Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 77-83).


HISTOIRE
DE LA REINE DU MATIN ET DE SOLIMAN
prince des génies


I — ADONIRAM


Pour servir les desseins du grand roi Soliman-Ben-Daoud[1], son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d’ouvriers qui, semblables à d’innombrables essaims d’abeilles, concouraient à construire ces ruches d’or, de cèdre, de marbre et d’airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l’édifice.

Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés… races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes.

Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions : les fondeurs étaient au nombre de trente mille ; les maçons et les tailleurs de pierre formaient une armée de quatre-vingt mille hommes ; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban, Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenait l’ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion.

Cependant, l’âme inquiète d’Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l’ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, et plus il gémissait sur l’insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter, Adoniram rêvait des travaux gigantesques ; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et, tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit.

C’était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l’avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d’Adoniram ? Nul ne le savait ! D’où venait-il ? Mystère. Où avait-il approfondi les éléments d’un savoir si pratique, si profond et si varié ? On l’ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine ? à quelle race appartenait-il ? C’était un secret, et le mieux gardé de tous : il ne souffrait point qu’on l’interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d’Adam ; son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l’esprit de lumière et du génie des ténèbres !

Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne s’entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de l’impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur était muet ; l’activité de l’artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.

S’il n’avait pas d’amis, il avait des esclaves dévoués, et il s’était donné un compagnon, un seul… un enfant, un jeune artiste issu de ces familles de la Phénicie, qui naguère avaient transporté leurs divinités sensuelles aux rives orientales de l’Asie Mineure. Pâle de visage, artiste minutieux, amant docile de la nature, Benoni avait passé son enfance dans les écoles, et sa jeunesse au delà de la Syrie, sur ces rivages fertiles où l’Euphrate, ruisseau modeste encore, ne voit sur ses bords que des pâtres soupirant leurs chansons à l’ombre des lauriers verts étoilés de roses.

Un jour, à l’heure où le soleil commence à s’incliner sur la mer, un jour que Benoni, devant un bloc de cire, modelait délicatement une génisse, s’étudiant à deviner l’élastique mobilité des muscles, maître Adoniram, s’étant approché, contempla longuement l’ouvrage presque achevé, et fronça le sourcil.

— Triste labeur ! s’écria-t-il. De la patience, du goût, des puérilités !… du génie, nulle part ; de la volonté, point. Tout dégénère, et déjà l’isolement, la diversité, la contradiction, l’indiscipline, instruments éternels de la perte de vos races énervées, paralysent vos pauvres imaginations. Où sont mes ouvriers : mes fondeurs, mes chauffeurs, mes forgerons ?… Dispersés !… Ces fours refroidis devraient, à cette heure, retentir des rugissements de la flamme incessamment attisée ; la terre aurait dû recevoir les empreintes de ces modèles pétris de mes mains. Mille bras devraient s’incliner sur la fournaise… et nous voilà seuls !

— Maître, répondit avec douceur Benoni, ces gens grossiers ne sont pas soutenus par le génie qui t’embrase ; ils ont besoin de repos, et l’art qui nous captive laisse leur pensée oisive. Ils ont pris congé pour tout le jour. L’ordre du sage Soliman leur a fait un devoir du repos… Jérusalem s’épanouit en fête.

— Une fête ! que m’importe ? Le repos !… je ne l’ai jamais connu, moi. Ce qui m’abat, c’est l’oisiveté ! Quelle œuvre faisons-nous ? Un temple d’orfèvrerie, un palais pour l’orgueil et la volupté, des joyaux qu’un tison réduirait en cendres. Ils appellent cela créer pour l’éternité !… Un jour, attirés par l’appât d’un gain vulgaire, des hordes de vainqueurs, conjurés contre ce peuple amolli, abattront en quelques heures ce fragile édifice, et il n’en restera rien qu’un souvenir. Nos modèles fondront aux lueurs des torches, comme les neiges du Liban quand survient l’été, et la postérité, en parcourant ces coteaux déserts, redira : « C’était une pauvre et faible nation que cette race des Hébreux !… »

— Eh quoi ! maître, un palais si magnifique… un temple, le plus riche, le plus vaste, le plus solide…

— Vanité ! vanité ! comme dit, par vanité, le seigneur Soliman. Sais-tu ce que firent jadis les enfants d’Hénoch ? Une œuvre sans nom… dont le Créateur s’effraya : il fit trembler la terre en la renversant, et, des matériaux épars, on a construit Babylone,… jolie ville où l’on peut faire voler dix chars sur la tranche des murailles. Sais-tu ce que c’est qu’un monument, et connais-tu les Pyramides ? Elles dureront jusqu’au jour où s’écrouleront dans l’abîme les montagnes de Kaf qui entourent le monde. Ce ne sont point les fils d’Adam qui les ont élevées !

