Voyages en Suisse et en Italie/Naples (1)

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 227-270).
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NAPLES

Velletri, 22 février 1787.

Nous sommes arrivés ici de bonne heure. Avant-hier le temps fut déjà plus sombre, les beaux jours nous en avaient amené de nébuleux, mais quelques signes atmosphériques annonçaient que le temps allait redevenir serein, ce qui est arrivé en effet. Les nuages s’écartèrent peu à peu, le ciel bleu se montrait ça et là, et le soleil éclaira enfin notre carrière. Noua traversâmes Albano, après nous être arrêtés devant Genzano à l’entrée d’un parc, que son maître, le prince Chigi, tient (je ne dis pas entretient) d’une singulière façon. Aussi ne veut-il pas que personne y promène ses regards. C’est un véritable fouillis. Les arbres et les buissons, les herbes et les branches, croissent comme il leur plaît, sèchent, tombent, pourrissent. Tout cela est bien et même pour le mieux. La place devant l’entrée est d’une beauté inexprimable. Un haut mur ferme la vallée ; une porte grillée laisse pénétrer le regard, puis la colline s’élève, sur laquelle est située le château. Cela offrirait un tableau du plus grand caractère sous le pinceau d’un bon peintre.

Mais faisons trêve aux descriptions. Encore un mot seulement : au moment où nous contemplâmes de la hauteur les montagnes de Sezza, les marais pontins, la mer et les îles, une forte averse passa par-dessus les marais, en se dirigeant vers la mer ; la lumière et les ombres, changeantes et mobiles, animèrent de la façon la plus variée cette plaine déserte. Quelques colonnes de fumée, éclairées par le soleil, et qui s’élevaient de cabanes éparses, à peine visibles, concouraient à produire un très-bel effet.

Velletri est dans une situation très-agréable, sur une colline volcanique, qui ne se lie aux autres que vers le nord, et qui offre des trois autres côtés la plus libre perspective.

Nous avons visité le cabinet du chevalier Borgia, qui, à la faveur de son alliance avec le cardinal et avec la Propagande, a pu rassembler ici des antiquités de grand prix et d’autres objets remarquables, des idoles égyptiennes de la pierre la plus dure, des figurines en métal de diverses époques, trouvées dans les environs, des bas-reliefs en terre cuite, sur lesquels on se fonde pour attribuer aux anciens Volsques un style particulier. Ce musée possède d’autres raretés de tout genre. J’ai remarqué deux cassettes chinoises pour peindre au lavis : sur les faces de l’une est représentée toute l’éducation des vers à soie, sur l’autre, la culture du riz, l’une et l’autre rendues avec une grande naïveté, et d’un travail infini. Les cassettes et leurs étuis sont d’une ravissante beauté, et peuvent être vus à côté du livre que j’ai admiré dans la bibliothèque de la Propagande. On serait impardonnable de ne pas visiter plus souvent ce trésor placé si près de Rome ; mais la difficulté de toute excursion dans ces contrées et le lien magique dont Rome nous enchaîne peuvent servir d’excuse.

Comme nous nous rendions à l’auberge, quelques femmes, assises devant les portes de leurs maisons, nous crièrent : « Ne vous plairait-il pas aussi d’acheter des antiquités ? » Et comme nous nous y montrâmes bien disposés, elles nous apportèrent de vieux chaudrons, des pincettes et d’autres mauvais ustensiles, en riant à gorge déployée de nous avoir attrapés. Nous étions furieux, mais notre guide nous calma en nous assurant que c’était là une plaisanterie coutumière, et que tous les étrangers devaient payer ce tribut. J’écris ces lignes dans une méchante auberge, et je ne me sens ni la force ni le courage de continuer. Ainsi donc, mes chers amis, bonsoir !

Fondi, 23 février 1787.

Nous étions en route à trois heures du matin. Au point du jour nous nous sommes trouvés dans les marais pontins, qui ne sont point aussi tristes à voir qu’on les représente d’ordinaire à Rome. On ne peut juger en passant une aussi grande et aussi longue entreprise que celle du desséchement projeté ; mais il me semble que les travaux ordonnés par le pape atteindront, du moins en grande partie, le but désiré. Qu’on se représente une large vallée, qui s’étend du nord au sud avec une faible pente, trop profonde à l’est du côté des montagnes, mais trop élevée à l’ouest du côté de la mer. Sur toute la longueur, en ligne droite, est l’antique Voie Appienne restaurée : à sa droite est creusé le canal principal par où l’eau s’écoule doucement. Par ce moyen, les terres situées à droite, du côté de la mer, sont desséchées et livrées à l’agriculture. Aussi loin que la vue peut s’étendre, la terre est cultivée ou pourrait l’être, à l’exception de quelques endroits trop bas, s’il se trouvait des fermiers. Le côté gauche, qui confine aux montagnes, offre de plus grandes difficultés. Des canaux de traverse donnent, par-dessous la chaussée, dans le grand canal ; mais la pente du sol incline vers les montagnes, et ce moyen ne peut suffire à le délivrer de l’eau. On veut, dit-on, ouvrir un second canal le long des montagnes. De grands espaces, surtout vers Terracine, sont parsemés de saules et de peupliers.

Une maison de poste n’est autre chose qu’une longue chaumière. Tischbein l’a dessinée, et il a eu pour récompense un plaisir dont lui seul sait jouir complètement. Un cheval blanc s’était échappé sur le terrain desséché, et, profitant de sa liberté, courait ça et là comme un rayon de lumière sur la terre brune : c’était réellement un beau spectacle, que l’enchantement de Tischbein rendait tout à fait intéressant.

Sur l’emplacement de l’antique Méza, le pape a fait construire un grand et bel édifice qui marque le centre de la plaine. L’aspect de ce bâtiment augmente l’espoir et la confiance pour toute l’entreprise. Nous avancions toujours, livrés à une conversation animée, n’oubliant pas qu’on nous avait recommandé de ne pas nous endormir dans ce trajet ; et, véritablement, la vapeur bleuâtre qui, dès cette saison, flotte sur le sol à une certaine hauteur, était pour nous l’indice d’une couche d’air dangereuse. La vue de Terracine sur son rocher nous en fut d’autant plus agréable. À peine avions-nous admiré ce tableau, que nous aperçûmes la mer devant les murs. Bientôt après l’autre côté de la montagne-ville nous offrit le spectacle d’une végétation nouvelle. Les figuiers des Indes poussaient leurs grandes feuilles épaisses entre les humbles myrtes au feuillage grisâtre, sous les grenadiers vert-doré et les oliviers à la verdure cendrée. Le long du chemin nous voyions des fleurs et des buissons que nos yeux n’avaient jamais vus. Les narcisses et les anémones tapissaient les prairies. La mer se laisse voir quelque temps à droite, mais les rochers calcaires restent à gauche dans le voisinage. C’est la prolongation des Apennins, qui, partant de Tivoli, s’approchent de la mer, dont ils sont séparés d’abord par la Campagne de Rome, puis par les volcans de Frascati, d’Albano, de Velletri, et enfin par les marais pontins. Le mont Circello, vis-à-vis du promontoire de Terracine, où finissent les marais pontins, doit se composer pareillement d’une suite de rochers calcaires.

Nous quittâmes la mer et nous arrivâmes bientôt dans la ravissante plaine de Fondi. Ce petit espace de terre fertile et cultivée, enfermé par des montagnes pas trop sauvages, doit sourire à tous les voyageurs. La plupart des oranges sont encore pendues aux arbres, les blés sont verts ; partout, dans les champs, le froment et les oliviers, la petite ville dans le fond. Un palmier se montre et nous le saluons. En voilà bien assez pour ce soir ! Excusez ma plume galopante. J’écris sans penser, j’écris pour écrire. Les objets sont trop multipliés, la halte est trop mauvaise, et toutefois mon désir trop grand de confier quelque chose au papier. Nous sommes arrivés à la nuit tombante, et il est temps de chercher le repos.

Sainte-Agathe, 24 février 1787.

Il faut que je vous rende compte d’une belle journée dans une chambre froide. Nous avons quitté Fondi au point du jour, et nous fûmes aussitôt salués par les oranges qui pendaient pardessus les murs des deux côtés du chemin. Les arbres sont aussi chargés qu’on peut l’imaginer. Par en haut le jeune feuillage est jaunâtre, par en bas et au milieu il est du vert le plus riche. Mignon avait bien raison de regretter ce pays. Ensuite nous avons traversé des champs de blé bien cultivés, plantés d’oliviers dans les endroits convenables. Le vent les agitait et montrait au jour la face argentée du feuillage ; les rameaux se pliaient avec une gracieuse souplesse. La matinée était nébuleuse ; un fort vent du nord promettait de dissiper tous les nuages. Ensuite la route passe dans la vallée entre des champs pierreux, mais bien labourés : les blés sont du plus beau vert. Ça et là on voit de grandes places rondes, pavées, entourées de petits murs bas : c’est là qu’on bat le grain dès qu’il est moissonné, sans le transporter en gerbes à la maison. La vallée devenait plus étroite, le chemin montait ; de part et d’autre s’élevaient des roches calcaires. L’orage était plus fort derrière nous. Il tombait du grésil, qui fondait très-lentement. Nous fûmes surpris de voir les murs de quelques édifices antiques bâtis en maçonnerie réticulaire. Sur la hauteur, les esplanades sont rocheuses et pourtant plantées d’oliviers,chaque fois qu’un tant soit peu de terre a pu les recevoir. On traverse ensuite une plaine couverte d’oliviers, puis une petite ville. Nous avons trouvé des autels, des tombeaux antiques, des fragments de toute espèce, maçonnés dans les clôtures des jardins, puis des rez-de-chaussée d’anciennes villas, très-bien construits, mais aujourd’hui remplis de terre, et couverts de bosquets d’oliviers. Puis nous aperçûmes le Vésuve, surmonté d’une colonne de fumée.

À Gaëte, nous avons été de nouveau accueillis par de superbes orangers. Nous nous sommes arrêtés quelques heures. Le golfe devant la ville présente une vue des plus belles. La mer ondoyait à nos pieds. En suivant de l’œil le rivage à droite, jusqu’à la pointe de la demi-lune, on voit sur un rocher la citadelle de Gaëte à une distance moyenne. La pointe gauche s’étend beaucoup plus loin. On voit d’abord une chaîne de montagnes, puis le Vésuve et les îles. Ischia est presque en face du milieu.

J’ai trouvé là sur le rivage les premières étoiles de mer et les oursins mis à découvert, une belle feuille verte, comme le plus fin vélin, puis des galets remarquables, le plus souvent le calcaire commun, mais aussi du serpentin, du jaspe, du quartz, de la brèche siliceuse, du granit, du porphyre, différents marbres, du verre de couleur verte ou bleue. Il est difficile de croire que ces derniers minéraux se soient formés dans le pays : ce sont probablement des débris d’anciens édifices, et nous voyons comme le flot se joue devant nos yeux des magnificences du monde antique. Nous avons fait cette halte avec plaisir, et nous avons trouvé récréatif d’observer les habitants qui avaient presque l’air de sauvages. En s’éloignant de Gaëte, on a toujours une belle vue, quoique la mer disparaisse. Elle nous a présenté pour dernier aspect un golfe charmant, que nous avons dessiné. Puis viennent des champs fertiles, fermés de haies d’aloès. Nous avons observé un aqueduc, qui allait de la montagne à des ruines présentant une masse confuse. Plus loin, on passe le Garigliano ; après, on s’élève sur une montagne à travers un pays assez fertile. Rien de frappant. Enfin on arrive à la première colline de cendres volcaniques : là commence une grande et magnifique région de montagnes et de vallées, au-dessus desquelles s’élèvent enfin des cimes neigeuses. Sur la hauteur voisine, une longue villa d’un aspect agréable. Sainte-Agathe est dans la vallée. Une auberge de belle apparence, où nous voyons un feu brillant dans une cheminée disposée comme un cabinet. Cependant notre chambre est froide. Point de fenêtres, des volets seulement, et je me hâte de fermer.

Naples, 25 février 1787.

