Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/10

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VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




GRENADE.

1862 — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


La fondation de l’Alhambra. — Les gouverneurs et leurs dévastations. — La tour de los Siete Suelos. — Les revenants de l’Alhambra : le cheval sans tête, le fantôme velu, le toro feros et son trésor. — La Alcazaba, la tour del Homenage et celle de La Vela. — La cloche et les jeunes filles. — La capitulation de Grenade. — L’entrée de la casa Real.

Avant de commencer notre promenade autour de la Plaza de los Algibes, et de visiter les vieilles tours arabes qui défendaient l’enceinte de l’Alhambra, nous dirons quelques mots de l’histoire du palais-forteresse des anciens rois de Grenade. Sa fondation est due, suivant toute vraisemblance, à Ibn-al-hamar (l’homme rouge), qui construisit beaucoup d’autres monuments ; le fait a été contesté, mais il est confirmé par le témoignage de l’historien arabe Ibn-al-Khattib, qui dit que peu de temps après qu’il eut chassé les Almoravides, le sultan Ibn-al-hamar fit bâtir un palais dans la citadelle ou forteresse de cette ville, et qu’il y fixa sa résidence, dès qu’une partie de l’édifice fut terminée ; il n’est donc pas permis d’en douter, c’est à ce sultan qu’est dû le monument où résidèrent ensuite les princes de sa dynastie.

Dès le neuvième siècle, il y avait sur la colline qui s’élève à gauche du Darro, une forteresse appelée Kalat-al-hamra, — le château rouge, et dont les ruines s’appellent encore aujourd’hui les tours rouges, — torres bermejas. Lorsque Badis Ibn Habous quitta Elvira pour fixer sa résidence à Grenade, il fit construire des murs autour de la colline et élever une citadelle à laquelle on donna le nom de Kassabah-al-hamra, c’est-à-dire la citadelle rouge, soit à cause de la couleur des murs, soit à cause de la nature du sol, qui est rougi par l’oxyde de fer. C’est dans cette Kassabah que Ibn-al-hamar fit construire le palais qui reçut le nom de Kars-l-hamra, c’est-à-dire le palais de l’Alhambra, parce qu’il avait été bâti dans cette enceinte, et non comme on l’a affirmé souvent, en souvenir du surnom d’Al-hamar ; si tel avait été le cas, le palais, comme le fait observer M. de Gayangos, aurait été appelé Kars-l-hamri.

Mohammed II, successeur d’Ibn-al-hamar, répara les Torres bermejas, et continua l’Alhambra ; il l’agrandit considérablement, et prodigua ses trésors aux nombreux artisans qu’il fit travailler au palais. Ses successeurs contribuèrent encore à embellir leur résidence, et il faut surtout signaler parmi eux Abou-l-hadjadj, qui construisit l’élégante Puerta del Vino, ainsi que la Puerta de Justicia ; il fit construire plusieurs salles nouvelles, notamment celle des ambassadeurs, et employa à ces travaux la plus grande partie de ses revenus. Les dépenses étaient si considérables, qu’on était persuadé que ses revenus ne lui suffisaient pas, et qu’il cherchait, comme son contemporain Alphonse le savant, la source de ses richesses dans le secret de la transmutation des métaux. Al-Khattib assure qu’il fit repeindre et redorer tous les appartements du palais, ce qui dut coûter des sommes d’argent au-dessus de tout calcul.

La Puerta de Justicia (entrée de l’Alhambra). — Dessin de Gustave Doré.

Le règne d’Abou-l-hadjadj fut des plus prospères, et il sut toujours se maintenir en paix avec les Espagnols, fait qui explique bien plus naturellement que l’alchimie les richesses énormes qu’il consacra à l’Alhambra. Les successeurs de ce sultan ajoutèrent également de nouvelles constructions à l’Alhambra, mais le règne d’Abou-l-hadjadj, c’est-à-dire le milieu du quatorzième siècle, peut être considéré comme la plus belle époque de l’Alcazar moresque.

Disons aussi quelques mots de l’histoire des dévastations qu’eut à subir le célèbre palais-forteresse des rois de Grenade ; lamentable histoire, car il semble que, dès la conquête, les vainqueurs se soient plu à détruire en quelques années les chefs-d’œuvre accumulés pendant près de trois siècles par la patience et le génie des Mores, dans le plus merveilleux séjour que l’imagination puisse rêver. L’Alhambra, malgré son apparence légère et gracieuse, était une construction solide jusque dans ses plus petits détails, et a bien moins souffert du temps que de la main des hommes.

Dès le temps d’Isabelle la Catholique, le zèle exagéré de quelques moines commença à effacer et à détruire beaucoup d’inscriptions arabes, qui rappelaient le souvenir de « l’abominable secte mahométane. » Nous avons vu précédemment que Charles-Quint, son petit-fils, alla bien plus loin, et qu’il poussa le vandalisme jusqu’à jeter à bas une grande partie de l’Alhambra, pour élever sur ses ruines le massif palais qui porte son nom, lourde construction qui n’a pas été achevée, et qui ne le sera sans doute jamais. L’empereur allemand ne se contenta pas de cette profanation, et nous aurons encore l’occasion d’en constater d’autres consommées par ses ordres, dans le palais moresque qu’il aurait dû respecter.

Pendant le dix-septième siècle, on n’entendit guère parler de l’Alhambra ; cependant le poëte andalou Gongora, qui visita en 1627 les antiquités de Grenade, leur a consacré quelques vers très-emphatiques :

Pues eres Granada ilustre,
Granada de Personages,
Granada de Seraphines,
Granada de antiguedades !

À la fin du dix-septième siècle, l’Alhambra devint un asile pour les débiteurs insolvables ; il servait en même temps de refuge à toute une population picaresque, comme des soldats vagabonds, des voleurs et autres gens sans aveu.

Plus tard, quand le palais moresque fut confié à la surveillance de gouverneurs, la plupart de ceux qui avaient pour mission de le garder et de le conserver, semblèrent s’être donné à l’envi la tâche de hâter sa ruine. Ce serait une curieuse histoire que celle de ces dévastations : nous y verrions par exemple le gouverneur Savera se servant d’un mirador moresque pour y établir sa cuisine ; nous en verrions un autre, don Luis Bucarelli, ancien officier catalan, s’établir dans les appartements des rois de Grenade, et y loger successivement ses cinq filles avec ses cinq gendres ; c’est le même, assure-t-on, qui vendit un jour, pour payer la dépense d’un combat de taureaux, les plus beaux azulejos dont la plupart des salles étaient ornées. À propos des azulejos, un fait bien connu à Grenade, et que nous avons entendu rapporter par plusieurs personnes, c’est qu’on les vendait au premier venu, pour les broyer et en faire du ciment comme avec des tuiles : la charge d’un âne ne coûtait que quelques réaux. Le moment viendra où il ne restera plus un seul de ces beaux carreaux de faïence : nous vîmes un jour, dans une des salles de l’Alhambra, un Anglais qui s’amusait à les enlever du mur, et qui ne se dérangea pas à notre approche, comme s’il eût fait la chose du monde la plus naturelle. Ce rival de lord Elgin paraissait avoir une grande habitude de ce petit travail, qu’il exécutait fort habilement au moyen d’un ciseau et d’un petit marteau de poche. Doré, qui dessinait en ce moment une frise moresque, interrompit son croquis pour consigner sur son album cette petite scène de vandalisme, que nous vîmes plusieurs fois se renouveler.

