Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/XVI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 323-329).


xvi — LETTRE À THÉOPHILE GAUTIER[1]


Quel bonheur que tu m’aies écrit par un journal et non par une lettre ! La lettre dormirait à l’heure qu’il est au bureau restant du Grand-Caire, où je ne suis plus, ou bien elle courrait encore sur les traces de ton volage ami de l’une à l’autre des échelles du Levant ; tandis que le journal, tu l’avais bien prévu, le journal, arrivant à la fois à tous les lieux où je pouvais être, me trouvait justement à Constantinople où je suis. De plus, le monde est si petit et la presse est si grande, que je vais pouvoir te répondre à vingt jours de date par la feuille du Bosphore la plus répandue à Paris, que la bienveillance d’anciens amis met à ma disposition. Cela n’est-il pas merveilleux, et même inquiétant pour la direction des postes ? Quant au public, peut-être ne serait-il que trop disposé à respecter nos secrets ; je veux dire surtout les miens.

Mais tu m’entretiens d’une affaire qui l’intéresse autant que nous, et qui même ne doit pas être moins populaire à Stamboul qu’à Paris, puisque, si j’en crois ton récit, l’œuvre que tu viens de produire ferait honneur à l’imagination d’un vrai poëte musulman.

La Péri : c’est à la fois un ballet et un poëme : un poëme comme Medjnoun et Léila, un ballet comme tant de ballets charmants que j’ai vu danser chez d’aimables et hospitaliers personnages de l’Orient. Ces derniers ne s’étonneraient guère que d’une chose : c’est qu’il faille à Paris, pour voir ton ballet, aller entasser par milliers dans une sorte de cage en bois doré de cuivre, et très-peu garnie de divans ; le tout sans narguilé ni chibouque, et sans café ni sorbets.

Un habitant un peu aisé d’ici réunirait ses amis sur de bons coussins, ses femmes derrière un grillage, et ferait jouer la Péri par des danseuses ou par des danseurs, selon son goût ; et je suis certain qu’il serait très-édifié de la composition et très-ravi des détails chorégraphiques dont Coraly l’a brodée. Il lui manquerait toutefois Carlotta la divine, que l’Opéra retient par un fil d’or ; mais qui sait si quelque péri véritable n’obéirait pas au lieu d’elle à l’appel d’un zélé croyant ? Pourtant, j’en conviens, l’Orient n’est plus la terre des prodiges, et les péris n’y apparaissent guère, depuis que le Nord a perdu ses fées et ses sylphides brumeuses. Et surtout, ce n’est pas au Caire que ces filles du ciel viendraient chercher des amours platoniques et des cœurs fidèles aux vieilles croyances de l’Hedjaz. L’emploi divin de ces dames risquerait d’être défini un peu matériellement par une police sévère, qui les enverrait se faire des sectateurs aux environs de la première cataracte, parmi les ruines d’Esné.

Ô mon ami ! tu m’avais demandé des détails locaux et pittoresques sur les aimées du Caire et leurs danses tant célébrées ; je m’étais chargé de faire des recherches touchant le pas de l’abeille et autres cachuchas locales ; j’espérais me poser comme un Charles Texier chorégraphique, un Lipsins correspondant de l’Académie de musique. Et tu t’es étonné de ce que, loin de répondre à une mission si facile et si charmante, je ne t’aie décrit que des costumes d’Anglais, des défroques de franguis, et des haillons de fellahs… Hélas ! c’est qu’au moment où tu attachais toutes les splendeurs de l’Opéra au Caire de ton imagination, moi, je ne trouvais à réunir au vrai Caire que les éléments baroques d’une pantomime de Deburau.

