Voyage en Orient (Lamartine)/Damas

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 215-261).


DAMAS




2 avril 1833.


Revêtu du costume arabe le plus rigoureux, j’ai parcouru ce matin les principaux quartiers de Damas, accompagné seulement de M. Baudin, de peur qu’une réunion un peu nombreuse de visages inconnus n’attirât l’attention sur nous. Nous avons circulé d’abord pendant assez longtemps dans les rues sombres, sales et tortueuses du quartier arménien. On dirait un des plus misérables villages de nos provinces. Les maisons sont construites de boue ; elles sont percées, sur la rue, de quelques petites et rares fenêtres grillées, dont les volets sont peints en rouge. Elles sont basses, et les portes surbaissées ressemblent à des portes d’étables. Un tas d’immondices et une mare d’eau et de fange règnent presque partout autour des portes. Nous sommes entrés cependant dans quelques-unes de ces maisons des principaux négociants arméniens, et j’ai été frappé de la richesse et de l’élégance de ces habitations à l’intérieur. Après avoir passé la porte et franchi un corridor obscur, on se trouve dans une cour ornée de superbes fontaines jaillissantes en marbre, et ombragées d’un ou de deux sycomores, ou de saules de Perse. Cette cour est pavée en larges dalles de pierre polie ou de marbre ; des vignes tapissent les murs. Ces murs sont revêtus de marbre blanc et noir ; cinq ou six portes, dont les montants sont de marbre aussi, et sculptées en arabesques, introduisent dans autant de salles ou de salons où se tiennent les hommes et les femmes de la famille. Ces salons sont vastes et voûtés. Ils sont percés d’un grand nombre de petites fenêtres très-élevées, pour laisser sans cesse jouer librement l’air extérieur. Presque tous sont composés de deux plans : un premier plan inférieur, où se tiennent les serviteurs et les esclaves ; un second plan élevé de quelques marches, et séparé du premier par une balustrade en marbre ou en bois de cèdre merveilleusement découpée. En général, une ou deux fontaines en jets d’eau murmurent dans le milieu ou dans les angles du salon. Les bords sont garnis de vases de fleurs ; des hirondelles ou des colombes privées viennent librement y boire, et se poser sur les bords des bassins. Les parois de la pièce sont en marbre jusqu’à une certaine hauteur. Plus haut, elles sont revêtues de stuc et peintes en arabesques de mille couleurs, et souvent avec des moulures d’or extrêmement chargées. L’ameublement consiste en de magnifiques tapis de Perse ou de Bagdhad qui couvrent partout le plancher de marbre ou de cèdre, et en une grande quantité de coussins ou de matelas de soie épars au milieu de l’appartement, et qui servent de siéges ou de dossiers aux personnes de la famille. Un divan recouvert d’étoffes précieuses et de tapis infiniment plus fins règne au fond et sur les contours de la chambre. Les femmes et les enfants y sont ordinairement accroupis ou étendus, occupés des différents travaux du ménage. Les berceaux des petits enfants sont sur le plancher, parmi ces tapis et ces coussins ; le maître de la maison a toujours un de ces salons pour lui seul ; c’est là qu’il reçoit les étrangers ; on le trouve ordinairement assis sur son divan, son écritoire à long manche posée à terre à côté de lui, une feuille de papier appuyée sur son genou ou sur sa main gauche, et écrivant ou calculant tout le jour, car le commerce est l’occupation et le génie unique des habitants de Damas.

Partout où nous sommes allés rendre des visites qu’on nous avait faites la veille, le propriétaire de la maison nous a reçus avec grâce et cordialité ; il nous a fait apporter les pipes, le café, les sorbets, et nous a conduits dans le salon où se tiennent les femmes. Quelque idée que j’eusse de la beauté des Syriennes, quelque image que m’ait laissée dans l’esprit la beauté des femmes de Rome et d’Athènes, la vue des femmes et des jeunes filles arméniennes de Damas a tout surpassé. Presque partout nous avons trouvé des figures que le pinceau européen n’a jamais tracées, des yeux où la lumière sereine de l’âme prend une couleur de sombre azur, et jette des rayons de velours humides que je n’avais jamais vus briller dans des yeux de femme ; des traits d’une finesse et d’une pureté si exquises, que la main la plus légère et la plus suave ne pourrait les imiter, et une peau si transparente et en même temps si colorée de teintes vivantes, que les teintes les plus délicates de la feuille de rose ne peuvent en rendre la pâle fraîcheur ; les dents, le sourire, le naturel moelleux des formes et des mouvements, le timbre clair, sonore, argentin de la voix, tout est en harmonie dans ces admirables apparitions. Elles causent avec grâce et une modeste retenue, mais sans embarras, et comme accoutumées à l’admiration qu’elles inspirent ; elles paraissent conserver longtemps leur beauté dans ce climat qui conserve, et dans une vie d’intérieur et de loisir paisible, où les passions factices de la société n’usent ni l’âme ni le corps. Dans presque toutes les maisons où j’ai été admis, j’ai trouvé la mère aussi belle que ses filles, quoique les filles parussent avoir déjà quinze à seize ans ; elles se marient à douze ou treize ans. Les costumes de ces femmes sont les plus élégants et les plus nobles que nous ayons encore admirés en Orient : la tête nue et chargée de cheveux dont les tresses, mêlées de fleurs, font plusieurs tours sur le front, et retombent en longues nattes des deux côtés du cou et sur les épaules nues ; des festons de pièces d’or et des rangées de perles mêlées dans la chevelure ; une petite calotte d’or ciselé au sommet des cheveux ; le sein à peu près nu ; une petite veste à manches larges et ouvertes, d’une étoffe de soie brochée d’argent ou d’or ; un large pantalon blanc descendant à plis jusqu’à la cheville du pied ; le pied nu chaussé d’une pantoufle de maroquin jaune ; une longue robe de soie d’une couleur éclatante descendant des épaules, ouverte sur le sein et sur le devant du pantalon, et retenue seulement autour des hanches par une ceinture dont les bouts descendent jusqu’à terre. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces ravissantes femmes ; nos visites et nos conversations se sont prolongées partout, et je les ai trouvées aussi aimables que belles ; les usages de l’Europe, les costumes et les habitudes des femmes d’Occident ont été en général le sujet des entretiens ; elles ne semblent rien envier à la vie de nos femmes ; et quand on cause avec ces charmantes créatures, quand on trouve dans leurs conversations et dans leurs manières cette grâce, ce naturel parfait, cette bienveillance, cette sérénité, cette paix de l’esprit et du cœur qui se conservent si bien dans la vie de famille, on ne sait ce qu’elles auraient à envier à nos femmes du monde, qui savent tout, excepté ce qui rend heureux dans l’intérieur d’une famille, et qui dilapident en peu d’années, dans le mouvement tumultueux de nos sociétés, leur âme, leur beauté et leur vie. Ces femmes se voient quelquefois entre elles ; elles ne sont pas même entièrement séparées de la société des hommes ; mais cette société se borne à quelques jeunes parents ou amis de la maison, parmi lesquels, en consultant leur inclination et les rapports de famille, on leur choisit de très-bonne heure un fiancé. Ce fiancé vient alors de temps en temps se mêler, comme un fils, aux plaisirs de la maison.

J’ai rencontré là un chef des Arméniens de Damas, homme très-distingué et très-instruit ; Ibrahim l’a mis à la tête de sa nation dans le conseil municipal qui gouverne la ville en ce moment. Cet homme, bien qu’il ne soit jamais sorti de Damas, a les notions les plus justes et les mieux raisonnées sur l’état politique de l’Europe, sur la France en particulier, sur le mouvement général de l’esprit humain à notre époque, sur la transformation des gouvernements modernes, et sur l’avenir probable de la civilisation. Je n’ai pas rencontré en Europe un homme dont les vues à cet égard fussent plus exactes et plus intelligentes : cela est d’autant plus étonnant, qu’il ne sait que le latin et le grec, et qu’il n’a jamais pu lire ces ouvrages ou ces journaux de l’Occident où ces questions sont mises à la portée de ceux mêmes qui les répètent sans les comprendre. Il n’a jamais eu non plus occasion de causer avec des hommes distingués de nos climats. Damas est un pays sans rapports avec l’Europe. Il a tout compris au moyen de cartes géographiques et de quelques grands faits historiques et politiques qui ont retenti jusque-là, et que son génie naturel et méditatif a interprétés avec une merveilleuse sagacité. J’ai été charmé de cet homme ; je suis resté une partie de la matinée à m’entretenir avec lui : il viendra ce soir et tous les jours. Il entrevoit, comme moi, ce que la Providence semble préparer pour l’Orient et pour l’Occident, par l’inévitable rapprochement de ces deux parties du monde se donnant mutuellement de l’espace, du mouvement, de la vie et de la lumière. Il a une fille de quatorze ans qui est la plus belle personne que nous ayons vue ; la mère, jeune encore, est charmante aussi. Il m’a présenté son fils, enfant âgé de douze ans, dont l’éducation l’occupe beaucoup. « Vous devriez, lui ai-je dit, l’envoyer en Europe, et lui faire donner une éducation comme celle que vous regrettez pour vous-même ; je la surveillerais. — Hélas ! m’a-t-il répondu, j’y pense sans cesse, j’y ai pensé souvent : mais si l’état de l’Orient ne change pas encore, quel service aurai-je rendu à mon fils en l’élevant trop, par ses connaissances, au-dessus de son temps et du pays où il doit vivre ? que fera-t-il à Damas quand il y reviendra avec les lumières, les mœurs et le goût de liberté de l’Europe ? S’il faut être esclave, il vaut mieux n’avoir jamais été qu’esclave. »

