, on fait une chère dense et savoureuse, et l’on mange d’excellent poisson. S’il pleut, la pluie brille en reflets luisants sur les verrières et les culs de bouteille sertis dans le plomb. Et l’on pense à la chambre chaude, par les grands froids, derrière les vitres épaisses, quand le poêle ronfle, que le serpent de fonte rougit, et quand, au crépuscule qui tombe, une sourde lueur d’olive traîne languissamment sur les cuivres suspendus, et la tranche d’or des livres. Alors la ville bien nourrie semble posée au bord du fleuve pour servir d’hôtellerie aux rois mages en voyage vers l’arbre de Noël.

Ici, le Rhin n’est pas encore le père.

Il roule, violent et glauque. Il est vert comme la feuille de saule ; et quand un nuage en toison traverse le ciel, il est laiteux comme l’herbe tendre. Qu’il est hardi, pressé, froid et vif ! Ce n’est pas le père, mais le jeune homme en son premier élan. Il se précipite, il est égoïste, et tout à soi. Il court à grand bruit. Tantôt gai, tantôt triste, toujours frénétique et jeune : il est torrent.

Il est chaste aussi. Je l’appelle Siegfried dans la forêt et dans la forge. Il ne connaît pas la peur ; il ne craint pas l’arrêt. Il tombe en criant de joie par-dessus les rocs et les montagnes. Il écume dans ses chutes, et pas une ne le retient. Plus il roule de haut, et plus haut il bondit. Rien ne le brise. Rien ne l’entrave.

Cette nuit, dans mon lit, je l’entends. Sa clameur me soulève. Et j’écoute. La forte voix appelle. Elle a le murmure grondeur des lions, et de l’action. Elle appelle, elle appelle. Elle invite, elle commande. À l’œuvre, en route, et toujours plus avant ! Il est plus violent, il a plus de force agissante dans cette ombre nocturne, que dans le plein midi de ses chutes. Là-bas, il rompt les barrières. Ici, il est maître, et sa marche est irrésistible. Ô la bête magnifique ! Quelle promesse de labeur en sa puissance ! Voilà le héros et l’Hercule du Nord.

En forme de congres et de saumons, les longs nuages gris à la queue noire se hâtent vers l’Ouest. Ils vont vite et ne se battent pas. Ils fuient le fleuve.

Au pont de Wettstein, le matin rose décore les rives. La fraîche lumière rit sur de larges tilleuls, à tête ronde, dans le jardin des Chevaliers, je crois.

Il est des villes où le bois se fait passer pour de la pierre. La pierre, ici, joue le bois, surtout parmi les arbres. Bâle chauffe au soleil son ventre peint. Tout bâtiment semble de bois peint, même la cathédrale. Elle est au contraire de ce beau grès rouge, qui vient des Vosges, et que la beauté de Strasbourg a sanctifié. Je tâte cette grosse pierre. Je touche avec volupté son grain rude, qui a la chair de poule. Devant l’église, des enfants aux cheveux d’argent, l’œil honnête et clair, se poursuivent sans cris. Ils sont brusques et patauds, brillants et robustes. Bâle marchande, en son opulence bourgeoise, sent encore les champs. La santé fleurit son teint. Elle a les joues d’une paysanne. Sa cathédrale est coiffée d’une toiture en rubans.

Elle a l’orgueil d’être solide et riche. Elle est fière de ses bonnes mœurs, et rit en dedans de sa débauche. Elle lit la Bible d’une main, et de l’autre, derrière un rideau d’exégèse et de raison austère, elle flatte largement ses passions et tend son verre à la bouteille. Bâle est une ville qui boit à l’enseigne de la tempérance.

Elle est pleine de riches et de mendiants. Ses trois cents millionnaires y font des dynasties, comme ailleurs les nobles. Et on y compte un pauvre, nourri aux frais de la ville, par sept habitants.

