Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’Asie centrale

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Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome troisièmep. 1-92).

Après être partis de Sera, nous marchâmes pendant dix jours et arrivâmes à la ville de Serâtchoûk. Le mot tchoûk (tchik) signifiant « petit », c’est comme si l’on disait le petit Sera. Cette ville est située sur le bord d’un fleuve immense, que l’on appelle Oloû Soû (l’Oural ou Yaïk), ce qui signifie « la grande eau. » Il est traversé par un pont de bateaux semblable à celui de Baghdâd. C’est ici que nous cessâmes de voyager avec des chevaux traînant des chariots ; nous les vendîmes moyennant quatre dinars d’argent par tête, et moins encore, à cause de leur état d’épuisement et de leur peu de valeur en cette ville. Nous louâmes des chameaux pour tirer les chariots. On voit à Serâtchoûk une zâouiah appartenant à un pieux personnage turc avancé en âge, que l’on appelle Athâ, c’est-à-dire « père. » Il nous y donna l’hospitalité et fit des vœux en notre faveur. Le kâdhi nous traita aussi ; mais j’ignore son nom.

Après notre départ de Serâtchoûk, nous marchâmes, durant trente jours, d’une marche rapide, ne nous arrêtant que deux heures chaque jour, l’une vers dix heures de la matinée, et la seconde au coucher du soleil. Chacune de ces stations durait seulement le temps nécessaire pour faire cuire le doûghy (espèce de millet) et pour le boire. Or il est cuit après un seul bouillon. Ces peuples ont de la viande salée et séchée au soleil, qu’ils étendent par-dessus cette boisson ; enfin, ils versent sur le tout du lait aigri. Chaque homme mange et dort seulement dans son chariot durant le temps de la marche. J’avais dans mon arabah trois jeunes filles. C’est la coutume des voyageurs d’user de vitesse en franchissant ce désert, à cause du peu d’herbage qu’il produit : les chameaux qui le traversent périssent pour la plupart, et ceux qui survivent ne servent de nouveau que l’année suivante, lorsqu’ils ont repris de l’embonpoint. L’eau, dans ce désert, se trouve dans des endroits placés à des intervalles déterminés, à deux ou trois jours de distance l’un de l’autre ; elle est fournie par la pluie ou par des puits creusés dans le gravier.

Lorsque nous eûmes traversé ce désert, ainsi que nous l’avons dit, nous arrivâmes à Khàrezm. C’est la plus grande et la plus belle ville des Turcs ; elle possède de jolis marchés, de vastes rues, de nombreux édifices, et se recommande par des beautés remarquables. Ses habitants sont si nombreux, qu’elle tremble, pour ainsi dire, sous leur poids, et qu’ils la font ressembler, par leurs ondulations, à une mer agitée. Je m’y promenai à cheval pendant un jour, et j’entrai dans le marché. Lorsque j’arrivai au milieu et que j’atteignis l’endroit où l’on se serrait le plus, et que l’on appelle choûr (est-ce le mot persan choûr, « commotion, agitation, tumulte », et aussi « marché aux chevaux ? » ), je ne pus dépasser ce lieu, à cause de la foule qui s’y pressait. Je voulus revenir sur mes pas ; cela me fut également impossible, et par le même motif. Je demeurai confondu, et je ne parvins à m’en retourner qu’après de grands efforts. Quelqu’un me dit que ce marché était peu fréquenté le vendredi, parce qu’on ferme ce jour-là le marché de la Kaïçârieh (bazar) et d’autres marchés. Je montai à cheval le vendredi, et je me dirigeai vers la mosquée cathédrale et le collège.

Cette ville fait partie des états du sultan Uzbec, qui y a placé un puissant émir nommé Kothloûdomoûr. C’est cet émir qui a construit le collège et ses dépendances ; la mosquée a été bâtie par sa femme, la pieuse princesse Torâbec. On voit à Khârezm un hôpital, auquel est attaché un médecin syrien connu tous le nom d’Assahioûny, qui est un adjectif relatif dérivé de Sahioûn, nom d’une ville de Syrie.

Je n’ai pas vu, dans tout l’univers, d’hommes meilleurs que les habitants de Khârezm, ni qui aient des âmes plus généreuses ou qui chérissent davantage les étrangers. Ils observent, dans leurs prières, une coutume louable que je n’ai point remarquée chez d’autres peuples : cette coutume consiste en ce que chaque moueddhin des mosquées de Khârezm fait le tour des maisons occupées par des voisins de sa mosquée, afin d’avertir ceux-ci d’assister à la prière. L’imâm frappe, en présence de toute la communauté, quiconque a manqué à la prière faite en commun : il y a un nerf de bœuf, suspendu dans chaque mosquée, pour servir à cet usage. Outre ce châtiment, le délinquant doit payer une amende de cinq dinars, qui est appliquée aux dépenses de la mosquée, ou employée à nourrir les fakîrs et les malheureux. On prétend que cette coutume est en vigueur chez eux depuis les temps anciens.

Auprès de Khârezm coule le fleuve Djeïhoûn (Oxus), un des quatre fleuves qui sortent du Paradis. Il gèle dans la saison froide, comme le fleuve Itil (Volga). On marche alors sur la glace qui le recouvre, et il demeure gelé durant cinq mois. Souvent des imprudents ont osé le passer au moment où il commençait à dégeler, et ils ont péri. Durant l’été, on navigue sur l’Oxus, dans des bateaux, jusqu’à Termedh, et l’on rapporte de cette ville du froment et de l’orge. Cette navigation prend dix jours à quiconque descend le fleuve.

Dans le voisinage de Khârezm se trouve un ermitage, bâti auprès du mausolée du cheïkh Nedjra eddîn Alcobra, qui était au nombre des plus saints personnages. On y sert de la nourriture aux vovageurs. Le supérieur de cet ermitage est le professeur Serf eddîn, fils d’Açabah, un des principaux habitants de Khârezm. Dans cette ville se trouve encore un ermitage dont le supérieur est le pieux, le dévot Djélâl eddîn Assamarkandy, un des hommes les plus pieux qui existent ; il nous y traita.

Près de Khârezm, on voit le tombeau de l’imâm très-savant Abou’lkâcim Mahmoud, fils d’Omar azzamakhchary, au-dessus duquel s’élève un dôme. Zamakhchar est une bourgade à quatre milles de distance de Khârezm.