Nous sommes enfin arrivés heureusement et avec de bons présages. Nous avons quitté Sainte-Agathe au lever du soleil ; le vent nous soufflait à dos avec violence, et ce nord-est a tenu tout le jour. Ce n’est qu’après midi qu’il a eu raison des nuages. Le froid nous incommodait. Nous avons de nouveau cheminé à travers et sur des collines volcaniques, où j’ai cru remarquer encore quelques roches calcaires. Nous avons fini par atteindre la plaine de Capoue, et, bientôt après, Capoue elle-même, où nous avons fait la halte de midi. Après midi s’est ouverte une belle plaine. Une large chaussée traverse des champs de blé verts ; le blé est comme un tapis et haut d’un empan. Des rangs de peupliers sont plantés dans les champs, ébranchés haut, et la vigne y grimpe. Cela dure jusqu’à Naples. La terre est admirablement pure et meuble, et bien cultivée ; les ceps sont d’une hauteur et d’une force extraordinaires ; les pampres flottent comme un réseau de peuplier à peuplier.

Nous avons toujours à main droite le Vésuve, jetant une épaisse fumée. Je me félicitais en moi-même de voir enfin de mes yeux cet objet remarquable. Le soleil devenait toujours plus clair, et ses brûlants rayons finirent par briller dans notre étroite habitation roulante. L’atmosphère était presque tout éclaircie quand nous approchâmes de Naples, et nous nous trouvâmes alors réellement dans un autre pays. Les maisons à toits plats annoncent un autre climat. À l’intérieur elles peuvent n’être pas très-confortables. Tout le monde est dans la rue, assis au soleil, aussi longtemps qu’il veut luire. Le Napolitain croit être en possession du paradis, et il a des pays du Nord une idée fort triste. Sempre neve, case di legno, gran ignoranza, ma danari assai. Voilà l’idée qu’ils se font de notre condition. Pour l’édification de toutes les peuplades germaniques, cela signifie : « Toujours de la neige, maisons de bois, grande ignorance, mais de l’argent beaucoup ! » Naples même s’annonce joyeux, libre et vivant ; une foule innombrable court pêle-mêle, le roi est à la chasse, la reine est en espérance, ainsi tout va pour le mieux.

Naples, lundi 26 février 1787.

Alla locanda del Sgr Moriconi al Largo del Castello. Telle est l’adresse aussi riante que sonore où nous trouveraient désormais les lettres des quatre parties du monde. Dans le quartier du grand château, situé près de la mer, se déploie un grand espace qui n’est pas nommé place, mais largo, quoiqu’il soit entouré de maisons des quatre côtés : c’est vraisemblablement depuis les anciens temps, où cet espace était encore un champ sans limites. Sur un des côtés de cette place se trouve une grande maison renfoncée, qui fait le coin. Nous nous établîmes dans une grande salle de l’angle, qui offre une vue libre et gaie sur la place toujours animée. Un balcon de fer règne devant plusieurs fenêtres et même autour de l’angle. On ne s’en irait pas de là, si le vent âpre se faisait moins vivement sentir.

La salle est agréablement décorée, et surtout le plafond, dont les arabesques en cent compartiments annoncent déjà le voisinage d’Herculanum et de Pompéi. Tout cela serait bel et bon, mais on n’aperçoit ni foyer ni cheminée, et pourtant février fait aussi valoir ses droits à Naples. J’attendais avec impatience quelque moyen de chauffage. On m’apporta un trépied d’une hauteur convenable pour qu’on puisse tenir les mains dessus commodément. Sur le trépied est fixé un bassin évasé, qui contient de fine braise allumée, soigneusement recouverte de cendre. Il s’agit d’être ménager, comme nous l’avons déjà appris à Rome. De temps en temps, avec l’anneau d’une clef, on écarte doucement le dessus de la cendre, afin que les charbons paraissent un peu à découvert. Que si l’on voulait fouiller le brasier avec impatience, on sentirait un moment une plus grande chaleur, mais bientôt toute la braise serait consumée, et il faudrait payer un certain prix pour faire de nouveau remplir le bassin.

Je ne me trouvais pas fort bien, et j’aurais désiré un peu plus de confort. Une natte de jonc me protégeait contre l’influence du pavé de marbre. Les pelisses ne sont pas communes, et je pris le parti d’endosser un surtout de marin, que nous avions apporté pour rire, et qui me rendit de bons services, particulièrement quand je l’eus fixé autour de ma taille avec une corde de nos malles. Je dus me trouver alors fort comique, et une sorte de juste milieu entre le matelot et le capucin. Tischbein, qui revenait de faire quelques visites, ne put s’empêcher de rire.

Naples, 27 février 1787.

Hier je me suis tenu en repos pour laisser passer une légère indisposition. Aujourd’hui nous nous sommes livrés au plaisir et nous avons passé le temps à contempler les objets les plus magnifiques. On aura beau dire, raconter et peindre : ceci est au-dessus de tout ! Les rivages, la baie, le golfe, le Vésuve, la ville, les faubourgs, les côteaux, les promenades !…

Nous sommes allés ce soir à la grotte du Pausilippe, au moment où les rayons du soleil couchant y pénétraient par l’autre extrémité. J’excuse tous ceux que la vue de Naples met hors de sens, et je me suis souvenu avec attendrissement de mon père, qui avait conservé surtout une impression ineffaçable des objets que j’ai vus aujourd’hui pour la première fois. Et comme on dit que celui à qui un fantôme est apparu ne peut plus jamais être gai, on aurait dit de lui au contraire qu’il ne pouvait jamais être tout à fait malheureux, parce que sa pensée le ramenait toujours à Naples. Pour moi, je suis maintenant tout à fait calme, selon mon humeur, et il faut des choses extraordinaires pour me faire ouvrir de grands yeux.

Naples, 28 février.

Aujourd’hui nous avons été voir Philippe Hackert, le célèbre paysagiste, que le roi et la reine honorent d’une confiance particulière et d’une insigne faveur. On lui a concédé une aile du palais Francavilla, qu’il a fait meubler avec le goût d’un artiste, et qu’il habite avec délices. C’est un homme très-décidé et très-sage, qui, en travaillant sans relâche, s’entend à jouir de la vie. Ensuite nous sommes allés à la mer, et nous avons vu tirer des flots toute sorte de poissons et de formes étranges. Le jour était superbe et la tramontane supportable.

Naples, 1 mars 1787.

À Rome, on avait déjà apprivoisé plus que que je ne l’aurais voulu ma fantasque humeur de solitaire. Il semble en effet que ce soit une singulière entreprise d’aller dans le monde, afin de rester seul. Aussi n’ai-je pu résister au prince de Waldeck, qui m’a invité de la manière la plus aimable, et qui, par son rang et son influence, m’a fait jouir de maintes belles choses. À peine étions-nous arrivés à Naples, où il séjourne depuis quelque temps, qu’il nous a invités à faire avec lui une promenade à Pouzzoles et aux environs. Je pensais dès aujourd’hui au Vésuve, mais Tischbein m’oblige à faire l’autre promenade, agréable en elle-même par un temps si beau, et qui nous promet beaucoup de plaisirs et d’avantages dans la société d’un prince savant et accompli. Nous avions déjà rencontré à Rome une belle dame avec son mari, qui est inséparable du prince. Cette dame sera aussi de la partie, et l’on ne se promet que plaisirs. Je suis plus particulièrement connu de cette noble société par un premier entretien. En effet le prince me demanda dans notre première entrevue à quoi je m’occupais alors, et mon Iphigénie m’était si présente, que je pus un soir lui en donner connaissance avec assez de détails. On voulut bien m’écouter, mais je crus pourtant m’apercevoir qu’on avait attendu de moi quelque chose de plus vif et plus impétueux.

Le soir.

Il serait difficile de rendre compte de cette journée. Qui n’a pas éprouvé que la lecture rapide d’un livre qui nous entraînait irrésistiblement a exercé sur notre vie entière la plus grande influence, et a produit, du premier coup, un effet auquel une nouvelle lecture et une étude sérieuse ont à peine ajouté quelque chose dans la suite ? C’est ce qui m’est arrivé un jour avec Sacountala : et la même chose ne nous arrive-t-elle pas avec les hommes marquants ? Une traversée jusqu’à Pouzzoles, de faciles promenades en voiture, de joyeuses promenades à pied, à travers la contrée la plus étrange du monde ; sous le ciel le plus pur, la terre la plus instable ; les ruines maudites, affreuses, d’une inconcevable opulence ; des eaux bouillantes, des grottes exhalant le soufre, des montagnes de scories s’opposant à la vie des plantes, des espaces nus et tristes, puis enfin une végétation sans cesse luxuriante, qui pénètre partout où elle peut, s’élève sur tout ce qui est mort, autour des lacs et des ruisseaux, et maintient même une magnifique forêt de chênes sur les parois d’un ancien cratère.

C’est ainsi qu’on est ballotté entre les événements de la nature et de l’histoire. On voudrait réfléchir et l’on s’en trouve incapable. Cependant le vivant s’abandonne à la joie, et nous n’y avons pas manqué. Des personnes cultivées, qui appartiennent au monde et à son mouvement, mais qui entendent aussi la voix d’une sérieuse destinée, et qui sont disposées à la méditation ; un regard qui se promène sur la terre et la mer et le ciel sans bornes, et que rappelle la présence d’une aimable et jeune dame, qui a l’habitude et le goût de recevoir des hommages… Cependant, au milieu de cette ivresse, je n’ai pas manqué de faire quelques observations. La carte dont je me suis servi sur les lieux et une rapide ébauche de Tischbein me serviront fort bien quand je reviendrai sur ce sujet : aujourd’hui je suis incapable d’ajouter un seul mot.

Naples, 2 mars 1787.

Si aucun Napolitain ne veut quitter Naples, si ses poêtes chantent avec les plus vives hyperboles sa délicieuse situation, il faudrait le leur pardonner, quand même deux ou trois Vésuves de plus se trouveraient dans le voisinage. Ici on ne peut du tout se souvenir de Rome : auprès de la libre position de Naples, la capitale du monde paraît, dans la vallée du Tibre, comme un vieux cloître mal placé. La mer et la navigation amènent aussi un état de choses tout nouveau. La frégate pour Palerme est partie hier avec une forte et sereine tramontane. Cette fois elle n’aura pas mis plus de trente-six heures à faire la traversée. Avec quelle impatience je suivais du regard les voiles enflées, quand le navire a passé entre Capri et le cap Minerve et a fini par disparaître ! Si l’on voyait partir ainsi une personne aimée, il faudrait mourir de langueur. Aujourd’hui souffle le sirocco ; s’il se renforce, les vagues offriront un joli spectacle autour du môle.

Aujourd’hui vendredi, c’était la grande promenade de la noblesse, où chacun produit ses équipages, surtout ses chevaux. On ne peut rien voir de plus élégant que ces animaux : c’est la première fois de ma vie que je sens à leur vue mon cœur s’épanouir.

Naples, 3 mars 1787.

Je suis monté hier sur le Vésuve, quoique le temps fût nébuleux et la cime enveloppée de nuages. Je suis allé jusqu’à Résina en voiture, puis, prenant à travers les vignes, j’ai gravi la montagne d’abord à dos de mulet, enfin à pied sur la lave de 1771, qui avait déjà produit une mousse fine mais consistante. Plus haut on côtoie la lave. J’ai laissé à gauche sur la hauteur la cabane de l’ermite. Plus avant, il faut gravir la montagne de cendres, ce qui est un rude travail. Les deux tiers de ce sommet étaient couverts de nuages. Enfin nous avons atteint l’ancien cratère, aujourd’hui comblé. Nous avons trouvé les nouvelles laves, qui ont deux mois et demi, et même une faible, qui, au bout de cinq jours, est déjà refroidie. Nous l’avons franchie en côtoyant une colline volcanique récemment formée. Elle fumait de toutes parts. La fumée s’éloignait de nous, et je voulais monter au cratère. Nous avons fait environ cinquante pas dans la vapeur, mais elle est devenue si épaisse que je pouvais à peine voir mes souliers. Il ne sert à rien de tenir sous le nez son mouchoir de poche. Je ne voyais même plus mon guide. Le pied n’est pas ferme sur les débris de lave rejetés par le volcan. Il m’a paru convenable de revenir sur mes pas, et de réserver pour un jour serein, et où la fumée serait moins forte, le spectacle souhaité. En attendant, j’ai du moins appris combien il est difficile de respirer dans une pareille atmosphère.