Après ces différentes visites, nous avons quitté le quartier arménien, séparé d’un autre quartier par une porte qui se ferme tous les soirs. J’ai trouvé une rue plus large et plus belle ; elle est formée par les palais des principaux agas de Damas ; c’est la noblesse du pays. Les façades de ces palais sur la rue ressemblent à de longues murailles de prisons ou d’hospices, murs de boue grise ; peu ou point de fenêtres ; de temps en temps une grande porte ouverte sur une cour ; un grand nombre d’écuyers, de serviteurs, d’esclaves noirs, sont couchés à l’ombre de la porte. J’ai visité deux de ces agas, amis de M. Baudin ; l’intérieur de leur palais est admirable : une cour vaste, ornée de superbes jets d’eau, et plantée d’arbres qui les ombragent ; des salons plus beaux et plus richement décorés encore que ceux des Arméniens. Plusieurs de ces salons ont coûté jusqu’à cent mille piastres de décoration ; l’Europe n’a rien de plus magnifique, tout est dans le style arabe ; quelques-uns de ces palais ont huit ou dix salons de ce genre. Les agas de Damas sont en général des descendants ou des fils de pacha qui ont employé à la décoration de leurs demeures les trésors acquis par leurs pères ; c’est le népotisme de Rome sous une autre forme ; ils sont nombreux ; ils occupent les principaux emplois de la ville sous les pachas envoyés par le Grand Seigneur. Ils ont de vastes possessions territoriales dans les villages qui environnent Damas. Leur luxe consiste en palais, en jardins, en chevaux et en femmes ; à un signe du pacha, leurs têtes tombent, et ces fortunes, ces palais, ces jardins, ces femmes, ces chevaux, passent à quelque nouveau favori du sort. Une législation pareille invite naturellement à jouir et à se résigner : volupté et fatalisme sont les deux résultats nécessaires du despotisme oriental.

Les deux agas chez lesquels je suis entré m’ont reçu avec la politesse la plus exquise. Le fanatisme brutal du bas peuple de Damas ne monte pas si haut. Ils savent que je suis un voyageur européen ; ils me croient un ambassadeur secret, venant chercher des renseignements pour les rois de l’Europe, sur la querelle des Turcs et d’Ibrahim. J’ai témoigné à l’un d’eux le désir de voir ses plus beaux chevaux et d’en acheter, s’il consentait à m’en vendre. Aussitôt il m’a fait conduire par son fils et par son écuyer dans une vaste écurie, où il nourrit trente ou quarante des plus admirables animaux du désert de Palmyre. Rien de si beau ne s’était jamais offert réuni à mes yeux : c’était en général des chevaux de très-haute taille, de poil gris-sombre ou gris-blanc, à crinières comme de la soie noire, avec des yeux à fleur de tête, couleur marron foncé, d’une force et d’une sécheresse admirables : des épaules larges et plates, des encolures de cygne. Aussitôt que ces chevaux m’ont vu entrer et entendu parler une langue étrangère, ils ont tourné la tête de mon côté, ils ont frémi, ils ont henni, ils ont exprimé leur étonnement et leur effroi par les regards obliques et effarés de leurs yeux, et par un plissement de leurs naseaux, qui donnaient à leurs belles têtes la physionomie la plus intelligente et la plus extraordinaire. J’avais eu déjà occasion de remarquer combien l’esprit des animaux en Syrie est plus prompt et plus développé qu’en Europe. Une assemblée de croyants, surpris dans la mosquée par un chrétien, n’aurait pas mieux exprimé, dans ses attitudes et dans son visage, l’indignation et l’effroi, que ces chevaux ne le firent en voyant un visage étranger, en entendant parler une langue inconnue. J’en caressai quelques-uns, je les étudiai tous ; je les fis sortir dans la cour ; je ne savais sur lequel arrêter mon choix, tant ils étaient presque tous remarquables par leur perfection : enfin je me décidai pour un jeune étalon blanc de trois ans, qui me parut la perle de tous les chevaux du désert. Le prix fut débattu entre M. Baudin et l’aga, et fixé à six mille piastres, que je fis payer à l’aga. Le cheval était arrivé de Palmyre il y avait peu de temps, et l’Arabe qui l’avait vendu à l’aga avait reçu cinq mille piastres et un magnifique manteau de soie et d’or. L’animal, comme tous les chevaux arabes, portait au cou sa généalogie, suspendue dans un sachet en poil, et plusieurs amulettes pour le préserver du mauvais œil.

Parcouru les bazars de Damas. Le grand bazar a environ une demi-lieue de long. Les bazars sont de longues rues, couvertes par des charpentes très-élevées, et bordées de boutiques, d’échoppes, de magasins, de cafés ; ces boutiques sont étroites et peu profondes ; le négociant est assis sur ses talons devant sa boutique, la pipe à la bouche, ou le narguilé à côté de lui. Les magasins sont remplis de marchandises de toutes sortes, et surtout d’étoffes des Indes, qui affluent à Damas par les caravanes de Bagdhad. Des barbiers invitent les passants à se faire couper les cheveux. Leurs échoppes sont toujours pleines de monde. Une foule, aussi nombreuse que celle des galeries du Palais-Royal, circule tout le jour dans le bazar. Mais le coup d’œil de cette foule est infiniment plus pittoresque. Ce sont des agas, vêtus de longues pelisses de soie cramoisie, fourrées de martre, avec des sabres et des poignards enrichis de diamants, suspendus à la ceinture. Ils sont suivis de cinq ou six courtisans, serviteurs ou esclaves, qui marchent silencieusement derrière eux, et portent leurs pipes et leur narguilé : ils vont s’asseoir, une partie du jour, sur les divans extérieurs de cafés bâtis aux bords des ruisseaux qui traversent la ville ; de beaux platanes ombragent le divan : là, ils fument et causent avec leurs amis, et c’est le seul moyen de communication, excepté la mosquée, pour les habitants de Damas. Là se préparent, presque en silence, les fréquentes révolutions qui ensanglantent cette capitale. La fermentation muette couve longtemps, puis éclate au moment inattendu. Le peuple court aux armes sous la conduite d’un parti quelconque, commandé par un des agas, et le gouvernement passe, pour quelque temps, dans les mains du vainqueur. Les vaincus sont mis à mort, ou s’enfuient dans les déserts de Balbek et de Palmyre, où les tribus indépendantes leur donnent asile. Les officiers et les soldats du pacha d’Égypte vêtus presque à l’européenne, traînent leurs sabres sur les trottoirs du bazar ; nous en rencontrons plusieurs qui nous accostent, et parlent italien ; ils sont sur leurs gardes à Damas ; le peuple les voit avec horreur ; chaque nuit l’émeute peut éclater. Shérif-Bey, un des hommes les plus capables de l’armée de Méhémet-Ali, les commande, et gouverne momentanément la ville. Il a formé un camp de dix mille hommes hors des murs, aux bords du fleuve, et tient garnison dans le château ; il habite lui-même le sérail. La nouvelle du moindre échec survenu en Syrie à Ibrahim serait le signal d’un soulèvement général et d’une lutte acharnée à Damas. Les trente mille chrétiens arméniens qui habitent la ville sont dans la terreur, et seraient massacrés si les Turcs avaient le dessus. Les musulmans sont irrités de l’égalité qu’Ibrahim-Pacha a établie entre eux et les chrétiens. Quelques-uns de ceux-ci abusent de ce moment de tolérance, et insultent leurs ennemis par une violation de leurs habitudes, qui aigrit leur fanatisme. M. Baudin est prêt, au premier avis, à se réfugier à Zarklé.

Les Arabes du grand désert et ceux de Palmyre sont en foule dans la ville, et circulent dans le bazar : ils n’ont pour vêtement qu’une large couverture de laine blanche, dont ils se drapent à la manière des statues antiques. Leur teint est hâlé, leur barbe noire ; leurs yeux sont féroces. Ils forment des groupes devant les boutiques des marchands de tabac, et devant les selliers et les armuriers. Leurs chevaux, toujours sellés et bridés, sont entravés dans les rues et sur les places. Ils méprisent les Égyptiens et les Turcs ; mais, en cas de soulèvement, ils marcheraient contre les troupes d’Ibrahim. Celui-ci n’a pu les repousser que jusqu’à une journée de Damas ; il a marché lui-même avec de l’artillerie contre eux, à son passage dans cette ville. Ils sont maintenant ses ennemis. Je parlerai plus au long de ces populations inconnues du grand désert de l’Euphrate.

Chaque genre de commerce et d’industrie a son quartier à part dans les bazars. Là, sont les armuriers, dont les boutiques sont loin d’offrir les armes magnifiques et renommées que Damas livrait jadis au commerce du Levant. Ces fabriques de sabres admirables, si elles ont jamais existé à Damas, sont complétement tombées en oubli : on n’y fabrique que des sabres d’une trempe commune, et l’on ne voit chez les armuriers que de vieilles armes presque sans prix. J’y ai vainement cherché un sabre et un poignard de l’ancienne trempe. Ces sabres viennent maintenant du Korassan, province de Perse, et même là on ne les fabrique plus. Il en existe un certain nombre qui passent de mains en mains, comme des reliques précieuses, et qui sont d’un prix inestimable. La lame de celui dont on m’a fait présent a coûté cinq mille piastres au pacha. Les Turcs et les Arabes, qui estiment ces lames plus que les diamants, sacrifieraient tout au monde pour une pareille arme ; leurs regards étincellent d’enthousiasme et de vénération quand ils voient la mienne, et ils la portent à leur front, comme s’ils adoraient un si parfait instrument de mort.