Lorsque j’arrivai à Khârezm, je logeai en dehors de cette ville. Un de mes compagnons alla trouver le kâdhi Sadr eddîn Abou Hafs ’Omar albecry. Celui-ci m’envoya son substitut Noâr alislâm « la lumière de l’islamisme », qui me donna le salut, et retourna ensuite près de son chef. Le kâdhi vint en personne, accompagné de plusieurs de ses adhérents, et me salua. C’était un tout jeune homme, mais déjà vieux par ses œuvres ; il avait deux substituts, dont l’un était le susdit Noûr alislâm, et l’autre Noûr eddîu Alkermâny, un des principaux jurisconsultes. Ce personnage se montre hardi dans ses décisions et ferme dans la dévotion.

Lorsque j’eus mon entrevue avec le kâdhi, il me dit : « Cette ville est remplie d’une population extrêmement dense, et vous ne réussirez pas facilement à y entrer de jour. Noûr alislâm viendra vous trouver, pour que vous fassiez votre entrée avec lui à la fin de la nuit. » Nous agîmes ainsi, et nous logeâmes dans un collège tout neuf, où il ne se trouvait encore personne.

Après la prière du matin, le kâdhi vint nous visiter, accompagné de plusieurs des principaux de la ville, parmi lesquels Mewlânâ Homâm eddîn, Mewlânà Zeïn eddîn Almokaddécy, Mewlânâ Ridha eddîn Iahia, Mewlânâ Fadhl allah Arridhawy, Mewlânâ Djélâl eddîn Al’imâdy et Mewlânâ Chems eddîn Assindjary, chapelain de l’émir de Khârezm. Ces hommes étaient vertueux et doués de qualités fort louables. Le principal dogme de leur croyance est l’I’tizâl (doctrine des Mo’tazilites ; voy. t. II, p. 2 56) ; mais ils ne le laissent pas voir, parce que le sultan Uzbec et son vice-roi en cette ville, Kothloûdoraoûr, sont orthodoxes.

Durant le temps de mon séjour à Khârezm, je priais le vendredi avec le kâdhi AbouHafs ’Omar, et dans sa mosquée. Lorsque j’avais fini de prier, je me rendais avec lui dans sa maison, qui est voisine de la mosquée. J’entrais en sa compagnie dans son salon, qui est un des plus magnifiques que l’on puisse voir. Il était décoré de superbes tapis ; ses murs étaient tendus de drap ; on y avait pratiqué de nombreuses niches, dans chacune desquelles se trouvaient des vases d’argent doré et des vases de verre de l’Irâk. C’est la coutume des habitants de ce pays d’en user ainsi dans leurs demeures. On apportait ensuite des mets en grande quantité ; car le kâdhi est au nombre des hommes aisés et opulents, et qui vivent très-bien. Il est l’allié de l’émir Kothloûdomoûr, ayant épousé la sœur de sa femme, nommée Djidjâ Aghâ.

On trouve à Khârezm plusieurs prédicateurs, dont le principal est Mewlânâ Zeïn eddîn Alniokaddecy. On y voit aussi le khathîb Mewlânâ Hoçâm eddîn Almecchâthy, l’éloquent prédicateur, et un des quatre meilleurs orateurs que j’aie entendus dans tout l’univers. (Cf. t. I, p. 107.)

L’émir de Khârezm est le grand émir Kothloûdomoûr, dont le nom signifie « le fer béni » ; car kothloû veut dire « béni », et domoûr est l’équivalent du mot « fer ». Cet émir est fils de la tante maternelle du sultan illustre Mohammed Uzbec ; il est le principal de ses émirs et son vice-roi dans le Khorâçân. Son fils, Hâroûn Bec, a épousé la fille du sultan et de la reine Thaïthogly, dont il a été question ci-dessus. Sa femme, la khâtoûn Torâbec, s’est signalée par d’illustres actes de générosité. Lorsque le kâdhi vint me voir pour me saluer, ainsi que je l’ai raconté, il me dit : « L’émir a appris ton arrivée, mais il a un reste de maladie qui l’empêche de te visiter. » Je montai à cheval avec le kâdhi, pour rendre visite à l’émir. Nous arrivâmes à son palais, et nous entrâmes dans un grand michwer (partie d’un palais séparée du reste de l’édifice) dont la plupart des appartements étaient en bois. De là nous passâmes dans une petite salle d’audience où se trouvait un dôme de bois doré, dont les parois étaient tendues de drap de diverses couleurs, et le plafond recouvert d’une étoffe de soie brochée d’or. L’émir était assis sur un tapis de soie étendu pour son usage particulier ; il tenait ses pieds couverts, à cause de la goutte dont il souffrait, et qui est une maladie fort répandue parmi les Turcs. Je lui donnai le salut, et il me fit asseoir à son côlé.

Le kâdhi et les docteurs s’assirent aussi. L’émir m’interrogea touchant son souverain, le roi Mohammed Uzbec, la khâtoûn Beïaloûn, le père de cette princesse et la ville de Constantinople. Je satisfis à toutes ses questions. On apporta ensuite des tables, sur lesquelles se trouvaient des mets, c’est-à-dire des poulets rôtis, des grues, des pigeonneaux, du pain pétri avec du beurre, et que l'on appelle alculidja (en persan culitcheh, pain de forme ronde), du biscuit et des sucreries. Ensuite on apporta d’autres tables couvertes de fruits, savoir : des grenades épluchées, dans des vases d’or ou d’argent, avec des cuillers d’or. Quelques-uns de ces fruits étaient dans des vases de verre de l’Irâk, avec des cuillers de bois. Il y avait aussi des raisins et des melons (ou pastèques) superbes.

Parmi les coutumes de cet émir est la suivante : le kâdhi vient chaque jour à sa salle d’audience, et s’assied, dans un endroit destiné à cet usage, avec les docteurs de la loi et ses secrétaires. Un des principaux émirs s’assied en face de lui, avec huit des grands émirs ou cheikhs turcs, qui sont appelés Alarghodji (yârghoudji, ou arbitres). Les habitants de la ville viennent soumettre leurs procès à la décision de ce tribunal. Les causes qui sont du ressort de la loi religieuse sont jugées par le kâdhi ; les autres le sont par ces émirs. Leurs jugements sont justes et fermes ; car ils ne sont pas soupçonnés d’avoir de l’inclination pour l’une des parties, et ne se laissent pas gagner par des présents.