Au reste la montagne était tout à fait tranquille ; ni flamme, ni mugissement ; elle ne lançait plus de pierres comme elle a fait tous ces derniers temps. À présent, je l’ai reconnue pour en faire le siége en forme aussitôt que le temps voudra bien s’arranger. Les laves que j’ai trouvées étaient pour moi la plupart des objets connus. Mais j’ai découvert un phénomène qui m’a paru très-remarquable, que je veux étudier de plus près, et sur lequel je me propose de consulter les experts et les collectionneurs. C’est un revêtement stalactiforme d’une cheminée volcanique, qui était autrefois fermée en voûte, mais qui est maintenant ouverte, et qui surgit de l’ancien cratère, aujourd’hui comblé. Cette pierre dure, grisâtre, stalactiforme, me paraît s’être formée, sans le secours de l’humidité et sans fusion, par la sublimation des exhalaisons volcaniques les plus subtiles. C’est un sujet à méditer.

Aujourd’hui, 3 mars, le ciel est couvert et le sirocco souffle ; c’est un bon temps pour le jour de la poste.

Au reste j’ai déjà vu ici en abondance des hommes de toute espèce, de beaux chevaux et de merveilleux poissons. Pour la situation de la ville et ses magnificences, qu’on a si souvent décrites et célébrées, je n’en dirai pas un mot : Vedi Napoli e poi muori ! disent-ils ici. « Vois Naples et puis meurs ! » .

Je vous adresse quelques lignes bien brèves pour vous annoncer ma bienvenue, et même, avec elles, une enveloppe de votre dernière lettre, enfumée dans le coin, comme témoignage qu’elle m’a accompagné au Vésuve. Mais je ne dois ni dans le songe, ni dans la veille, vous apparaître environné de dangers ; soyez certains que là où je vais il n’y a pas plus de dangers que sur la chaussée du Belvédère. Partout la terre appartient au Seigneur ! peut-on dire à cette occasion. Je ne cherche les aventures ni par trop de curiosité, ni par bizarrerie, mais je puis faire et hasarder plus qu’un autre, parce qu’en général j’y vois clair et que je saisis promptement dans chaque objet ce qu’il a de particulier. Le passage en Sicile n’est rien moins que dangereux. Il y a quelques jours que la frégate est partie pour Palerme par un bon vent du nord-est ; elle a laissé Capri à droite et a certainement fait le trajet en trente-six heures.

En Sicile même, le danger est réellement bien moindre qu’on ne veut se le figurer de loin. On n’aperçoit maintenant dans l’Italie inférieure aucun symptôme de tremblement de terre ; dans la supérieure, Rimini et les environs ont souffert dernièrement. Chose singulière ! on parle ici de cela comme du vent et du temps qu’il fait et comme on parle en Thuringe des incendies.

Je suis charmé que votre goût se familiarise avec mon Iphigénie sous sa nouvelle forme. J’aimerais mieux encore que la différence vous eût paru plus sensible.

Je sais ce que j’y ai mis et je puis en parler, parce que j’aurais pu pousser la chose plus loin encore. Si c’est un plaisir de goûter ce qui est bien, c’en est un plus grand de sentir ce qui est mieux, et, dans l’art, c’est l’excellent qui est assez bon.

Naples, 5 mars 1787.

Nous avons consacré le second dimanche du carême à visiter les églises. À Rome tout est grave au plus haut point, ici tout est joyeux et gai. C’est à Naples seulement qu’on peut comprendre l’école de peinture napolitaine. On voit ici avec étonnement toute la façade d’une église peinte du haut en bas. Sur la porte, le Christ, chassant du temple les vendeurs et les acheteurs, qui, effrayés, culbutent de part et d’autre sur les degrés de la façon la plus drôle et la plus jolie. Dans une autre église, l’espace au-dessus de l’entrée est richement décoré d’une fresque représentant l’expulsion d’Héliodore. Lucas Giordano devait assurément faire diligence pour remplir de telles surfaces. La chaire même n’est pas toujours, comme ailleurs, un siége pour une seule personne, mais une galerie, où j’ai vu un capucin se promener et, tantôt d’un bout tantôt de l’autre, représenter au peuple sa vie pécheresse. Que n’aurais-je pas à conter là-dessus !

Mais on ne peut ni conter ni décrire la magnificence d’un clair de lune comme celui dont nous avons joui en nous promenant dans les rues, dans les places, sur la Chiaja, l’immense promenade, puis au bord de la mer. On y est véritablement saisi par le sentiment de l’immensité. Il vaut la peine de rêver ainsi.

Je dois dire quelques mots d’un excellent homme, dont j’ai fait la connaissance ces derniers jours : c’est le chevalier Filangieri, connu par ses ouvrages sur la législation. Il est du nombre des honorables jeunes hommes qui veulent le bonheur de l’espèce humaine et une honnête liberté. À ses manières, on reconnaît le soldat, le chevalier et l’homme du monde. Mais, chez lui, la dignité est tempérée par l’expression d’un sentiment moral délicat, qui, répandu sur toute sa personne, brille d’un éclat très-agréable dans ses discours et sa manière d’être. Il est attaché de cœur à son roi et à la monarchie, bien qu’il n’approuve pas tout ce qui se fait. Mais il est aussi de ceux qui redoutent Joseph II. L’image d’un despote, ne fût-elle qu’un rêve, est effroyable pour les hommes d’un noble cœur. M. Eilangieri m’a dit ouvertement ce que Naples avait à craindre de l’empereur. Il parle volontiers de Montesquieu, de Beccaria et aussi de ses propres ouvrages, toujours dans ce même esprit de bienveillance et d’un désir sincère et juvénile de faire le bien. Il ne doit pas avoir encore atteint la quarantaine.

Il n’a pas tardé à me faire connaître un ancien écrivain, dont les nouveaux juristes italiens estiment et honorent infiniment l’insondable profondeur, c’est Jean-Baptiste Vico. Ils le préfèrent à Montesquieu. Un rapide coup d’œil jeté sur son livre, qu’ils m’ont prêté comme une précieuse relique, m’a fait soupçonner qu’il se trouve là des pressentiments sibyllins du juste et du bon, qui doit ou qui devrait se réaliser un jour, fondés sur la sérieuse méditation de l’histoire et de la vie.

Il est beau de voir une nation posséder un tel patriarche. Les ouvrages de Hamann seront un jour un code pareil pour les Allemands.

Naples, 6 mars.

Tischbein a surmonté sa répugnance pour me tenir fidèle compagnie, et il est monté aujourd’hui avec moi sur le Vésuve.

Un artiste comme lui, qui s’occupe toujours et uniquement des formes les plus belles, chez les hommes et les animaux, qui même humanise par le sentiment et par le goût les objets informes, les rochers, les paysages, doit trouver abominable un informe, horrible entassement, qui se dévore lui-même sans cesse et déclare la guerre à tout sentiment du beau.

Nous sommes partis dans deux calèches, ne nous sentant pas en état de nous démêler au milieu du tumulte de la ville, si nous conduisions nous-mêmes les chevaux. Le cocher ne cesse de crier place ! place ! afin que les ânes qui portent du bois ou des balayures, les calèches roulantes, les hommes qui se traînent sous un fardeau ou qui se promènent, les enfants, les vieillards, se tiennent sur leurs gardes, se rangent de côté, et qu’on puisse sans obstacle continuer le grand trot.

Le chemin à travers les derniers faubourgs et les jardins avait déjà quelque chose de plutonien. Comme il n’a pas plu depuis longtemps, les feuilles, toujours vertes par nature, étaient couvertes d’une épaisse poussière cendrée ; les toits, les corniches, tout ce qui présentait une surface plane avait de même passé au gris, si bien que le ciel, d’un bleu magnifique, et le soleil, qui nous dardait sa puissante lumière, témoignaient seuls que l’on cheminait encore parmi les vivants. Nous fûmes reçus au pied de la pente escarpée par deux guides, l’un d’âge mûr, l’autre jeune, tous deux robustes.

Le premier me traîna, le second traîna Tischbein en haut de la montagne. Je dis qu’ils nous traînaient ; en effet le guide se passe autour de la ceinture une courroie, que le voyageur saisit, et, tiré en amont, il gravit la pente, avec bien plus de facilité, en s’aidant d’un bâton. C’est ainsi que nous avons atleint le plateau sur lequel le cône s’élève. Au nord sont les ruines de la Somma.

Un regard jeté au couchant sur la contrée fit bientôt, comme un bain salutaire, disparaître toute la peine et la fatigue, et nous fîmes le tour du cône toujours fumant et vomissant de la cendre et des pierres. Aussi longtemps que l’espace nous permit de rester à une distance convenable, nous trouvâmes ce spectacle grand et sublime. D’abord un puissant tonnerre, qui retentissait du fond de l’abîme, puis des pierres, grandes et petites, lancées dans l’air par milliers, enveloppées de cendre. La plus grande partie retombait dans l’abîme ; les autres fragments, lancés de côté, tombaient sur la partie extérieure du cône et faisaient un vacarme étrange. D’abord les plus pesantes tombaient lourdement et sautaient avec un bruit sourd jusqu’au bas du cône ; les plus petites crépitaient par derrière, enfin la cendre pleuvait. Tout cela se succédait à intervalles réguliers, que nous pouvions très-bien mesurer en comptant tranquillement. Mais, entre la Somma et le cône, l’espace devint assez étroit ; déjà les pierres tombaient en nombre autour de nous et rendaient inquiétante la marche autour du cône. Tischbein se sentait encore plus mal à l’aise sur la montagne, depuis que le monstre, non content d’être horrible, voulait encore être dangereux.

Mais comme un danger actuel a quelque chose de séduisant et excite l’homme à le braver par esprit de contradiction, je réfléchis qu’on devait pouvoir, dans l’intervalle de deux éruptions, gravir le cône, arriver au cratère et revenir. Je délibérai là-dessus avec nos guides sous un rocher surplombant de la Somma, où, campés en sûreté, nous réparions nos forces avec les provisions que nous avions apportées. Le plus jeune se fit fort d’affronter avec moi l’aventure. Nous rembourrâmes nos chapeaux avec des mouchoirs de toile et de soie ; nous nous tînmes prêts, le bâton à la main, et moi saisissant la courroie. Les petites pierres craquetaient encore autour de nous, la cendre ruisselait encore, quand le robuste jeune homme m’enleva au-dessus de l’éboulis brûlant. Nous étions au bord de la gueule énorme dont la fumée était écartée de nous par un vent léger, mais en même temps nous voilait l’intérieur du gouffre, qui fumait alentour par mille gerçures. Pendant un intervalle, la vapeur laissa apercevoir ça et là des parois de rochers crevassées. Le spectacle n’était ni instructif ni agréable, mais, par cela même, qu’on ne voyait rien, on attendait, pour voir sortir quelque chose. Nous avions négligé de compter tranquillement, nous étions au bord de l’abîme : soudain le tonnerre retentit, l’effroyable décharge part devant nous ; nous baissons la tête involontairement, comme si cela nous eût sauvés des masses tombantes ; déjà les petites pierres craquetaient, et, sans réfléchir que nous avions de nouveau un intervalle devant nous, joyeux d’avoir affronté le danger, nous arrivâmes au pied du cône avec la cendre pleuvant encore ; nos chapeaux et nos épaules en étaient suffisamment poudrés.

Accueilli et grondé par Tischbein de la manière la plus amicale, restauré enfin, je pus donner aux laves, anciennes et nouvelles, une attention particulière. Le vieux guide savait indiquer les années exactement. Les plus anciennes étaient déjà couvertes de cendres et égalisées ; les nouvelles, surtout celles qui avaient coulé lentement, présentaient un singulier aspect : comme, en poursuivant leur marche traînante, elles charrient quelque temps avec elles les masses durcies à leur surface, il doit arriver que celles-ci de temps en temps résistent ; mais, entraînées encore par les courants de feu, poussées les unes sur les autres, elles demeurent fixées avec des formes anguleuses plus bizarres, plus étranges qu’on ne le voit en pareil cas dans les glaçons poussés les uns sur les autres. Parmi cet amas confus de matières fondues se trouvaient aussi de grands blocs, dont la cassure a toute l’apparence d’une espèce de roche primitive. Les guides assurèrent que c’étaient d’anciennes laves provenant des dernières profondeurs, et que la montagne vomit de temps en temps.