Les voleurs d’azulejos, à l’Alhambra. — Dessin de Gustave Doré.

Qu’est devenue la belle porte de bronze de la Mezquita ? Hélas ! on ne le sait que trop : elle a été brisée ainsi que les azulejos, et vendue au poids comme vieux cuivre. Les portes en bois sculpté de la salle des Abencerrages subirent un aussi triste sort. C’est M. de Gayangos qui nous raconte cette incroyable dévastation. Ces belles portes étaient encore à leur place, et en parfait état de conservation, lorsque, vers le milieu de l’année 1837, elles furent déplacées et sciées par ordre du gouverneur, et cela pour fermer une brèche dans une autre partie du palais ; mais ce n’est pas tout : comme elles étaient trop grandes pour l’ouverture à laquelle on les destinait, on se servit du restant comme de bois à brûler.

Le gouverneur Montilla ne trouva guère à conserver que les murs du palais, car les serrures, les verrous et jusqu’aux vitres des fenêtres avaient disparu sous ses prédécesseurs ; cependant il restait les deux vases de l’Alhambra ; on a vu qu’il en offrit un à une visiteuse étrangère : Théophile Gautier nous a dit le peu de cas que l’on faisait de l’autre à l’époque où il visita Grenade.

N’oublions pas dans cette nomenclature le gouverneur Manchot, el Gobernador Manco, dont Washington Irving a tracé un portrait si amusant : ce singulier personnage, qui se faisait remarquer par ses moustaches en croc et par ses bottes à retroussis, portait toujours au côté une longue rapière de Tolède avec une garde à panier dans le creux de laquelle, — Ô profanation ! — il avait coutume de mettre son mouchoir. Ce gouverneur excentrique avait été surnommé le roi des gueux, à cause des nombreux fainéants et vagabonds qui vivaient tranquillement dans le palais sous son paternel gouvernement.

Il n’y a pas longtemps encore que l’Alhambra servait de bagne et de magasin aux vivres ; d’ignobles présidiarios traînaient leurs chaînes et leur vermine dans la salle où Yousouf, commandeur des croyants, recevait ses vassaux ; et des tas de morue salée s’empilaient dans celle ou jadis la divine Lindaraja respirait les plus suaves parfums.

Après tant d’actes de vandalisme, on songea enfin à prendre quelque soin de cette pauvre Alhambra ; des restaurations furent commencées, et on n’a pas cessé de les continuer jusqu’aujourd’hui, avec lenteur, il est vrai, mais non sans habileté ; des préposés qui exploitaient à leur profit, de la façon la plus scandaleuse, la bourse des visiteurs, ont été courageusement congédiés, et une inscription, récemment placée au-dessus de la porte d’entrée, défend aux employés de recevoir la moindre propina.

Quelques-unes des tours qui s’élèvent au-dessus de l’enceinte de l’Alhambra, renfermaient autrefois de splendides appartements ; quoique ruinées en partie aujourd’hui, plusieurs, comme la torre de las Infantas, la torre del Cautivo et celle de la Cautiva (du captif et de la captive), conservent encore les traces de très-belles décorations ; on suppose qu’elles faisaient partie du harem et servaient de résidence aux sultanes favorites.

C’est pendant les chaudes et belles nuits du mois de juillet que nous aimions à errer au milieu de ces ruines sans égales, témoins de tant de scènes d’amour et de sang ; quand les rayons de la lune venaient glacer d’une lumière argentée la haute tour de la Vela ou les créneaux de la torre de Comarès qui se détachaient en dents de scie sur l’azur sombre d’un ciel étoilé, quand les hauts cyprès aux formes fantastiques projetaient au loin leurs grandes ombres comme autant de géants, alors nous nous attendions à voir se dresser devant nous les fantômes des anciens hôtes de l’Alhambra ; le valeureux More Gazul et sa bien-aimée l’incomparable Lindaraja, du sang des Abencerrages, passaient sous la voûte des figuiers, se tenant enlacés ; un peu plus loin, le fier Abenamar se penchait vers la belle Galiana ; seule, l’ingrate Zayda, la plus cruelle parmi les beautés moresques, restait insensible à la voix qui chantait dans le silence de la nuit ce romance morisco :

Bella Zayda de mis ojos,
Y del alma bella Zayda,
De las Moras la mas bella,
Y mas que todas ingrata !

Mais les dames et cavaliers mores ne sont pas les seuls qui reviennent errer la nuit dans les ruines de l’Alhambra : la tour de los State Suelos, ou des sept étages, passe pour être visitée par des fantômes, et, suivant la légende populaire, personne n’a jamais pu dépasser le quatrième étage. Des hommes courageux ayant osé tenter l’aventure, ont été repoussés à plusieurs reprises par un souffle furieux, qui non-seulement éteignait leur lumière, mais les laissait sur place immobiles et comme pétrifiés. D’autres fois ces téméraires visiteurs se sont trouvés face à face avec un terrible Éthiopien qui les menaçait de les tuer s’ils ne retournaient sur leurs pas ; mais ce qui contribue par-dessus tout à rendre infranchissable ce terrible passage, c’est la présence d’une légion de Mores qui se jettent sur tous ceux qui osent paraître. Quelques personnes, il est vrai, ont essayé d’expliquer l’impossibilité de dépasser le quatrième étage en prétendant que la tour, malgré son nom, n’en a que quatre au lieu de sept ; mais ceux-là sont assurément des esprits forts et des gens qui ne croient à rien.

La tour de Comarès. — Dessin de Gustave Doré.

De la même tour sort aussi, quand le ciel est bien noir, un terrible animal auquel la légende populaire a donné le nom de Caballo descabezado, c’est-à-dire le cheval sans tête, et un autre appelé el Velludo, ou le Velu ; tous deux sont les gardiens perpétuels des immenses trésors enfouis sous ces tours par les Mores, qui les ont confiés à la garde de ces esprits infernaux. Ces deux ombres se promènent toutes les nuits dans les sentiers obscurs des alamedas de l’Alhambra, et bien des gens les ont vus : deux d’entre eux vivent encore aujourd’hui, ajoute le P. Écheverria ; cet historien de Grenade, qui habita longtemps ces parages, et qui prend le titre de « Beneficiado de la Iglesia mayor de la real fortaleza de la Alhambra », ajoute que l’un est un personnage distingué et très-connu, et l’autre un militaire, homme de beaucoup de raison et de jugement, et qui mérite toute confiance.