Lorsque nous fûmes de retour au collège, après l’entrevue avec l’émir, il nous envoya du riz, de la farine, des moutons, du beurre, des épices et plusieurs charges de bois à brûler. On ignore l’usage du charbon dans toute cette contrée, ainsi que dans l’Inde, le Khorâçân et la Perse. Quant à la Chine, on y brûle des pierres, qui s’enflamment comme le charbon. Lorsqu’elles sont converties en cendres, on les pétrit avec de l’eau, puis on les fait sécher au soleil, et on s’en sert une seconde fois pour faire la cuisine, jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait consumées.


ANECDOTE, ET ACTION GÉNÉREUSE DE CE KADHI ET DE L’ÉMIR.

Je faisais ma prière un certain vendredi, selon ma coutume, dans la mosquée du kâdhi Abou Hafs. Il me dit : « L’émir a ordonné de te payer une somme de cinq cents dirhems, et de préparer à ton intention un festin qui coûtât cinq cents autres pièces d’argent, et auquel assisteraient les cheïkhs, les docteurs et les principaux de la ville. Lorsqu’il eut donné cet ordre, je lui dis : « O émir, tu feras préparer un repas dans lequel les assistants mangeront seulement une ou deux bouchées ! Si tu assignes à cet étranger toute la somme, ce sera plus utile pour lui. » Il répondit ; « J’agirai ainsi ; » et il a commandé de te payer les mille dirhems entiers. » L’émir les envoya, avec son chapelain Chems eddîn Assindjary, dans une bourse portée par son page. Le change de cette somme en or du Maghreb équivaut à trois cents dinars.

J’avais acheté ce jour-là un cheval noir, pour trente-cinq dinars d’argent, et je le montai pour aller à la mosquée. J’en payai le prix sur cette somme de mille dirhems. A la suite de cet événement, je me vis possesseur d’un si grand nombre de chevaux, que je n’ose le répéter ici, de peur d’être accusé de mensonge. Ma position ne cessa de s’améliorer, jusqu’à mon entrée dans l’Inde. Je possédais beaucoup de chevaux ; mais je préférais ce cheval noir et je l’attachais devant tous les autres. Il vécut trois années entières à mon service, et après sa mort, ma situation changea.

La khâtoûn Djîdja Agbâ, femme du kâdhi, m’envoya cent dinars d’argent. Sa sœur Torâbec, femme de l’émir, donna en mon honneur un festin, dans l’ermitage fondé par elle, et y réunit les docteurs et les chefs de la ville. Dans cet édifice on prépare de la nourrilure pour les voyageurs. La princesse m’envoya une pelisse de martre zibeline et un cheval de prix. Elle est au nombre des femmes les plus distinguées, les plus vertueuses et les plus généreuses. (Puisse Dieu la récompenser par ses bienfaits !)


ANECDOTE.

Lorsque je quittai le festin que cette princesse avait donné en mon honneur et que je sortis de l’ermitage, une femme s’offrit à ma vue, sur la porte de cet édifice. Elle était couverte de vêtements malpropres et avait la tête voilée. Des femmes, dont j’ai oublié le nombre, l’accompagnaient. Elle me salua ; je lui rendis son salut, sans m’arrêler et sans faire autrement attention à elle. Lorsque je fus sorti, un certain individu me rejoignit et me dit : « La femme qui t’a salué est la khâtoûn. » Je fus honteux de ma conduite, et je voulus retourner sur mes pas, afin de rejoindre la princesse ; mais je vis qu’elle s’était éloignée. Je lui fis parvenir mes salutations par un de ses serviteurs, et je m’excusai de ma manière d’agir envers elle, sur ce que je ne la connaissais pas.


DESCRIPTION DU MELON DE KHÂREZM.

Le melon de Khârezm n’a pas son pareil dans tout l’univers, tant à l’est qu’à l’ouest, si l’on en excepte celui de Bokhâra. Le melon d’Isfahân vient immédiatement après celui-ci. L’écorce du premier est verte et le dedans est rouge ; son goût est extrêmement doux, mais sa chair est ferme. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on le coupe par tranches, qu’on ie fait sécher au soleil, qu’on le place dans des paniers, ainsi qu’on en use chez nous avec les figues sèches et les figues de Malaga ; et. dans cet état, on ie transporte de Khârezm à l’extrémité de l’Inde et de la Chine. Il n’y a pas, parmi tous les fruits secs, un fruit plus agréable au goût. Pendant le temps de mon séjour à Dihly, dans l’Inde, toutes les fois que des voyageurs arrivaient, j’envoyais quelqu’un pour m’acheter, de ces gens-là, des tranches de melon. Le roi de l’Inde, lorsqu’on lui apportait de ces melons, m’en envoyait, parce qu’il connaissait mon goût pour cet aliment. C’est la coutume de ce prince de donner en présent aux étrangers des fruits de leur pays, et de les favoriser de cette manière.


ANECDOTE.