En revenant à Naples, j’ai remarqué des maisonnettes à un seul étage, singulièrement bâties, sans fenêtres, dont les chambres ne sont éclairées que par la porte, qui donne sur la rue. Les habitants sont assis devant dès le matin jusqu’à la nuit, qu’ils se retirent enfin dans leurs cavernes.

En voyant le caractère particulier que prend dans la soirée le tumulte de la ville, je formai le vœu de pouvoir séjourner ici quelque temps, pour essayer de rendre selon mes forces ce mobile tableau. Je ne serai pas si heureux.

Naples, 7 mars 1787.

Durant cette semaine, Tischbein m’a montré et expliqué en conscience une grande partie des chefs-d’œuvre de Naples. Excellent connaisseur et peintre d’animaux, il m’avait déjà fait remarquer une tête de cheval en bronze dans le palais Colombrano : nous y sommes allés aujourd’hui. Ce précieux débris est placé, vis-à-vis de la porte cochère, dans la cour, où il occupe une niche au-dessus d’une fontaine. Ce fragment est une chose étonnante. Quel effet cette tête devait-elle produire, unie avec les autres membres ! Le cheval était beaucoup plus grand que ceux de Saint-Marc. Comme on voit cette tête de plus près et isolément, on peut mieux en étudier et en admirer le caractère et la force. Le bel os frontal, les naseaux fumants, les oreilles attentives, la crinière hérissée… quel puissant animal ! que de feu, que de force !

Nous nous retournâmes, pour observer une statue de femme placée dans une niche au-dessus de la porte cochère. Winckelmann y voyait l’image d’une danseuse ; car ces artistes, dans leurs mouvements animés, représentent de la manière la plus variée ce que les arts plastiques nous ont conservé comme nymphes et comme déesses dans une pose arrêtée. Elle est très-légère et très-belle ; la tête était cassée, mais elle a été replacée habilement. Du reste elle n’a subi aucune altération et elle mériterait une meilleure place.

Naples, 9 mars 1787.

Je reçois aujourd’hui vos chères lettres du 16 février. Continuez toujours d’écrire. J’ai bien organisé mes bureaux de poste intermédiaires, et je le ferai encore, si je dois aller plus loin. Il me paraît bien étrange de lire, à une si grande distance, que les amis ne se réunissent pas, et pourtant rien de plus naturel que de ne pas se réunir quand on est si près les uns des autres.

Le temps s’est assombri ; il change ; le printemps approche et nous aurons des jours de pluie. Le sommet du Vésuve ne s’est pas découvert depuis que j’y suis monté. Ces dernières nuits, on l’a vu quelquefois jeter des flammes. Maintenant il est redevenu tranquille ; on s’attend à une éruption plus forte. Les orages de ces jours-ci nous ont montré une mer magnifique. On pouvait étudier les flots dans leurs allures et leurs formes imposantes. La nature est le seul livre dont chaque page présente un grand sens. En revanche, le théâtre ne me fait plus aucun plaisir. On joue ici pendant le carême des opéras spirituels, qui ne se distinguent des opéras mondains que par l’absence de ballets dans les entr’actes. Au reste, ils sont aussi extravagants que possible. On joue au théâtre Saint-Charles la Destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor. C’est pour moi une grande lanterne magique : il semble que j’ai perdu le goût de ces choses.

Nous avons été aujourd’hui avec le prince de Waldeck à Capo di Monte, où se trouve une grande collection de tableaux, de monnaies et d’autres objets. L’ordre n’est pas satisfaisant, mais il y a des choses de prix. Toutes ces idées traditionnelles prennent désormais chez moi une forme plus précise et plus arrêtée. Ce qui nous arrive isolément dans le Nord, de monnaies, de gemmes, de vases, comme les citronniers tondus, produit en masse un tout autre effet dans ce pays, où ces trésors sont indigènes. En effet dans les lieux où les ouvrages d’art sont rares, la rareté leur donne aussi de la valeur : ici on apprend à n’estimer que ce qui mérite l’estime.

On paye aujourd’hui fort cher les vases étrusques, et certainement il s’y trouve de belles et excellentes choses. Point de voyageur qui ne voulût en posséder quelqu’une. On n’évalue pas son argent aussi haut que chez soi ; je crains même de me laisser encore séduire.

Naples, vendredi 9 mars 1787.

Ce qu’il y a d’agréable en voyage, c’est que, par la nouveauté et la surprise, une chose commune prend l’air d’une aventure. À mon retour de Capo di Monte, j’ai fait une visite aux Filangieri, et j’ai vu, assise sur le canapé, à côté de la maîtresse de la maison, une dame dont l’extérieur ne me semblait pas s’accorder avec les allures familières auxquelles elle s’abandonnait sans contrainte. Avec sa robe de soie légère, rayée, sa coiffure bizarre, cette jolie petite personne ressemblait à une marchande de modes, qui, occupée de la parure des autres, fait peu d’attention à son propre ajustement. Elles sont si accoutumées à voir payer leur travail, qu’elles ne comprennent pas comment elles feraient quelque chose gratis pour elles-mêmes. Mon entrée ne troubla nullement son babil, et elle débita une foule d’histoires bouffonnes, qui lui étaient arrivées ces derniers jours, ou plutôt qu’elle s’était attirées par ses étourderies.

La dame de la maison, voulant m’aider à placer quelques mots, parla de la belle position de Capo di Monte et de ses trésors. La vive petite dame se leva soudain, et parut, sur ses pieds, plus gentille encore qu’auparavant. Elle prit congé, courut à la porte, et me dit en passant : « Les Filangieri dîneront chez moi un de ces jours : j’espère vous voir avec eux. » Elle était sortie avant que j’eusse promis. Ils m’apprirent alors que c’était la princesse ***, leur proche parente. Les Filangieri ne sont pas riches et vivent dans une décente médiocrité : je me figurai qu’il en était de même de la petite princesse, d’autant plus qu’à Naples ces grands titres ne sont point rares. Je notai le nom, le jour et l’heure, bien résolu de me rendre ponctuellement à cette invitation.

Naples, samedi 11 mars 1787.

Comme mon séjour à Naples ne doit pas être long, je m’attache d’abord aux points les plus éloignés : les plus proches se présentent d’eux-mêmes. Je suis allé avec Tischbein à Pompeï. Nous avons vu s’étaler à droite et à gauche les magnifiques paysages que mille dessins nous avaient bien fait connaître, mais qui s’offraient maintenant aux yeux dans leur brillant ensemble. Pompeï étonne tous les voyageurs par ses proportions exiguës. Des rues étroites, mais pourtant bien alignées, et pourvues de trottoirs, de petites maisons sans fenêtres, des chambres donnant sur des cours et des galeries ouvertes, et éclairées par la porte seulement ; même les ouvrages publics, le banc à l’entrée de la ville, le temple, et une villa dans le voisinage, semblent plutôt des modèles et des armoires de poupées que des édifices. Mais ces chambres, ces galeries et ces corridors sont ornés de riantes peintures ; les murs, tout unis, ont au milieu un tableau détaillé, aujourd’hui, le plus souvent endommagé ; les extrémités et les angles sont décorés de légères et gracieuses arabesques, d’où se dégagent aussi de mignonnes figures d’enfants et de nymphes, tandis qu’à une autre place, on voit sortir de riches guirlandes fleuries des animaux apprivoisés et sauvages. C’est ainsi que, dans sa dévastation actuelle, une ville, couverte d’abord par la pluie de pierres et de cendres, ensuite fouillée et pillée, annonce chez tout un peuple un goût pour les arts et la peinture dont l’amateur le plus passionné n’a pas aujourd’hui l’idée, non plus que le sentiment et le besoin.

Si l’on considère la distance où cette ville se trouve du Vésuve, on jugera que la masse volcanique dont elle est couverte ne peut avoir été lancée jusque-là par la force explosive ou par un coup de vent ; on doit plutôt se figurer que ces pierres et cette cendre ont flotté quelque temps dans l’air comme des nuages, et se sont enfin abattues sur cette malheureuse cité. Si l’on veut se faire une idée plus sensible encore de cet événement, qu’on se représente un village de montagne qui serait enseveli dans la neige. Les espaces entre les maisons et les maisons elles-mêmes, écrasées sous le poids, furent comblés.

Toutefois la maçonnerie ressortait peut-être encore çà et là, quand la colline fut tôt ou tard plantée en vignes et en jardins. Aussi plus d’un propriétaire, en fouillant son terrain, a-t-il fait sans doute une première moisson considérable. On a trouvé plusieurs chambres vides et, dans le coin de l’une, un monceau de cendres qui recouvrait quelques petits ustensiles et des objets d’art.

L’impression singulière et presque pénible que nous a faite cette ville momifiée s’est dissipée lorsque, nous étant assis sous la treille, au bord de la mer, dans une chétive auberge, nous avons fait de bon appétit un frugal repas, en nous délectant du ciel azuré, de la mer lumineuse et brillante, dans l’espérance qu’au temps où ce petit bourg sera ombragé de pampres verts, nous pourrons nous y revoir et nous réjouir ensemble.

Plus près de la ville, je remarquai de nouveau ces maisonnettes, véritables copies de celles de Pompeï. Nous demandâmes la permission d’entrer dans une, et nous la trouvâmes très-proprement arrangée : des chaises de canne élégamment tressées, une commode toute dorée, avec des fleurs peintes de couleurs diverses. En sorte qu’après tant de siècles, après d’innombrables changements, cette contrée inspire à ses habitants des mœurs et des coutumes, des inclinations et des goûts pareils.

Naples, lundi 12 mars 1787.

J’ai parcouru la ville aujourd’hui, faisant mes observations, et j’ai pris beaucoup de notes, qui me serviront un jour à la décrire, mais dont je regrette de ne pouvoir rien vous communiquer à présent. Tout annonce qu’une heureuse terre, qui fournit abondamment de quoi satisfaire les premiers besoins, produit aussi des hommes d’un heureux naturel, qui peuvent attendre sans inquiétude que le lendemain leur apporte ce que le jour qui luit leur a apporté, et, par conséquent, mènent une vie insoucieuse. Satisfaction du moment, jouissance modérée, joyeuse patience de maux passagers ! En voici un exemple. La matinée était froide et humide, il avait un peu plu. J’arrive à une place dont les larges dalles paraissaient proprement balayées. Je suis surpris de voir sur ce pavé, parfaitement uni, une troupe de petits déguenillés, accroupis en rond, les mains tournées vers le sol, comme s’ils se chauffaient. J’ai pris d’abord cela pour un badinage, mais quand j’ai vu leurs mines parfaitement sérieuses et tranquilles, comme de gens qui ont trouvé ce qui était nécessaire à leurs besoins, je me suis creusé l’esprit sans pouvoir deviner cette énigme. Il m’a fallu demander ce qui engageait ces petits magots à prendre cette position bizarre, et pourquoi ils se rassemblaient ainsi en cercle régulier. J’appris qu’un forgeron voisin avait chauffé à cette place un bandage de roue, ce qui se fait de la manière suivante. Le cercle de fer est posé par terre, et, dessus, on entasse en rond autant de copeaux de chêne qu’il est nécessaire pour amollir le fer au point convenable. Le bois se consume, le cercle est posé autour de la roue, et la cendre soigneusement balayée. Aussitôt les petits lurons mettent à profit la chaleur communiquée au pavé, et ils ne bougent pas de la place avant d’avoir épuisé le dernier vestige de calorique. On trouve ici d’innombrables exemples de cette tempérance et de cette attention à utiliser ce qui, autrement, serait perdu. Je trouve chez ce peuple la plus vive et la plus ingénieuse industrie, non pour s’enrichir, mais pour vivre sans souci.

Le soir.

Pour arriver à l’heure chez la singulière petite princesse et ne pas manquer la maison, j’ai pris un valet de place. Il m’a conduit devant la porte cochère d’un grand palais, et, comme je ne croyais pas que cette dame pût avoir une si somptueuse demeure, j’articulai encore une fois son nom à mon guide aussi nettement que possible. Il m’assura que j’étais au bon endroit. Je trouvai une cour spacieuse, solitaire et tranquille, propre et vide, entourée d’un corps de logis principal et de constructions latérales. C’était la riante architecture napolitaine, avec sa teinte accoutumée. En face, un grand portail, puis un large et doux escalier. Des deux côtés, du bas en haut, une file de domestiques en riche livrée, qui me firent, à mon passage, un profond salut. Il me semblait être le sultan des contes de fées de Wieland, et, à son exemple, je pris courage. Je fus reçu ensuite par les domestiques d’un ordre plus élevé, jusqu’à ce qu’enfin le plus apparent m’ouvrit la porte d’une grande salle, et je vis s’étendre devant moi un nouvel espace, aussi riant, mais aussi désert que le reste. En allant et venant, j’aperçus dans une galerie latérale une table disposée pour une quarantaine de personnes, et dont la magnificence répondait à tout l’ensemble. Un prêtre séculier entra. Sans me demander qui j’étais, d’où je venais, il me traita en personne connue et m’entretint de banalités.