Les bijoutiers n’ont aucun art et aucun goût dans l’ajustement de leurs pierres précieuses ou de leurs perles ; mais ils possèdent, en ce genre, d’immenses collections. Toute la richesse des Orientaux est mobilière, pour être enfouissable ou portative. Il y a une grande quantité de ces orfévres ; ils étalent peu : tout est renfermé dans de petites cassettes qu’ils ouvrent quand on leur demande un bijou.

Les selliers sont les plus nombreux et les plus ingénieux ouvriers de ces bazars : rien n’égale, en Europe, le goût, la grâce et la richesse des harnais de luxe qu’ils façonnent pour les chevaux des chefs arabes ou des agas du pays. Les selles sont revêtues de velours et de soie brochée d’or et de perles. Les colliers de maroquin rouge, qui tombent en frange sur le poitrail, sont ornés également de glands d’argent et d’or et de touffes de perles. Les brides, infiniment plus élégantes que les nôtres, sont aussi toutes de maroquin de diverses couleurs, et décorées de glands de soie et d’or. Tous ces objets sont, comparativement avec l’Europe, à très-bas prix. J’ai acheté deux de ces brides les plus magnifiques pour cent vingt piastres les deux (environ cinquante francs).

Les marchands de comestibles sont ceux dont les magasins offrent le plus d’ordre, d’élégance, de propreté et d’attrait à l’œil. Le devant de leurs boutiques est garni d’une multitude de corbeilles remplies de légumes, de fruits secs et de graines légumineuses dont je ne sais pas les noms, mais qui ont des formes et des couleurs vernissées admirables, et qui brillent comme de petits cailloux sortant de l’eau. Les galettes de pain, de toute épaisseur et de toute qualité, sont étalées sur le devant de la boutique ; il y en a une innombrable variété pour les différentes heures et les différents repas du jour : elles sont toutes chaudes, comme des gaufres, et d’une saveur parfaite. Nulle part je n’ai vu une si grande perfection de pain qu’à Damas : il ne coûte presque rien. Quelques restaurateurs offrent aussi à dîner aux négociants ou aux promeneurs du bazar. Il n’y a chez eux ni tables ni couverts : ils vendent de petites brochettes de morceaux de mouton, gros comme une noix et rôtis au four. L’acheteur les emporte sur une des galettes dorées du pain dont j’ai parlé, et les mange sur le pouce. Les fontaines nombreuses du bazar lui offrent la seule boisson des Arabes. Un homme peut se nourrir parfaitement à Damas pour deux piastres, ou environ dix sous par jour. Le peuple n’en emploie pas la moitié à sa nourriture. On aurait une jolie maison pour deux ou trois cents piastres par an. Avec trois ou quatre cents francs de revenu, on serait à son aise ici : c’est de même partout en Syrie.

En parcourant le bazar, je suis arrivé au quartier des faiseurs de caisses et de coffres : c’est la grande industrie, car tout l’ameublement d’une famille arabe consiste en un ou deux coffres où l’on serre les hardes et les bijoux. La plupart de ces coffres sont en cèdre et peints en rouge, avec des ornements dessinés en clous d’or. Quelques-uns sont admirablement sculptés en relief, et couverts d’arabesques très-élégantes. J’en ai acheté trois, et je les ai expédiés par la caravane de Tarabourlous. L’odeur du bois de cèdre embaume partout le bazar ; et cette atmosphère, composée des mille parfums divers qui s’exhalent des boutiques de menuisiers, des magasins d’épiceries et de droguistes, des caisses d’ambre ou de gommes parfumées, des cafés, des pipes sans cesse fumantes dans le bazar, me rappelle l’impression que j’éprouvai la première fois que je traversai Florence, où les charpentes de bois de cyprès remplissent les rues d’une odeur à peu près pareille.

Shérif-Bey, gouverneur de Syrie pour Méhémet-Ali, a quitté aujourd’hui Damas. La nouvelle de la victoire de Konia, remportée par Ibrahim sur le grand vizir, est arrivée cette nuit. Shérif-Bey profite de l’impression de terreur qui a frappé Damas pour aller à Alep. Il laisse le gouvernement de la ville à un général égyptien, assisté d’un conseil municipal formé des premiers négociants de toutes les différentes nations. Un camp de six mille Égyptiens et de trois mille Arabes reste aux portes de la ville. Le coup d’œil qu’offre ce camp est extrêmement pittoresque ; des tentes de toutes formes et de toutes couleurs sont dressées à l’ombre de grands arbres fruitiers, au bord du fleuve. Les chevaux, en général admirables, sont attachés en longues files à des cordes tendues d’un bout du camp à l’autre. Les Arabes non disciplinés sont là dans toute la bizarre diversité de leurs races, de leurs armures, de leurs costumes : les uns semblables à des assemblées de rois ou de patriarches, les autres à des brigands du désert. Les feux de bivac jettent leurs fumées bleues, que le vent traîne sur le fleuve ou sur les jardins de Damas.

J’ai assisté au départ de Shérif-Bey. Tous les principaux agas de Damas et les officiers des corps qui y restent s’étaient réunis au sérail. Les vastes cours qu’entourent les murs délabrés du château et du sérail étaient remplies d’esclaves tenant en main les plus beaux chevaux de la ville, richement caparaçonnés ; Shérif-Bey déjeunait dans les appartements intérieurs. Je ne suis pas entré ; je suis resté, avec quelques officiers égyptiens et italiens, dans la cour pavée. De là, nous voyions la foule du dehors, les agas arriver par groupes, et les esclaves noirs passer, portant sur leurs têtes d’immenses plateaux d’étain qui contenaient les différents pilaux du repas. Des chevaux de Shérif-Bey étaient là ; ce sont les plus beaux animaux que j’aie encore vus à Damas ; ils sont turcomans, d’une race infiniment plus grande et plus forte que les chevaux arabes ; ils ressemblent à de grands chevaux normands, avec les membres plus fins et plus musclés, la tête plus légère, et l’œil large, ardent, fier et doux du cheval d’Orient. Ils sont tous bais bruns et à longues crinières : véritables chevaux homériques. À midi, il s’est mis en route, accompagné d’une immense cavalcade jusqu’à deux lieues de la ville.

Au milieu du bazar de Damas, je trouve le plus beau kan de l’Orient, le kan d’Hassad-Pacha. C’est une immense coupole dont la voûte hardie rappelle celle de Saint-Pierre de Rome ; elle est également portée sur des piliers de-granit. Derrière ces piliers sont des magasins et des escaliers conduisant aux étages supérieurs, où sont les chambres des négociants. Chaque négociant considérable loue une de ces chambres, et y tient ses marchandises précieuses et ses livres. Des gardiens veillent jour et nuit à la sûreté du kan ; de grandes écuries sont à côté, pour les chevaux des voyageurs et des caravanes ; de belles fontaines jaillissantes rafraîchissent le kan : c’est une espèce de bourse du commerce de Damas. La porte du kan d’Hassad-Pacha, qui donne sur le bazar, est un des morceaux d’architecture moresque les plus riches de détails et les plus grandioses d’effet que l’on puisse voir au monde. L’architecture arabe s’y retrouve tout entière. Cependant ce kan n’est bâti que depuis quarante ans. Un peuple dont les architectes sont capables de dessiner et les ouvriers d’exécuter un monument pareil au kan d’Hassad-Pacha n’est pas mort pour les arts. Ces kans sont bâtis, en général, par de riches pachas, qui les laissent à leur famille ou à la ville qu’ils ont voulu enrichir. Ils rapportent de gros revenus.

Un peu plus loin, j’ai vu, d’une porte qui donne sur le bazar, la grande cour ou le parvis de la principale mosquée de Damas. Ce fut autrefois l’église consacrée à saint Jean Damascène. Le monument semble du temps du Saint-Sépulcre de Jérusalem : lourd, vaste, et de cette architecture byzantine qui imite le grec en le dégradant, et paraît construite avec des débris. Les grandes portes de la mosquée étaient fermées de lourds rideaux ; je n’ai pas pu voir l’intérieur. Il y a péril de mort pour un chrétien qui profanerait les mosquées en y entrant. Nous nous sommes arrêtés un moment seulement dans le parvis, en feignant de nous désaltérer à la fontaine.




Même date.


La caravane de Bagdhad est arrivée aujourd’hui ; elle était composée de trois mille chameaux : elle campe aux portes de la ville. — Acheté des ballots de café de Moka, que l’on ne peut plus se procurer ailleurs, et des châles des Indes.