Un chérîf, du nombre des habitants de Kerbelâ, m’avait accompagné de Sera à Khârezm. Il s’appelait ’Aly, fils de Mançoûr, et exerçait la profession de marchand. Je le chargeais d’acheter pour moi des vêtements et d’autres objets. Il m’achetait un habit pour dix dinars, et me disait : « Je l’ai payé huit pièces d’or. » Il portait à mon compte huit dinars, et payait de sa bourse les deux autres. J’ignorai sa conduite jusqu’à ce qu’elle me fût révélée par d’autres personnes. Outre cela, le chérîf m’avait prêté plusieurs dinars. Lorsque je reçus le présent de l’émir de Khârezm, je lui rendis ce qu’il m’avait prêté, et je voulus ensuite lui faire un cadeau, en retour de ses belles actions. Il le refusa et jura qu’il ne l’accepterait pas. Je voulus donner le présent à un jeune esclave qui lui appartenait et que l’on appelait Câfoûr ; mais il m’adjura de n’en rien faire. Ce chérîf était le plus généreux habitant des deux ’Iràks que j’eusse encore vu. Il résolut de se rendre avec moi dans l’Inde ; mais, dans la suite, plusieurs de ses concitoyens arrivèrent à Khârezm, afin de faire un voyage en Chine ; et il forma le projet de les accompagner. Je lui fis des représentations à ce sujet ; mais il me répondit : « Ces habitants de ma ville natale retourneront auprès de ma famille et de mes proches, et rapporteront que j’ai fait un voyage dans l’Inde pour mendier. Ce serait un sujet de blâme pour moi d’agir ainsi, et je ne le ferai pas. » En conséquence, il partit avec eux pour la Chine. J’appris par la suite, durant mon séjour dans l’Inde, que cet homme, lorsqu’il fut arrivé dans la ville d’Almâlik, située à l’extrémité de la principauté de Mavéra’nnabr et à l’endroit où commence la Chine, s’y arrêta, et envoya à la Chine un jeune esclave, à lui appartenant, avec ce qu’il possédait de marchandises. L’esclave tarda à revenir. Sur ces entrefaites, un marchand arriva de la patrie du chérîf à Almâlik et se logea dans le même caravansérail que lui. Le chérîf le pria de lui prêter quelque argent, en attendant le retour de son esclave. Le marchand refusa ; ensuite il ajouta à la honte de la conduite qu’il avait tenue en manquant de secourir le chérîf, celle de vouloir encore lui faire supporter la location de l’endroit du khân où il logeait lui-même. Le chérîf apprit cela ; il en fut mécontent, entra dans son appartement et se coupa la gorge. On survint dans un instant où il lui restait encore un souffle de vie, et l’on soupçonna de l’avoir tué un esclave qui lui appartenait. Mais il dit aux assistants : « Ne lui faites pas de mal ; c’est moi qui me suis traité ainsi ; » et il mourut le même jour. Puisse Dieu lui faire miséricorde !

Ce chérîf m’a raconté le fait suivant, comme lui étant arrivé. Il reçut un jour en prêt, d’un certain marchand de Damas, six mille dirhems. Ce marchand le rencontra dans la ville de Hamâh, en Syrie, et lui réclama son argent. Or il avait vendu à terme les marchandises qu’il avait achetées avec cette somme. Il fut honteux de ne pouvoir payer son créancier, entra dans sa maison, attacha son turban au toit, et voulut s’étrangler. Mais la mort ayant tardé à l’atteindre, il se rappela un changeur de ses amis, l’alla trouver et lui exposa son embarras. Le changeur lui prêta une somme avec laquelle il paya le marchand.

Lorsque je voulus partir de Khârezm, je louai des chameaux et j’achetai une double litière (cf. t. I, p. 404). J’avais pour contre-poids, dans un des côtés de cette litière, ’Afif eddîn Attaouzéry. Mes serviteurs montèrent quelques-uns de mes chevaux, et nous couvrîmes les autres avec des housses, à cause du froid. Nous entrâmes dans le désert qui s’étend entre Khârezm et Bokhâra, et qui a dix-huit journées d’étendue. Pendant ce temps, on marche dans des sables entièrement inhabités, si l’on en excepte une seule ville. Je fis mes adieux à l’émir Kothloùdomoûr, qui me fit don d’un habit d’honneur, ainsi que le kâdhi. Ce dernier sortit de la ville avec les docteurs pour me dire adieu. Nous marchâmes pendant quatre jours, et nous arrivâmes à la ville d’Alcât, Il n’y a pas sur le chemin de Khârezm à Bokhâra d’autre lieu habité que cette ville ; elle est petite, mais belle. Nous logeâmes en dehors, près d’un étang qui avait été gelé par la rigueur du froid, et sur lequel les enfants jouaient et glissaient. Le kâdhi d’Alcât, appelé Sadr acchéri’ah « le chef de la loi », apprit mon arrivée. Je l’avais précédemment rencontré dans la maison du kâdhi de Khârezm. Il vint me saluer avec les étudiants et le cheïkh de la ville, le vertueux et dévot Mahmoud alkhaïwaky (de Khiva). Le kâdhi me proposa de visiter l’émîr d’Alcât ; mais le cheïkh Mahmoud lui dit : « Il convient que l’étranger reçoive la visite, au lieu de la faire ; si nous avons quelque grandeur d’âme, nous irons trouver l’émîr et nous l’amènerons. » Ils agirent de la sorte. L’émîr, ses officiers et ses serviteurs arrivèrent au bout d’une heure, et nous saluâmes ce chef. Notre intention était de nous hâter dans notre voyage. Mais il nous pria de nous arrêter, et donna un festin dans lequel il réunit les docteurs de la loi, les chefs de l’armée, etc. Des poètes y récitèrent les louanges de l’émir. Ce prince me fit présent d’un vêtement et d’un cheval de prix. Nous suivîmes la route connue sous le nom de Sibâïeh (Senbâïeh ? cf. Edrîcy, II, 187, 188).

Dans ce désert on marche l’espace de six journées sans rencontrer d’eau. Au bout de ce temps, nous arrivâmes à la ville de Wabkéneh (Wafkend des voyageurs modernes), éloignée d’un jour de marche de Bokhàra. C’est une belle ville, qui possède des rivières et des jardins. On y conserve des raisins d’une année à l’autre, et ses habitants cultivent un fruit qu’ils appellent al’alloâ (alâloû « la prune » ). Ils le font sécher, et on le transporte dans l’Inde et à la Chine ; on verse de l’eau par-dessus et l’on boit ce breuvage. Le goût de ce fruit est doux lorsqu’il est encore vert ; mais, quand il est séché, il contracte une saveur légèrement acide ; sa partie pulpeuse est abondante. Je n’ai pas vu son pareil dans l’Andalousie, ni dans le Maghreb, ni en Syrie.

Nous marchâmes ensuite, pendant toute une journée, au milieu de jardins contigus les uns aux autres, de rivières, d’arbres et de champs cultivés, et nous arrivâmes à la ville de Bokhâra, qui a donné naissance au chef des Mohaddith (compilateurs ou professeurs de traditions), Abou ’Abd Allah Mohammed, fils d’Isma’ïl albokhâry. Cette ville a été la capitale des pays situés au delà du fleuve Djeïhoûn. Le maudit Tenkîz (Djenguiz khan), le Tatar, l’aïeul des rois de l'Irâk, l’a dévastée. Actuellement ses mosquées, ses collèges et ses marchés sont ruinés, à l’exception d’un petit nombre. Ses habitants sont méprisés ; leur témoignage n’est pas reçu à Khârezm, ni ailleurs, à cause de leur réputation de partialité, de fausseté et d’impudence. Il n’y a plus aujourd’hui à Bokhâra d’homme qui possède quelques connaissances, ou qui se soucie d’en acquérir.


