Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Avertissement du volume 3

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Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome troisièmep. i-xxvi).


AVERTISSEMENT.


En quittant Sera, capitale du Kiptchak, où nous l’avons laissé à la fin du précédent volume, Ibn Batoutab se rendit à Séràïtchik, ou, comme il l’appelle, Serâtchoûk, puis à Khârezm, capitale de la province du même nom, et plus célèbre chez les géographes orientaux sous les noms de Djordjânieh et d’Ourguendj. La description qu’il en trace nous donne une haute idée de la richesse et de la prospérité de cette ville, alors gouvernée par un vice-roi dépendant du souverain du Kiptchak. Ibn Baloutah y remarqua une coutume qu’il n’avait vu observer nulle part ailleurs, et qui lui parut digne d’éloges. Cette coutume consistait à obliger les habitants, sous peine de la bastonnade et d’une amende, à assister aux offices célébrés en commun dans les mosquées. On sait, par des historiens persans modernes et des voyageurs européens, que le même usage existait encore à Bokhâra il y a moins de quarante ans[1]. D’un autre côté, après l’occupation de Djidda, en Arabie, par les Wahhâbites, en 1807, ces sectaires établirent des espèces d’appariteurs ou exempts, chargés de forcer les fidèles à se rendre au temple[2].

De Khârezm, notre voyageur se transporta à Bokhâra, en passant par la ville d’Alcât ou Câth, ancienne capitale du Khârezra. On sait qu’en l’espace de cinquante-six ans, de 1220 à 1276, Bokhâra avait été trois fois mise au pillage par des armées mongoles. Aussi, quand Ibn Batoutah la visita, ses mosquées, ses collèges et ses marchés étaient ruinés, à l’exception d’un petit nombre. Les habitants, dont Ibn Haoukal, au xe siècle, faisait un si magnifique éloge, nous sont représentés, par Ibn Batoutah, comme en butte au mépris général, à cause de leur réputation de partialité, de fausseté et d’impudence.

Le voyageur partit de Bokhâra afin de se rendre au camp du sultan de la Transoxiane, ’Alà eddîn Thermachîrîn. Il nous donne sur ce prince, sur ses deux prédécesseurs immédiats, ainsi que sur deux de ses successeurs, des détails d’autant plus précieux, que l’histoire de la dynastie issue de Djaghataï, second fils de Djinghiz khân, est encore assez imparfaitement connue. Toutefois, nous devons avouer que le récit d’Ibn Batoutah ne s’accorde pas toujours, pour la filiation des princes qu’il cite, ni pour l’époque qu’il semble leur assigner, avec le récit des auteurs plus récents, compulsés par Deguignes et C. d’Ohsson, ni avec celui plus détaillé de Khondémîr[3]. Mais ces différences ont pour objet des points de détail sur lesquels les historiens persans eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux, et dont la discussion nous entraînerait d’ailleurs trop loin.

Après avoir pris congé du sultan Thermachîrîn, Ibn Batoutah se dirigea vers la célèbre ville de Samarkand, qui conservait encore quelques restes de son ancienne magnificence. Il visita ensuite la ville de Termedh, traversa le Djeïhoûn ou Oxus, et entra dans le Khorâçân. Il décrit successivement les villes de Balkh et de Hérât, et consacre plusieurs pages à l’histoire du roi de cette dernière, Mo’izz eddîn Hoçaïn Curt[4]. Il intercale dans ce chapitre un récit assez détaillé de l’origine de la puissance des Serbédâriens, nom que se donna une troupe d’aventuriers qui, à la faveur des troubles excités dans le Khorâçân par la mort du sultan Abou Sa’ïd Béhâdur khan (736 = 1335-1336), parvinrent à se créer une principauté indépendante, dont l’existence n’atteignit pas un demi-siècle. D’après Khondémîr, le nom des Serbédâriens venait de ce que le fondateur de cette dynastie, Abd Arrezzâk, voulant exciter ses compatriotes à le soutenir dans sa révolte contre le vizir du Khorâçân, leur dit ces paroles : « Un grand tumulte a pris naissance dans ce pays ; si nous agissons mollement, nous serons tués : il vaut donc mille fois mieux voir avec courage nos têtes exposées sur un gibet (ser her dur), que de périr lâchement[5]. » Ibn Batoutah raconte avec quelque détail la bataille que Wédjîh eddîn Maç’oùd, le second des princes serbédàriens, perdit contre le roi de Hérât. Il dit que cette action eut lieu après sa sortie de l’Inde, en l'année 748 (1347), et dans la plaine de Bouchendj. Mais, d’après les historiens persans, la bataille fut livrée le 13 de séfer 743 (18 juillet 1342), à deux parasanges de Zâveh. Selon Mir Zéhîr eddîn Méra’chy, le combat dura trois jours et trois nuits ; et cependant, d’après des témoins oculaires, il n’y périt que sept mille hommes[6].

Ibn Batoutah partit de Hérât pour la ville de Djâm, plus connue actuellement sous le nom de Turbeti Djâmy ; de là il se rendit à Thoûs et à Mechhed, la ville sainte des Chiites, et la capitale actuelle du Khorâçân ; puis à Sarakhs, à Zâveh ou Turbeti Haïdéry et à Neïçâboûr ou Nichâpoûr, alors encore très-florissante, et dont les collèges étaient fréquentés par beaucoup d’étudiants. De Neïçâboûr, notre voyageur partit pour Besthâm, d’où il se mit en route, à ce qu’il dit, par le chemin de Hendokhîr (Andekhoûd ?), pour Kondoûs et Baghlân. Mais cette partie de son itinéraire paraît fort embrouillée. Il est tout à fait improbable qu’en quittant Nichâpoûr, le vovageur, dont le dessein était de passer aux Indes, soit allé à Besthâm, située à plus de quatre-vingts lieues de la première ville, vers l’ouest. Il est plus vraisemblable que l’ordre suivi par Ibn Batoutab, après son départ de Djàm, fut celui-ci : 1° Zâveh, 2° Bestbàm, 3° Nichâpoûr, 4° Thoûs et Mechhed, 5° Sarakbs, 6° Hendokhîr. On doit supposer aussi qu’Ibn Batoutab aura omis de mentionner quelques localités qu’il a dû visiter, sur sa route, entre Zâveh et Besthâm, et entre cette dernière ville et Nichâpoûr. Enfin, il est certain que notre auteur a commis une erreur, en mettant la contrée montagneuse appelée Kouhistàn entre Balkh et Hérât. Peut-être a-t-il voulu parler du Ghardjistân, situé, en effet, au sud-est de la première de ces villes, et au nord-est de la seconde. Quant au Kouhistân, ce n’est qu’après avoir quitté Hérât, qu’Ibn Batoutab a pu le traverser, puisque cette vaste province commençait à l’ouest de Hérât, et s’étendait dans la direction de Hamadân et de Boroudjird. Dans une acception plus resserrée, le mot Kouhistân désignait un territoire compris entre Hérât et Nichâpoûr, et dont la capitale était Kâïn[7].