Si je ne t’ai rien dit des danses du Caire, c’est qu’il eût été dangereux alors de t’ôter tes illusions. La première danse que j’ai vue avait lieu dans un brillant café du quartier franc, vulgairement nommé Mousky. Je voudrais bien te mettre un peu la chose en scène ; mais véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni œufs d’autruche suspendus. Ce n’est qu’à Paris que l’on rencontre des cafés si orientaux. Imagine plutôt une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se répète plusieurs fois l’image d’une pendule, posée au milieu d’une prairie, entre deux cyprès. Le reste de l’ornementation se compose de miroirs également peints et destinés à se renvoyer l’éclat d’un lustre en bâtons de palmier, chargé de flacons d’huile où nagent des veilleuses, d’ailleurs d’un assez bon effet. Des divans d’un bois assez dur, qui règnent autour de la pièce, sont bordés de cages en palmier servant de tabourets pour les pieds des fumeurs de tabac, ou des consommateurs de hatchich. C’est là que le fellah en blouse bleue, le Cophte au turban noir, le Bédouin au manteau rayé se livrent à des songes qui sans doute sont juste l’opposé des tiens. Ils rêvent peut-être une patrie sans palmiers et sans dromadaires, des fleuves dénués de crocodiles, un ciel de brouillard, des monts de neige, un paradis surtout dont Méhémet-Ali ne soit pas le dieu. Quant aux péris qui leur apparaissent réellement, au milieu de la poussière et de la fumée de tabac, elles me frappèrent au premier abord par l’éclat des calottes d’or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons, qui frappaient le sol pendant que les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux ; les hanches frémissaient d’un mouvement qu’illustre chez nous la réprobation municipale ; la taille apparaissait sous la mousseline, dans l’intervalle de la veste et de la riche ceinture, relâchée comme le ceston de Vénus. À peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, qui se démenaient vaillamment aux sons primitifs du tambourin et de la flûte. Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par la teinture, aux joues pleines et délicates légèrement fardées ; la troisième… mais pourquoi ne pas le dire tout de suite ?… la troisième, péri subalterne, trahissait un sexe moins tendre avec sa barbe de huit jours ! Et moi qui m’apprêtais à leur faire un masque de sequins, d’après les traditions les plus pures de l’Orient, je crus devoir refuser cette galanterie à la face suante des deux autres, qui, tout examen fait, n’étaient évidemment que des almées mâles. Tu comprends dès lors que je n’avais aucune curiosité de leur faire exécuter le pas de l’abeille, — lequel n’a, dit-on, manqué son effet, à l’Opéra, que parce que la Carlotta ne l’a pas accompli jusque dans ses derniers détails.

Tu vas me demander pourquoi au Caire on risque de rencontrer, sous des apparences très-séduisantes parfois, la réalité définitive d’un pauvre ouvrier sans ouvrage… À quoi je te dirai, d’après de scrupuleuses informations, que c’est dans l’intérêt de la morale publique que le gouvernement relègue à Esné les véritables aimées et autres lorettes du Delta. Cette même moralité, qui substitue si heureusement un sexe à l’autre, a réservé encore aux habitants du Caire une compensation chorégraphique dont il va m’être bien difficile de te donner une idée convenable.

Pour se rendre de la place de l’Esbékieh au Mousky (quartier franc), on suit une rue longue et tortueuse, assez large, encombrée de mendiants, d’âniers, de marchands d’oranges et de vendeurs de cannes à sucre ; à gauche, règnent les longs murs du couvent des derviches tourneurs jusqu’à la remise des voitures de Suez, dont la porte est surmontée d’un grand crocodile empaillé. À droite, il y a quelques belles maisons, des cafés, des étalages et même un cabaret italien. Près de là retentissent les trompettes d’une troupe de danseurs équilibristes grecs. Le lieu est, comme tu penses bien, très-frayé, très-bruyant, très-encombré de marchands de friture, de pâtisseries et de pastèques. Il y a toujours aussi des chanteurs de complaintes, des lutteurs, des jongleurs montrant des singes ou des serpents ; là enfin se produit publiquement le spectacle que je veux dite, réalisant les plus exorbitantes images des contes drolatiques de Rabelais. La principale figure, dont le corps, traversé d’une ficelle, obéit au genou d’un vieillard jovial, qui la fait parler, danser et mouvoir, n’est autre, comme tu le prévois, que l’immortel Caragueus, caricature antique d’un magistrat du Caire qui vivait sous Saladin. Je n’en avais jamais entendu parler que comme d’une simple ombre chinoise ; mais on lui accorde au Caire une existence tout à fait plastique. Je ne te raconterai pas le drame parlé, chanté, mimé et dansé au milieu d’un cercle émerveillé de femmes, d’enfants et de militaires ; il est classique en Orient, et la censure locale n’y a rien coupé ni rogné, ainsi que l’a fait, dit-on, la nôtre à Alger. Après ce spectacle naïf, j’ai compris moins encore cet exil des pauvres aimées, réduites à démoraliser la Thébaïde par respect pour les mœurs du Caire, dont voilà les échantillons.