RÉCIT DES COMMENCEMENTS DES TATARS, ET DE LA DESTRUCTION DE BOKHÂRA ET D’AUTRES VILLES PAR CE PEUPLE.

Tenkiz khân était forgeron dans le pays de Khithâ (Chine septentrionale). Il avait une âme généreuse, un corps vigoureux, une stature élevée. Il réunissait ses compagnons et leur donnait à manger. Une bande d’individus se rassemblèrent auprès de lui, et le mirent à leur tête. Il s’empara de son pays natal, il devint puissant, ses forces augmentèrent, et son pouvoir fut immense. Il fit la conquête du royaume de Khithâ, puis de la Chine, et ses troupes prirent un accroissement considérable. Il conquit les pays de Khoten, de Câchkhar (Cachghar) et d’Almâlik. Djélàl eddîn Sindjar, fils du Khârezm chah, était roi du Khârezm, du Khorâçân et du Mavérâ’nnahr, et possédait une puissance considérable. En conséquence, Tenkîz le craignit, s’abstint de l’attaquer et n’exerça aucun acte d’hostilité contre lui.

Or, il arriva que Tenkîz envoya des marchands avec des productions de la Chine et du Khithâ, telles qu’étoffes de soie et autres, dans la ville d’Othrâr, la dernière place des États de Djélâl eddîn. Le lieutenant de ce prince à Othrâr lui annonça l’arrivée de ces marchands et lui fit demander quelle conduite il devait tenir envers eux. Le roi lui écrivit de s’emparer de leurs richesses, de leur infliger un châtiment exemplaire, de les mutiler et de les renvoyer ensuite dans leur pays ; car Dieu avait décidé d’affliger et d’éprouver les habitants des contrées de l’Orient, en leur inspirant une résolution imprudente, un dessein méchant et de mauvais augure.

Lorsque le gouverneur d’Othrâr se fut conduit de la sorte, Tenkîz se mit en marche, à la tête d’une armée innombrable, pour envahir les pays musulmans. Quand ledit gouverneur reçut l’avis de son approche, il envoya des espions, afin qu’ils lui apportassent des nouvelles de l’ennemi. On raconte que l’un d’eux entra dans le camp d’un des émirs de Tenkîz, sous le déguisement d’un mendiant, et ne trouva personne qui lui donnât à manger. Il s’arrêta près d’un Tatar ; mais il ne vit chez cet homme aucune provision, et n’en reçut pas le moindre aliment. Lorsque le soir fut arrivé, le Tatar prit des tripes, ou intestins desséchés qu’il conservait, les humecta avec de l’eau, fit une saignée à son cheval, remplit ces boyaux du sang qui coulait de celle saignée, les lia et les fit rôtir ; ce mets fut toute sa nourriture. L’espion, étant retourné à Othrâr, informa le gouverneur de cette ville de ce qui regardait les ennemis, et lui déclara que personne n’était assez puissant pour les combattre. Le gouverneur demanda du secours à son souverain Djélâl eddîn. Ce prince le secourut par une armée de soixante mille hommes, sans compter les troupes qu’il avait précédemment. Lorsque l’on en vint aux mains, Tenkîz les mit en déroute ; il entra de vive force dans la ville d’Othrâr, tua les hommes et fit prisonniers les enfants. Djélâl eddîn marcha en personne contre lui ; et ils se livrèrent des combats si sanglants, qu’on n’en avait pas encore vu de pareils sous l’islamisme. Enfin Tenkîz s’empara du Mavérànnahr, détruisit Bokhàra, Samarkand et Termedh, et passa le fleuve, c’est-à-dire le Djeïhoùn, se dirigeant vers Balkh, dont il fit la conquête. Puis il marcha sur Bâmiân, qu’il prit également ; enfin, il s’avança au loin dans le Khoràçàn et dans l’Irak ’Adjem. Les musulmans se soulevèrent contre lui à Balkh et dans le Mavérà’nnahr. Il revint sur eux, entra de vive force dans Balkh, et ne la quitta qu’après en avoir fait un monceau de ruines (Coran, ii, 261, etc.) ; il fit ensuite de même à Termedh. Cette ville fut dévastée, et elle n’est jamais redevenue florissante depuis lors ; mais on a bâti, à deux milles de là, une ville que l’on appelle aujourd’hui Termedh. Tenkîz massacra les habitants de Bâmiân, et la ruina de fond en comble, excepté le minaret de sa mosquée djâmi’. Il pardonna aux habitants de Bokhâra et de Samarkand ; puis il retourna dans l’Irâk. La puissance des Tatars ne cessa de faire des progrès, au point qu’ils entrèrent de vive force dans la capitale de l’islamisme et dans le séjour du khalifat, c’est-à-dire à Baghdâd, et qu’ils égorgèrent le khalife Mosta’cim Billah, l’Abbâcide.

Voici ce que dit Ibn Djozaï : « Notre cheïkh, le kâdhi des kâdhis, Abou’l Bérécât, fils du pèlerin (Ibn alhâddj) m’a fait le récit suivant : J’ai entendu dire ce qui suit au prédicateur Abou ’Abd Allah, fils de Réchîd : Je rencontrai à la Mecque Noûr eddîn, fils d’Azzeddjâdj, un des savants de l’Irâk, accompagné du fils de son frère. Nous conversâmes ensemble et il me dit : Il a péri dans la catastrophe causée par les Tatars, dans l’Irak, vingt-quatre mille savants. Il ne reste plus de toute cette classe que moi et cet homme, désignant du geste le fils de son frère. »

Mais revenons au récit de notre voyageur.