Ibn Batoutah et ses compagnons séjournèrent environ quarante jours près du village de Kondoûs, tant afin de refaire leurs chameaux et leurs chevaux au milieu des gras pâturages de ce canton, que pour attendre que l’arrivée des chaleurs et la fonte partielle des neiges leur permissent de traverser plus facilement l’Hindou Coûch. Après s’être remis en marche, ils arrivèrent dans un grand bourg situé près de l’emplacement occupé jadis par la ville d’Ander (Andérâb). Ils rencontrèrent, sur l’Hindoû Coûch, une source thermale, avec l’eau de laquelle ils se lavèrent la figure ; mais leur peau fut excoriée, et ils souffrirent beaucoup. Il est assez curieux de retrouver les mêmes effets produits par une source d’eau thermale située à l’extrémité orientale de la Sibérie, près de la Tavatoma[8]. Nos voyageurs s’arrêtèrent dans un endroit appelé Pendj Hîr, nom qu’Ibn Batoutah explique par « les cinq montagnes. » En effet, on sait que pendj, en persan, signifie « cinq » ; quant à hîr, c’est une altération d’un mot sanscrit qui signifie « montagne », et d’où les Persans ont fait guer ou guéry. Mais Ibn Batoutah a eu grand tort de confondre la rivière de Pendj Hir, un des affluents du Câboul Dériâ, avec celle de Badakhchân ou Gueuktcheh (la bleuâtre), qui se jette dans l’Oxus, et dont il a été déjà fait mention incidemment (t. II, p. 24).

Depuis Kondoûs jusqu’à Perwân, Ibn Batoutah paraît avoir suivi la même route que celle que prirent, au mois d’avril 1838, le docteur Lord et le lieutenant John Wood, en revenant de leur beau voyage au nord de l’Hindoû Coûch[9]. Les deux explorateurs anglais rencontrèrent aussi, à vingt-trois milles d’Andérâb, deux sources d’eau thermale. La montagne de Péchaï, dont parle notre auteur, est, sans doute, la même que celle dont il est fait mention dans ce passage des Mémoires du sultan Baber : « Entre Perwân et la haute montagne (l’Hindou Coûch), il y a sept défilés plus petits, que les habitants de la contrée appellent « les Sept-Jeunes » ou « Petits » (Heftpetché). Lorsque l'on arrive du côté d’Andérâb, deux chemins se réunissent au-dessous du principal défilé, et conduisent à Perwân par le chemin des Sept-Jeunes. C’est là une route très-difficile[10] ».

A partir du passage de l’Hindou Coûch, Ibn Batoutah se trouvait dans la contrée actuellement connue sous le nom d’Afghanistan, mais qui relevait alors du sultan de la Transoxiane. A Perwân, ville située sur la rivière de Pendjhîr, et appelée, par les géographes arabes, Ferwân[11], il rencontra le lieutenant de ce souverain. De là il se rendit au grand bourg de Tcharkh, nommé par les voyageurs modernes Tcharikar ; puis à Ghaznah, la célèbre capitale de l’empire Ghaznévide, et à Caboul. Enfin, il gagna les bords du Sind, non sans avoir eu à résister aux attaques des Afghans, qu’il déjoua toutefois assez facilement.

Ici commence la seconde partie de la relation originale d’Ibn Batoutah, et finit la partie publiée de la version portugaise du P. Moura[12]. Les personnes qui ne possèdent pas la connaissance de l’arabe n’ont donc pu, jusqu’à présent, juger du mérite de cette portion de l’ouvrage qu’à l’aide de la traduction de M. Lee, faite sur un abrégé. Or quoique, pour ce qui regarde la péninsule en deçà du Gange, cet abrégé soit beaucoup moins défectueux que pour ce qui concerne d’autres pays, tels que l’Asie Mineure, le Kiptcbak, et surtout le Hidjâz et l’Arabie centrale, si étrangement passés sous silence par l’abréviateur, il est loin, surtout pour les détails historiques, de pouvoir remplacer l’original[13]. Cependant, deux juges bien compétents ont rendu pleine justice à l’intérêt que présente cette seconde partie de l’ouvrage, même dans l’abrégé. « Il est fort à regretter, dit feu Sir H. M. Elliot, que nous ne possédions pas un exemplaire complet du livre de ce voyageur entreprenant… L’époque où Ibn Batoutah visita l’Inde (A. D. 1332-1342) est fort intéressante, et nous fait regretter davantage que les détails géographiques aient été rendus avec autant de confusion par l’abréviateur[14]. »

Le savant et judicieux historien de l’Inde, Mountstuart Elphinstone, après avoir tracé le récit du règne de Mohammed ibn Toghlok châh, ajoute ces paroles : « Beaucoup de particularités concernant ce règne sont rapportées par Ibn Batoutah, natif de Tanger, qui voyagea dans toute l’Asie, et visita la cour de Mohammed vers l'année 1341, et qui n’a pu avoir aucun intérêt à farder la vérité, puisqu’il a écrit après son retour en Afrique. Il confirme, dans toute leur étendue, les récits des indigènes touchant les talents et les crimes du roi, et trace, de sa magnificence mêlée de ruine, un tableau absolument tel qu’on peut se le figurer, quand il s’agit d’un pareil souverain[15] ».

Notre intention n’est point de suivre pas à pas Ibn Batoutah dans la partie de son récit qui concerne l’Inde ; une pareille tâche nous entraînerait fort au delà des bornes qui nous sont prescrites ; elle n’aurait pas, d’ailleurs, une bien grande utilité au point de vue géographique, puisque, dans ce volume, nous ne faisons que conduire notre auteur jusqu’à Dihly, et qu’on n’y trouvera mentionnées qu’un assez petit nombre de localités. C’est surtout par ce qui regarde les régions centrales de la péninsule et les villes du littoral, que la relation de l’Inde, par Ibn Batoutah, se recommande aux géographes ; or ces différents morceaux sont réservés pour le prochain volume. L’intérêt de celui-ci est plus principalement historique. Nous devons donc nous attacher à signaler et à éclaircir, autant qu’il est en nous, les principaux points des annales de l’Inde dont il y est question.