La caravane de la Mecque a été suspendue par suite de la guerre. Le pacha de Damas est chargé de la conduire. Les Wahabites l’ont dispersée plusieurs fois. Méhémet-Ali les a refoulés vers Médine. La dernière caravane, atteinte du choléra à la Mecque, épuisée de fatigue et manquant d’eau, a péri presque tout entière. Quarante mille pèlerins sont restés dans le désert. La poussière du désert qui mène à la Mecque est de la poussière d’hommes. On espère que cette année la caravane pourra partir sous les auspices de Méhémet-Ali ; mais, avant peu d’années, les progrès des Wahabites interdiront à jamais le pieux pèlerinage. Les Wahabites sont la première grande réforme armée du mahométisme. Un sage des environs de la Mecque, nommé Aboul-Wahiab, a entrepris de ramener l’islamisme à sa pureté de dogme primitive, d’extirper, d’abord par la parole, puis par la force des Arabes convertis à sa foi, les superstitions populaires dont la crédulité ou l’imposture altèrent toutes les religions, et de refaire de la religion de l’Orient un déisme pratique et rationnel. Il y avait pour cela peu à faire ; car Mahomet ne s’est pas donné pour un dieu, mais pour un homme plein de l’esprit de Dieu, et n’a prêché qu’unité de Dieu et charité envers les hommes. Aboul-Wahiab lui-même ne s’est pas donné pour prophète, mais pour un homme éclairé par la seule raison. La raison, cette fois, a fanatisé les Arabes comme ont fait le mensonge et la superstition. Ils se sont armés en son nom, ils ont conquis la Mecque et Médine, ils ont dépouillé le culte de vénération rendu au Prophète de toute l’adoration qu’on y avait substituée, et cent mille missionnaires armés ont menacé de changer la face de l’Orient. Méhémet-Ali a opposé une barrière momentanée à leurs invasions ; mais le wahabisme subsiste et se propage dans les trois Arabies, et, à la première occasion, ces peuples purificateurs de l’islamisme se répandront jusqu’à Jérusalem, jusqu’à Damas, jusqu’en Égypte. Ainsi, les idées humaines périssent par les armes mêmes qui les ont propagées. Rien n’est impénétrable au jour progressif de la raison, cette révélation graduelle et incessante de l’humanité. Mahomet est parti des mêmes déserts que les Wahabites pour renverser les idoles et établir le culte, sans sacrifices, du Dieu unique et immatériel. Aboul-Wahiab vient à son tour, et, brisant les crédulités populaires, rappelle le mahométisme à la raison pure. Chaque siècle lève un coin du voile qui cache la grande image du Dieu des dieux, éternel, évident dans la nature, et rendant ses oracles dans la conscience.




Damas, 3 avril.


Passé la journée à parcourir la ville et les bazars. — Souvenirs de saint Paul présents aux chrétiens de Damas. Ruines de la maison d’où il s’échappa la nuit, dans un panier suspendu. — Damas fut une des premières terres où il sema la parole qui changea le monde. Cette parole y fructifia rapidement. L’Orient est la terre des cultes, des prodiges, des superstitions même. La grande idée qui y travaille les imaginations en tout temps, c’est l’idée religieuse. Tout ce peuple, mœurs et lois, est fondé sur des religions. L’Occident n’a jamais été de même. Pourquoi ? Race moins noble, enfants de barbares qui se sentent encore de leur origine.

Les choses ne sont pas à leur place en Occident. La première des idées humaines n’y vient qu’après les autres. Pays d’or et de fer, de mouvement et de bruit. L’Orient, pays de méditation profonde, d’intuition et d’adoration ! Mais l’Occident marche à pas de géant, et quand la religion et la raison, obscurcies par le moyen âge, s’y seront embrassées dans la vérité, dans la lumière et dans l’amour, l’esprit religieux, le souffle divin y redeviendra l’âme du monde, et enfantera ses prodiges de vertu, de civilisation et de génie. — Ainsi soit-il !




Damas, 4 avril.


Il y a trente mille chrétiens à Damas et quarante mille à Bagdhad. Les chrétiens de Damas sont Arméniens ou Grecs. Quelques prêtres catholiques desservent ceux de leur communion. Les habitants de Damas souffrent les moines catholiques. Ils ont l’habitude de leur costume, et les considèrent comme des Orientaux. J’ai vu plusieurs fois, ces jours-ci, deux prêtres lazaristes français qui ont un petit couvent enfoui dans le pauvre quartier des Arméniens. L’un d’eux, le père Poussous, vient passer les soirées avec nous. C’est un homme excellent, pieux, instruit et aimable. Il m’a mené dans son couvent, où il instruit de pauvres enfants arabes chrétiens. Le seul amour du bien à faire le retient dans ce désert d’hommes, où il a sans cesse à craindre pour sa sûreté. Il est néanmoins gai, serein, résigné. De temps en temps il reçoit, par les caravanes de Syrie, des nouvelles et des secours de ses supérieurs de France, et quelques journaux catholiques. Il m’en a prêté, et rien ne me semble plus étrange que de lire ces tracasseries pieuses ou politiques du quartier de Saint-Sulpice, aux bords du désert de Bagdhad, derrière le Liban et l’Anti-Liban, près Balbek, au centre d’une immense fourmilière d’autres hommes occupés de tout autres idées, et où le bruit que nous faisons et les noms de nos grands hommes de l’année n’ont jamais retenti. Vanité des vanités, excepté de servir Dieu et les hommes pour Dieu ! Jamais on n’est plus pénétré de cette vérité qu’en voyageant, et qu’en voyant combien est peu de chose le mouvement qu’une mer arrête, le bruit qu’une montagne intercepte, la renommée qu’une langue étrangère ne peut même prononcer. Notre immortalité est ailleurs que dans cette fausse et courte immortalité de nos noms ici-bas !

Nous avons dîné aujourd’hui avec un vieillard chrétien de Damas, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, et jouissant de la plénitude de ses facultés physiques et morales. Excellent et admirable vieillard, portant dans ses traits cette sérénité de la bienveillance et de la vertu que donne le sentiment d’une vie pure et pieuse approchant de son terme ! Il nous comble de services de tout genre. Il est sans cesse en course pour nous comme un jeune homme. Le père Poussous, son compagnon, deux négociants de Bagdhad, et un grand seigneur persan qui va à la Mecque, complétaient la réunion paisible du soir, sur les divans de M. Baudin, au milieu des vapeurs du tabac et du tombac, qui obscurcissaient et parfumaient l’air. À l’aide de M. Baudin et de M. Mazoyer, mon drogman, on causait avec assez de facilité. La cordialité et la simplicité la plus parfaite régnaient dans cette soirée d’hommes des quatre extrémités du monde. Les mœurs de l’Inde, de la Perse, les événements récents de Bagdhad, la révolte du pacha contre la Porte, étaient les sujets de nos entretiens. L’habitant de Bagdhad avait été obligé de s’enfuir à travers le désert de quarante jours, sur ses dromadaires, avec ses trésors et deux jeunes Francs. Il attendait impatiemment des nouvelles de son frère, dont il craignait d’apprendre la mort. On lui apporta une lettre de ce frère pendant qu’il en causait avec nous. Il était sauvé, et arrivait avec l’arrière-garde de la caravane qu’on attendait encore. Il versait des larmes de joie. Nous pleurions nous-mêmes, et à cause de lui, et à cause des tristes retours que nous faisions sur nos propres malheurs. Ces larmes, versées ensemble par des yeux qui ne devaient jamais se rencontrer, au foyer commun d’un ami, au milieu d’une ville où nous ne faisions tous que passer ; ces larmes unissaient nos cœurs, et nous aimions comme des amis ces hommes dont les noms même ne sont pas restés dans nos mémoires.




Même date.


Orage terrible pendant la nuit. Le pavillon élevé et percé de fenêtres nombreuses sans vitres, où nous couchions, tremblait comme un vaisseau sous la rafale. La pluie a fondu, en peu d’instants, le toit de boue qui recouvre la terrasse du pavillon, et a inondé le plancher. Heureusement nos matelas étaient sur des planches élevées par des caisses de Damas ; les couvertures nous ont garantis ; mais, le matin, nos habits flottaient dans la chambre. Les orages pareils sont fréquents à Damas, et entraînent souvent les maisons dont les fondations ne sont pas en marbre. Le climat est froid et humide pendant les mois d’hiver. Des neiges abondantes tombent des montagnes. Cet hiver, la moitié des bazars a été enfoncée par le poids des neiges, et les routes interceptées pendant deux mois. Les chaleurs de l’été sont, dit-on, insupportables. Jusqu’ici nous ne nous en apercevons pas. Nous allumons, presque tous les soirs, des brasiers, appelés mangales dans le pays.

J’achète un second étalon arabe d’un Bédouin que je rencontre à la porte de la ville. Je fais suivre le cavalier, pour entrer en marché avec lui d’une manière convenable et naturelle. L’animal, de plus petite taille que celui que j’ai acheté de l’aga, est plus fort et d’un poil plus rare, fleur de pêcher. Il est d’une race dont le nom signifie roi du jarret. On me le cède pour quatre mille piastres. Je le monte pour l’essayer. Il est moins doux que les autres chevaux arabes. Il a un caractère sauvage et indompté, mais paraît infatigable. Je ferai conduire Tedmor (c’est le nom arabe de Palmyre, que j’ai donné au cheval de l’aga) par un de mes Saïs à pied. Je monterai Scham pendant la route. Scham est le nom arabe de Damas.

Un chef de tribu de la route de Palmyre, mandé par M. Baudin, est arrivé ici ; il se charge de me conduire à Palmyre et de me ramener sain et sauf, mais à condition que je serai seul et vêtu en Bédouin du désert ; il laissera son fils en otage à Damas jusqu’à mon retour. Nous délibérons ; je désirais vivement voir les ruines de Tedmor : cependant, comme elles sont moins étonnantes que celles de Balbek, qu’il faut au moins dix jours pour aller et revenir, et que ma femme ne peut m’accompagner ; comme le moment de rejoindre les bords de la mer, où notre vaisseau doit nous attendre, est arrivé, je renonce à regret à cette course dans le désert, et nous nous préparons à repartir le surlendemain.