Ô mon ami ! que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive, à toi qui restes, en m’échappant, à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir, et il t’a fallu bien du talent ensuite et bien de l’invention pour avoir droit de n’en pas convenir. Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ; mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs !… Toi, tu crois encore à l’ibis, au lotus pourpré, au Nil jaune ; tu crois au palmier d’émeraude, au nopal, au chameau peut-être… Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise ; le palmier a l’air d’un plumeau grêle ; le nopal n’est qu’un cactus ; le chameau n’existe qu’à l’état de dromadaire ; les almées sont des mâles, Et, quant aux femmes véritables, il paraît qu’on est heureux de ne pas les voir !

Non, je ne penserai plus au Caire, la ville des Mille et une Nuits, sans me rappeler les Anglais que je t’ai décrits, les voitures suspendues de Suez, coucous du désert ; les Turcs vêtus à l’européenne, les Francs mis à l’orientale, les palais neufs de Méhemet-Ali bâtis comme des casernes, meublés comme des cercles de province avec des fauteuils et canapés d’acajou, des billards, des pendules à sujet, des lampes-carcel, les portraits à l’huile de messieurs ses fils en artilleurs, tout l’idéal d’un bourgeois campagnard !… Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’Opéra doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de Saladin ; moi, j’y ai trouvé, dominant la ville, une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché aux grains, et qu’on prétend devoir être une mosquée quand elle sera finie : c’est une mosquée, en effet, comme la Madeleine est une église ; les gouvernements modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croit plus en lui !

Oh ! que suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve, qu’il me semblait, comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps, sous le règne du sultan Baïbars ou du calife Hakem !… Ce Caire-là, je l’ai reconstruit parfois encore au milieu d’un quartier désert ou de quelque mosquée croulante ; il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : « En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose ; » et la chose était là, ruinée mais réelle.

N’y pensons plus ! ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière, l’esprit et les besoins modernes en ont triomphé comme la mort. Encore dix ans, et des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette, qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Anglais, des Maltais et des Français de Marseille. Oh ! ne viens pas voir celle-là qui dévore l’autre, cet entrepôt du commerce des Indes, ce comptoir florissant du seul négociant de l’Égypte, ce magasin de son unique producteur ! Tu n’aurais plus l’idée d’y faire voltiger des péris fantastiques sur le front heureux d’un bon musulman endormi. Ne viens pas voir le Nil, que le pyroscaphe dispute au crocodile, le désert sillonné par les roues anglaises, l’île de Roddah transformée en jardin anglais par Ibrahim, avec des rivières factices, des gazons et des ponts chinois. Songe que les pavillons de Choubrah sont éclairés au gaz, que le Mokattam est couvert de moulins à vent, et qu’on parle de restaurer les pyramides, depuis Gizèh jusqu’au Darfour, pour en faire des télégraphes !… Oh ! reste à Paris, et puisse le succès de ton ballet se prolonger jusqu’à mon retour ! Je retrouverai à l’Opéra le Caire véritable, l’Égypte immaculée, l’Orient qui m’échappe, et qui t’a souri d’un rayon de ses yeux divins. Heureux poète ! tu as commencé par réaliser ton Égypte avec des feuilles et des livres ; aujourd’hui, la peinture, la musique, la chorégraphie s’empressent d’arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d’elles ; les génies de l’Orient n’ont jamais eu plus de pouvoir. L’œuvre des pharaons, des califes et des soudans disparaît presque entièrement sous la poudre du khamsin ou sous le marteau d’une civilisation prosaïque ; mais, sous tes regards, ô magicien ! son fantôme animé se relève et se reproduit avec des palais, des jardins presque réels, et des péris presque idéales ! Mais c’est à cette Égypte-là que je crois et non pas à l’autre : aussi bien les six mois que j’ai passés là sont passés ; c’est déjà le néant ; j’ai vu encore tant de pays s’abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre ; que m’en reste-il ? une image aussi confuse que celle d’un songe : le meilleur de ce qu’on y trouve, je le savais déjà par cœur.


fin de l’appendice.
  1. Pendant que Gérard de Nerval voyageait en Orient, M. Théophile Gautier, ayant donné le ballet de la Péri à l’Académie royale de musique et de danse, adressa à son ami le compte rendu de la représentation, par la voie de feuilleton de la Presse. En réponse à ce compte rendu, Gérard fit insérer dans le Journal de Constantinople la lettre que nous reproduisons ici, et dans laquelle on retrouve cet esprit délicat, cette poésie pleine de cœur, cette douce philosophie qui faisaient aimer à la fois, chez Gérard de Nerval, et l’homme et l’écrivain. (Note des Éditeurs.)