I.

Ibn Batoutah dit (p. 101) que, dans une grande et belle ville, située sur le bord oriental du Sind, et qu’il appelle Djénâny, il rencontra une peuplade nommée les Sâmirah, qui formait la population de cette localité. Il ajoute qu’elle y était fixée depuis l’époque de la conquête de cette ville, du temps de Heddjâdj (vers le commencement du viiie siècle de J. C.). Cette réflexion de notre auteur paraîtrait indiquer qu’il regardait la tribu en question comme d’origine musulmane. Mais des détails qu’il donne plus loin sur quelques coutumes singulières observées par elle, prouvent qu’elle appartenait, au moins pour la majeure partie, à la religion brahmanique. Or Firichtah raconte que la portion inférieure de la vallée de l’indus obéit, pendant un siècle, à une famille de Zémîndâr, ou « tenanciers hindous, » nommés les Soûmarah, [.][16]. Il dit plus loin[17] que Nâssir eddîn Rabâtchah, le premier souverain musulman du Sind, après la mort de Kothb eddîn Aibec, affaiblit tellement les Soùmarah, dont les uns étaient musulmans[18] et les autres infidèles, qu’il ne resta plus entre leurs mains que la ville de Tatta [.], les jungles et les places frontières. Aussi se résignèrent-ils à se livrer à l’agriculture et au soin des troupeaux, et vécurent-ils dans la retraite. Mais, après Nâssir eddin Rabâtchab (mort en 622 = 1225), ils ressaisirent par degrés le pouvoir, et arrachèrent le Sind aux sultans de Dihly. Firichtah parle d’un radjah de Tatta, qui s’appelait Habéchy, et qui appartenait à la peuplade des Soûmarah[19]. Plus loin, il atteste que les Zémîndârs du Sind étaient divisés en deux troupes appelées, l’une Soûmarah, et l’autre Satmah (alias Samma ou Soumana) ; qu’à la fin du règne de Mohammed Ibn Toghlok, grâce aux efforts et à l’aide des musulmans, la puissance passa de la famille des Soûmarah à celle des Satmah, qui donnait à son chef le nom de Djâm[20]. Enfin, dans son récit du règne de Mohammed ibn Toghlok[21], Firichtah rapporte que la peuplade des Soûmarah, laquelle habitait Tatta, avait donné asile à un rebelle. Un auteur persan du xvii siècle a mentionné une secte hindoue dont le nom et les usages offrent de grands rapports avec ceux des Sâmirah, dont parle notre auteur[22].


II.

A l’article de Dihly, dont il donne une description fort détaillée et pleine d’intérêt, Ibn Batoutah dit (p. 146) que cette ville fut prise par les musulmans dans l'année 584 (1188 de J. C.). Plus loin (p. 161), il répète la même date, en citant comme son garant le kâdhi suprême de l’Inde, à l’époque où il s’y trouvait. Il ajoute même qu’il l’a vue retracée sur le mihrâb (chœur ou autel) de la grande mosquée de Dihly. Mais nous devons faire observer qu’un auteur persan qui vivait dans la première moitié du xiiie siècle, et dont le témoignage a été admis par Firichtah, atteste que Dihly a été conquise par Kothb eddîn Aïbec, en l’année 588 seulement (1192 de J. C.[23]).

Ibn Batoutah consacre plus de cinquante pages à retracer l’histoire des souverains de Dihly, depuis Kothb eddîn Aibec, jusqu’à Mohammed ibn Toghlok chah, sous le règne duquel il visita l’Inde. Nous avons eu soin de comparer son récit avec ceux de l’auteur des Thabakâti Nâssiry, de Khondémîr (dans son Habib assiyer) et de Firichtah, et nous l’avons généralement trouvé d’accord avec ces écrivains. Mais comme il ne donne pas une seule date, et qu’on pourrait être embarrassé, dans la lecture de cette partie de son ouvrage, par ce défaut d’indications chronologiques, nous croyons devoir insérer ici un tableau offrant l’époque de l’avènement de tous les empereurs de Dihly antérieurs à Mohammed ibn Toghlok[24].


NUMÉRO. — DATES DE L’AVÈNEMENT. — NOMS DES PRINCES.

1. — 588 (1192). — Chihâb eddîn (ou Mo’izz eddîn) Mohammed ben Sàm, Le Ghouride, roi de Ghaznah, s’empare de Dihly par le moyen de son ancien esclave.
2. — 602 (mars 1206). — Kothb eddîn Aïbec, qui gouverne cette ville en qualité de vice-roi jusqu’à la mort de son maître, et, postérieurement à cette époque, comme souverain indépendant.
3. — 607 (1210-1211). — Arâm chah, fils d’Aïbec.
4. — 607. Chems eddîn Altmich, gendre d’Aïbec.
5. — 633 (1236). — Rocn eddîn Fîroùz châh, fils d’Altmich.
6. — 634 (nov. 1236). — La sultane Radhiyah, fille d’Altmich.
7. — 637 (avril 1236). — Mo’izz eddîn Behrâm chah, fils d’Altmich.
8. — 639 (1241-1242). — ’Alà eddîn Maç’oûd chah, fils de Fîroùz chah.
9. — 644 (juin 1246). — Nàssir eddîn Mahmoud, fils d’Altmich, à qui furent dédiées les Thabakâti Nàssiry.

10. — 664 (février 1266). — Ghiyâth eddîn Balaban, gendre d’Altmich.
11. — 685 [fin de] (commencement de 1286). — Mo’izz eddîn Keï Kobàd, petit-fils du précédent.
12. — 687 [fin de]. Selon Firichtah, t.I, p.153, l. dern., ou plutôt de 688 (premiers jours de janv. 1290). — Djélàl eddîn Fîroùz chah Khildjy.
13. — 695 (1296). — Rocn eddîn Ibràhîm, son fils.
14. — 695 (1296). — ’Alâ eddîn Mohammed chah, neveu et gendre de Djélàl eddîn.
15. — 715 (janvier 1316). — Chihàb eddîn’Omar, fils d’Alâ eddîn.
16. — 716 (avril 1316). — Kothb eddîn Mobàrec chah, fils d’Alâ eddîn.
17. — 720 (1320). — Nàssir eddîn Khosrew.
18. — 720 (1320). — Ghiyâth eddîn Toghlok chah meurt en 725 (1325).