6 avril 1833.


Partis de Damas à huit heures du matin ; traversé la ville et les bazars encombrés par la foule ; entendu quelques murmures et quelques apostrophes injurieuses : on nous prend pour des renforts d’Ibrahim. Sortis de la ville par une autre porte que celle par laquelle nous sommes arrivés ; longé des jardins délicieux par une route au bord d’un torrent, ombragée d’arbres superbes ; gravi la montagne où nous avions eu une si belle apparition de Damas ; halte pour la contempler encore, et en emporter l’éternelle image. Je comprends que les traditions arabes placent à Damas le site du paradis perdu : aucun lieu de la terre ne rappelle mieux l’Éden. La vaste et féconde plaine, les sept rameaux du fleuve bleu qui l’arrosent, l’encadrement majestueux des montagnes, les lacs éblouissants qui réfléchissent le ciel sur la terre, la situation géographique entre les deux mers, la perfection du climat, tout indique au moins que Damas a été une des premières villes bâties par les enfants des hommes, une des haltes naturelles de l’humanité errante dans les premiers temps ; c’est une de ces villes écrites par le doigt de Dieu sur la terre, une capitale prédestinée comme Constantinople. Ce sont les deux seules cités qui ne soient pas arbitrairement jetées sur la carte d’un empire, mais invinciblement indiquées par la configuration des lieux. Tant que la terre portera des empires, Damas sera une grande ville, et Stamboul la capitale du monde ; à l’issue du désert, à l’embouchure des plaines de la Cœlésyrie et des vallées de Galilée, d’Idumée et du littoral des mers de Syrie, il fallait un repos enchanté aux caravanes de l’Inde : c’est Damas. Le commerce y a appelé l’industrie : Damas est semblable à Lyon, une vaste manufacture ; la population est de quatre cent mille âmes selon les uns, de deux cent mille selon les autres. Je l’ignore, et il est impossible de le savoir, on ne peut que le conjecturer : en Orient, pas de recensement exact ; il faut juger de l’œil. Au mouvement de la foule qui inonde les rues et les bazars, au nombre d’hommes armés qui s’élancent des maisons au signal des révolutions ou des émeutes, à l’étendue de terrain que les maisons occupent, je pencherais à croire que ce qui est renfermé dans ses murs peut s’élever de trois à quatre cent mille âmes. Mais si l’on ne limite pas arbitrairement la ville, si l’on compte au nombre des habitants tous ceux qui peuplent les immenses faubourgs et villages qui se confondent à l’œil avec les maisons et jardins de cette grande agglomération d’hommes, je croirais que le territoire de Damas en nourrit un million. J’y jette un dernier regard, avec des vœux intérieurs pour M. Baudin et les hommes excellents qui y ont protégé et charmé notre séjour ; et quelques pas de nos chevaux nous font perdre pour jamais les cimes de ses arbres et de ses minarets.

L’Arabe qui marche à côté de mon cheval me montre à l’horizon un grand lac qui brille au pied des montagnes, et me raconte une histoire dont je comprends quelques mots et que mon drogman m’interprète.

Il y avait un berger qui gardait les chamelles d’un village aux bords de ce lac, dans un canton désert et inhabité de cette haute montagne. Un jour, en abreuvant son troupeau, il s’aperçut que l’eau du lac fuyait par une issue souterraine, et il la ferma avec une grosse pierre ; mais il y laissa tomber son bâton de berger. Quelque temps après, un fleuve tarit dans une des provinces de la Perse. Le sultan, voyant son pays menacé de la famine par le manque d’eau pour les irrigations, consulta les sages de son empire, et, sur leur avis, il envoya des émissaires dans tous les royaumes environnants, pour découvrir comment la source de son fleuve avait été détournée ou tarie. Ces ambassadeurs portaient le bâton du berger, que le fleuve avait apporté. Le berger se trouvait à Damas quand ces envoyés y parurent ; il se souvint de son bâton tombé dans le lac ; il s’approcha, et le reconnut entre leurs mains ; il comprit que son lac était la source du fleuve, et que la richesse et la vie d’un peuple étaient entre ses mains. « Que fera le sultan pour celui qui lui rendra son fleuve ? demanda-t-il aux envoyés. — Il lui donnera, répondirent-ils, sa fille et la moitié de son royaume. — Allez donc, répliqua-t-il ; et avant que vous soyez de retour, le fleuve perdu arrosera la Perse et réjouira le cœur du sultan. » Le berger remonta dans les montagnes, ôta la grosse pierre ; et les eaux, reprenant leur cours par ce canal souterrain, allèrent remplir de nouveau le lit du fleuve. Le sultan envoya de nouveaux ambassadeurs avec sa fille à l’heureux berger, et lui donna la moitié de ses provinces.

Ces traditions merveilleuses se conservent avec une foi entière parmi les Arabes ; aucun d’eux ne doute, parce que l’imagination ne doute jamais.




7 avril.


Campé le soir sur le penchant d’une haute montagne, après huit heures de marche dans un pays montueux, nu, stérile et froid. Nous sommes atteints par une caravane moins nombreuse que la nôtre : c’est le cadi de Damas, envoyé tous les ans de Constantinople, qui retourne s’embarquer à Alexandrette. Ses femmes et ses enfants voyagent dans un coffre double, posé sur le dos d’un mulet ; il y a une femme et plusieurs petits enfants dans chaque moitié du coffre ; tout est voilé. Le cadi marche à un quart d’heure derrière ses femmes, accompagné de quelques esclaves à cheval. Cette caravane nous dépasse, et va camper plus loin.

Rude journée de dix heures de marche, par un froid rigoureux et dans des vallées complétement désertes ; marché une heure dans le lit d’un torrent où les grosses pierres roulées des montagnes interceptent à chaque moment le sentier des chevaux ; je monte une heure ou deux mon beau cheval Tedmor, pour reposer Scham. Malgré deux jours de route fatigante, ce magnifique animal vole comme une gazelle sur le terrain rocailleux du désert ; en un instant il a devancé les meilleurs coureurs de la caravane ; il est doux et intelligent comme le cygne, dont il a la blancheur et l’encolure. Je veux le ramener en Europe avec Scham et Saïde. Aussitôt que je suis descendu, il m’échappe, et va bondissant rejoindre l’Arabe Mansours, qui le soigne et le conduit ; il pose sa tête sur ses épaules comme un chien caressant ; il y a fraternité complète entre l’Arabe et le cheval, comme entre nous et le chien. Mansours et Daher, mes deux principaux saïs arabes, que j’ai pris aux environs de Bayruth et qui sont à mon service depuis près d’un an, sont les plus fidèles et les plus doux des hommes : sobres, infatigables, intelligents, attachés à leur maître et à leurs chevaux, toujours prêts à combattre avec nous, si un péril s’annonce. Que ne ferait pas un chef habile avec une pareille race d’hommes ? Si j’avais le quart des richesses de tel banquier de Paris ou de Londres, je renouvellerais en dix ans la face de la Syrie : tous les éléments d’une régénération sont là ; il ne manque qu’une main pour les réunir, un coup d’œil pour poser une base, une volonté pour y conduire un peuple.

Couchés dans une espèce d’hôtellerie isolée dans une plaine élevée, par un froid extrême, nous trouvons un peu de bois pour allumer un feu dans la chambre basse où nous étendons nos tapis ; nos provisions de Damas sont épuisées ; nous faisons pétrir un peu de farine d’orge destinée à nos chevaux, et nous mangeons ces galettes amères et noirâtres.

Partis au jour ; marché douze heures ; arrivés, toujours par un pays stérile et dépeuplé, à un petit village où nous trouvons un abri, des poules et du riz. La pluie nous a inondés tout le jour ; nous ne sommes plus qu’à huit heures de route de la vallée de Bkâ ; mais nous l’abordons par son extrémité orientale, et beaucoup plus bas que Balbek.




Même date.


Arrivés à trois heures après midi en vue du désert de Bkâ. Halte et hésitation dans la caravane. La plaine, depuis le point où nous sommes jusqu’au pied du Liban, qui se dresse comme un mur de l’autre côté, ressemble à un lac immense, du milieu duquel surgissent quelques îles noirâtres, des cimes d’arbres submergés et de vastes ruines antiques, sur une colline à trois lieues de nous. Comment se lancer sans guides, au hasard, dans cette plaine inondée ? Il le faut cependant, sous peine de ne plus passer demain ; car la pluie continue, et les torrents versent de toutes parts leurs eaux dans le désert. Nous marchons pendant deux heures sur des parties plus élevées de la plaine, qui nous approchent de la colline, où les grandes ruines du temple nous apparaissent. Nous laissons à notre gauche ces débris inconnus de quelque ville, sans nom aujourd’hui, contemporaine de Balbek. Des tronçons de colonnes gigantesques ont roulé sur les flancs de la colline, et sont couchés dans la boue à nos pieds. Le jour baisse, la pluie augmente, et nous n’avons pas le temps de monter au temple. Cette colline passée, nous ne marchons plus que dans l’eau jusqu’aux genoux de nos chevaux. À chaque instant, un de nos mulets glisse et roule avec nos bagages dans les fossés, d’où nos moukres le retirent avec peine. Nous faisons marcher un Arabe à vingt pas en avant de la caravane, pour sonder le terrain ; mais, arrivés au milieu de la plaine, à l’endroit où le ruisseau de Balbek a creusé son lit, le sol nous manque, et il faut traverser à la nage un intervalle de trente à quarante pieds. Mes Arabes, se jetant à l’eau et soutenant la tête des chevaux, parviennent à passer ma femme et une femme de chambre anglaise qui l’accompagne ; nous passons nous-mêmes à la nage, et nous touchons tous la rive opposée. La nuit est presque complète : nous nous hâtons de traverser le reste de la vallée, pendant que nous avons assez de crépuscule pour nous guider.