Une porte à deux battants s’ouvrit et se referma aussitôt derrière un vieux seigneur qui s’avança. L’ecclésiastique courut à lui et j’en fis autant. Nous lui adressâmes quelques mots de politesse, auxquels il répondit par une sorte d’aboiement saccadé. Je ne pus comprendre une syllabe de ce dialecte hottentot. Le seigneur s’étant placé auprès de la cheminée, l’ecclésiastique se tira à l’écart et je le suivis. Un beau bénédictin entra, accompagné d’un plus jeune frère. Le bénédictin salua l’hôte à son tour, et à son tour il en fut aboyé, après quoi, il se retira auprès de nous vers la fenôlre. Les ecclésiastiques réguliers, surtout les ordres élégamment vêtus, ont dans la société de grands avantages. Leur costume annonce l’humilité et le renoncement, et leur prête en même temps une dignité marquée. Dans leur conduite, ils peuvent, sans s’avilir, se montrer humbles, et puis, quand ils se redressent, on aime assez à leur voir une certaine assurance, qu’on ne passerait pas aux autres conditions. Tel était ce bénédictin. Je le questionnai sur le Mont-Cassin : il m’invita à m’y rendre et me promit le meilleur accueil. Cependant la salle s’était peuplée ; on y voyait des officiers, des gens de cour, des prêtres séculiers, et même quelques capucins.

Je cherchais inutilement une dame, et pourtant nous ne devions pas en manquer. Deux fois la porte à deux battants s’ouvrit et se referma. Une vieille dame entra, plus vieille encore que le monsieur, et, cette fois, la présence de la maîtresse du logis me donna la pleine assurance que j’étais dans un palais étranger et complètement inconnu à ses habitants. Déjà on servait le dîner ; je me tenais dans le voisinage de messieurs les ecclésiastiques, pour me glisser avec eux dans le paradis de la salle à manger, quand tout à coup Filangieri entra avec sa femme, en s’excusant de s’être attardé. Bientôt après, la petite princesse s’élança aussi dans le salon, et, passant devant tous les convives avec des saluts, des révérences, des signes de tête, elle courut droit à moi.

« C’est fort bien à vous de nous tenir parole, me dit-elle. Vous vous placerez à côté de moi : je veux vous servir les meilleurs morceaux. Attendez un peu ! Il faut que je voie d’abord où je dois me placer. Après cela, mettez-vous à côté de moi. » Sur cette invitation, je la suivis dans ses diverses évolutions, et nous arrivâmes enfin à nos places, vis-à-vis des bénédictins. J’avais Filangieri à mon autre côté.

« La chère est excellente, dit-elle ; tout est maigre mais choisi. Je vous indiquerai le meilleur. Mais il faut d’abord que je tourmente les moines. Je ne puis souffrir ces drôles. Ils attrapent journellement quelque chose de chez nous. Ce que nous avons, nous devrions le manger nous-mêmes avec des amis. » On servit la soupe. Le bénédictin mangeait d’un air modeste. « Je vous prie de ne pas vous gêner, mon révérend père, lui dit-elle. La cuiller est peut-être trop petite ? Je vous en ferai donner une plus grande. Nos révérends sont accoutumés à en prendre à pleine bouche. » Le père répliqua qu’un ordre parfait régnant dans la maison de la princesse, des convives tout autres que lui y trouveraient tout à souhait. On servit les petits pâtés : le père n’en prit qu’un. Elle lui cria d’en prendre une demi-douzaine. Il savait bien que la pâte feuilletée se digère facilement. Le sage père prit encore un petit pâté en remerciant la princesse de son attention bienveillante, comme s’il n’avait pas compris l’impie badinage. La grosse pâtisserie fournit encore à la dame une occasion de donner l’essor à sa malice, car, le père en ayant piqué un morceau et l’ayant tiré sur son assiette, un deuxième y roula. « Un troisième, mon père ! lui dit-elle vivement. Vous paraissez en humeur d’établir un bon fondement. — Quand on fournit de si bons matériaux, l’architecte a fort peu de peine, » répliqua le bénédictin. Et cela continua de la sorte, sans que la princesse y fît d’autre pause que pour me faire servir consciencieusement les meilleurs morceaux.

Cependant je discourais avec mon voisin sur les sujets les plus sérieux. Je n’ai pas entendu Filangieri prononcer une parole insignifiante. En cela, comme en plusieurs autres choses, il ressemble à notre ami Georges Schlosser : seulement Filangieri, comme Napolitain et homme du monde, est d’un caractère plus doux, d’un commerce plus facile.

Dans l’intervalle, ma malicieuse voisine n’avait laissé aucun repos aux bons pères. Les poissons, auxquels on avait donné, à l’occasion du carême, la forme d’autres viandes, lui fournirent surtout une matière inépuisable de plaisanteries impies et scabreuses, particulièrement une occasion de relever et de recommander le goût de la chair. On pouvait du moins s’amuser à la forme, quand même la réalité était défendue. J’ai entendu encore bien des traits du même genre, que je n’ai pas le courage de rapporter. Ces choses peuvent se souffrir dans la conversation, et quand elles partent d’une jolie bouche : mais, noir sur blanc, elles ne me plaisent plus à moi-même. Et la témérité a cela de particulier qu’elle réjouit dans l’acte même, parce qu’elle étonne, mais elle offense et répugne dans le récit.

On servit le dessert, et je craignais de voir ces folies continuer ; mais soudain ma voisine se tourna vers moi, toute calmée, et me dit : « Laissons ces moines lamper le syracuse en paix. Je ne réussis pas à en tourmenter un jusqu’à la mort, pas même jusqu’à lui ôter l’appétit. Parlons un peu raison, car enfin quelle conversation aviez-vous encore avec Filangieri ? Le bonhomme ! Il se donne bien des embarras. Je le lui ai dit souvent : « Si vous faites des lois nouvelles, nous devrons nous donner une nouvelle peine pour trouver le moyen de les violer aussi bientôt. Pour les anciennes, c’est déjà une chose faite. Voyez donc comme Naples est beau ! Les hommes y vivent depuis des siècles insouciants et joyeux, et, pourvu qu’on pende quelqu’un de temps en temps, tout le reste chemine à merveille. » Là-dessus elle me proposa d’aller à Sorrente, où elle avait un grand domaine. Son intendant me ferait manger les meilleurs poissons et la délicieuse mungana (veau de lait). L’air de la montagne et la vue admirable me guériraient de toute philosophie. Elle y viendrait ensuite elle-même, et il ne resterait plus vestige des rides que je laissais trop tôt faire leurs traces. Nous mènerions ensemble joyeuse vie.


Naples, 13 mars 1787.

J’écris encore aujourd’hui quelques mots, afin qu’une lettre chasse l’autre. Tout va bien pour moi, mais je vois moins de choses que je ne devrais. Ce lieu inspire la négligence et la paresse ; cependant je me fais peu à peu une idée plus complète de la ville. Dimanche nous allâmes à Pompeï. Il est arrivé bien des malheurs dans le monde, mais peu qui aient procuré autant de plaisir à la postérité. Je ne sais guère de chose plus intéressante. Les maisons sont étroites et petites, mais toutes sont ornées à l’intérieur de charmantes peintures. La porte de la ville est remarquable, avec les tombeaux qui y touchent. Le tombeau d’une prêtresse est en forme de banc semi-circulaire, avec un dossier de pierre, où se trouve l’inscription en grandes lettres. Par-dessus le dossier, on voit la mer et le soleil couchant. Place admirable, digne d’une si belle pensée !

Nous avons trouvé à Pompeï une bonne et joyeuse société napolitaine. Ces gens sont tout naturels et d’humeur légère. Nous avons dîné à Torre dell’Annonziata, attablés tout près de la mer. La journée était ravissante ; la perspective sur Castellamare et Sorrente est rapprochée et délicieuse. La société se trouvait comme chez elle. Quelques-uns soutenaient qu’on ne peut vivre sans voir la mer. Il me suffit de porter en moi son image, et je suis tout disposé à retourner désormais dans le pays des montagnes. Heureusement il se trouve ici un paysagiste fidèle, qui sait exprimer le sentiment de cette riche et libre nature. Il a déjà fait pour moi quelques travaux.

J’ai aussi étudié avec soin les produits du Vésuve. C’est tout autre chose de les voir dans l’ensemble. Je devrais proprement consacrer à l’observation le reste de ma vie. Je ferais quelques découvertes, qui étendraient les connaissances humaines. Veuillez, je vous prie, mander à Herder que j’acquiers en botanique des lumières toujours plus grandes. C’est toujours le même principe, mais il faudrait une vie pour le suivre dans toutes ses conséquences. Peut-être serai-je encore en état de tracer les lignes principales.

A présent je me fais une fête de voir le musée de Portici. D’ordinaire, c’est par où l’on commence : c’est par là que nous finirons. Je ne sais pas encore ce que je vais devenir. Tous nos amis veulent que je sois de retour à Rome pour le temps de Pâques.

Angélique a entrepris un tableau tiré de mon Iphigénie.f L’idée en est très-heureuse et elle la rendra parfaitement. C’est le moment où Oreste reprend sa connaissance auprès de sa sœur et de son ami. Ce que les trois personnages disent l’un après l’autre, elle l’a rendu simultanément dans le groupe en substituant le geste à la parole. On voit encore par là combien elle a le sentiment délicat, comme elle sait s’approprier ce qui est de son domaine. Et c’est véritablement l’axe de la pièce.

Adieu donc ! et aimez-moi ! Ici je trouve tout le monde bienveillant, et pourtant je ne leur suis bon à rien. Tisclibein les satisfait mieux ; il leur dessine, le soir, quelques têtes de grandeur naturelle, devant lesquelles ils se démènent comme les habitants de la Nouvelle-Zélande à la vue d’un vaisseau de guerre.

Cela produisit, l’autre soir, une scène assez drôle. Tischbein a en effet le grand talent d’esquisser à la plume des figures de dieux et de héros de grandeur naturelle ou colossale. Il y jette quelques hachures, après quoi, avec un large pinceau, il met les ombres vigoureusement, si bien que la tête présente un beau relief. Les assistants admirèrent la facilité de ce travail et y prirent un grand plaisir. Tout à coup les doigts leur démangent ; ils veulent peindre aussi comme cela ; ils prennent les pinceaux et se peignent des barbes l’un à l’autre et se barbouillent le visage. N’y a-t-il pas là quelque chose des mœurs primitives ? Et c’était une société cultivée, c’était chez un homme qui sait lui-même dessiner et peindre avec talent ! Il faut avoir vu ce peuple pour s’en faire une idée.

Caserte, mercredi 14 mars.

Chez Hackert, dans sa délicieuse demeure, qui lui est assignée dans le vieux château. Le nouveau est un immense palais, un Escurial, bâti en carré, avec plusieurs cours, enfin assez royal. Situation d’une beauté extraordinaire, dans la plaine la plus fertile du monde. Cependant les jardins s’étendent jusqu’aux montagnes. Un aqueduc y amène toute une rivière pour arroser le château et les environs, et toute cette masse d’eau peut être jetée sur des rochers artistement disposés et former une cascade magnifique. Les jardins sont beaux et s’harmonisent trèsbien avec une contrée qui est tout entière un jardin. Le château, véritablement royal, m’a paru trop peu animé ; nous ne pouvons, nous autres, nous trouver à notre aise dans ces immenses espaces vides. Le roi paraît sentir quelque chose de pareil, car il s’est arrangé dans la montagne un établissement on les murs serrent les hôtes de plus près, et qui est disposé pour

la chasse et les plaisirs.

Caserte, jeudi 15 mars 1787.