Je hèle le passeur du bac. Un vieux birbe taciturne, qui sent l’eau-de-vie, me fait signe. Il est vêtu d’une laine verte, qui fleure la marée. Il a la joue longue et rouge, plus ridée qu’un toit de tuiles. Il a du poil partout ; et une boucle rousse tourne en anneau de cuivre à son oreille. Est-ce qu’il chique ? Un jus un peu jaune coule au coin de ses lèvres droites et minces, comme deux bouts de filin ; en mâchant, il prépare peut-être une épissure. Il fait de l’écume. Il a l’air d’un antique matelot à Caron. Il prend l’obole sans rien dire. Il a les yeux de son fleuve. Qu’il nous donne de l’aviron sur la tête, et qu’il nous jette au courant ! N’en a-t-il jamais envie ? Il ne m’en chaut. Je ne me défie pas ; j’aime sa figure de marin.

Sur le Vieux Pont, des femmes vont et viennent, la taille ronde et la jambe gaillarde sous la jupe. Hautaine et vive, une belle jeune fille riait avec ses amies, jetant en aumône un regard distant aux hommes. Les femmes du peuple elles-mêmes, au marché, m’ont semblé, ce matin, balançant leur grosse croupe, de celles qui ont plus d’ardeur au plaisir qu’elles n’en font voir, et dont la chair cachée est plus plaisante sous le linge que ce qu’elles en montrent.

Que j’aime les ponts de bois ! Ils ont le charme de la marine. Ce sont des bateaux à l’ancre. Ah, soudain, s’ils pouvaient larguer l’amarre.

Le ciel se brouille et prend une couleur fielleuse. Un furieux coup de vent cingle le pont. Les passants se hâtent et tiennent leur chapeau, la main collée à l’oreille. La charmante fille à la taille souple quitte ses compagnes. Elle s’avance avec peine, la tête un peu baissée, faisant profil de tout son corps contre le vent, qui lui moule aux flancs ses jupes. Ses hanches fines et ses cuisses rondes se dessinent sous l’étoffe légère. Elle est étroitement chaussée de cuir blond, et ses cheveux de vermeil brillent sur sa nuque neigeuse. Un coup de vent lui découvre le genou : elle l’a fin, un œuf, et je saisis au passage un coin de peau, un fuseau de chair, couleur de la rose thé. Elle rougit, la belle Bâloise. Je la vois toute nue, enveloppée de ses cheveux et de pampres. Elle a l’air sensuel et hardi, la mine gaie, la chair saine et close. Je me penche sur elle ; et ses yeux pers me bravent. Elle file en flèche au bout du pont.

Et je regarde cet autre passionné, aux yeux glauques, le Rhin ardent et froid qui précipite ses eaux dangereuses, où le vert de gris se mêle au bleu de givre.

Sous la Pfalz, des baigneurs soufflent. Les corps blancs sont rouges sous l’eau verte. Ceux qui plongent font d’étranges saumons, qui reparaissent en crachant. Ils ont la tête carrée, les épaules carrées, les pieds carrés. Ils sont tous blonds et roux. Ceux qui les admirent, on a fort envie de les jeter par-dessus la rampe : au milieu du Vieux Pont, on montre une chapelle narquoise, d’où l’on lançait jadis les condamnés dans le fleuve : un joli jeu en cas de doute ; car le doute profite à l’accusé, comme on dit. Lui faisant quitter la terre par la voie la plus haute, quel inculpé n’est pas coupable ? Et c’est un bon moyen pour des juges : lier ses scrupules aux pieds des accusés : ils en descendent mieux.

Ville qui nargue et qui jouit d’être secrète, franche et brutale dans la vertu, doctorale dans le vice et peut être hypocrite, Bâle cache beaucoup d’ironie et de sarcasme sous le masque bourgeois. Mais le flux grondant du Rhin emporte tout vers la mer salubre. Je le contemple au Vieux Pont, une dernière fois. Je l’aime fortement. Avec Bâle, c’est le Rhin que l’on quitte, le frère Rhin. Je ne verrai plus de fleuve. Parce qu’il est la marche mouvante de l’Occident, sa ligne vivante et passionnée, le profil de son visage vers la terre, le Rhin est le fleuve des fleuves. Et parce qu’il coule toujours incliné vers le couchant, sans que jamais le Nord le captive, il est celui qui doit unir aussi bien que celui qui sépare. Par la vertu du fleuve, Bâle peut plaire même à qui ne l’aime pas.