Nous passons près d’une ou deux masures habitées par une tribu féroce d’Arabes de Balbek. S’ils nous attaquaient dans ce moment, nous serions à leur merci : toutes nos armes sont hors d’état de faire feu. Les Arabes nous regardent du haut de leurs terrasses, et ne descendent pas dans le marais. Enfin, au moment où la nuit tombe sur nous, la plaine commence à se relever, et nous sommes à sec sur les bords qui touchent au Liban. Nous nous dirigeons sur la lumière lointaine qui scintille à trois lieues de nous, dans une gorge de montagne : ce doit être la ville de Zarklé. Accablés de lassitude, transis de froid et mouillés jusqu’aux os, nous atteignons enfin les premières collines qui portent la ville. Là, en nous appelant et en nous comptant, nous nous apercevons qu’un de nos amis, M. de Capmas, nous manque. On s’arrête, on appelle, on tire quelques coups de fusil : rien ne répond. Nous détachons deux cavaliers pour aller à la recherche, et nous entrons dans Zarklé. Il nous faut une heure pour remonter un fleuve qui traverse la ville, et pour trouver un pont unique, qui va d’un quartier à l’autre. Nos chevaux épuisés peuvent à peine se tenir sur le pavé glissant de ce pont à pic et sans parapet. Enfin, la maison de l’évêque grec nous reçoit. On allume des feux de broussailles dans les huttes qui entourent la cour. L’évêque nous prête quelques nattes et quelques tapis. Nous nous séchons.

Les deux Arabes envoyés à la recherche de notre ami reviennent avec lui. On l’apporte, presque évanoui, à côté du foyer ; il revient à lui. Nous trouvons au fond de nos caisses, inondées d’eau, une bouteille de rhum ; l’évêque nous procure du sucre ; nous ranimons, avec quelques verres de punch, notre compagnon mourant, pendant que nos Arabes nous préparent le pilau. Le pauvre évêque n’a absolument que l’abri à nous offrir : encore la curiosité des femmes et des enfants de Zarklé est telle, qu’à chaque instant ils encombrent la cour et enfoncent les portes de nos chambres pour voir les deux femmes franques. Je suis obligé de mettre deux Arabes armés à la porte de la cour, pour en interdire l’entrée.

Le lendemain, repos à Zarklé pour sécher nos habits et renouveler nos provisions de route, gâtées par l’inondation de la veille. Zarklé est une ville toute chrétienne, fondée depuis peu d’années dans une gorge, sur les dernières racines du Liban ; elle doit son rapide et prodigieux accroissement aux familles persécutées des chrétiens arméniens et grecs de Damas et de Homs. Elle compte environ huit à dix mille habitants, fait un grand commerce de soie, et s’augmente tous les jours. Protégée par l’émir Beschir, souverain du Liban, elle n’est plus inquiétée par les excursions des tribus de Balbek et de l’Anti-Liban. Les habitants, industrieux, agricoles et actifs, cultivent admirablement les collines qui descendent de la ville dans la plaine, et se hasardent même à cultiver les parties du désert les plus rapprochées. L’aspect de la ville est très-extraordinaire : c’est une réunion confuse de maisons noires, bâties en terre, sans symétrie et sans régularité, sur deux pentes rapides de deux coteaux séparés par un fleuve. La gorge, d’où le fleuve descend avant de couler dans la ville et dans la plaine, est un large et profond encaissement de rochers perpendiculaires qui s’écartent pour laisser passer le torrent ; il roule de plateaux en plateaux, et forme trois ou quatre cascades en larges nappes, qui occupent toute la largeur de ces plateaux, gradins successifs. L’écume du torrent couvre entièrement les rochers, et les bruits de ses chutes remplissent les rues de Zarklé d’un murmure sourd et continuel. Quelques maisons assez élégantes brillent entre la verdure des peupliers et des hautes vignes, au-dessus des chutes du fleuve. Là est la maison de refuge de notre ami Baudin ; une autre est un couvent de moines maronites. Le fleuve, après avoir traversé les maisons de la ville, qui sont groupées et suspendues de la manière la plus bizarre sur ses hautes rives, et pendantes sur son lit, va arroser des terres et des prairies étroites, où l’industrie des habitants distribue ses eaux en mille ruisseaux. Des rideaux de hauts peupliers de Perse s’étendent à perte de vue sur son cours, et dirigent l’œil, comme une avenue verdoyante, jusque sur le désert de Balbek et sur les cimes neigeuses de l’Anti-Liban. Presque tous les habitants sont des Grecs syriaques ou des Grecs de Damas. Les maisons ressemblent à de misérables huttes de paysans de Savoie ou de Bresse ; mais dans chaque maison on voit une boutique, un atelier, où des selliers, des armuriers, des horlogers même, travaillent, avec des instruments grossiers, à des ouvrages de leur état.

Le peuple nous a paru bon et hospitalier. L’aspect d’étrangers comme nous, bien loin de les effrayer ou de les émouvoir, semblait leur être agréable. Ils nous ont offert tous les petits services que notre situation comportait, et paraissaient fiers de la prospérité croissante de leur ville. Zarklé semble le premier appendice d’une grande ville de commerce, destinée à faire face à Damas pour le commerce de la race chrétienne avec la race mahométane. Si la mort de l’émir Beschir ne détruit pas l’unité de domination qui fait la force du Liban, Zarklé, d’ici à vingt ans, sera la première ville de Syrie. Toutes dépérissent : elle seule croît ; toutes dorment : elle seule travaille. Le génie grec porte partout le principe d’activité qui est dans le sang de cette race européenne. Mais l’activité du Grec asiatique est utile et féconde ; celle du Grec de la Morée et des îles n’est qu’une stérile agitation. L’air d’Asie adoucit le sang des Grecs : là, c’est un peuple admirablement doux ; mais ailleurs, il est fort souvent barbare. Il en est de même pour la beauté physique de la race. Les femmes grecques de l’Asie sont le chef-d’œuvre de la création, l’idéal de la grâce et de la volupté des yeux. Les femmes grecques de la Morée ont des formes pures, mais dures, et des yeux dont le feu, âpre et sombre, n’est pas assez tempéré par la douce mollesse de l’âme et la sensibilité du cœur : les yeux des unes sont un charbon ardent ; les yeux des femmes de l’Asie sont une flamme voilée de vapeurs humides.




Même date.


Le pauvre évêque grec de Zarklé est d’une famille d’Alep, où il a passé sa vie dans l’élégance et la mollesse des mœurs de cette ville, l’Athènes de l’Asie : il se trouve comme exilé dans cette ville, sans société et sans ressources morales. Ses manières ont conservé la dignité des manières exquises des Aleppins ; mais, dans l’extrême dénûment où il est, il ne peut nous offrir que son humble gîte. Nous parlons italien avec lui. Je lui fais en partant une aumône de cinq cents piastres pour ses pauvres ou pour lui-même ; car il semblait dans un état voisin de la misère. Quelques livres arabes et grecs, jetés confusément dans sa chambre, et un vieux coffre contenant ses magnifiques pelisses et ses vêtements épiscopaux, étaient toute sa richesse.

Je pris des guides à Zarklé pour franchir le Liban, par des sentiers inconnus. La route ordinaire était interceptée par la prodigieuse quantité de neige tombée pendant cet hiver. Nous montâmes d’abord, par des pentes assez douces, à travers des collines cultivées en vignes et en mûriers. Bientôt nous arrivâmes à la région des rochers et des torrents sans lits ; nous en passâmes une trentaine au moins dans l’espace de six heures. Ils courent sur des pentes si rapides, qu’ils n’ont pas le temps de se creuser un lit : c’est un rideau d’écume qui glisse sur le roc nu, et qui passe avec la rapidité des ailes de l’oiseau.