Le premier rencontra une nuit l’un de ces deux terribles fantômes ; seulement il n’osait affirmer si c’était le Caballo Descabezado ou le Velludo ; il incline pourtant à croire que c’était le dernier, parce qu’il lui sembla couvert de laine ou de poil. Le monstre menait à sa suite un cortége de chevaux invincibles, dont la présence ne se manifestait que par le bruit de leurs pas. Aussitôt qu’il le vit s’approcher, il tira un sabre qu’il portait à la ceinture, et lui porta trois ou quatre coups de taille ; le fantôme, que la vue des armes effrayait sans doute, poursuivit son chemin, entraînant sur ses pas la ronde infernale. Ce fait, ajoute le narrateur, me fut raconté par le témoin lui-même sur l’emplacement où arriva l’aventure, et la manière dont il me la raconta m’assure qu’il ne mentait pas.

L’autre témoin est encore plus croyable, parce que non-seulement il vit le fantôme, mais il lui parla :

« Où vas-tu ? lui demanda le Caballo, qui, du reste, était un fantôme tout à fait raisonnable et plein de courtoisie.

— Je me dirige vers l’enceinte de l’Alhambra, où j’ai mon domicile.

— Et y vas-tu avec l’intention de chercher à découvrir quelque trésor ?

— Pas le moins du monde ; je rentre chez moi et ne me soucie pas des trésors.

— C’est bien, lui dit le Descabezado ; pourvu que tu me promettes de n’y pas toucher, tu peux t’en aller où bon te semblera. »

Après ces mots, cette canalla del otro mundo, comme l’appelle naïvement le P. Écheverria, disparut pour continuer sa promenade infernale.

C’est aux Mores, ajoute le P. Écheverria, qu’il faut attribuer tous ces sortiléges, car la magie leur était aussi familière que leur couscoussou.

Quittant le domaine du fantastique pour rentrer dans la réalité, dirigeons-nous vers l’Alcazaba, dont un soleil ardent colore les murailles rugueuses des tons les plus intenses. L’Alcazaba était la citadelle de l’Alhambra, et passe pour avoir été construite par Alhamar ; on y entrait autrefois par la torre del Homenage (la tour de l’Hommage), énorme et massive construction qui sert encore aujourd’hui de prison pour les condamnés militaires. À un des angles de cette tour, nous remarquâmes une pierre en forme de pilier, enlevée sans aucun doute par les Mores aux ruines de l’ancienne Illiberia, et sur laquelle nous lûmes une inscription qui nous apprit qu’elle appartenait à un monument élevé par P. Valerius Lucauns à sa très-douce épouse Cornelia : Corneliæ uxori indulgentissimæ. Une petite cour de l’Acazaba renferme un très-curieux monument de sculpture arabe qui doit remonter à une époque fort ancienne : c’est un grand bassin de marbre dont la forme rappelle à peu près celle des sarcophages romains, mais qui paraît avoir été destiné à recevoir l’eau d’une fontaine.

Sur une des faces sont sculptés quatre groupes affrontés représentant chacun un sujet répété : c’est un lion qui, saisissant par le cou un animal qui peut être une gazelle ou une antilope, s’apprête à le dévorer ; les Orientaux ont assez souvent, malgré la défense du Prophète, représenté des sujets analogues, tels qu’un faucon dévorant un lièvre ou une perdrix. Le bas-relief en question est d’un travail barbare et très-naïf, et rappelle assez comme faire la fontaine des Lions que nous verrons bientôt dans l’Alhambra.

À gauche de la tour del Homenage, s’élève celle de la Armeria, où se trouvait autrefois l’arsenal, comme son nom l’indique, et qui sert aujourd’hui de caserne. On nous a assuré qu’au commencement de ce siècle la tour de la Armeria renfermait encore des armes et armures très-curieuses provenant des anciens défenseurs de Grenade, et faisant sans doute partie de celles qui furent déposées à l’Alhambra lors de la reddition de la citadelle ; car un des articles de la capitulation stipulait que toutes les armes devaient être livrées entre les mains des vainqueurs. Or, ces glorieux trophées, précieux à plus d’un titre, furent vendus par le gouverneur don Luis Bucarelli, dont nous avons déjà parlé, pour subvenir à la dépense d’un combat de taureaux. Qui sait à quels vulgaires usages ils ont pu servir ! Peut-être auront-ils partagé le triste sort de l’espada valenciana de don Alonso de Céspedès, un des meilleurs capitaines de Charles-Quint : cette fameuse épée, qui pesait quatorze livres, était de la même fabrique que celle dont François Ier se servait à Pavie ; en 1809, elle tomba entre les mains d’un maçon qui, pour utiliser une lame d’une si bonne trempe, la cassa en plusieurs morceaux et en fit des truelles et autres instruments. Triste fin d’une épée qui avait été la terreur des ennemis de l’Espagne !

Pénétrons maintenant dans la fameuse torre de la Vela, ou de la Campana, la plus haute, avec la torre de Comarès, de toutes celles de l’Alhambra, et, comme toutes les tours moresques, massive et de forme carrée ; elle servait autrefois de vigie (vela), et son autre nom vient de la cloche de l’arrosage (Campana de los riegos), qu’on appelle encore el Reloj de los labradores, ou l’horloge des laboureurs, parce qu’elle sert à régler pour les laboureurs de la Vega les heures d’irrigations, au moyen des différentes combinaisons des campanadas qu’on frappe pendant la nuit. La torre de la Vela, qui passe pour avoir été construite sous le règne d’Alhamar, fait aujourd’hui partie des armes modernes de Grenade, parce que, dit un auteur local, le son de la cloche produisit, en 1843, un effet prodigieux sur les habitants de la ville, leur donnant un courage surnaturel pour repousser les troupes rebelles qui l’assiégeaient.

Après avoir franchi une petite porte basse, nous monterons un étroit escalier qui conduit à la plate-forme de la tour de la Vela, et nous serons éblouis par la plus splendide vue qu’il soit permis à l’homme de rêver : le golfe de Naples vu du haut du Vésuve, Constantinople vue de la Corne-d’Or, peuvent à peine donner l’idée d’un panorama aussi magique : à nos pieds, Grenade et les clochers de ses cent églises que nous apercevions à vol d’oiseau ; plus loin, les hauteurs qui dominent la ville, parsemées de blanches maisons qui se détachaient sur une verdure touffue, éclairées en rose par le soleil du soir, et nous faisaient penser aux vers du poëte arabe qui compare Grenade à une coupe d’émeraude ornée de perles orientales. Plus loin encore, en face de nous, la fertile Vega étendait, comme un immense tapis, ses vingt lieues de verdure où brillaient comme des points blancs les murs de ses alquerias, et que sillonnait le Genil, semblable à un long ruban argenté.

Les nombreuses montagnes qui servent d’horizon à ce paysage unique au monde ont chacune un nom célèbre dans l’histoire de Grenade : c’est d’abord la Sierra de Elvira, la plus rapprochée, premier berceau de la ville phénicienne ; à notre gauche, le majestueux Mulahacen et les cimes neigeuses des Alpujarras se confondant par des gradations insensibles avec les nuages rosés qui planent à l’horizon ; plus loin encore, les montagnes d’Alhama et la Sierra Tejeda aux découpures bizarres ; et puis encore le sommet arrondi du mont Parapanda, bien connu des labradores de la Vega, pour lesquels il est comme un colossal baromètre ; il n’est pas un paysan qui, en voyant la montagne couronnée de nuages, ne répète ce proverbe populaire  :

Cuando Parapanda se pone la montera.
Llueve aunque Dios no lo quisiera.