Des dix-huit souverains inscrits sur cette liste, trois (le 3e, le 7e et le 8e) ont été omis par Ibn Batoutah. Notre voyageur n’a pas fait mention non plus d’un enfant de trois ans, fils de Mo’izz eddîn Keï kobâd, et qui fut placé sur le trône, sous le nom de Chems eddîn Keïoumors, lorsque son père se vit atteint de paralysie[25]. Nous ne croyons pas nécessaire d’indiquer les différences de détail qui existent entre le récit d’Ibn Baloutah, et ceux des historiens persans, la plupart plus récents[26]. Outre que ces différences ne sont généralement pas d’une grande importance, elles ont été en partie signalées par M. Lee, dans ses notes[27]. Le même savant a eu soin de faire remarquer d’autres points sur lesquels notre auteur est parfaitement d’accord avec Firichtah[28]. Il nous serait facile de multiplier ces rapprochements. Mais nous croyons qu’il suffit, pour faire sentir toute l’importance du récit d’Ibn Batoutah, de rappeler que celui-ci a puisé ses renseignements sur les lieux mêmes, et qu’il cite comme son principal garantie grand juge de l’Hindoustan.

D’ailleurs, il est probable que, pour ce qui concerne les événements accomplis depuis la mort du sultan Balaban, c’est-à-dire pendant la période d’environ un demi-siècle qui précéda son entrée dans l’Inde, Ibn Batoutah a pu en recueillir les détails de la bouche de témoins oculaires. Il lui arrive plus d’une fois de rapporter les propres paroles de témoins de cette espèce[29]. Un détail qui peut prouver combien notre auteur a été, en général, exactement informé, c’est ce qu’il ajoute (p. 178) à propos de l’entrevue qui eut lieu entre le sultan Mo’izz oddîn et son père, Nâssir eddîn, à savoir, quelle fut appelée la rencontre ou conjonction des deux astres heureux, et que les poètes la célébrèrent en foule. Or Firichtah, qui place, il est vrai, cette entrevue sur le fleuve Sérou (Sareyou ou Goggrah), et non sur le Gange, et qui la met deux années après l’époque que semble indiquer Ibn Batoutah, cite un poëme qui fut composé à cette occasion par le célèbre émir Khosrew Dihléwy, et qui porte le titre de Mesnéwy de la conjonction des deux astres heureux[30].

Si, pour les temps antérieurs à l’avènement de Mohammed ibn Toghlok chah, le récit d’Ibn Batoutah, quoique intéressant et souvent plus détaillé que ceux des historiens dont les ouvrages sont à notre disposition, ne peut passer cependant que pour un écho fidèle des bruits qui avaient cours parmi les personnes instruites, à l’époque où il visita l’Inde, il en est tout autrement d’une grande portion de ce qu’il nous apprend touchant le règne de ce second empereur de la dynastie toghlokide. Notre voyageur a passé plusieurs années dans les États, ou même à la cour de ce souverain ; les importantes fonctions de judicature dont il fut investi par lui le mirent en relation avec la plupart des personnages influents de l’empire, enfin, il accompagna le camp impérial dans plus d’une circonstance mémorable. On ne peut donc refuser à la plus grande partie de ce qu’il nous raconte sur les actions de ce prince, la confiance due à tout témoin fidèle et désintéressé.

Ibn Batoutah a prévu le sentiment d’incrédulité que pourraient exciter certains de ses récits touchant la munificence extraordinaire de Mohammed. Mais il a eu soin, à deux reprises, de protester de sa véracité, et cela dans les termes les plus forts, les plus énergiques[31]. D’ailleurs ce qu’il dit à ce sujet est pleinement confirmé, tant par les témoignages de Khondémîr et de Firichtah, que par celui d’un historien arabe contemporain, dont nous avons parlé dans la préface du premier volume (p. xii et xiii). On remarquera même que l’auteur du Méçâlic alabsâr, écrivain judicieux et exact, mais qui, n’ayant jamais visité l’Inde, tenait ses renseignements de voyageurs et de marchands, peut-être portés à l'exagération, se montre beaucoup moins modéré qu’Ibn Batoutah dans les chiffres qu’il assigne aux largesses du sultan, et dans les descriptions qu’il trace de la magnificence de ce souverain[32].

Nous nous bornerons à deux ou trois remarques pour ce qui concerne cette portion de l’ouvrage. Ibn Batoutah atteste qu’il a été présent à la rentrée de Mohammed dans sa capitale, au retour de quelques voyages ; que, « dans ces circonstances, trois ou quatre petites balistes, dressées sur des éléphants, lançaient aux assistants des pièces d’argent et d’or, que ceux-ci ramassaient. « Cela, ajoute notre auteur, commença au moment de l'entrée du sultan dans la ville, et dura jusqu’à son arrivée au château[33] ». Une telle prodigalité peut paraître bien extraordinaire ; et cependant Khondémîr affirme, d’après Dhiyaï Berny, auteur contemporain de Mohammed, que le jour où ce prince fit son entrée à Dihly, six semaines après son avènement au trône, ses trésoriers ayant chargé, d’après ses ordres, de robustes éléphants, de pièces d’or et d’argent, répandirent celles-ci sur l’assistance, et cela durant tout l’espace compris depuis la porte de Dihly jusqu’à celle du palais impérial[34]. Firichtah, qui répète ces détails, ajoute de plus qu’on jetait ces pièces de monnaie jusque sur les toits des maisons.

Il est question dans Ibn Batoutah (page 343) d’espions domestiques, que le souverain de l’Inde avait coutume de placer près de chaque émîr, quel que fût son rang. Firichtah nous apprend, en effet, que tel était l’usage d’un des prédécesseurs de Mohammed ibn Toghlok. « Le sultan ’Alâ eddîn, dit l’historien persan, établit des espions, de sorte que tout le bien et le mal commis par les habitants de la ville et du pays lui était parfaitement connu. Ce fut au point, que les conversations que les émirs et les hommes distingués de Dihly tenaient, la nuit, dans leurs maisons, avec leurs femmes et leurs enfants, l’empereur en avait connaissance dès le matin suivant.[35] Quand un de ces personnages paraissait en sa présence, ’Alâ eddîn lui remettait un écrit comprenant les propos de la nuit[36] ».