Nous logeâmes, dit-il, dans le faubourg de Bokhâra, nommé Feth Abâd « le séjour de la victoire », où se trouve le tombeau du cheïkh, du savant, du pieux et dévot Seïf eddîn albâkharzy ; cet homme était au nombre des principaux saints. L’ermitage qui porte son nom, et où nous descendîmes, est considérable. Il jouit de legs importants, à l’aide desquels on donne à manger à tout venant. Le supérieur de cet ermitage est un descendant de Bâkbarzy ; c’est le pèlerin, le voyageur Yahia albâkharzy. Ce cheïkh me traita dans sa maison, et y réunit les principaux habitants de la ville. Les lecteurs du Coran firent une lecture avec de belles voix ; le prédicateur fit un sermon, et on chanta des chansons turques et persanes, d’après une méthode excellente. Nous passâmes en cet endroit une nuit admirable, et qui peut compter parmi les plus merveilleuses. J’y rencontrai le jurisconsulte, le savant et vertueux 5adr accheri’ah « le chef de la loi », qui était arrivé de Hérât ; c’était un homme pieux et excellent. Je visitai à Bokhâra le tombeau du savant imâm Abou’Abd Allah albokhâry, professeur des musulmans et auteur du recueil (de traditions) intitulé : Aldjâmi’ssahîh « la collection véridique ». Sur ce tombeau se trouve cette inscription : « Ceci est la tombe de Mohammed, fils d’Ismâ’ïl albokhâry, qui a composé tels et tels ouvrages. » C’est ainsi qu’on lit, sur les tombes des savants de Bokhâra, leurs noms et les titres de leurs écrits. J’avais copié un grand nombre de ces épitaphes ; mais je les ai perdues avec d’autres objets, lorsque les infidèles de l’Inde me dépouillèrent sur mer.

Nous partîmes de Bokhâra, afin de nous rendre au camp du sultan pieux et honoré, ’Alâ eddîn Thermachirin, dont il sera question ci-après. Nous passâmes par Nakhcheb, ville dont le cheïkh Abou Torâb annakhchéby a emprunté son surnom. C’est une petite cité, entourée de jardins et de canaux. Nous logeâmes hors de ses murs, dans une maison appartenant à son gouverneur. J’avais avec moi une jeune esclave qui était enceinte et près de son terme ; j’avais résolu de la conduire à Samarkand, pour qu’elle y fît ses couches. Or il se trouva qu’elle était dans une litière qui fut chargée sur un chameau. Nos camarades partirent de nuit et cette esclave les accompagna, avec les provisions et d’autres objets à moi appartenants. Pour moi, je restai près de Nakhcheb, afin de me mettre en route de jour, avec quelques autres de mes compagnons. Les premiers suivirent un chemin différent de celui que nous prîmes. Nous arrivâmes le soir du même jour au camp du sultan. Nous étions affamés, et nous descendîmes dans un endroit éloigné du marché ; un de nos camarades acheta de quoi apaiser notre faim. Un marchand nous prêta une tente où nous passâmes la nuit. Nos compagnons partirent le lendemain à la recherche des chameaux et du reste de la troupe ; ils les trouvèrent dans la soirée, et les amenèrent avec eux. Le sultan était alors absent du camp pour une partie de chasse. Je visitai son lieutenant, l’émir Takbogha ; il me logea dans le voisinage de sa mosquée et me donna une khargâh ; c’est une espèce de tente, que nous avons décrite ci-dessus (t. II, p, 299, 300), J’établis la jeune esclave dans cette khargâh ; et elle y accoucha dans la même nuit. On m’informa que l’enfant était du sexe masculin, mais il n’en était pas ainsi : ce ne fut qu’après l’akîkah (brebis que l’on sacrifie quand un enfant est rasé pour la première fois, ce qui a lieu d’ordinaire le septième jour après sa naissance), qu’un de mes compagnons m’apprit que l’enfant était une fille. Je fis venir les esclaves femelles, et je les interrogeai ; elles me confirmèrent la vérité du fait. Cette fille était née sous une heureuse étoile ; depuis sa naissance, j’éprouvai toutes sortes de joies et de satisfactions. Elle mourut deux mois après mon arrivée dans l’Inde, ainsi que je le raconterai ci-dessous.

Je visitai dans ce camp le cheïkh, le jurisconsulte, le dévot Mewlânâ Hoçâm eddîn alyâghi (le sens de ce dernier mot, en turc, est le rebelle), qui est un habitant d’Othrâr, et le cheikh Haçan, beau-frère du sultan.


HISTOIRE DU SULTAN DU MAVÉRÀ’NNAHR. (LA TRANSOXANE.)

C’est le sultan honoré, ’Alà eddîn Thermachîrîn, qui est un prince très-puissant. Il possède des armées nombreuses, un royaume considérable et un pouvoir étendu ; il exerce l’autorité avec justice. Ses provinces sont situées entre celles de quatre des plus puissants souverains de l’univers : le roi de la Chine, le roi de l’Inde, le roi de l’Irâk et le roi Uzbec. Ces quatre princes lui font des présents, et lui témoignent de la considération et du respect. Il est parvenu à la royauté après son frère Iltchacathaï. Ce dernier était infidèle, et il était monté sur le trône après son frère aîné Kebec. Kebec était aussi infidèle ; mais il était juste dans l’exercice de son autorité, rendait justice aux opprimés, et traitait les musulmans avec égard et considération.


ANECDOTE.

On raconte que ce roi Rebec, s’entretenant un jour avec le jurisconsulte et prédicateur Bedreddîn al meïdâny, lui dit : « Tu prétends que Dieu a mentionné toutes choses dans son livre respectable (c’est-à-dire le Coran) ? » Le docteur répondit : « Oui, certes. » — « Où donc se trouve mon nom dans ce livre ? » Le fakîh répartit : « Dans ce verset (lxxxii, 8) : « (ton maître généreux), qui l’a façonné (rakkebec) d’après la forme qu’il a voulue. » Cela plut à Kebec ; il s’écria : Iakhchy, ce qui, en turc, veut dire excellent ; il témoigna à cet homme une grande considération, et accrut celle qu’il montrait aux musulmans.


AUTRE ANECDOTE.

Parmi les jugements rendus par Kebec, on raconte le suivant : Une femme vint se plaindre à lui d’un des émirs ; elle exposa qu’elle était pauvre et chargée d’enfants, qu’elle possédait du lait, avec le prix duquel elle comptait les nourrir ; mais que cet émir le lui avait enlevé de force et l’avait bu. Kebec lui dit : « Je le ferai fendre en deux ; si le lait sort de son ventre, il sera mort justement ; sinon, je te ferai fendre en deux après lui. » La femme dit : « Je lui abandonne mes droits sur ce lait, et je ne lui réclame plus rien. » Kebec fit couper en deux cet émir, et le lait coula de son ventre. Mais revenons au sultan Thermachirîn.