Le ciel se couvrait de nuages pâles qui interceptaient déjà la lumière, quoique le jour fût peu avancé ; nous étions complétement noyés dans ces vagues roulantes de nuages, et souvent nous n’apercevions pas la tête de la caravane enfoncée dans ces avenues ténébreuses. La neige aussi commençait à tomber à larges flocons, et couvrait la trace des sentiers que cherchaient vainement nos guides ; nous soutenions avec peine nos chevaux fatigués, et dont les fers glissaient sur les rebords escarpés que nous étions obligés de suivre. Le magnifique horizon inférieur de la vallée de Balbek et des cimes de l’Anti-Liban, avec les grandes ruines des temples de Bkâ, frappés de la lumière, ne nous apparaissaient que par moments, à travers des échappées de nuages fendus ; il semblait que nous naviguions dans le ciel, et que le piédestal d’où nous voyions la terre ne lui appartenait plus. Cependant les vents sonores qui dormaient dans les profondes et hautes gorges des montagnes commençaient à rendre des sons lugubres et souterrains, semblables au mugissement d’une forte mer après la tempête ; ils passaient comme des foudres, tantôt sur nos têtes, tantôt dans des régions inférieures, sous nos pieds, roulant, comme des feuilles mortes, des masses de neige et des volées de pierres, et même d’assez gros blocs de roche, de même que si la bouche d’un canon les avait lancés ; deux de nos chevaux en furent atteints, et roulèrent avec nos bagages dans le précipice. Aucun de nous ne fut frappé ; mes jeunes étalons arabes qu’on menait en main semblaient pétrifiés de terreur ; ils s’arrêtaient court, levaient les naseaux, et jetaient, non pas des hennissements, mais des cris gutturaux semblables à des râlements humains ; nous marchions serrés, pour nous surveiller et nous assister en cas d’accident. La nuit devenait de plus en plus noire, et la neige qui battait nos yeux nous enlevait le peu de lumière qui pouvait nous guider encore. Les tourbillons de vent remplissaient toute la gorge où nous étions de neige tournoyante qui s’élevait en colonnes jusqu’au ciel, et retombait en nappes immenses comme l’écume des grandes vagues sur les écueils ; il y avait des moments où il était impossible de respirer ; nos guides s’arrêtaient à chaque instant, hésitaient, et tiraient des coups de fusil pour nous diriger ; mais le vent furieux ne laissait rien retentir, et la détonation de nos armes ressemblait au léger claquement d’un fouet. Cependant, à mesure que nous nous enfoncions davantage dans cette haute gorge des dernières croupes du Liban, nous entendions avec effroi un mugissement grave, continu, sourd, qui croissait de moment en moment, et formait comme la basse de ce concert horrible des éléments déchaînés ; nous ne savions à quoi l’attribuer ; il semblait qu’une partie de la montagne s’écroulait, et roulait en torrents de rochers. Les nuages épais et rasant le sol nous cachaient tout ; nous ne savions où nous étions, lorsque nous vîmes passer tout à coup, à côté de nous, des chevaux sans cavaliers et des mulets sans charges, avec plusieurs chameaux qui s’enfuyaient sur les flancs de neige de la montagne.

Bientôt les Arabes, poussant des cris, les suivirent ; ils nous avertirent de nous arrêter, nous montrant de la main, à quarante ou cinquante pas au-dessous de nous, une masure adossée à un bloc de rocher, que les nuages nous avaient caché jusque-là : une colonne de fumée et la lueur d’un foyer sortaient de la porte de cette cabane, dont le toit, en énormes branches de cèdre, venait d’être à moitié emporté par l’ouragan, et pendait sur le mur ; c’était le seul asile qu’il y eût pour nous sur cette partie du Liban : le kan de Murat-Bey ; un pauvre Arabe l’habite pendant l’été, pour offrir de l’orge et un abri aux caravanes de Damas qui vont par cette route en Syrie. Nous y descendîmes avec peine par des degrés de roche cachés sous un pied de neige ; le torrent qui coule à cent pas au-dessous du kan, et qu’il faut traverser pour gravir la dernière région des montagnes, était devenu tout à coup un fleuve immense qui roulait avec ses eaux des blocs de pierre et des débris de la tempête. Surpris sur ses bords par les tourbillons de vent et à demi ensevelis sous la neige, les Arabes que nous avions rencontrés avaient jeté les fardeaux de leurs chameaux et de leurs mulets, et les avaient laissés sur la place pour se sauver au kan de Murat. Nous le trouvâmes rempli de ces hommes et de leurs montures ; aucune place pour nous ni pour nos chevaux. Cependant, à l’abri du bloc de rocher plus grand qu’une maison, le vent se faisait moins sentir, et les nuées de neige, emportées de la cime du Liban, qui passaient sur nos têtes pour aller s’abattre dans la plaine, commençaient à devenir moins épaisses, et nous laissaient, par intervalles, apercevoir un coin du ciel où brillaient déjà des étoiles. Le vent tomba bientôt tout à fait ; nous descendîmes de cheval ; nous cherchâmes à nous faire un abri pour passer, non-seulement la nuit, mais plusieurs jours peut-être, si le torrent, que nous entendions sans le voir, continuait à fermer le passage. Sous les murs du kan écroulé, à l’abri d’une partie des branches de cèdre qui formaient tout à l’heure le toit, il y avait un espace de dix pieds carrés, encombré de neige et de boue : nous balayâmes la neige ; il restait un pied de fange molle où nous ne pouvions poser nos tapis ; nous arrachâmes du toit quelques branches d’arbre, que nous étendîmes comme une claie sur le sol délayé ; ces bûches empêchaient nos nattes de tremper dans l’eau ; nos matelas, nos tapis, nos manteaux, formaient un second plancher ; nous allumâmes un feu dans un coin de cet abri, et nous passâmes ainsi la longue nuit du 7 au 8 avril 1833.

De temps en temps l’ouragan assoupi se réveillait ; il semblait que la montagne s’écroulait sur elle-même ; l’énorme rocher auquel était adossé le kan tremblait comme un tronc d’arbre secoué par la rafale, et les mugissements du torrent remplissaient la mer et le ciel de hurlements lamentables. Nous finîmes cependant par nous endormir, et nous nous réveillâmes tard, aux rayons éclatants d’un soleil serein sur la neige.

Les Arabes, nos compagnons, étaient partis ; ils avaient heureusement tenté de traverser le torrent ; nous les aperçûmes de loin, gravissant les collines où nous devions les suivre. Nous partîmes aussi ; nous marchâmes quatre heures dans une vallée supérieure où nous ne voyions, comme au sommet du mont Blanc, que la neige sous nos pas et le ciel sur nos têtes. L’éblouissement des yeux, le silence morne, le péril de chaque pas sur ces déserts de neige récente, sans aucun sentier tracé, font du passage de ces hauts piliers de la terre, épine dorsale d’un continent, un moment solennel et religieux. On observe involontairement chaque point de l’horizon et du ciel, chaque phénomène de la nature ; j’en vis un qui me frappa comme une belle image, et que je n’avais encore jamais observé. Tout à fait au sommet du Liban, sur les flancs d’un mamelon abrité à demi du soleil du matin, je vis un magnifique arc-en-ciel, non pas élancé en pont aérien, et unissant le ciel à la cime de la montagne, mais couché sur la neige et roulé en cercles concentriques, comme un serpent aux couleurs éclatantes ; c’était comme le nid de l’arc-en-ciel, surpris à la cime la plus inaccessible du Liban. À mesure que le soleil montait et rasait de ses rayons blancs le mamelon, les cercles de l’arc-en-ciel aux mille couleurs ondoyantes semblaient remuer et se soulever ; l’extrémité de ces volutes lumineuses s’élevait en effet de la terre, montait vers le ciel de quelques toises comme si elle eût essayé de s’élancer vers le soleil, et fondait en vapeurs blanchâtres et en perles liquides qui retombaient autour de nous.

Nous nous assîmes au delà de la région des neiges, pour sécher au soleil nos souliers mouillés ; nous commencions à apercevoir les profondes et noires vallées des Maronites ; en deux heures nous fûmes descendus au village de Hamana, assis au sommet de la magnifique vallée de ce nom, et où nous avions déjà couché en allant à Damas. Le scheik nous fit donner trois maisons du village. Le soleil du soir brillait sous les larges feuilles du mûrier et du figuier ; des hommes rentraient avec leurs charrues du labourage ; des femmes, des enfants circulaient dans les chemins entre les maisons, et nous saluaient avec un sourire d’hospitalité ; les bestiaux revenaient des champs avec leurs clochettes ; les pigeons et les poules couvraient les toits des terrasses, et les cloches de deux églises maronites tintaient lentement à travers les cimes de cyprès, pour annoncer les cérémonies pieuses du lendemain, qui était un dimanche ; c’était l’aspect, le bruit et la paix d’un beau village de France ou d’Italie, que nous retrouvions tout à coup au sortir des précipices du Liban, des déserts de Balbek, des rues inhospitalières de Damas : jamais transition ne fut peut-être si rapide, si douce ; nous résolûmes de passer le dimanche parmi ce beau et excellent peuple, et de nous reposer un jour de nos longues fatigues.

Journée passée à Hamana : le scheik et le marché du village nous fournissent des provisions abondantes ; les femmes de Hamana viennent nous visiter tout le jour ; elles sont infiniment moins belles que les Syriennes des bords de la mer ; c’est la race maronite pure ; elles ont toutes l’apparence de la force et de la santé, mais les traits trop prononcés, l’œil un peu dur, le teint trop coloré ; leur costume est un pantalon blanc, et par-dessus une longue robe de drap bleu, ouverte sur le devant et laissant le sein nu ; des colliers de piastres innombrables pendent autour du cou, sur la gorge et derrière les épaules. Les femmes mariées complètent ce costume par une corne d’argent d’environ un pied et quelquefois un pied et demi de longueur, qu’elles fixent sur leurs cheveux tressés, et qui s’élève au-dessus du front un peu obliquement. Cette corne, sculptée et ciselée, est recouverte par l’extrémité d’un voile de mousseline qu’elles y suspendent, et dont elles se couvrent quelquefois le visage ; elles ne quittent jamais cette corne, même pour dormir. Ce bizarre usage, dont on ne peut chercher l’origine que dans les aberrations de l’esprit humain, les défigure, et alourdit tous les mouvements de la tête et du cou.




9 avril.