On remarquera dans ce volume (p. 238-270) un long et piquant récit des aventures d’un descendant de l’avant-dernier khalife abbâcide de Bagdad, et du traitement magnifique qu’il éprouva de la part du sultan de l’Inde. Ici encore les assertions de notre auteur sont pleinement confirmées par Firichtah, dans lequel nous lisons ce qui suit : « Makhdoùm Zàdeh[37], de Bagdad, lequel, en apparence, était de la famille d’Abbâs, étant arrivé dans l’Inde, l’empereur sortit à sa rencontre jusqu’à la petite ville de Pâlem, lui donna deux cent mille tengah, un district, le kiosque de Sîri, tout le revenu des terres comprises dans l’enceinte de la citadelle, et, enfin, plusieurs jardins. Toutes les fois que Makhdoûm Zâdeh venait le voir, le sultan descendait de son trône, et après être allé quelques pas au-devant de lui, il le faisait asseoir à son côté sur ce trône, et lui témoignait la plus grande politesse[38] ».

Un reproche que l’on est en droit d’adresser à Ibn Batoutah, c’est d’avoir raconté à peu près au hasard, et sans suivre la succession chronologique des événements, les révoltes et les calamités auxquelles l’Inde fut en proie sous le règne de Mohammed. Ce manque d’ordre est d’autant plus regrettable, que nulle part on ne trouve de date qui vienne aider le lecteur à se reconnaître au milieu de ce récit, d’ailleurs si curieux. Pour remédier, autant que possible, à ce défaut, nous avons cru devoir retracer dans un résumé chronologique, les faits les plus importants du rogne de Mohammed, depuis son avènement, jusqu’à l’époque où Ibn Batoutah quitta l’Inde pour la dernière fois, à la fin de l’année 747 de l’hégire (commencement d’avril 1347).


Mois de rébi’ premier 725 (février-mars 1325). Avènement de Mohammed.


727 (1326-1327). Mohammed se rend à Diouguir, et forme le dessein de prendre cette ville pour capitale, en place de Dihly. (Khondémîr, t. III, fol. 110 r°. Cf. Ibn Batoutah, p. 314.)


Fin de 727 (novembre 1327). Mélic Behrâm Abiah, gouverneur de Moultân, et plus connu sous le nom de Cachloû khân, se révolte. (Khondémîr, ibidem ; Firichtah, t. I, p. 43[39] ; Ibn Batoutah, p. 322 et 323.)


Même année. Thermachîrîn khân, souverain de l’Oloûs de Djaghataî, envahit l’Indoustan et s’avance jusqu’aux portes de Dihly. Mohammed achète de lui la paix ; mais la crainte de cet ennemi le retient trois ans dans Dihly. (Khondémîr, ibidem ; Firichtah, t. I, p. 238.)


738 (1337-1338). Mohammed envoie, dans les montagnes de Karâtchil, que l’on appelle autrement Hémadjil [.] (Himalaya), une armée de cent mille cavaliers, commandée par le fils de sa sœur, Khosrew Mélic. (Firichtah, t. I, p. 239 à 241 : Ibn Batoutah, p. 325-327.)


Date inconnue. Béhâ eddîn Guerchâsp, cousin germain du sultan et gouverneur de la province de Sâghar [.], dans le Dekhan, se révolte ; il est défait par Rhodjah Djibân et se réfugie près du radja de Canbîla, dans le Carnatic ; puis près de Bilâl Déo, radja de Déhoûresmend (Dwarsamoudra), qui le livre au vainqueur. (Firichtah, t. I, p. 241 ; Khondémîr, fol. 110 r° ; Ibn Batoutah, p. 318 à 321.)


739 (1338-1339). Mélic Fakhr eddin, serviteur de Mélic Bidâr Kadr khân Khildjy, gouverneur de Lacnaouty, se révolte dans le Bengale, tue Kadr khân, s’empare de Lacnaouty, de Sonârgânou et de Chittagong. (Firichtah, t. I, p. 244 ; t. II, p. 574, 575 ; Khondémîr, fol. 110 r°.)


Seyid Ahçan, père de Seyid Ibrahîm Kharithah Dâr, se révolte dans le Ma’bar. (Firichtah, t, I, p. 244 ; Khondémîr, fol. 110 v° ; Ibn Batoutah, p. 328.)


742 (1341-1342). Le sultan se dirige vers le Ma’bar ; après être arrivé à Diouguir ou Daoulet Abâd, il renvoie Khodjah Djihân à Dihly et part pour le Ma’bar, par le chemin du Tiling, afin de combattre le rebelle. Il séjourne dix jours à Warangol ; une épidémie se met parmi ses troupes ; lui-même tombe malade et retourne à Daoulet Abâd, puis à Dihly, qu’il trouve en proie à la plus extrême famine. (Firichtah, ibidem ; Khondémîr, fol. 110 v° ; Ibn Batoutah, p. 333, 334, 372 et 373.)


Chahoù l’Afghân se révolte à Moltân et tue Bihzâd, vice-roi de cette ville. (Firichtah, t. I, p. 245 ; Ibn Batoutah, p. 362.)


743 (1342-1343). Mélic Djender (probablement le Kuldjund d’Ibn Batoutab, p. 332), chef des Cakers, arbore l’étendard de la révolte et tue le gouverneur de Lahore, Mélic Tatar khân. Le sultan fait marcber contre lui Khodjah Djihân, qui le met en déroute. (Firichtah, ibidem.)
        Le sultan reconnaît la suprématie du khalife abbâcide résidant en Égypte. (Firichtah, t. I, p. 246 ; Khondémîr, fol. 110 v°. Cf. Ibn Batoutah, t. I, p. 363[40].) Mélic ’Aïn Almolc Moltâny, gouverneur d’Oude et de Zhafer Abâd, se révolte avec ses frères. (Firichtah, t. I, p. 248, 249 ; Ibn Batoutah, ci-dessous, p. 342 à 357.) Firichtah place cette rébellion dans l’année 746 ; mais il est évident, d’après le récit de Khondémîr (fol. 1 10 v°), comparé avec celui dTbn Batoutah, que la révolte d’Aïn Almolc a dû arriver quelques années plus tôt, sans doute en 742.


744 (1343-1344) Hâdj Sa’ïd Hormouzy (Sarsary, d’après Khondémîr) arrive d’Égypte, en compagnie de l’ambassadeur que le sultan y avait envoyé, et apporte à ce souverain un diplôme d’investiture et un vêtement d’honneur. (Firichtah, ibidem ; Khondémîr, fol. 110 v°. Cf. Ibn Batoutah, t. I, p. 364, 366.)