— On dit pourtant…

— On ment : le déluge a laissé son empreinte à leur cime. Écoute : à deux milles d’ici, en remontant le Cédron, il y a un bloc de rocher carré de six cents coudées. Que l’on me donne cent mille praticiens armés du fer et du marteau ; dans le bloc énorme, je taillerais la tête monstrueuse d’un sphinx… qui sourit et fixe un regard implacable sur le ciel. Du haut des nuées, Jéhovah le verrait et pâlirait de stupeur… Voilà un monument. Cent mille années s’écouleraient, et les enfants des hommes diraient encore : « Un grand peuple a marqué là son passage. »

— Seigneur, se dit Benoni en frissonnant, de quelle race est descendu ce génie rebelle ?…

— Ces collines, qu’ils appellent des montagnes, me font pitié. Encore, si l’on travaillait à les échelonner les unes sur les autres, en taillant sur leurs angles des figures colossales,… cela pourrait valoir quelque chose. À la base, on creuserait une caverne assez vaste pour loger une légion de prêtres : ils y mettraient leur arche avec ses chérubins d’or et ses deux cailloux qu’ils appellent des tables, et Jérusalem aurait un temple ; mais nous allons loger Dieu comme un riche seraf (banquier) de Memphis…

— Ta pensée rêve toujours l’impossible.

— Nous sommes nés trop tard ; le monde est vieux, la vieillesse est débile ; tu as raison. Décadence et chute ! tu copies la nature avec froideur, tu t’occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin ; ton esprit hébété se fait tour à tour l’esclave d’une vache, d’un lion, d’un cheval, d’un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser par l’imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une cavale ;… ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l’art n’est point là : il consiste à créer. Quand tu dessines un de ces ornements qui serpentent le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus bigarres. Eh bien, à côté de l’homme et des animaux existants, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innomés, des incarnations devant lesquelles l’homme a reculé, des accouplements terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur et l’effroi ? Souviens-toi des vieux Égyptiens, des artistes hardis et naïfs de l’Assyrie. N’ont-ils pas arraché des flancs du granit ces sphinx, ces cynocéphales, ces divinités de basalte dont l’aspect révoltait le Jéhovah du vieux Daoud ? En revoyant d’âge en âge ces symboles redoutables, on répétera qu’il exista jadis des génies audacieux. Ces gens-là songeaient-ils à la forme ? Ils s’en raillaient, et, forts de leurs inventions, ils pouvaient crier à celui qui créa tout : « Ces êtres de granit, tu ne les devines point et tu n’oserais les animer. » Mais le Dieu multiple de la nature vous a ployés sous le joug : la matière vous limite ; votre génie dégénéré se plonge dans les vulgarités de la forme ; l’art est perdu.

— D’où vient, se disait Benoni, cet Adoniram dont l’esprit échappe à l’humanité ?

— Revenons à des amusettes qui soient à l’humble portée du grand roi Soliman, reprit le fondeur en passant sa main sur son large front dont il écarta une forêt de cheveux noirs et crépus. Voilà quarante-huit bœufs en bronze d’une assez bonne stature, autant de lions, des oiseaux, des palmes, des chérubins… Tout cela est un peu plus expressif que la nature. Je les destine à supporter une mer d’airain de dix coudées, coulée d’un seul jet, d’une profondeur de cinq coudées et bordée d’un cordon de trente coudées, enrichi de moulures. Mais j’ai des modèles à terminer. Le moule de la vasque est prêt. Je crains qu’il ne se fendille par la chaleur du jour : il faudrait se hâter, et, tu le vois, ami, les ouvriers sont en fête et m’abandonnent… Une fête ! dis-tu ; quelle fête ? à quelle occasion ?…

Le conteur s’arrêta ici, la demi-heure était passée. Chacun alors eut la liberté de demander du café, des sorbets ou du tabac. Quelques conversations s’engagèrent sur le mérite des détails ou sur l’attrait que promettait la narration. Un des Persans qui étaient près de moi fit observer que cette histoire lui paraissait puisée dans le Soliman-Nameh.

Pendant cette pause, — car ce repos du narrateur est appelé ainsi, de même que chaque veillée complète s’appelle séance, — un petit garçon qu’il avait amené parcourait les rangs de la foule en tendant à chacun une sébile, qu’il rapporta remplie de monnaie aux pieds de son maître. Ce dernier reprit le dialogue par la réponse de Benoni à Adoniram :

  1. Salomon, fils de David.