C’est-à-dire que lorsque le mont Parapanda se coiffe de son bonnet, il doit pleuvoir quand bien même Dieu ne le voudrait pas.

À droite, également dorée par le soleil couchant, s’élevait la longue sierra de Susana, et plus loin encore la sierra de Martos, aux pieds de laquelle est bâtie l’antique Jaen.

Il est peu de pays qui rappellent au poëte et à l’historien autant de souvenirs que cette Vega de Grenade. il n’y a pas dans le monde entier, dit Garibay, un territoire qui ait été le théâtre de tant de hauts faits d’armes, et où autant de sang humain ait été répandu.

C’est la tour de la Vela qui excitait tant la convoitise d’Isabelle la Catholique ce jour où, quittant pour quelques heures le camp retranché où elle commandait en personne, elle voulut voir de plus près le siége de Grenade et les tours de l’Alhambra. La reine s’approcha jusqu’à un endroit nommé la Cubia, à une demi-lieue de Grenade, et resta un instant pensive en contemplant les tours vermeilles, la Torre de la Vela, les hauteurs de l’Albayzin et la fière Alcazaba.

C’est tout un poëme que ce long siége de Grenade : les chroniqueurs espagnols contemporains l’ont comparé au siége de Troie ; il faut dire aussi que peu de villes étaient entourées d’un prestige aussi grand : Pierre Martyr rapporte que les marchands génois, qui parcouraient le monde entier, considéraient Grenade comme la ville la mieux fortifiée qui existât.

C’est au mois d’avril de l’année 1491 que les rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, mirent le siége devant les derniers remparts du royaume moresque, bien décidés à ne pas se retirer avant de s’en être rendus maîtres : l’armée était forte de cinquante mille hommes, suivant les uns, de quatre-vingt mille, suivant d’autres ; des étrangers de différents pays en faisaient partie : une compagnie tout entière était composée de mercenaires suisses. Il s’y trouvait même quelques aventuriers français : l’un d’eux, dont le nom n’est pas connu, publia l’année même de la reddition de la ville un intéressant récit du siége, sous le titre de : « La très-célèbre, digne de mémoire, et victorieuse prise de la ville de Grenade. — Escript à Grenade le dixiesme jour de janvier de mil cccc xc ii. » — Ce curieux petit volume in-12, d’une grande rareté, a été imprimé à Paris en 1492.

Les Rois Catholiques, pour mieux manifester leur volonté de ne pas abandonner le siége de Grenade, avaient décidé qu’une ville serait élevée sur l’emplacement même du camp, à une lieue environ de Grenade : au bout de trois mois, la ville était bâtie, et recevait le nom de Santa-Fé.

L’érection de Santa-Fé produisit un effet extraordinaire à Grenade, et jeta beaucoup de découragement parmi les défenseurs ; cette dernière ville était toujours déchirée par des dissensions intérieures, et des symptômes d’insubordination commençaient à se manifester parmi la population ; en outre, la famine se faisait cruellement sentir, car le nombre des habitants s’était considérablement accru à la suite de l’émigration des Arabes chassés successivement par les Espagnols des différentes villes du royaume moresque.

La garnison de Grenade ne recevait ses vivres et ses renforts que de la contrée montagneuse des Alpujarras, la seule province qui ne fût pas encore soumise aux chrétiens ; le marquis de Villena y fut envoyé avec l’ordre de ravager ce pays, le grenier de la capitale ; il s’acquitta si bien de sa mission, qu’au bout de peu de temps quatre-vingts villes ou villages furent pillés et rasés. D’un autre côté, toutes les communications entre les Mores d’Afrique et ceux de Grenade avaient été interceptées, en sorte que ces derniers n’avaient plus de secours à espérer d’aucun côté.

Le roi de Grenade, voyant enfin que tout espoir de salut lui était enlevé, songea à faire des propositions de paix aux Espagnols, mais comme le peuple espérait toujours recevoir des renforts d’Afrique, il fut décidé qu’on les ferait dans le plus grand secret. Les premières conférences eurent donc lieu dans la nuit, au village de Churriana, à une lieue de la ville, et les termes de la capitulation ayant été discutés et établis, elle fut ratifiée par les deux parties le 25 novembre 1491.

Les principaux articles accordaient aux habitants de Grenade le libre exercice du culte mahométan et la pratique de leurs cérémonies religieuses : ils ne devaient être molestés en rien pour leurs usages nationaux, leur langage et leur costume ; — les propriétés devaient être respectées, et les Espagnols s’engageaient à fournir des vaisseaux à ceux qui, ne voulant plus rester à Grenade, préféraient passer en Afrique ; — toutes les armes devaient être remises aux vainqueurs ; quant à Abdallah, on lui assigna une ville et quelques places voisines dans les Alpujarras, avec trois mille vassaux et un revenu de six millions de maravédis.

Abdallah, ou Boabdil, comme l’appellent les Espagnols, s’était engagé à remettre les clefs de la ville et des forts soixante jours après la date de la capitulation ; mais les bruits de pourparlers avaient commencé à circuler parmi la population, et les conseillers de Boabdil, craignant une révolte, l’engagèrent à devancer l’époque fixée pour la reddition de la ville. Il fut en conséquence décidé que les Rois Catholiques feraient leur entrée dans Grenade le 2 janvier 1492.

Dans la matinée de ce jour à jamais mémorable, tout le camp espagnol présentait l’aspect de la plus grande allégresse ; le cardinal Gonzalez de Mendoza fut envoyé en avant à la tête d’un fort détachement composé des troupes de sa maison et d’un corps de vétérans d’infanterie blanchis dans les batailles contre les Mores ; ces troupes prirent possession de la citadelle de l’Alhambra ; Ferdinand et Isabelle se placèrent à quelque distance en arrière, près d’une mosquée arabe, consacrée depuis à saint Sébastien. Bientôt la grande croix d’argent portée par saint Ferdinand dans ses campagnes contre les Mores, brilla au sommet de la Torre de la Vela, et les étendards de Castille et de San-Yago flottèrent sur les hautes tours de l’Alhambra. À ce glorieux spectacle, le chœur de la chapelle royale entonna le Te Deum, et toute l’armée, pleurant d’émotion, se prosterna à genoux.

Le 2 janvier de chaque année, Grenade est en fête pour célébrer l’anniversaire de l’entrée des Rois Catholiques. Il y a ce jour-là une foule énorme à l’Alhambra, et on peut y voir beaucoup d’habitants des montagnes voisines dans leurs costumes les plus pittoresques.

Les jeunes filles ne manquent jamais de monter à la tour de la Vela, car, suivant une croyance très-ancienne, celles qui frappent un coup sur la cloche doivent être mariées dans l’année ; on ajoute même que celles qui frappent très-fort auront un meilleur mari… On peut imaginer facilement quel vacarme il y a ce jour-là au sommet de la tour.