745 (1344-1345)— Nosrah khân, qui avait affermé toute la province de Bîder pour cent lacs de Tengâh, se révolte et se fortifie dans la citadelle de Bîder. Kothloûgh khân est envoyé de Diouguir contre lui, prend le château par capitulation et expédie le rebelle au sultan. (Firichtah, t. I, p. 247 ; Ibn Batoutah, ci-dessous, p. 340, 341 et 357.)


746 (1345-1346) Aly châh tue, en trahison, le gouverneur de Colbergah ; puis il se rend à Bîder, en tue le vice-roi et s’empare de la province. Kothloûgh khân marche contre lui, le défait, l’assiège dans Bîder et le prend par capitulation. Le sultan exile le rebelle et ses frères à Ghiznîn ; et, comme ils en revinrent sans permission, il les fait mettre à mort. (Firich. t. I, p. 247, 248 ; Ibn Batoutah, ci-dessous, p. 357, 358.)


Même année. Le sultan reçoit, à Dihly, Hâdji Redjeb (Hâdji Sa’ïd, d’après Khondémîr) et le cheïkh des cheïkhs de l’Égypte, qui lui apportent un diplôme du khalife, un vêtement qui avait été porté par ce prince et un étendard. (Firichtah, 1. 1, p. 249 ; Khondémîr, fol. 111 r° ; Ibn Batoutah, t. I, p. 367, 370.)
        Le sultan envoie comme gouverneur, dans le Malwa, ’Azïz Khammâr, « qui était au nombre des gens les plus vils » (Firich. t. I, p. 250). ’Azîz, étant arrivé à Dhàr, invite à un festin les émirs de Sadeh ou « centeniers », et en tue, par trahison, près de soixante et dix. (Firichtah, t. I, p 251 ; Khondémîr, fol. 111 r°.) Le sultan confie à Mokbil, esclave d’Ahmed ibn Ayâz Khodjah Djihân, le vizirat du Guzarate. (Firichtah, t, 1, p. 251.)


A la fin du mois de ramadhân 745, commencement de février 1345 (Khondémîr, fol. 111 r°), Mélic Mokbil se met en route pour Dihly, par le chemin de Dévy et de Baroda, avec des trésors et des chevaux destinés au sultan. Les émirs centeniers du Guzarate lui enlèvent le tout, et il s’enfuit à Nehrwâleh. (Firichtah, t. I, p. 252. Cf. Ibn Batoutah, p. 364.)

A la nouvelle de cet outrage, le sultan part pour le Guzarate, à la un de l’année susdite[41] ; il s’arrête dans la petite ville de Sultânpoûr, à quinze kosses de Dihly, et y apprend la défaite et la mort d’Aziz Khammâr. (Firichtah, t. I, p. 262. Cf. Ibn Batoutah, ibidem.)

A son arrivée près de la montagne d’Abhou, qui forme la limite du Guzarate, il envoie contre les rebelles le cheïkh Mo’izz eddîn, un des principaux émirs. Celui-ci est rejoint, près de Déwy, par Mélic Mokbil ; et tous deux livrent aux révoltés un combat dans lequel ils remportent la victoire. (Firichtah, t. I, p. 253.)

Le sultan s’établit temporairement à Bahroûtch, et perçoit avec la dernière sévérité les tributs arriérés de cette ville, de Cambaie et des autres cantons du Guzarate (cf. Ibn Batoutah, p. 365-368). Il envoie à Daoulet Abâd deux émissaires chargés d’arrêter et de mettre à mort les perturbateurs, émirs centeniers ou autres ; puis il se ravise et ordonne de lui expédier ces individus, sous l’escorte de quinze cents cavaliers. Mais les prisonniers, parmi lesquels se trouvait Haçan Gângoù, redoutant la sévérité du monarque, fondent sur leur escorte, tuent un de ses chefs, retournent à Daoulet Abâd, et y assiègent Nizhâm eddîn ’Alim Almolc, frère de Kothough khân. Ils débauchent la garnison, s’emparent de la ville, et mettent à mort les officiers impériaux, à l’exception de Nizhâm eddîn. (Firich. t. I, p. 253, 254. 521, 522 ; Khondémîr, fol. 111 r° ; Ibn Batoutah, p. 365, 366.)

Les émirs centeniers du Guzarale, qui, depuis leur défaite, se tenaient cachés, se joignent tous aux rebelles de Daoulet Abâd. Ils reconnaissent pour roi l’émir Ismà’ïl l’Afghan, qui était chef de deux mille hommes, et lui donnent le nom de Nâssir eddîn. Le sultan, ayant appris ces nouvelles, part en toute hâte de Bahroûtch, et arrive devant Daoulet Abâd. Les révoltés, au nombre de trente mille cavaliers. Afghans, Mongols, Radjpouts, Dekhanis, en viennent aux mains avec lui, et mettent ses deux ailes en déroute. Mais le chef de leur avant-garde ayant été tué, près de quatre mille de leurs cavaliers prennent tout à coup la fuite. La nuit interrompt le combat, et le souverain des rebelles en profite pour se retirer dans la citadelle de Daoulet Abâd, où il est assiégé par Mohammed, qui s’établit dans le kiosque impérial de la ville. Le siège durait depuis près de trois mois et avait déjà coûté la vie à beaucoup de monde, quand une nouvelle rébellion, survenue dans le Guzarate, force le sultan à quitter Daoulet Abâd, en y laissant, toutefois, un corps d’armée, commandé par Khodâwend Zâdeh Kiwâm eddîn. (Firichtah, t. I, p. 254, 255, 523, 524 ; Khondémîr, fol. 111 r° ; Ibn Batoutah, p. 368, 369.)


La lecture de ce tableau, où les événements racontés par Ibn Batoutah sont indiqués à leur place respective, permettra de mieux saisir l’enchaînement des faits, en même temps qu’elle montrera combien notre auteur s’accorde généralement avec Khondémîr et Firichtah. Il nous a semblé que c’était là l’épreuve la plus décisive à laquelle on pût soumettre l’exactitude du voyageur africain. Ce résumé chronologique présente deux ou trois circonstances dont Ibn Batoutah n’a pas parlé ; telles sont, par exemple, l’invasion de l’Inde par Thermachîrîn, antérieure, il est vrai, d’au moins sept à huit ans à l’arrivée d’Ibn Batoutah dans cette contrée, et la révolte du Bengale, sous Mélic Fakhr eddîn, en l’année 739 (1338-1339). En revanche, notre auteur offre plusieurs faits, dont ni Khondémîr, ni Firichtah n’ont fait mention. Il nous suffira de signaler ce qui a rapport au prince du Bengale, Ghiyâth eddîn Béhâdur Bourah (p. 316, 317). Firichtah n’a mentionné ce roi ni dans l’Histoire des empereurs de Dihly, ni dans la portion de son ouvrage qu’il a consacrée spécialement à l’histoire du Bengale. Et cependant des passages des Thabakâti achary et du Tarikhi Firoûz châhy, ainsi qu’une monnaie d’argent, frappée à Sonârgânou, en l’année 728 (1327-1328), prouvent que Ghiyâth eddîn Béhâdur châh gouvernait alors le Bengale, sous la suzeraineté de Mohammed ibn Toghlok châh[42].