L’appartement de Hackert dans le vieux château est très-confortable. Il est assez spacieux pour lui et pour ses hôtes. Hackert s’occupe sans cesse à dessiner ou à peindre ; néanmoins il est resté sociable, et il sait attirer les hommes à lui en faisant de chacun son écolier. Il a su me gagner comme les autres par la patience qu’il montre pour ma faiblesse ; il recommande avant tout la fermeté du dessin, ensuite une distribution nette et précise de la lumière et des ombres. Quand il peint au lavis, trois teintes sont toujours prêtes, et, comme il part du fond pour arriver au premier plan, et qu’il emploie ces teintes l’une après l’autre, un tableau se trouve achevé on ne sait comment. Si l’exécution était aussi aisée qu’elle paraît l’être ! Il m’a dit avec sa franchise accoutumée : «Vous avez des dispositions, mais vous ne savez rien faire. Restez un an et demi chez moi, et vous parviendrez à produire quelque chose qui fera plaisir à vous et à vos amis. » N’est-ce pas là le texte sur lequel il faudrait prêcher sans fln tous les amateurs ? Nous verrons comment j’en proflterai.

Ce qui prouve la confiance dont la reine honore notre artiste, c’est non-seulement qu’il donne des leçons aux princesses, mais surtout qu’il est souvent appelé, le soir, à des conversations instructives sur l’art et sur ce qui y touche. Il prend pour base le dictionnaire de Soulzer, et il y choisit tel ou tel article, selon qu’il le juge à propos. J’ai dû approuver la chose, et puis rire de moi-même. Quelle différence entre l’homme qui veut tirer du dedans sa culture, et celui qui veut agir sur le monde et lui donner une instruction usuelle ! La Tlu’oric de Soulzer m’a toujours été odieuse, à cause de la fausseté de sa maxime fondamentale, et puis j’ai vu que cet ouvrage renferme encore beaucoup plus de choses que les gens n’ont besoin d’en savoir. Les nombreuses connaissances que ce livre communique, la façon de penser à laquelle s’arrêtait un homme du mérite de Soulzer, n’étaient-elles pas suffisantes pour les gens du monde ?

Nous avons passé bien des heures intéressantes chez le restaurateur Andres, qui, appelé de Rome, demeure aussi dans le vieux château, où il poursuit assidûment ses travaux, auxquels le roi s’intéresse. Je n’ose entreprendre de décrire son habileté à restaurer les anciens ouvrages, parce qu’il faudrait en même temps développer la tâche difficile et l’heureuse solution que se propose cette industrie particulière.

Caserte, 16 mars 1787.

Je reçois aujourd’hui vos chères lettres du 19 février, et je d.ois répondre un mot sur-le-champ. Qu’il m’est doux de me recueillir en songeant à mes amis !

Naples est un paradis ; chacun vit dans une sorte d’ivresse et d’oubli de soi-même. C’est aussi ce que j’éprouve ; je me reconnais à peine, et il me semble que je suis un autre homme. Je me disais hier : « Ou bien tu as été fou jusqu’à ce jour, ou bien tu l’es maintenant. »

J’ai été d’ici visiter les restes de l’ancienne Capoue et tout ce qui s’y rapporte.

Il faut venir dans ce pays pour apprendre ce que c’est que la végétation et pourquoi on laboure un champ ! Le lin est déjà près de fleurir, et le blé haut d’un empan et demi. Autour de Caserte, tout est plaine ; les champs sont aussi unis, aussi soigneusement cultivés que les carreaux d’un jardin. Tout est planté de peupliers auxquels la vigne s’enlace, et, malgré cet ombrage, le sol produit encore les plus belles moissons. Que sera-ce quand une fois le printemps aura commencé tout de bon ? Jusqu’à présent nous avons eu avec un beau soleil des vents très-froids. Cela tient à la neige qui couvre les montagnes.

Dans quinze jours il se décidera si je vais en Sicile. Jamais résolution à prendre ne m’a trouvé aussi chancelant. Aujourd’hui survient quelque chose qui me conseille le voyage, demain une circonstance qui me le déconseille. Deux génies se disputent ma personne.

Voici une confidence pour mes amies seulement ; mes amis n’en doivent rien savoir 1 Je vois bien qu’on a fait à mon Iphigénie un singulier accueil. On était accoutumé à la première forme, on connaissait les expressions, qu’on s’était appropriées pour les avoir lues et entendues souvent. Maintenant tout cela sonne autrement, et je vois bien qu’au fond personne ne me sait gré de la peine infinie que je me suis donnée. Un pareil travail n’est proprement jamais achevé ; on doit le déclarer achevé quand on a fait tout ce qu’on pouvait faire, eu égard au temps et aux circonstances. Toutefois cela ne doit pas me détourner de faire sur le Tasse une opération semblable. Sans cela j’aimerais mieux le jeter au feu. Mais je veux persister dans ma résolution, et, puisque enfin la chose n’est pas autrement, nous allons faire de cette pièce un singulier ouvrage. Il m’est donc tout à fait agréable que l’impression de mes œuvres avance lentement. Et pourtant il est bon de se voir menacé à quelque distance par le compositeur. Chose étrange que, pour l’action la plus libre, on attende et même on demande quelque contrainte !

Si à Rome on étudie volontiers, ici on ne veut que vivre ; on oublie et le monde et soi-rtême, et c’est pour moi une singulière sensation de ne vivre qu’avec des hommes occupés à jouir. Le chevalier Hamilton, qui est toujours ici ambassadeur d’Angleterre, après s’être occupé si longtemps des arts en amateur, après avoir étudié si longtemps la nature, a trouvé le comble des plaisirs de la nature et de l’art dans une belle jeune fille. Il l’a recueillie chez lui. C’est une Anglaise de vingt ans. Elle est très-belle et bien faite. Il lui a fait faire un costume grec qui lui sied à merveille. Elle laisse flotter ses cheveux, prend deux châles, et varie tellement ses atlitudes, ses gestes, son expression, qu’à la fin on croit rêver tout de bon. Ce que mille artistes seraient heureux de produire, on le voit ici accompli, en mouvement, avec une diversité surprenante. A genoux, debout, assise, couchée, sérieuse, triste, lutine, exaltée, pénitente, attrayante, menaçante, inquiète : une expression succède à l’autre et en découle. Elle sait ajuster à chaque expression les plis du voile, les changer, et se faire cent coiffures diverses avec les mêmes tissus. Cependant le vieux chevalier lui tient la chandelle, et il s’est donné à cet objet de toute son aine. Il trouve en elle tous les antiques, tous les beaux profils des monnaies siciliennes, et jusqu’à l’A pollon du Belvédère. Pour tout dire, cet amusement est unique. Nous l’avons eu déjà deux soirs. Ce matin, Tischbein fait le portrait de la belle Anglaise.

Ce que j’ai appris et démêlé sur la cour et ce qui s’y passe, il faut d’abord que je m’en assure et m’en rende compte. Aujourd’hui le roi est à la chasse du loup. On espère en tuer cinq pour le moins.

Naples, 17 mars 1787.

Quand ma plume veut tracer des mots,, toujours paraissent devant mes yeux les images du pays fertile, de la mer ouverte, des îles vaporeuses, de la montagne fumante, et les organes me manquent pour exprimer tout cela. C’est ici que l’on comprend enfin comment l’homme a pu concevoir l’idée de cultiver la terre, ici, où les champs produisent tout, et où l’on peut espérer de trois à cinq récoltes par an. On prétend que, dans les meilleures années, on a cultivé jusqu’à trois fois le maïs dans là même champ.

J’ai beaucoup vu et médité plus encore ; le monde s’ouvre de plus en plus, et même, tout ce que je sais depuis ’longtemps, ce n’est qu’à présent que je me l’approprie. L’homme sait bientôt, mais il pratique bien tard ! Je regrette seulement.de ne pouvoir à chaque instant faire part à quelqu’un de mes observations. J’ai Tischbein, il est vrai- ; mais, chez lui, l’homme et l’artiste sont agités de mille pensées, réclamés par cent personnes ; sa position est particulière, elle est étrange ; il ne peut prendre une libre part à l’existence d’un autre, parce qu’il sent gênée sa propre tendance. Et pourtant le monde n’est qu’une simple roue, pareille à elle-même dans tout son contour : si elle nous semble étrange, c’est que nous tournons nous-mêmes avec elle.

Ce que j’ai toujours dit est arrivé : c’est dans ce pays seulement que je parviens à comprendre et à développer maint phénomène de la nature et maint désordre des opinions. Je recueille de toutes parts, et je rapporterai beaucoup de choses et aussi, je puis le dire, beaucoup d’amour de la patrie et de joie à vivre avec quelques amis.

Quant à mon voyage de Sicile, la balance est encore dans la main des dieux ; la languette oscille à droite et à gauche.

Quel peut être cet ami qu’on m’annonce si mystérieusement ? Pourvu que je n’aille pas le manquer, pendant mes courses vagabondes et mon voyage dans l’île 1

La frégate de Palerme est revenue ; elle repartira dans huit jours. Je ne sais si elle m’emmènera, si je retournerai à Rome pour la semaine sainte. Je ne fus jamais aussi irrésolu : un moment, une bagatelle, décideront. Les gens me donnent déjà moins d’embarras. Seulement il faut se contenter de les peser avec le poids marchand et non avec le trébuchet, comme, hélas ! ont souvent coutume de faire entre eux les amis par une humeur fantasque et une bizarre exigence. Ici les gens ne s’inquiètent nullement des gens ; ils remarquent à peine qu’ils courent ça et là les uns à côté des autres ; ils vont et viennent tout le jour dans un paradis, sans trop regarder autour d’eux, et, si le gouffre infernal, leur voisin, entre en fureur, on a recours au sang de saint Janvier, comme tout le reste du monde recourt, ou voudrait recourir au sang…. contre la mort et le diable. C’est une chose bien remarquable et bien salutaire de cheminer à travers cette foule sans nombre et sans repos. Les flots du torrent se confondent, et pourtant chacun trouve son chemin et arrive à son but.

Au milieu d’un monde et d’un mouvement si grands, je me sens pour la première fois vraiment calme et solitaire ; plus les rues font vacarme, plus je deviens tranquille. Je pense quelquefois à Rousseau et à ses lamentations hypocondres, et je comprends toutefois comment une si belle organisation pouvait se troubler. Si je me sentais moins de sympathie pour ce qui est naturel, et si je ne voyais pas que, dans le désordre apparent, mille observations peuvent être comparées et classées, comme l’arpenteur vérifie à l’aide d’une seule ligne transversale beaucoup de mesures particulières, bien souvent je croirais moi-même extravaguer.

Naples, 18 mars 1787.

Nous ne pouvions tarder plus longtemps de visiter Herculanum et de voir à Portici la collection tirée des fouilles. Herculanum, cette ville antique, située au pied du Vésuve, fut complètement couverte par la lave, qui s’est élevée par les éruptions suivantes, au point que les édifices sont maintenant à soixante pieds sous terre. On les découvrit en creusant un puits, au fond duquel on rencontra un pavé de marbre. Il est déplorable que les fouilles n’aient pas été faites d’après un plan régulier par des mineurs allemands, car, dans ces fouilles que le brigandage a faites au hasard, que de nobles reliques dissipées ! On descend par soixante marches dans Vin gouffre, où l’on admire, à la clarté des flambeaux, le théâtre, qui s’élevait jadis à la face du ciel, et l’on se fait raconter tout ce qu’on a trouvé là et tiré de la profondeur.

Nous sommes allés ensuite au musée. Nous étions bien recommandés et nous avons été bien reçus : mais on ne nous a pas permis plus qu’à d’autres de rien dessiner. Peut-être en avonsnous été d’autant plus attentifs et nous sommes-nous reportés plus vivement dans les temps écoulés, où toutes ces choses entouraient leurs possesseurs pour les usages et les jouissances de la vie. Les maisons et les chambres, si petites, que j’avais vues à Pompeï, me parurent alors plus étroites et plus spacieuses : plus étroites, parce que je me les représentais comblées de tous ces précieux objets ; plus spacieuses, parce que ces mêmes objets ne répondent pas seulement à la nécessité, mais, décorés et animés de la manière la plus ingénieuse et la plus charmante par les arts plastiques, réjouissent et élèvent la pensée mieux que la maison la plus spacieuse ne pourrait le faire.