Lorsque j’eus passé quelques jours dans le camp, que les Turcs appellent ordou, je m’en allai un jour, pour faire la prière de l’aurore dans la mosquée, selon ma coutume. Quand j’eus fini ma prière, un des assistants me dit que le sultan se trouvait dans la mosquée. Après que ce prince se fut levé de son tapis à prier, je m’avançai pour le saluer. Le cheikh Haçan et le légiste Hoçâm eddîn Alyâghi se levèrent, et instruisirent le sultan de ma situation et de mon arrivée depuis quelques jours. Il me dit eu turc : Khoch misen, yakhchi misen, kothloû eïoûsen. Le sens de khoch misen, est : « Es-tu bien portant ? » yakhchi misen signifie : « Tu es un homme excellent » ; enfin, kothloû eïoûsen signifie : « Ton arrivée est bénie. (?) »

Le sultan était couvert en ce moment d’une tunique de kodsy, ou étoffe de Jérusalem, de couleur verte ; il portait sur sa tête une calotte de pareille étoffe. Il retourna à pied à sa salle d’audience ; ses sujets se présentaient devant lui sur la route, pour lui exposer leurs griefs. Il s’arrêtait pour chaque plaignant, grand ou petit, homme ou femme ; ensuite il m’envoya chercher. J’arrivai près de lui et je le trouvai dans une tente, en dehors de laquelle les hommes se tenaient, à droite et à gauche. Tous les émirs étaient assis sur des sièges ; leurs serviteurs se tenaient debout derrière et devant eux. Tous les soldats étaient assis sur plusieurs rangs ; devant chacun d’eux se trouvaient ses armes ; ils étaient alors de garde, et devaient rester en cet endroit jusqu’à quatre heures de l’après-midi ; d’autres devaient venir les relever et rester jusqu’à la fin de la nuit. On avait placé en ce lieu des tentures d’étoffes de coton, sous lesquelles ces hommes étaient abrités.

Lorsque je fus introduit près du roi, dans la tente, je le trouvai assis sur un siège semblable à une chaire à prêcher, et recouvert de soie brochée d’or. Le dedans de la tente était doublé d’étoffes de soie dorée ; une couronne incrustée de perles et de pierres précieuses était suspendue, à la hauteur d’une coudée, au-dessus de la tête du sultan. Les principaux émirs étaient assis sur des sièges, à la droite et à la gauche du prince. Des fils de rois, portant dans leurs mains des émouchoirs, se tenaient devant lui. Près de la porte de la tente étaient postés le lieutenant du souverain, le vizir, le chambellan et le secrétaire de l’alâmah (espèce de parafe), que les Turcs appellent al thamgha (al signifie « rouge, » et thamgha, « parafe »).Tous les quatre se levèrent devant moi, lorsque j’entrai, et m’accompagnèrent à l’intérieur. Je saluai le sultan, et il m’interrogea touchant la Mecque, Médine, Jérusalem, Hébron (Médinet alkhalil), Damas, l’Égypte, Almélic annâcir, les deux Irâk, leur souverain et la Perse. Le secrétaire de l’alâmah nous servait de truchement. Ensuite le moueddhin appela les fidèles à la prière de midi, et nous nous en retournâmes.

Nous assistions aux prières, en compagnie du sultan, et cela pendant des journées d’un froid excessif et mortel. Le sultan ne négligeait pas de faire la prière de l’aurore ni celle du soir avec les fidèles. Il s’asseyait pour réciter les louanges de Dieu, en langue turque, après la prière de l’aurore jusqu’au lever du soleil. Tous ceux qui se trouvaient dans la mosquée s’approchaient de lui ; il leur prenait la main et la leur pressait. Ils agissent de même à la prière de l’après-midi. Lorsqu’on apportait au sultan un présent de raisins secs ou de dattes (or les dattes sont rares chez eux et ils les recherchent fort), il en donnait de sa propre main à tous ceux qui se trouvaient dans la mosquée.


ANECDOTE.

Parmi les actions généreuses de ce roi, je citerai la suivante : j’assistai un jour à la prière de l’après-midi, et le sultan ne s’y trouva pas. Un de ses pages vint avec un tapis, qu’il étendit en face du mihrâb (place de l’imâm), où le prince avait coutume de prier. Il dit à l’imâm Hoçâm eddîn Alyàghi : « Notre maître veut que tu l’attendes un instant pour faire la prière, jusqu’à ce qu’il ait achevé ses ablutions. » L’imâm se leva et dit en persan : « Le namâz, c’est-à-dire, la prière, est-il pour Dieu ou pour Thermachîrîn ? » Puis il ordonna au moueddhin de réciter le second appel à la prière (ikâmah). Le sultan arriva lorsque l’on avait déjà terminé deux rec’ah ou génuflexions de la prière. Il fit les deux dernières rec’ah, derrière tout le monde, et cela dans l’endroit où les fidèles déposent leurs sandales, près de la porte de la mosquée ; après quoi, la prière publique fut achevée, et il accomplit seul les deux rec’ah qu’il avait passées. Puis il se leva, s’avança en riant vers Timàm, afin de lui prendre la main, et s’assit en face du mihrâb. Le cheïkh et iraâm était à son côté, et moi, j’étais à côté de i’imâm. Le prince me dit : « Quand tu seras retourné dans ton pays, racontes-y qu’un fakîr persan agit de la sorte avec le sultan des Turcs. »

Ce cheïkh prêchait les fidèles tous les vendredis ; il ordonnait au sultan d’agir conformément à la loi, et lui défendait de commettre des actes illégaux ou tyranniques. Il lui pariait avec dureté ; le sultan se taisait et pleurait. Le cheïkh n’acceptait aucun présent du prince, ne mangeait même pas à sa table, et ne revêtait pas d’habits donnés par lui ; en un mot, c’était un des plus vertueux serviteurs de Dieu. Je voyais souvent sur lui une tunique d’étoffe de coton, doublée et piquée de coton, tout usée et toute déchirée. Sur sa tête il portait un haut bonnet de feutre, dont le pareil pouvait valoir un kîrâth (petite pièce de monnaie), et il n’avait pas d’imâmah (pièce de mousseline que l’on roule autour de la calotte ; turban). Je lui dis un jour : «  mon seigneur, qu’est-ce que cette tunique dont tu es vêtu ? Certes, elle n’est pas belle. » Il me répondit : « mon fils, cette tunique ne m’appartient pas, mais elle appartient à ma fille. » Je le priai d’accepter quelques-uns de mes vêtements. Il me dit : « J’ai fait vœu à Dieu, il y a cinquante ans, de ne rien recevoir de personne ; si j’acceptais un don de quelqu’un, ce serait de toi. »