Sur un des piliers qui supportent la cloche placée au sommet de la tour, nous lûmes une inscription gravée en espagnol sur une plaque de bronze, et dont nous donnons la traduction à cause du grand événement qu’elle rappelle.

« Le deuxième jour de janvier 1492 de l’ère chrétienne, après sept cent soixante-dix-sept ans de domination arabe, la victoire étant déclarée, et cette ville étant livrée aux S. S. rois catholiques, on plaça sur cette tour, comme une des plus hautes de la forteresse, les trois étendards, insignes de l’armée castillane ; et les saintes bannières étant arborées par le cardinal Gonzalez de Mendoza et par don Gutierre de Cardenas, le comte de Tendilla agita l’étendard royal, tandis que les rois d’armes disaient à haute voix : Granada ganada (Grenade gagnée) par les illustres rois de Castille don Fernando et doña Isabel. »

Les auteurs ne sont pas d’accord sur la disposition d’esprit des habitants de Grenade pendant les jours qui suivirent la prise de possession de leur ville par les troupes espagnoles. Suivant quelques-uns, ils se trouvèrent si heureux de cet événement, que tous en pleuraient de joie ; le son des trompettes guerrières et de mille instruments de musique résonna dans l’enceinte de l’Alhambra. Les Mores partisans du roi Boabdil, qui s’étaient déclarés pour les chrétiens, et à la tête desquels était le valeroso Muça, se promenèrent par toutes les rues de la ville au son des tambours, des trompettes et des dulzaynas ; les cavaliers mores passèrent toute la nuit à exécuter le jeu des lances et toutes sortes d’exercices équestres auxquels les Rois Catholiques assistèrent avec le plus grand plaisir. Cette nuit-là Grenade devint folle de gaieté, et les illuminations étaient si brillantes qu’on aurait cru que la terre était en feu.

Suivant le récit d’autres écrivains, récit beaucoup plus vraisemblable, Grenade était loin de présenter cet air de fête ; la ville avait un aspect triste et morne ; les rues étaient silencieuses et désertes, car les habitants s’étaient renfermés dans leurs maisons pour pleurer la perte de leur ville.

La reddition de Grenade excita dans tous les pays chrétiens une sensation immense, comme peu de temps auparavant parmi les musulmans la prise de Constantinople. À Rome, la chute de la cité moresque fut célébrée par une messe solennelle, par des processions et des fêtes publiques. À Naples, on représenta à cette occasion une espèce de drame, Farsa, mélange allégorique dans lequel la Foi, l’Allégresse et le faux prophète de Mahomet remplissaient les principaux rôles.

Les Mores d’Afrique apprirent avec consternation la triste fin du royaume de Boabdil ; pendant plusieurs années, ils continuèrent à prier tous les vendredis dans les mosquées pour que Dieu rendît Grenade aux musulmans ; et aujourd’hui encore, lorsqu’ils voient un des leurs mélancolique et pensif, ils disent : Il pense à Grenade !

Il ne nous reste que peu à voir avant d’entrer dans le palais des rois mores ; l’église de Santa-Maria de la Alhambra, bâtie vers la fin du seizième siècle, n’a rien qui puisse nous arrêter, et nous en dirions autant de l’ancien couvent des moines Franciscains, si leur église n’avait reçu, le 18 septembre 1504, la dépouille mortelle d’Isabelle la Catholique, qui resta là jusqu’à ce qu’elle fut transportée dans la cathédrale de Grenade, après la mort de Ferdinand, son époux.

Ces églises et bien d’autres constructions occupent la place de divers édifices moresques, de la grande Mezquita, du harem ; l’aspect primitif est bien changé, hélas ! et si un des rois de Grenade revenait, il pourrait demander à Abenamar, Moro de la Moreria, comme on lui demandait dans le célèbre romance morisco :

Quelles sont ces hautes forteresses
Qui brillent devant moi ?

— C’était l’Alhambra, seigneur,
Et cet autre la mosquée,
Et ici étaient les Alixares,
Travaillés à merveille ;
Le More qui les orna
Gagnait cent doublons par Jour ;

Et le jour qu’il ne travaillait pas,
Il en perdait tout autant.
Cet autre, c’est le Generalife,
Jardin qui n’a pas son pareil ;
Et cet autre, les tours Vermeilles,
Château de grande valeur.

. . . . . . . . . . . .

— Si tu le voulais, Grenade,

Avec toi je me marierais ;
Cordoue et Séville
Comme arrhes et dot je t’apporterais !

— Je suis mariée, roi Don Juan,
Mariée et non pas veuve,
Et le More qui me possède
M’aime d’un grand amour !

Dans cette antique enceinte de l’Acropole des rois de Grenade il n’est pas une pierre, pour ainsi dire, qui n’ait sa légende, et qui ne rappelle un événement chanté dans quelque romance morisco, comme celui qui précède.

Nous allons maintenant pénétrer dans le palais proprement dit, la maison royale, Casa real, comme on l’appelle aujourd’hui. Passons de nouveau devant la façade imposante, mais tant de fois maudite par nous du palais de Charles-Quint ; arrivé à l’un des angles, nous tournerons brusquement à droite, et nous suivrons une étroite et triste ruelle percée dans un coin obscur ; arrivés en face d’une petite porte de construction moderne et de l’aspect le plus vulgaire, nous sonnons, et aussitôt un gardien coiffé du sombrero andalous vient nous ouvrir ; nous le suivons, et bientôt le spectacle le plus magique vient tout à coup éblouir nos yeux ; nous sommes dans l’Alhambra.


Le palais de l’Albambra. — Le Patio de la Alberca ou de los Arrayanes. — Andrea Navagero, ambassadeur vénitien, visite l’Alhambra en 1524. — Le Patio de los Leones, la Taza de los Leones, les taches de sang. — Comment les Abencerrages ont réellement existé. — Les Zégris en massacrent trente-six dans la cour des Lions.

La cour dans laquelle nous pénétrâmes d’abord s’appelle le Patio de la Alberca, ce qui signifie en espagnol la cour du Réservoir, et n’est autre que la traduction du mot arabe al-ber kah, qui a le même sens ; son nom lui vient d’un bassin ayant la forme d’un parallélogramme qui occupe le milieu de la cour. On prétend cependant que le mot alberca n’est que la corruption de l’arabe barkah, bénédiction ; et ce qui rendrait cette version assez vraisemblable, c’est que le mot barkah se retrouve souvent parmi les inscriptions arabes qui décorent les murs du patio. Les Espagnols appellent aussi cette cour patio de la barca, c’est-à-dire de la barque, nom qui n’offre aucun sens raisonnable pris dans cette acception, mais qui s’explique parfaitement, si l’on veut n’y voir que la répétition du mot arabe barkah.

De chaque côté du bassin s’élève une haie de myrtes épais et touffus, qui ont fait donner à cette délicieuse entrée de l’Alhambra le nom très-euphonique de patio de los Arrayanes, cour des myrtes. Ar-rayhan signifie myrte en arabe, et ce mot, comme tant d’autres de la même langue, s’est conservé en espagnol sans aucune altération.