On remarquera que, pour les derniers événements compris dans le précis chronologique, le récit d’Ibn Batoutah s’accorde moins parfaitement que pour ce qui précède avec ceux de Khondémîr et de Firichtah. Cela n’a rien qui doive nous étonner : en effet, Ibn Batoutah n’a pu avoir connaissance de ces faits que par ouï-dire, pendant les courtes relâches qu’il fit dans les ports de Caoulem et de Câlicut, à son retour de la Chine. Il n’est donc pas surprenant qu’il n’ait point connu, dans toutes leurs circonstances, des événements qui s’étaient passés dans d’autres portions de l’Inde, telles que le Guzarate et le Dekhan, et dont quelques-uns d’ailleurs n’étaient pas encore entièrement terminés, lorsqu’il dit adieu pour la dernière fois à la péninsule indienne[43].

Nous n’avons pas plus craint, pour ce volume que pour les précédents, de soumettre à un examen sévère le récit de notre voyageur, et d’en faire connaître les parties faibles. Nous croyons qn’Ibn Batoutah n’y perdra rien aux yeux des juges éclairés et impartiaux. Nous espérons que ceux-ci voudront bien nous tenir compte des soins longs et minutieux que nous n’avons cessé de prendre pour éclaircir, autant qu’il était en nous, les difficultés que présentait cette portion de l’ouvrage.