On voit, par exemple, un seau d’une forme admirable, dont le bord supérieur est d’une rare élégance ; observé de près, ce bord s’élève de part et d’autre ; les deux demi-cercles unis servent d’anse, et l’on porte le vase de la manière la plus commode. Les lampes sont ornées, selon le nombre de leurs mèches, de masques et de rameaux, en sorte que chaque flamme éclaire un ouvrage d’art. De hauts supports en bronze, d’une forme élancée, sont destinés à porter les lampes ; en revanche, à celles qui doivent être suspendues, sont attachées des iigures de tout genre, ingénieusement imaginées, qui font mieux encore que d’amuser et de plaire, aussitôt qu’elles se remuent et se balancent. Dans l’espoir de revenir, nous avons suivi le gardien de chambre en chambre, et, autant que le moment le permettait, nous avons saisi de notre mieux au passage l’instruction et le plaisir.

Naples, lundi 19 mars 1787.

J’ai formé ces derniers jours une nouvelle relation. Tischbein m’a tenu bonne et fidèle compagnie, pendant ces quatre semaines, parmi les œuvres de l’art et de la nature, et hier encore à Portici ; mais nos réflexions mutuelles nous ont fait reconnaître que son avenir d’artiste et les affaires qu’il est obligé de suivre à la cour et dans la ville, en vue d’un établissement futur à Naples, ne peuvent s’accorder avec mes projets, mes désirs et mes fantaisies. Toujours occupé de moi, il m’a donc proposé, pour m’accompagner partout, un jeune homme que j’ai vu souvent ici dès les premiers jours non sans intérêt et sans plaisir. C’est Kniep, qui a séjourné quelque temps à Rome et qui s’était enfuite rendu à Naples, véritable élément du paysagiste. Je l’avais déjà entendu vanter à Rome comme un dessinateur habile. On parlait moins favorablement de son activité. Je le connais assez maintenant, et le défaut qu’on lui reproche me semble être plutôt de l’irrésolution. Il la surmontera sans doute, si nous restons ensemble quelque temps. Un heureux commencement confirme mon espérance, et, si je réussis, nous serons longtemps bons camarades.

I : II suffit de courir les rues et d’avoir des yeux pour voir des tableaux inimitables. Au Môle, un des lieux les plus bruyants de la ville, j’ai vu hier un l’olichinelle, qui se battait sur un tréteau avec un petit singe, et, en arrière, un balcon où une fort jolie fillette attendait la fortune. A côté du tréteau, un marchand d’orviétan, qui présentait à la foule crédule ses secrets contre tous les maux. Gérard Dow aurait fait de cela un tableau digne de charmer les contemporains et la postérité.

C’était d’ailleurs aujourd’hui la fête de saint Joseph ; il est le patron de tous les fritlurajoli (marchands de fritures, mais des plus grossières, s’entend). Or, comme il s’élève sans cesse de vives flammes sous l’huile noire et bouillante, tous les tourments du feu sont de leur domaine ; aussi, hier au soir, avaientils pour le mieux décoré de tableaux le devant des maisons ; les âmes en purgatoire, le jugement dernier, flamboyaient de toutes parts. Devant les portes étaient de grandes poêles posées sur des foyers légèrement construits. Un ouvrier faisait la pâte, un autre lui donnait la forme, l’élirait et la jetait dans l’huile bouillante. Auprès de la poêle, un troisième, une petite broche à la main, retirait les beignets à mesure qu’ils étaient cuits, les passait à un quatrième sur une autre brochette, et celui-ci les offrait aux assistants. Les deux derniers étaient de jeunes garçons en perruque blonde bouclée : c’est ici l’attribut des anges. Quelques autres figurants complétaient le groupe, offraient du vin aux travailleurs, buvaient eux-mêmes et criaient la marchandise. Les anges, de leur côté, les cuisiniers, tous criaient. La presse était grande, parce que toutes les fritures se vendent, ce soir-là, beaucoup meilleur marché. Une partie de la recette est même réservée aux pauvres. On aurait mille choses de ce genre à raconter, et l’on voit chaque jour quelque chose de nouveau et de plus fou. Parlons seulement de la variété des costumes qu’on rencontre dans les rues, de la foule qui se presoe dans la seule rue de Tolède !

On trouve ainsi maintes récréations originales, quand on vit avec le peuple. Il est si naturel, qu’on pourrait devenir naturel avec lui. Tel est, par exemple, Polichinelle, le véritable masque national ; tel est l’Arlequin de Bergame, le Hanswourst du Tyrol. Polichinelle est un valet véritablement flegmatique, tranquille, indifférent jusqu’à un certain point, presque paresseux, et pourtant humoristique ; et l’on trouve partout des garçons d’auberge et des valets pareils. Le nôtre m’a diverti aujourd’hui, et il ne s’agissait d’autre chose que de l’envoyer quérir du papier et des plumes. Un peu de malentendu, de lenteur, de bonne volonté et de malice a provoqué la plus agréable scène, qu’on pourrait produire sur tout théâtre avec succès.

Naples, mardi 20 mars 1787.

La nouvelle qu’un torrent de lave, invisible pour Naples, venait de faire éruption et coulait vers Ottajano, m’a décidé à visiter le Vésuve pour la troisième fois. A peine arrivé au pied de la montagne, avec ma voiture à deux roues, à un cheval, comme je sautais à terre, j’ai vu paraître nos deux guides. Je n’ai voulu me passer d’aucun : j’ai pris l’un par habitude et par reconnaissance, l’autre par confiance, tous deux pour faire la course plus à mon aise. Quand nous fûmes en haut, le vieux resta en place avec les manteaux et les vivres ; le jeune me suivit, et nous montâmes hardiment au-devant d’une vapeur prodigieuse qui s’élançait de la montagne, au-dessous du cratère ; puis nous la côtoyâmes et nous descendîmes doucement jusqu’à ce qu’enfin nous vîmes, sous un ciel clair, la lave ruisseler hors de l’affreux nuage de vapeur.

On a beau avoir entendu mille fois parler d’une chose, c’est la vue immédiate qui nous en révèle le caractère propre. Le courant de lave avait au plus dix pieds de large, mais la manière dont il coulait sur une pente douce, assez unie, était fort surprenante : car, en se refroidissant sur les côtés et à la surface, tandis qu’elle coule, elle forme un canal qui s’élève sans cesse parce que la matière fondue se durcit pareillement sous le courant de feu, qui jette uniformément à droite et à gauche les scories nageant à la surface. Cela élève insensiblement une digue sur laquelle la matière embrasée continue de couler doucement comme le ruisseau d’un moulin. Nous avons côtoyé la digue, considérablement élevée, du haut de laquelle les scories roulaient régulièrement sur les côtés jusqu’à nos pieds. Nous pouvions voir d’en bas le courant de feu a travers quelques ouvertures du canal, et, comme il continuait sa course plus bas, nous pouvions aussi l’observer d’en haut.

La vive clarté du soleil semblait rembrunir le brasier ; il ne montait dans l’air pur qu’un peu de fumée. Je désirais approcher du point où la lave jaillit de la montagne. Mon guide assurait qu’elle s’y formait tout de suite une voûte et un toit sur lequel il s’était tenu souvent. Pour voir et pour éprouver aussi la chose, nous remontâmes la montagne, afin d’arriver à ce point par derrière. Heureusement nous trouvâmes la place nettoyée par un vif courant d’air. Toutefois elle ne l’était pas tout à fait, car la vapeur fumait autour de nous par mille crevasses ; et nous arrivâmes enfin sur la voûte dure, roulée comme de la bouillie, mais elle s’étendait si loin en avant, qu’elle nous empêchait de voir sortir la lave. Nous essayâmes de faire encore une vingtaine de pas, mais le sol devenait toujours plus brûlant ; une vapeur insupportable, étouffante, qui obscurcissait le soleil, tourbillonnait ; le guide, qui me précédait, se retourna bientôt, me saisit, et nous nous arrachâmes à ce bouillonnement infernal.

Après que la belle vue eut réjoui nos yeux, et un coup de vin notre gosier, nous parcourûmes la montagne pour observer d’autres particularités de ce sommet de l’enfer, qui se dresse au milieu du paradis. J’ai observé de nouveau avec attention quelques ouvertures, véritables cheminées du volcan, qui ne donnent point de fumée, mais qui exhalent sans cesse avec violence un air brûlant. Je les ai vues entièrement tapissées d’une matière stalactiforme, qui revôt, en figures de cônes et de mamelons, le canal jusqu’à l’orifice. L’irrégularité des cheminées nous a permis d’atteindre à plusieurs de ces produits de la vapeur qui pendaient en bas, en sorte que nous avons pu nous en saisir aisément au moyen de nos bâtons et d’instruments armés de crocs.

J’ai déjà trouvé chez le marchand, sous le nom délave, des exemplaires pareils, et j’ai eu la satisfaction de découvrir que c’est une suie volcanique déposée par les vapeurs brûlantes, et qui manifeste les parties minérales volatiles qu’elle renferme. Le plus magnifique coucher de soleil, une soirée divine, m’ont récréé au retour. Cependant j’ai pu sentir combien un prodigieux contraste est propre à troubler les sens. Le passage de l’effroyable au beau, du beau à l’effroyable, les annule tous deux et produit l’indifférence. Le Napolitain serait certainement un autre homme qu’il n’est, s’il ne se sentait pressé entre Dieu et Satan.

Naples, 22 mars 1787.

Si le caractère allemand, si mon désir, ne me portaient pas à l’étude et à l’action plus qu’à la jouissance, je devrais passer quelque temps encore dans cette école de la vie facile et joyeuse, et chercher à profiter davantage. Ce séjour serait délicieux, si l’on pouvait seulement un peu s’arranger. La position de la ville, la douceur du climat, ne peuvent être assez célébrées : mais c’est là à peu près tout le partage des étrangers.

Assurément, si l’on prend son temps, si l’on a du savoir-faire et de la fortune, on peut se former ici un bon et large établissement. C’est comme cela que M. Hamilton s’est fait ici une belle existence et qu’il en jouit au soir de sa vie. L’appartement qu’il s’est arrangé dans le goût anglais est délicieux, et la vue de la salle du coin est peut-être unique. A nos pieds, la mer ; en face, Capri ; à droite, le Pausilippe ; plus près, la promenade de Yillareale ; à gauche un vieux bâtiment de jésuites ; plus loin, la côte de Sorrente jusqu’au cap Minerve. On trouverait difficilement en Europe quelque chose de pareil, du moins au centre d’une grande et populeuse cité. M. Hamilton est un homme d’un goût universel, et, après avoir parcouru tous les règnes de la création, il est arrivé à une belle femme, le chefd’œuvre du grand artiste.

Et, après tout cela, après mille jouissances, les sirènes m’appellent sur l’autre bord, et, si le vent est bon, je partirai en même temps que cette lettre, elle pour le Nord, moi pour le Sud. L’esprit de l’homme est indomptable ; à moi surtout, il me faut le large. Actuellement mon objet doit être moins la persistance qu’une observation rapide. Que ie saisisse seulement le bout du doigt, il me suffira d’écouter et de méditer pour m’assurer bientôt de la main tout entière.

Chose étrange, un ami me rappelle en ce temps Wilhelm Meister et m’en demande la continuation. Elle me serait impossible sous ce ciel, mais peut-être l’influence de ce climat se fera-t-elle sentir dans les derniers livres. Puisse mon existence acquérir pour cela le développement nécessaire, la tige grandir, les fleurs s’épanouir plus riches et plus belles I Certes il vaudrait mieux ne pas retourner dans mon pays, si je ne devais pas y revenir un homme nouveau.

Nous avons vu aujourd’hui un tableau du Corrége qui est à vendre.- Il n’est pas parfaitement conservé, mais le temps n’a pas effacé l’heureuse empreinte de la grâce. Cette toile représente la Vierge et l’enfant Jésus, au moment où il hésite entre le sein maternel et quelques poires que lui présente un petit ange. Ainsi donc c’est un sevrage du Christ. L’idée me semble d’une extrême délicatesse, la composition, animée, heureuse, et naturelle, l’exécution, charmante. Cela rappelle d’abord les fiançailles de sainte Catherine, et l’on y reconnaît, à n’en pas douter, la main du Corrége.

Naples, vendredi 23 mars 1787.