Partis de Hamana, par une matinée voilée de brouillards, à cinq heures du matin. Marché deux heures sur des pentes escarpées et nues des hautes arêtes du Liban descendant vers les plaines de Syrie. La vallée, que nous laissons à droite, se creuse et s’élargit de plus en plus sous nos pieds. Elle peut avoir là environ deux lieues de largeur et une lieue au moins de profondeur. Les vagues transparentes des vapeurs du matin se promènent mollement comme des lames de mer sur son horizon, et ne laissent passer au-dessus d’elles que les hautes cimes de mamelons, les têtes de cyprès, et quelques tours de villages et de monastères maronites ; mais bientôt la brise de mer, qui se lève et monte insensiblement avec le soleil, déroule lentement toutes ces vagues de vapeurs, et les replie en voiles blancs qui vont se coller et se confondre aux cimes de neige, sur lesquelles elles forment de légères taches grises. La vallée apparaît tout entière. Pourquoi l’œil n’a-t-il pas un langage qui peigne d’un seul mot, comme il voit d’un seul regard ?

Je voudrais garder éternellement dans ma mémoire les scènes et les impressions incomparables de la vallée de Hamana. Je suis au-dessus d’un des mille torrents qui sillonnent ses flancs de leur écume bondissante, et vont, à travers les blocs de rochers, de prairies suspendues, les troncs de cyprès, les rameaux de peupliers, les vignes sauvages et les noirs caroubiers, glisser jusqu’au fond de la vallée et se joindre au fleuve central, qui la suit dans toute sa longueur. La vallée est si profonde que je n’en vois pas le fond ; j’entends seulement monter par intervalles les mille bruissements de ses eaux et de ses feuillages, les mugissements de ses troupeaux, les volées lointaines et argentines des cloches de ses monastères. L’ombre du matin est encore au fond du lit de la gorge où bondit le torrent principal. Çà et là, au détour de quelques mamelons, j’aperçois la blanche ligne d’écume qu’il trace dans cette ombre noirâtre. Du même côté de la vallée où nous sommes, je vois monter, à un quart de lieue de distance les uns des autres, trois ou quatre larges plateaux semblables à des piédestaux naturels ; leurs flancs paraissent à pic, et sont de granit grisâtre. Ces plateaux, d’une demi-lieue de tour, sont entièrement couverts de forêts de cèdres, de sapins et de pins-parasols à larges têtes ; on distingue les grands troncs élancés de ces arbres, entre lesquels circule et joue la lumière du matin. Leurs feuillages noirs et immobiles sont interrompus de temps en temps par les légères colonnes de fumée bleue des cabanes des laboureurs maronites, et par les petites ogives de pierre où est suspendue la cloche des villages. Deux vastes monastères, dont les murs brillent comme du bronze cuivré, s’étendent sur deux de ces plateaux de pins. Ils ressemblent à des forteresses du moyen âge. On aperçoit, au bas des couvents, des moines maronites, revêtus de leur capuchon noir, qui labourent entre les ceps de vigne et les grands châtaigniers.

Deux ou trois villages, groupés autour de mamelons de rochers, pyramident plus bas encore, comme des ruches autour des troncs de vieux arbres. À côté de chaque chaumière s’élèvent quelques touffes de verdure plus pâle : ce sont des grenadiers, des figuiers ou des oliviers, qui commencent à fructifier à cet échelon de la vallée ; l’œil s’abîme au delà, dans l’ombre impénétrable du fond de la gorge. S’il franchit cette ombre et s’élève sur le flanc opposé des montagnes, il voit, dans quelques parties, des murailles perpendiculaires de roche granitique qui s’élancent jusqu’aux nuages. Au-dessus de ces murailles, qui semblent crénelées par la nature, il aperçoit des plateaux de la plus splendide végétation, des cimes de sapins pendant sur les rebords de ces abîmes, d’immenses têtes de sycomores qui forment de larges taches sur le ciel ; et derrière ces créneaux de végétation, encore des clochers de villages et de monastères dont on ne peut deviner l’accès. À d’autres endroits, les flancs de granit des montagnes sont brisés en larges échancrures où le regard se perd dans la nuit des forêts, et ne distingue çà et là que des points lumineux et mobiles, qui sont les lits des torrents et les petits lacs des sources. Ailleurs, les roches cessent tout à coup ; d’immenses bastions arrondis les flanquent comme des fortifications éternelles, et terminent leurs angles en tours et en tourelles. Des vallées élevées, et que l’œil sonde à peine, s’ouvrent et s’enfoncent entre les remparts de neige et de forêts ; là descend le principal torrent de Hamana, que l’on voit ruisseler d’abord comme une gouttière du vaste toit de neige, puis se perdre dans le bassin retentissant des cascades, où il se divise en sept ou huit rameaux étincelants, puis disparaître derrière des blocs et des mamelons noirâtres, puis reparaître en un seul ruban d’écume, qui se plie et se déplie au gré des mouvements du sol sur les pentes lentes ou rapides de ses collines. Il s’enfonce enfin dans la vallée principale, et y tombe par une nappe de cent pas de large et de deux cents pieds d’élévation. Son écume, qui remonte et que le vent souffle çà et là, couvre d’arcs-en-ciel flottants les cimes des larges pins qui bordent cette chute. — À ma gauche, la vallée, en descendant vers les rives de la mer, s’élargit, et présente au regard les flancs de ses collines, plus boisées et plus cultivées ; son fleuve serpente entre des mamelons couronnés de monastères et de villages. Plus loin, les palmiers de la plaine élèvent, derrière des collines basses d’oliviers, leurs panaches de vert jaune, et entrecoupent la longue ligne de sable doré qui borde la mer. Le regard va se perdre enfin dans un lointain indécis, entre le ciel et les vagues.

Les détails de ce magique ensemble ne sont pas moins attachants que le coup d’œil général. À chaque détour de rochers, à chaque sommet de collines où le sentier vous porte, vous trouvez un horizon nouveau, où les eaux, les arbres, le rocher, les ruines de ponts ou d’aqueducs, les neiges, la mer ou le sable de feu du désert, encadrés d’une manière inattendue, arrachent une acclamation de surprise et d’éblouissement. J’ai vu Naples et ses îles, les vallées des Apennins et celles des Alpes, de Savoie et de Suisse ; mais la vallée de Hamana et quelques autres vallées du Liban effacent tous ces souvenirs. L’énormité des masses de rochers, les chutes multipliées des eaux, la pureté et la profondeur du ciel, l’horizon des vastes mers qui les termine partout, le pittoresque des lignes de villages et de couvents maronites suspendus, comme des nids d’hommes, à des hauteurs que le regard craint d’aborder ; enfin la nouveauté, l’étrangeté, la couleur tantôt noire, tantôt pâle, de la végétation ; la majesté des cimes des grands arbres, dont quelques troncs ressemblent à des colonnes de granit ; tout cela dessine, colore, solennise le paysage, et transporte l’âme d’émotions plus profondes et plus religieuses que les Alpes mêmes. — Tout paysage où la mer n’entre pas pour élément n’est pas complet. Ici la mer, le désert, le ciel, sont le cadre majestueux du tableau ; et l’œil ravi se reporte sans cesse du fond des forêts séculaires, du bord des sources ombragées, du sommet des pics aériens, des scènes paisibles de la vie rurale ou cénobitique, sur l’espace bleu sillonné par les navires, sur les cimes de neiges noyées dans le ciel auprès des étoiles, ou sur les vagues jaunes et dorées du désert, où les caravanes de chameaux décrivent au loin leurs lignes serpentales. C’est de ce contraste incessant que naissent le choc des pensées, et les impressions solennelles qui font du Liban des montagnes de pierre, de poésie et de ravissements.




Même date.


À midi, campé sous nos tentes, à mi-hauteur du Liban, pour laisser passer l’ardeur du jour. On m’amène un courrier arabe qui allait me chercher à Damas. Il me remet un paquet de lettres arrivées d’Europe, qui m’annoncent ma nomination à la Chambre des députés.

Affliction nouvelle ajoutée à tant d’autres. Malheureusement j’ai désiré cette mission à une autre époque, et sollicité moi-même une confiance que je ne puis, sans ingratitude, décliner aujourd’hui. J’irai ; mais combien je désirerais maintenant que ce calice passât loin de moi ! Je n’ai plus d’avenir personnel dans ce drame du monde politique et social, dont la scène principale est parmi nous. Je n’ai aucune de ces passions de gloire, d’ambition et de fortune, qui sont la force impulsive des hommes politiques. Le seul intérêt que je porterai à ces délibérations passionnées sera l’intérêt de la patrie et de l’humanité. La patrie et l’humanité sont des êtres abstraits pour des hommes qui veulent posséder l’heure présente, et faire triompher, à tout prix, des intérêts de famille, de caste ou de parti. Qu’est-ce que la voix calme et impartiale de la philosophie dans le tumulte des faits qui se mêlent et se combattent ? Qui est-ce qui voit l’avenir et son horizon sans bornes derrière la poussière de la lutte actuelle ? N’importe : l’homme ne choisit ni son chemin ni son œuvre ; Dieu lui donne sa tâche par les circonstances et par ses convictions. Il faut l’accomplir ! Mais je ne prévois pour moi qu’un martyre moral dans la douloureuse tâche qu’il m’impose aujourd’hui. J’étais né pour l’action. La poésie n’a été en moi que de l’action refoulée ; j’ai senti, j’ai exprimé des idées et des sentiments, dans l’impuissance d’agir. Mais aujourd’hui l’action ne me sollicite plus. J’ai trop creusé les choses humaines pour n’en pas comprendre le sens ; j’ai trop perdu, de tous les êtres auxquels ma vie active pouvait répondre, pour n’être pas dégoûté de toute personnalité dans l’action. Une vie de contemplation, de philosophie, de poésie et de solitude, serait la seule couche où mon cœur pourrait se reposer avant de se briser tout à fait.