Patio de los Arrayanes (cour des Myrtes). — Dessin de Gustave Doré.

Il serait difficile de donner une idée de l’extrême élégance de ce patio, le plus grand et en même temps un des mieux ornés de ceux de l’Alhambra : à chaque extrémité de la pièce d’eau s’élève une galerie ; les arceaux, ornés d’arabesques encadrées dans des quadrilles, sont supportés par de légères colonnes en marbre blanc de Macael, dont la forme élancée se reflète dans l’eau de l’estanque, calme et unie comme la surface d’un miroir. Les ornements des murs sont d’une délicatesse extraordinaire et beaucoup mieux conservés que ceux des autres pièces ; entre les fenêtres et aux angles on voit l’écusson des rois de Grenade, de la forme usitée au quinzième siècle, sur laquelle se lit la devise arabe si connue : Wa la ghalib illa Allah, Et Dieu seul est vainqueur ! Citons encore, parmi les inscriptions qui ornent le patio, ces vers d’un poëte arabe :

« Je suis comme la parure d’une fiancée douée de toutes les beautés et de toutes les perfections ;

« Regarde plutôt ce vase, et tu comprendras toute la vérité de mon assertion. »

À gauche se trouve la salle ou était relégué avec des débris sans valeur le magnifique vase de l’Alhambra, aujourd’hui mieux placé, comme nous l’avons dit. Est-ce à ce vase que font allusion les vers qu’on vient de lire ? Ils nous paraissent trop vagues pour qu’il soit possible de rien décider à ce sujet.

Galerie du Patio de los Arrayanes. — Dessin de Gustave Doré.

L’estanque était autrefois entouré d’une riche balustrade moresque, qui existait intacte au commencement de ce siècle ; c’est encore le gouverneur Bucarelli, ce grand dévastateur de l’Alhambra, qui la fit enlever à cette époque, et la vendit ensuite.

À l’époque des Mores, le Patio de la Alberca formait le centre de l’Alhambra ; à droite, s’élevait la grande porte d’entrée, qui fut démolie du temps de Charles-Quint, ainsi que toute la partie composant le palais d’hiver, pour faire place la la vaste construction dont nous avons parlé.

Avant de pénétrer dans les autres salles, il est nécessaire de faire quelques observations sur les procédés employés par les Mores pour les ornements qui couvrent les murs du palais ; malgré leur légèreté inouïe et une délicatesse infinie dans les détails, qui les a fait comparer à la guipure, leur solidité est extrême, et cependant ils sont tout simplement en plâtre durci, ou en stuc, dans le genre du gesso auro dont les Italiens du quinzième siècle se servaient pour mouler ces madones en bas-relief qu’ils ont répétées à l’infini. Le marbre a été très-peu employé dans l’Alhambra, si ce n’est pour les colonnes et chapiteaux, pour quelques fontaines et salles de bains, et pour de grandes dalles de pavage. Si nous en croyons un voyageur italien qui visita Grenade peu de temps après la chute de la ville, Andrea Navagero, « certains ornements étaient en ivoire : I lavori parte son di gesso, con ora assai, e parte di avorio e oro accompagnato ; — « ces travaux sont partie en plâtre, avec de riches dorures, et partie en ivoire accompagné d’or. »

Le même auteur nous apprend que, de son temps, le Patio était déjà planté de myrtes, et qu’on y voyait aussi quelques orangers : « Da un canto all’altro del canale vi e una spallera di mirto bellissima, e alquanzi pe di naranci. » »

À droite du Patio de la Alberca, se trouve le Cuarto de la Sultana, autrefois un des plus beaux appartements de l’Alhambra, mais bien dégradé aujourd’hui, car il n’y a pas très-longtemps encore il servait de magasin pour la morue dont on nourrissait les galériens.

De là nous passerons à la célèbre cour des Lions, la merveille de l’architecture moresque. Le Patio de los Leones, la partie la plus parfaite du palais de l’Alhambra, est bien loin d’avoir les grandes dimensions qu’on pourrait croire, et que lui donnent ordinairement les gravures de keepsakes ; c’est un parallélogramme qui ne mesure guère plus de cent pieds sur cinquante, entouré d’une galerie couverte, avec de petits pavillons à chaque extrémité. La galerie est supportée par cent vingt-huit colonnes de marbre blanc que surmontent des arceaux d’un fini et d’une délicatesse de travail extraordinaires ; les soubassements, en mosaïque de faïence de couleurs variées, ont été restaurés de manière à conserver leur aspect primitif. Les chapiteaux des colonnes, qui offrent tous les mêmes contours, paraissent uniformes au premier abord ; mais si on les examine avec attention, on s’apercevra facilement que les dessins, arabesques et inscriptions fouillés dans le marbre sont de la plus grande variété. Ces chapiteaux étaient autrefois peints et dorés ; ceux qui ont conservé leurs couleurs primitives font voir que les arabesques étaient peintes en bleu et les fonds en rouge ; les inscriptions étaient en or, ainsi qu’une partie des ornements. L’or dont on se servait venait d’Afrique, et on le battait en feuilles minces à Grenade. Cette immense quantité d’or employée explique les versions fabuleuses dont nous avons parlé, et par lesquelles on cherchait à expliquer les prodigieuses dépenses d’un des des rois de Grenade.

Patio de los Leones (cour des Lions). — Dessin de Gustave Doré.

On remarque une légère irrégularité dans la disposition des nombreuses colonnes, tantôt accouplées deux par deux, tantôt isolées ; irrégularité d’un effet charmant, qui a été calculée sans aucun doute pour rompre la monotonie. Ces colonnes étaient autrefois entièrement dorées ; après la prise de Grenade, on recula devant la dépense qu’il fallait faire pour réparer les dorures, et on trouva beaucoup plus simple et surtout plus productif de gratter les ornements pour enlever l’or. Les inscriptions, en caractères coufiques, sont prodiguées partout et chantent la louange de Dieu ; sur la bande qui entoure le tympan de l’arc principal, on en remarque une en caractères cursifs d’une élégance extrême, qui contient des souhaits de bonheur pour le sultan : « Puissent un pouvoir éternel et une gloire impérissable être le partage du maître de ce palais ! » Cette inscription rappelle l’usage, très-ancien parmi les Orientaux, de tracer sur la plupart des objets usuels des souhaits de bonheur pour le propriétaire.