  1. Sir John Malcolm, Hist. de la Perse, trad. fr. t. III, p. 358 ; Meyendorff, Voyage d’Orenbourg à Bouhhara, p. 281, 282.
  2. Voyages d’Ali Bey, t. III, p. 6, 7.
  3. Histoire des khans mongols du Turkistan et de la Transoxiane, trad. du persan par C. Defrémery. Paris, Impr. imp. 1853, in-8o, p. 93 et suiv.
  4. Nous devons faire observer qu’Ibn Batoutah a omis de mentionner (p. 64) le règne de Chems eddîn Mohammed, frère aîné d’Alhâfizh et d’Hoçaïn. Il est vrai que ce règne ne dura que deux mois, selon d’Herbelot et Deguignes (Histoire généraJe des Huns, etc. t. I, p. 416), ou dix mois, d’après Khondémîr (Habîb Assiyer, ms. de Gentil, t. III, f° 128 v°).
  5. Voyez le chapitre du Habib Assiyer intitulé : Histoire de la domination des rois Serhédâr sur le pays de Sebzévâr, chapitre dont le savant académicien de Saint-Petersbourg M. Bernhard Dorn a récemment publié le texte, avec une traduction allemande et des notes (Die Geschichte Tabaristan’s und der Serbedar nach Chondemir, 1850, grand in-4o, p. 143 et suiv.) ; cf. encore Sehir eddin’s Geschichte von Tabaristan, Rujan und Masanderun, persischer Text, herausgegeben von B. Dorn ; Saint-Pétersbourg, 185o, in-8o, p. 100 et suiv. jusqu’à 111. — D’Herbelot (Biblioth. orient, verbo Sarbédar) et, d’après lui, Deguignes (Hist. des Huns, t. I, p. 412), donnent une origine un peu différente à la dénomination de Serbédâr.
  6. Hist. de Timur Bec, par Cheref eddin Ali, trad. de Pétis de la Croix, t. I, p. 6 el 7 ; Sehir eddin’s Geschichte, etc. loc. laud. Khondémîr, apud Dorn, loc. laud. p. 146 et 149) ; et ms. de Gentil, t. III, fol. 129 r°, lignes 1 et 2.
  7. Voyez l’Histoire des Mongols de la Perse, p. 176, 177, note, et la Géographie d’Édrîcy, trad. fr. t. II, p. 180, où on lit Faner, [.], au lieu de [.] ; et The geographical works of Sadik Isfahani, p. 40.
  8. Journal historique du voyage de M. de Lesseps, Paris, 1790, in-8o, t. II, p. 137, 139.
  9. A personal narrative of a journey to tlhe source of the river Oxus, etc. London, 1841, in-8o, p. 408 et suiv.
  10. Leyden’s and Erskine’s Baber, p. 139.
  11. Cf. Edward Thomas, On the coins of the kings of Ghazni, London, 1848, in-8o, p. 31. M. Lee a supposé à tort que cette place pouvait être celle de Bedâoun, mentionnée par Firichtah, et dont il sera question ci-après. Bédâoun est, comme on sait, située dans le Rohilconde.
  12. Nous avons fait voir, dans la préface de notre premier volume, combien le travail du religieux portugais laissait à désirer, sous le double rapport de l'intelligence du texte et de la transcription des noms propres d’hommes et de lieux, et combien il présentait de suppressions. Nous osons espérer que notre version, plus complète, plus étudiée, et dont, grâce à l’adjonction du texte, les orientalistes peuvent facilement contrôler l’exactitude, remplacera dorénavant celle de notre devancier.
  13. On se fera une idée de la différence qui existe entre les deux rédactions, quand on saura que ce qui, dans le présent volume, occupe trois cent cinquante-six pages, n’en remplit, dans le volume de M. Lee, que cinquante-deux, sur lesquelles il faut en déduire huit pour un extrait d’un ouvrage persan relatif à l’histoire de la forteresse de Gualior, et au moins deux fois autant pour les notes du traducteur, parmi lesquelles il y en a de fort utiles, mais aussi d’inexactes. L’abrégé traduit par M. Lee paraît avoir été rédigé avec beaucoup de négligence. En effet, on y voit l’histoire du cheïkh Hoûd (et non Hâd, comme on lit, p. 146 de M. Lee) mêlée, de la manière la plus étrange, avec celle de Behâ eddîn Guchtasp (ou Guerchasp), cousin germain du sultan de l’Inde. (Cf. ci-dessous, p. 302 à 307 et 318 à 321.) La rébellion d’Aïn Almolc est aussi racontée de la façon la plus incomplète et la plus inexacte. (voyez Lee, p. 147.)
  14. Supplement to the Glossary of indian terms, by H. M. Elliot, Agra, 1845, in-8o, p. 79, note.
  15. History of India, t. II, p. 66.
  16. Firichtah, édit. lithogr. Bombay, 1831, in-fol. t. II, p. 609, lig. 2 et suiv. (Cf. M. Reinaud, Mémoire géographique. historique et scientifique sur l’Inde, p. 256.)
  17. Page 610, lignes 3 et suiv.
  18. L’émîr Ounâr Assâmiry, dont parle notre auteur (p. 105), avait aussi embrassé l’islamisme. Plus loin (p. 137), Ibn Batoutah mentionne un prince musulman appartenant à la tribu des Sâmirah du Sind.
  19. Page 613, lignes 4 et 3 a fine
  20. Tome II, p. 615.
  21. Tome I, p. 257.
  22. On peut voir ce passage du Dabistân, cité et traduit dans une note de M. Lee, p. 100.
  23. Thabakâti Nâssiry, ms. persan 13, Gentil, fol. 291 r° et 300 v° ; Firichtah, t. 1, p. 102, lig. 5, et 106, ligne 15.
  24. Pour dresser le tableau suivant, nous avons fait usage des trois historiens persans cités plus haut ; nous avons de plus mis à profit un savant travail de M. Edward Thomas (On the coins of the patan sultans of Hindustan, London, 1847, avec un supplément, ibidem, 1802), qui a rectifié, à l’aide des médailles, plusieurs des dates données par Firichtah. (Voy. surtout les pag. 41, (45, 122 et 129.) Nous devons faire observer que, dans son premier travail (p. 37, note), M. Thomas a fait dire à Ibn Batoutah une chose qui ne se trouve pas dans notre auteur. Il s’agit de la mort de Nâssir eddîn, fils de Balaban et gouverneur du Bengale, mort que, d’après M. Thomas, qui cite comme garantie le travail de M. Lee (p. 116), Ibn Batoutah aurait placée en 689. Or il n’est question de rien de pareil ni dans la relation originale, ni dans l’abrégé. On y lit seulement (p. 176 ci-dessous, et page citée de l’abrégé) qu’à l’époque de la mort de Balaban, son fils Nâssir eddîn se trouvait dans la province de Lacnaouty. M. Thomas paraît avoir été induit en erreur par ce qu’on lit plus loin (p. 118) dans la traduction de M. Lee, à savoir, que Nàssir eddîn mourut deux ans après son entrevue avec son fils Mo’izz eddîn. Mais les mss. de la relation originale portent [.] « des années », et non [.] « deux années » (voy. p. 179 ci-dessous).
  25. Khondémîr, t. III, fol. 103 r° ; Firichtah, t. I, p. 152, 153.
  26. Alminhâdj ibn Sirâdj Aldjoûzdjâny, auteur des Thabakâti Nâssiry, écrivait en 1259 ; Khondémîr mourut en 1534, et Firichtah vivait encore en 1626.
  27. Voyez p. 113 et 118. Nous devons faire observer que le fils de Chems eddîn Altmich, qui fut mis à mort par l’ordre de son frère Rocn eddîn, s’appelait Kothb eddîn et non Mo’izz eddîn, comme le dit Ibn Batoutah (p. 166). (Cf. les Thabakâli Nâssiry, fol. 325 r° et Firichtah, t. I, p. 116, ligne avant-dernière.)
  28. Voyez p. 119, n. 3 ; 120, n. 2 ; 124, n. 2 et 3, et, surtout, p. 129, 130.
  29. Voyez p. 193 et 213.
  30. T. I, p. 148, 149 ; Cf. Khondémîr, t. III, fol. 102 v°. Le ineme ouvrage d’émîr Khosrew est encore cité sous ce même titre, dans un passage du Khilâcet attéwârîkh, transcrit par M. Ed. Thomas, op. supr. laud., p. 127, l. 5.
  31. Voyez ci-dessous, p. 217 et 243.
  32. Voyez les Notices et extraits des mss., t. XIII, p. 181 à 210 et 217 à 221
  33. Ci-dessous, p. 238, 395, 396.
  34. خازنان آن يادشه حاتم نشان حسب الفرمـان تنكَجان طلا ونفره بر فيلان كَردون نوان باركرده بودند ولز دروازهُ دهاى تادر دوانخانهٗ ساطانر در تمامر ان مسافت نقود نا معدود بر مفارق خاصّ وعامّ نثار مر نمودند. Habib assiyer, t. III, fol.  109 vo, 110 ro. Cf. Firichtah t. I, p. 236.
  35. Nous ne pouvons nous empêcher de faire observer qu’un fait particulier, raconté par Ibn Batoutah dans le passage cité plus haut, semble confirmer d’avance cette assertion de l’historien persan, postérieur de plus de deux siècles et demi à notre voyageur.
  36. Firichtah, l. I, p. 190, ligne 2 et suiv.
  37. On voit dans Ibn Batoutah, p. 244, que tel était le titre honorifique de ce personnage.
  38. T. I, p. 249, 250.
  39. Firichtah retarde cet événement jusqu’après l’échec qui atteignit l’armée indienne dans son expédition au delà de l’Himalaya, en l’année 738 (1337-1338). Ici, comme plus bas, nous avons suivi de préférence la chronologie de Khondémîr, auteur plus ancien, et, en général, plus exact. M. Ed. Thomas a déjà fait observer, à propos de l’époque où Diouguir fut choisi comme capitale par Mohammed ibn Toghlok, combien peu les dates données par Firichtah méritent de confiance. (Op. sup. laud. p. 61, n. 18. Cf. ibid. p. 74, note.)
  40. Il est démontré, par une monnaie d’or du sultan Mohammed, décrite par M. Thomas, p. 50, n° 85, que cet événement doit être plus ancien d’au moins une année.
  41. Telle est la date donnée par Khondémîr, fol. 111 r°. Firichtah indique celle de 748, qui est contredite par ce qu’on lit dans une autre portion de l’ouvrage de cet auteur. En effet, on y voit (p. 520) que l’intronisation de Haçan Gângoû Behmény, comme roi de Colberga, laquelle arriva deux années au moins après ces événements, eut lieu le 24 rebi second 748 (4 août 1347).
  42. Voyez Ed. Thomas, op. supr. laud., supplément, p. 134, 135.
  43. Voyez ce qu’il dit du siège de la citadelle de Daoulet Abâd, p. 369.