Mes rapports avec Kniep sont maintenant réglés et fixés d’une manière toute pratique. Nous avons été ensemble à Pœstum, où il s’est montré, comme dans l’aller et le retour, un dessinateur plein d’activité. Nous avons rapporté des esquisses magnifiques. Il prend goût à cette vie animée et laborieuse, qui réveille chez lui un talent qu’il se connaissait à peine. Ce travail exige de la décision, et c’est justement en cela que se montre sa pratique nette et précise. Il ne manque jamais d’entourer d’un carré rectangulaire le papier sur lequel il doit dessiner ; il trouve à tailler et retailler toujours les meilleurs crayons anglais presque autant de plaisir qu’à dessiner : aussi ses contours ne laissent-ils rien à désirer. Voici nos conventions : dès aujourd’hui nous vivons et nous voyageons ensemble, sans qu’il ait d’autre souci à prendre que de dessiner comme il a fait ces jours-ci. Toutes les esquisses m’appartiendront, mais, pour qu’il y trouve de quoi s’occuper après notre retour, il exécutera pour moi un nombre de sujets choisis, jusqu’à la concurrence d’une somme déterminée. Son habileté, l’importance des vues à recueillir arrangeront tout le reste. Cette convention me cause une grande joie, et je puis maintenant rendre compte de notre course.

Placés dans notre légère voiture à deux roues, et tenant les rênes tour à tour, accompagnés d’un bon jeune garçon, assez sauvage, debout derrière nous, nous avons roulé à travers une contrée admirable, que Kniep saluait de son regard de peintre. Puis nous avons atteint la gorge de montagnes qu’on traverse à la volée sur une chaussée parfaitement unie, en côtoyant des rochers et des bois du plus bel aspect. A la fin, dans les environs d’Alla Cava, Kniep ne put se tenir de jeter sur le papier l’esquisse nette et caractéristique d’une superbe montagne qui se dessinait vivement sur le ciel en face de nous, sans omettre les côtés et le pied de cette hauteur. Nous y prîmes plaisir tous deux, comme au début de notre association. Une esquisse du même genre fut prise le soir, des fenêtres de Salerne. Elle me dispensera de décrire une contrée unique par sa grâce et sa fertilité. Qui n’aurait pas aimé à étudier dans cette ville, à l’époque où florissait son université ?

De grand matin, nous roulâmes sur des chemins non frayés, souvent marécageux, jusqu’à deux montagnes de belle forme ; nous traversâmes des ruisseaux et des marécages, où des buffles, qui avaient l’air d’hippopotames, nous regardaient fixement de leurs yeux sauvages, rouges comme du sang. La contrée était toujours plus unie et plus déserte, la rareté des habitations annonçait une chétivo agriculture. Enfin, ne sachant trop si nous traversions des rochers ou des ruines, nous pûmes reconnaître dans quelques grandes masses, allongées, quadrangulaires, que nous avions déjà remarquées de loin, les temples et les monuments qui restaient d’une ville jadis florissante. Kniep, qui avait déjà esquissé en chemin les deux pittoresques montagnes calcaires, chercha vite un point de vue d’où il pût saisir et rendre le caractère propre de cette contrée, qui n’a rien absolument de pittoresque.

Pendant ce temps je me fis promener par un homme du pays dans ces constructions. La première impression ne pouvait exciter" que l’étonnement. Je me trouvais dans un monde tout à fait étranger : car, de même que les siècles se développent eu passant du sévère au gracieux, ils développent l’homme avec eux, et même ils le produisent de la sorte. Maintenant nos yeux et, par eux, tous nos instincts sont portés vers une architecture plus svelte ; ils y sont façonnés, en sorte que ces colonnes massives, tronquées, coniques, pressées les unes contre les autres, nous sont odieuses et même formidables. Mais je me remis bientôt, je me rappelai l’histoire de l’art, je songeai a l’époque dont l’esprit trouvait cette architecture convenable, je me représentai le style sévère de la plastique, et en moins d’une heure je me sentis familiarisé ; je rendis grâce au génie d’avoir permis que je visse de mes yeux ces restes si bien conservés, puisqu’une figure ne peut en donner l’idée. Car, dans un plan architectural, ils paraissent plus élégants, et, présentés en perspective, plus lourds qu’ils ne sont. C’est seulement quand on circule alentour et au travers qu’on leur communique une véritable vie ; on sent cette vie ressortir de leur masse, selon le dessein et l’œuvre de l’architecte. C’est ainsi que j’ai passé tout le jour, tandis que Kniep travaillait sans relâche à nous fournir les plus fidèles esquisses. Que je fus heureux d’être délivré à cet égard de tout souci et de posséder pour la mémoire des secours si sûrs ! Par malheur, il n’y avait aucun moyen de passer la nuit dans ce lieu : nous retournâmes à Salerne, et, le lendemain, nous partîmes de bonne heure pour Naples. Le Vésuve, vu par derrière, dans la plus fertile contrée, des peupliers, pyramides colossales, bordant la chaussée au premier plan, offraient un agréable tableau, dont nous jouîmes en faisant une courte halte. Nous atteignîmes ensuite une hauteur, et le plus grand spectacle s’otl’rit à nos regards. Naples, dans sa magnificence, les maisons étalées, dans l’espace de plusieurs milles, sur la plage unie du golfe, les promontoires, les langues de terre, les parois de rochers, puis les îles, et, derrière, la mer, offraient un tableau ravissant. Un chant sauvage, ou plutôt un cri, un hurlement de joie, que poussa notre jeune garçon, me saisit et me troubla. Je le tançai vivement. Il n’avait encore entendu de nous aucunes paroles dures, car c’était un fort bon jeune homme. Il resta un moment sans branler, puis il me frappa doucement sur l’épaule, étendit entre nous son bras droit, en élevant son index, et me dit : Siynor, perdonnate ! questa è la mia patria ! c’est-à-dire : « Monsieur, pardonnez-moi, c’est ma patrie ! » Et ce fut pour moi une seconde surprise, et le pauvre enfant du Nord sentit dans ses yeux quelque chose comme des larmes.

Naples, 25 mars 1787.

Je voyais que Kniep était fort content de m’accompagner en Sicile, cependant je pouvais remarquer qu’il laissait à regret quelque chose derrière lui. Sa franchise ne me laissa pas ignorer longtemps qu’il avait une tendre et fidèle amie. La manière dont ils avaient fait connaissance est une histoire assez agréable ; et, jusqu’à ce jour, la conduite de la jeune fille prévenait en sa faveur. Mais il voulut aussi me faire voir comme elle était jolie. Il prit ses mesures pourrela, et de manière à me faire jouir en même temps d’une des plus belles vues de Naples. Il me conduisit sur la terrasse d’une maison d’où l’on pouvait voir surtout la partie inférieure de la ville, jusqu’au Môle, le golfe, la côte de Sorrente ; tout ce qui était au delà à droite se déplaçait de la façon la plus singulière, comme on ne le verra guère que de ce point-là. Naples est partout beau et magnifique.

Tandis que nous admirions cette vue, une très-jolie tête parut d’en bas à l’improviste, quoiqu’elle fût attendue : car une ouverture formant un carré long, et qui peut être fermée par une trappe, est la seule entrée de ces plates-formes. Et quand le petit ange se fut montré tout entier, je me rappelai que d’anciens artistes représentent ainsi l’Annonciation, et que l’ange monte aussi par une trappe. Celui-ci avait réellement une très-jolie tournure, un joli visage et des manières aimables et naturelles. Je fus charmé de voir sous ee ciel admirable, en présence de cette incomparable contrée, mon nouvel ami si heureux. Il m’avoua, quand elle se fut retirée, qu’il avait souffert jusqu’alors une pauvreté volontaire, parce qu’il avait en même temps joui de l’amour de cette jeune fille et appris à connaître ses goûts modérés. Maintenant ses perspectives plus avantageuses et une situation plus large avaient surtout du prix à ses yeux, parce qu’elles lui permettraient de préparer aussi à sa bien-aimée des jours meilleurs.

Après cette agréable aventure, je me suis promené au bord de la mer. J’étais paisible et joyeux, et il m’est venu sur la botanique une bonne inspiration. Je vous prie de dire à Herder que je viendrai bientôt à bout de la plante primitive. Je crains seulement que personne ne veuille y reconnaître le reste du règne végétal. Ma fameuse doctrine des cotylédons est tellement sublimée, qu’il sera difficile qu’on aille jamais plus loin.

Naples, 16 mars 1787.

Cette lettre partira demain. Jeudi 29, je m’embarquerai enfin pour Palerme sur la corvette que, dans mon ignorance de la marine, j’avais élevée au rang de frégate. L’incertitude de ce départ a troublé une partie de mon séjour ici. Maintenant que ma résolution est prise, je suis plus tranquille. Ce voyage est bon et même nécessaire à ma manière de sentir. .La Sicile me signale l’Asie et l’Afrique, et ce n’est pas peu de chose de se trouver dans le centre merveilleux vers lequel sont dirigés tant de rayons de l’histoire du monde. J’ai traité Naples à sa manière ; je n’ai été rien moins que laborieux : cependant j’ai beaucoup vu, et je me suis fait une idée générale du pays, des habitants et des choses. Au retour, je recueillerai encore quelques observations, mais quelques-unes seulement, car il faut que je sois revenu à Rome avant le 29 juin. Si je laisse passer la semaine sainte, je veux du moins célébrer à Rome la fête de saint Pierre. Il ne faut pas que mon voyage en Sicile me détourne trop de mon premier dessein.

Avant-hier nous eûmes un violent orage, accompagné d’éclairs, de tonnerres et de fortes averses. Aujourd’hui le temps s’est éclairci. Il souffle une admirable tramontane. Si elle persiste, notre passage sera des plus rapides. J’allai hier avec mon compagnon de voyage visiter notre vaisseau et la petite chambre qui doit nous recevoir. Il me manquait de savoir ce que c’est qu’un voyage sur mer. Cette petite traversée, peut-être une navigation autour des côtes, aideront mon imagination et agran diront pour moi le monde. Le capitaine est un joyeux jeune homme, le vaisseau est fort propre et fort joli. Il a été construit en Amérique. C’est un bon voilier.

Ici tout commence à verdir. En Sicile, je trouverai la campagne encore plus avancée. Quand vous recevrez cette lettre, j’en serai au retour et j’aurai quitté la Trinacrie. Voilà l’homme ! Ses pensées se portent toujours en avant ou en arrière : je n’ai pas encore été là-bas et déjà je suis de retour auprès de vous. Ne m’imputez pas le désordre de cette lettre : je suis interrompu à tout moment, et je voudrais pourtant remplir cette feuille jusqu’au bout. Je viens d’avoir la visite du marquis Berio, jeune homme qui paraît fort instruit. Il voulait connaître l’auteur de Werther. En général on montre ici beaucoup d’empressement et de goût pour l’étude et le savoir. Mais ils sont trop heureux pour suivre le bon chemin. Si j’avais plus de temps, je |eur en donnerais volontiers davantage. Ces quatre semaines…. que sont-elles en présence de cet immense tourbillon ! Et maintenant adieu ! Dans ce voyage, j’apprends à voyager. Est-ce que j’apprends à vivre ? Je l’ignore. Les hommes qui paraissent le savoir sont trop différents de moi dans leur conduite pour que je puisse prétendre à ce talent. Adieu ! aimezmoi, comme je pense à vous de cœur.

Naples, 28 mars 1787.

Je passe tous ces jours à faire mes paquets et mes adieux, à m’arranger, à compter, à compléter, à préparer. Ce sont des jours absolument perdus. Le prince de Waldeck, quand j’ai pris congé de lui, m’a donné un nouveau sujet d’inquiétude. Il ne parlait de rien moins que de m’arranger à mon retour pour l’accompagner en Grèce et en Dalmatie. Lorsqu’une fois on se lance dans le monde et qu’on s’y engage, on doit prendre garde de se laisser entraîner ou même égarer. Je suis incapable d’ajouter un mot.

Naples, 29 mars.

Depuis quelques jours le temps était devenu incertain. Nous voilà au jour fixé pour notre départ, et le temps est aussi beau que possible. La plus belle tramontane, un ciel pur et brillant, sous lequel on est impatient de courir le monde. J’adresse encore un fidèle adieu à tous les amis de Weimar et de Gotha ! Que votre amour m’accompagne ! J’en aurai toujours besoin. Cette nuit, je me revoyais en songe au milieu de mes occupations habituelles. Il paraît que ma barque de faisans ne pourra aborder que chez vous. Puisse-t-elle revenir avec une riche cargaison !