Au centre du Patio, s’élève la fontaine des Lions (la Taza de los Leones), grande vasque dodécagonale de marbre blanc, surmontée d’une autre plus petite de forme ronde, toutes deux ornées d’inscriptions et d’arabesques en relief du plus beau travail. La vasque inférieure est supportée par douze lions, également en marbre blanc ; ces lions, qu’on pourrait tout aussi bien appeler des tigres ou des panthères, sont en réalité des animaux fantastiques ; les artistes mores, habitués à obéir à leur fantaisie, ne se sont jamais exercés à imiter la nature avec fidélité : la tête de ces lions, puisqu’il faut les appeler ainsi, est grossièrement équarrie et du dessin le plus primitif ; un trou rond figure la gueule ouverte, par laquelle s’échappe l’eau qui retombe dans la vasque ; la crinière est figurée par quelques rayures parallèles, et quatre supports carrés représentent les pattes. Malgré cette naïveté, qui va jusqu’à la barbarie, ces monstres ont un très-grand caractère décoratif qui vous saisit et vous charme, et nous avons vu peu de fontaines dont l’ensemble soit d’un effet aussi heureux que la Taza de los Leones. Les inscriptions tant soit peu emphatiques dont la fontaine moresque est ornée, ont été, la plupart du temps, traduites infidèlement. En voici la traduction littérale, que nous empruntons à M. de Gayangos :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vois cette masse de perles scintiller de toutes parts et lancer dans les airs ses globules prismatiques,

« Qui retombent en un cercle d’écume argentée et s’écoulent ensuite parmi d’autres joyaux surpassant tout en beauté, comme ils surpassent le marbre même en blancheur et en transparence. »

« En regardant ce bassin, on croirait voir une solide masse de glace d’où l’eau s’écoule, et pourtant il est impossible de dire laquelle des deux est liquide. »

« Ne vois-tu pas comme l’onde coule à la surface, malgré le courant inférieur qui s’efforce d’en arrêter le progrès,

« Comme une amante dont les paupières sont pleines de larmes et qui les retient, craignant un délateur ? »

« Car, en vérité, qu’est cette fontaine, sinon un nuage bienfaisant qui verse sur les lions ses abondantes eaux ? »

« Telles sont les mains du calife quand, dès le matin, il se lève pour répartir de nombreuses récompenses entre les mains des soldats, les lions de la guerre. »

« Ô toi qui contemples ces lions rampants, sois sans crainte ! la vie leur manque et ils ne peuvent montrer leur furie. »

« Ô héritier d’Ansar[2] ! à toi, comme au plus illustre rejeton d’une branche collatérale, appartient cet orgueil de ta race qui te fait regarder avec mépris les autres rois de la terre. »

« Puissent les bénédictions de Dieu être toujours avec toi ! Puisse-t-il rendre tes sujets obéissants et t’accorder la victoire sur tes ennemis. »

Rien ne saurait donner une meilleure idée de la vie voluptueuse des Mores que cette cour des Lions, surtout si on veut se transporter par l’imagination quatre siècles en arrière : on se représentera le roi de Grenade entouré de ses femmes favorites et de ses courtisans, assis, à l’ombre des palmiers et des orangers, sur des tapis persans ou sur des coussins de cette belle soie qui se fabriquait à Grenade ; les poëtes récitaient des vers, ou les musiciens jouaient, sur le laud et la dulçayna, des zambras et des leylas moresques, dont le son se mêlait au murmure des eaux tombant de la fontaine dans les rigoles de marbre.

Lorsqu’Andrea Navagero visita l’Alhambra, en 1524, le Patio de los Leones fit une vive impression sur l’ambassadeur, habitué cependant aux merveilles de Venise ; après avoir manifesté son admiration, il ajoute ce détail, relatif à la fontaine : « Les lions sont faits de telle sorte, que lorsqu’il n’y a pas d’eau, si on prononce même à très-basse voix une parole à la bouche de l’un desdits lions, ceux qui placent leur oreille à la bouche des autres lions entendent la voix très-distinctement. »

La Cour des Lions était alors parfaitement conservée ; elle a malheureusement subi, depuis, bien des dégradations : les fines moulures ont été empâtées par un badigeon périodique ; la peinture et la dorure ont disparu en partie, et une toiture d’un aspect désagréable a remplacé les élégantes tuiles vernissées du temps des Mores. Néanmoins, tel qu’il est aujourd’hui, ce patio est le plus beau monument de ce genre qu’on puisse voir en Espagne.

Lorsque vous visiterez la cour des Lions, le guide ne manquera pas de vous faire remarquer des taches rougeâtres au fond du bassin et sur les larges dalles qui forment le pavage : c’est le sang des Abencerrages que le marbre a bu et qu’il conserve depuis quatre cents ans pour accuser chaque jour de lâches assassins. Il est vrai que les sceptiques vous diront que ces taches ne sont pas autre chose qu’une rouille rosée que le temps dépose à la longue sur le marbre blanc, et qu’il n’est pas vrai que les Zégris attirèrent les Abencerrages dans un guet-apens ; d’autres iront même plus loin, affirmant que ces deux tribus de Grenade n’ont jamais existé, si ce n’est dans l’imagination des romanciers.

Empressons-nous d’affirmer à ceux qui ne croient à rien que les Zégris et les Abencerrages ont bien et dûment existé ; d’anciens historiens arabes et espagnols très-sérieux en font mention, ainsi que des auteurs modernes très-autorisés. Rien ne nous empêche donc de croire que les taches en question sont véritablement du sang, et, pour notre part, nous croyons à ce sang comme à celui de saint Janvier.

Les Abencerrages et les Zégris étaient deux familles nobles de Grenade qui se haïssaient mortellement : les premiers, tant chantés par les romances moresques, et dont le nom arabe était Beni-Serraj, descendaient d’un nommé Aben-Merwan-Ibn-Serraj, qui était le vizir de Mohammed-Ibn-Iewar, roi de Cordoue vers le milieu du onzième siècle. Lors de la prise de cette ville par les chrétiens, en 1235, ils se réfugièrent à Grenade, et leur famille s’accrut à tel point que, vers la fin du quinzième siècle, elle comptait plus de cinq cents membres.

Quant aux Zégris, ils étaient originaires de Saragosse et d’autres villes d’Aragon. Quand les Espagnols s’emparèrent de ce pays, ils se retirèrent à Grenade, ou on leur donna le nom patronymique de Tsegrium (pluriel de Tsegri), c’est-à-dire habitants de Tseghr ou Tsagher, nom sous lequel les Arabes connaissaient l’Aragon.

La haine que se portaient ces deux tribus s’accrut encore à l’occasion de la rivalité des deux femmes d’Abdallah. L’une, nommée Ayesha, était sa cousine ; l’autre était de naissance espagnole, et s’appelait Zoraya, c’est-à-dire étoile du soir ; les auteurs arabes s’accordent, comme nous l’avons dit, à la considérer comme la cause première de la perte de Grenade ; son nom de chrétienne était Isabelle de Solis, et elle était fille d’un gouverneur de Martos ; à la prise de cette ville par les Mores, elle fut amenée comme captive à Grenade, et comme elle était de la plus merveilleuse beauté, on la destina au harem du roi, qui ne tarda pas à ressentir pour elle un très-vif attachement. Ayesha, qui détestait sa rivale, craignit que le roi ne prît un successeur parmi les fils de Zoraya au préjudice de ses propres enfants, et intrigua secrètement contre elle. Deux partis se formèrent bientôt : les Abencerrages embrassèrent la cause de Zoraya, les Zégris se déclarèrent pour Ayesha, et bientôt la ville et l’Alhambra devinrent le théâtre de querelles sanglantes qui devaient affaiblir le royaume et amener sa chute prochaine.

Les Zégris, dont la tribu des Gomélès avait embrassé la cause, imaginèrent, pour perdre Zoraya, de l’accuser d’adultère avec un des Abencerrages, et un jour un Zégri osa s’écrier devant le roi :

« Vive Allah ! tous les Abencerrages doivent mourir, et la reine doit périr par le feu ! »

Un des Gomélès, qui était présent, fit observer qu’on ne devait pas toucher à la reine, car elle avait des défenseurs trop nombreux, et tout serait perdu.

« Tu sais, ajouta-t-il en s’adressant au roi, qu’Halbin-hamad convoquera tous les siens et qu’il sera suivi des Alabezes, des Vanegas et des Gazules, qui sont tous la fleur de Grenade.

« Mais voici ce que tu dois faire pour te venger : appelle un jour tous les Abencerrages à l’Alhambra, en ayant soin de les faire venir un à un, et dans le plus grand secret, vingt ou trente Zégris dévoués et sûrs se tiendront près de toi, armés jusqu’aux dents, et à mesure qu’un des seigneurs abencerrages entrera, il sera saisi et égorgé. Et quand il n’en restera plus un seul, si leurs amis veulent les venger, tu auras pour toi les Gomélès, les Zégris et les Maças, qui sont forts et nombreux. »

Le roi finit par consentir ; sur quoi Ginès Perez, qui raconte cette dramatique histoire, s’écrie : « Ô Grenade infortunée, quels malheurs t’attendent ; tu ne pourras te relever de ta chute, ni recouvrer ta grandeur et ta richesse ! »

Le roi ne put dormir de toute la nuit : « Malheureux Abdilli, roi de Grenade, s’écria-t-il, tu es sur le point de te perdre, toi et ton royaume. »

Le jour arrivé, il se rendit dans une salle de l’Alhambra où l’attendaient beaucoup de seigneurs zégris, gomélès et maças ; tous se levèrent de leurs siéges, et saluèrent le roi, en lui souhaitant une heureuse journée.

À ce moment, entra un écuyer qui apprit au roi que Muça et d’autres seigneurs abencerrages étaient arrivés pendant la nuit de la Vega, ou ils avaient combattu les chrétiens avec succès, et qu’ils rapportaient deux drapeaux espagnols, et plus de trente têtes.

Le roi parut se réjouir de cette nouvelle ; mais d’autres pensées le préoccupaient, et ayant appelé à part un des Zégris, il lui ordonna de faire venir dans la Cour des Lions trente des siens bien armés, et un bourreau avec tout ce qu’il fallait pour ce qui avait été convenu.

Le Zégri sortit et exécuta ponctuellement les ordres du roi, qui se rendit à la Cour des Lions, où il trouva trente cavaliers zégris et gomélès bien armés, et avec eux le bourreau. Aussitôt il ordonna à son page d’appeler Abencarrax, son alguazil mayor, qui devait être la première victime ; au moment où il entra dans la Cour des Lions, les conjurés se saisirent de lui sans qu’il pût faire aucune résistance, et lui tranchèrent la tête au-dessus d’un grand bassin de marbre. Ensuite fut appelé Halbinhamad, celui qui était accusé d’adultère avec la reine, et il partagea le même sort. Trente-quatre seigneurs abencerrages, la fleur de la noblesse de Grenade, furent ainsi égorgés un à un, sans qu’on entendît le moindre bruit. Les Abencerrages avaient toujours traité les chrétiens avec humanité, et on assure que plusieurs d’entre eux déclarèrent au moment suprême qu’ils mouraient chrétiens.

Les autres seigneurs durent la vie à la présence d’esprit d’un petit page, qui entra, sans qu’on fît attention à lui, au moment même où son maître était égorgé ; frappé d’épouvante en voyant tant de cadavres, il put cependant s’échapper par une porte secrète au moment où on faisait entrer un autre Abencerrage. À peine sorti de l’enceinte de l’Alhambra, il aperçut, près de la fontaine, le seigneur Malique Alabez avec Abenamar et Sarrazino, qui se rendaient au palais, où le roi les avait appelés comme les autres :

« Ah ! seigneurs, leur dit le page en pleurant, par Allah ! n’allez pas plus loin, si vous ne voulez mourir assassinés !

— Que veux-tu dire ? répondit Alabez.

— Sachez, seigneur, que dans la Cour des Lions on a massacré un grand nombre d’Abencerrages, parmi lesquels mon malheureux maître, que j’ai vu décapiter ; Dieu a permis qu’on ne fît pas attention à moi, et j’ai pu m’échapper furtivement. Par Mahomet, seigneurs, soyez en garde contre la trahison ! »

Les trois cavaliers mores restèrent pétrifiés, se regardant et ne sachant s’ils devaient croire le page. Enfin ils redescendirent, se consultant sur ce qu’ils devaient faire. Au moment où ils allaient entrer dans la rue de los Gomélès, ils rencontrèrent le capitaine Muça accompagné d’une vingtaine de cavaliers abencerrages : c’étaient ceux qui avaient été combattre les chrétiens dans la Vega, et ils venaient trouver le roi pour lui rendre compte du combat.

« Seigneurs, leur dit Alabez aussitôt qu’il les aperçut, un grand complot a été tramé contre nous ; » et il leur raconta ce qui se passait.

Ils se rendirent tous à la place de Bibarrambla, et Muça, qui était capitaine général des hommes de guerre, fit sonner les añafiles (trompettes moresques) pour appeler ses partisans à la vengeance. Bientôt l’Alhambra fut assailli ; les portes massives, qui résistaient aux coups, furent brûlées, et les Abencerrages entrèrent dans le palais comme des lions furieux, et se précipitèrent sur les traîtres : plus de cinq cents Zégris, Gomélès et Maças périrent sous leurs poignards ; pas un seul ne fut épargné.

Un romance ou complainte populaire, qu’on chanta longtemps à Grenade, rappelle le souvenir du massacre des Abencerrages :

. . . . . . . . . . . .

Dans les tours de l’Alhambra

S’élevait une grande rumeur,
Et dans la ville de Grenade
Grande était la désolation,
Parce que, sans raison, le roi
Ordonna d’égorger un jour
Trente-six Abencerrages
Nobles et de grande valeur,
Que les Zégris et les Gomélès
Accusaient de trahison.

Nous allons quitter ce merveilleux Patio de los Leones, si riche en poétiques légendes ; quelques-unes des plus belles salles de l’Alhambra s’ouvrent sous ses portiques, notamment la sala de Justicia, celle de las dos Hermanas (des deux sœurs), et celle des Abencerrages ; c’est dans cette dernière que nous allons pénétrer, et nous y retrouverons encore le souvenir du dramatique événement que nous venons de raconter.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VII, p. 353 ; t X, p. 1, 17 et 353.
  2. Ansar ou Ansariun est le nom qu’on donne à ceux qui suivirent Mahomet dans sa fuite de Médine. La tribu de Khazraj, à laquelle appartenaient les rois de Grenade, prétendait descendre d’un des Ansars.