Lorsque j’eus résolu de partir, après avoir séjourné près de ce sultan durant cinquante-quatre jours, il me donna sept cents dinars d’argent et une pelisse de zibeline qui valait cent dinars, et que je lui demandai, à cause du froid. Lorsque je la lui eus demandée, il prit mes manches et se mit à me la passer de sa propre main , marquant ainsi son humilité, sa vertu et la bonté de son caractère. Il me donna deux chevaux et deux chameaux. Quand je voulus lui faire mes adieux, je le rencontrai au milieu du chemin, se dirigeant vers une réserve de chasse. La journée était excessivement froide ; en vérité, je ne pus proférer une seule parole, à cause de la violence du froid. Il comprit cela, sourit et me tendit la main ; après quoi, je m’en retournai.

Deux ans après mon arrivée dans l’Inde, nous apprîmes que les principaux de ses sujets et de ses émirs s’étaient réunis dans la plus éloignée de ses provinces qui avoisinent la Chine. C’est là que se trouvait la plus grande partie de ses troupes. Ils prêtèrent serment à un de ses cousins nommé Bouzoun Oghly ; or tous les fils de rois sont appelés par les Turcs Oghly. Bouzoun était musulman ; mais c’était un homme impie et méchant. Les Tartares le reconnurent pour roi et déposèrent Therniachîrîn, parce que ce dernier avait agi contrairement aux préceptes de leur aïeul commun, le maudit Tenkîz, celui-là même qui a dévasté les contrées musulmanes, et dont il a été question ci-dessus. Tenkîz avait composé un livre contenant ses lois, et qui est appelé, chez ces peuples, Aliaçah. Il est d’obligation pour les Tartares de déposer tout prince qui désobéit aux prescriptions de ce livre. Parmi ses préceptes, il y en a un qui leur commande de se réunir une fois tous les ans. On appelle ce jour Thoï, c’est-à-dire, jour de festin. Les descendants de Tenkîz et les émirs viennent à cette réunion de tous les points de l’empire. Les khâtoûn et les principaux officiers de l’armée y assistent aussi. Si le sultan a changé quelque chose aux prescriptions de Tenkîz, les chefs des Tartares s’approchent de lui et lui disent : « Tu as fait tel et tel changement et tu t’es conduit ainsi. Il est donc devenu nécessaire de te déposer. » Ils le prennent par la main, le font descendre de dessus son trône et y placent un autre descendant de Tenkîz. Si un des principaux émirs a commis une faute dans son gouvernement, ils prononcent contre lui la peine qu’il a méritée.

Le sultan Thermachîrîn avait mis fin aux jugements prononcés ce jour-là, et abrogé la coutume de cette réunion. Les Tartares supportèrent avec beaucoup de peine cette conduite du sultan. Ils lui reprochaient aussi d’avoir séjourné quatre ans de suite dans la portion de ses États contiguë au Khorâçân, et de n’être pas venu dans la portion qui touche à la Chine. Il est d’usage que le roi se rende chaque année dans ces régions, qu’il examine leur situation et l’état des troupes qui s’y trouvent ; car c’est de là que leurs rois sont originaires. Leur capitale est la ville d’Almâlik.

Lorsque les Tartares eurent prêté serment à Bouzoun, il se mit en marche avec une armée considérable. Thermachîrîn craignit quelque complot de la part de ses émirs, ne se fia point à eux, et monta à cheval, accompagné de quinze cavaliers seulement, afin de gagner la province de Ghaznah, qui faisait partie de son empire. Le vice-roi de cette province était le principal de ses émirs et son confident, Boronthaïh. Cet émir aime l’islamisme et les musulmans ; il a construit dans son gouvernement environ quarante ermitages, où l’on distribue des aliments aux vovageurs. Il commande à une armée nombreuse. Je n’ai pas rencontré, parmi tous les mortels que j’ai vus dans toute l’étendue de l’univers, un homme d’une stature plus élevée que la sienne.

Lorsque Thermachîrîn eut traversé le fleuve Djeïhoûn, et qu’il eut pris le chemin de Balkh, il fut vu d’un Turc, au service de Ianki, fils de son frère Kebec, Or, le sultan Thermachîrîn avait tué son frère Kebec, dont il a été question plus haut. Le fils de ce prince, Ianki, restait à Balkh. Lorsque le Turc l’informa de la rencontre de son oncle, il dit : « Il ne s’est enfui qu’à cause de quelque affaire grave qui lui sera suvenue. » Il monta à cheval avec ses officiers, se saisit de Thermachîrîn et l’emprisonna.

Cependant, Bouzoun arriva à Samarkand et à Bokhâra, dont les habitants le reconnurent pour souverain. Ianki lui amena Thermachîrîn. On raconte que quand ce prince fut arrivé à Nécef, près de Samarkand, il y fut mis à mort et y fut enseveli ; et que le cheïkh Chems eddîn Guerden Burîdâ est le gardien de son mausolée. On dit aussi que Thermachîrîn ne fut pas tué, ainsi que nous le raconterons ci-dessous. Guerden (en persan) signifie « cou » et Buridâ (burideh), « coupé ». Ce cheïkh fut appelé de ce nom à cause d’une blessure qu’il avait reçue au cou ; je l’ai rencontré dans l'Inde et je parlerai de lui ci-après.

Lorsque Bouzoun fut devenu roi, le fils du sultan Thermachîrîn, Béchâï Oghoul (ou mieux Oghly, d’après un manuscrit), sa sœur et le mari de celle-ci, Fîroûz, s’enfuirent à la cour du roi de l’Inde. Il les traita avec considération et leur assigna un logement splendide, à cause de l’amitié et de l’échange de lettres et de présents qui existaient entre lui et Thermachîrîn, à qui il donnait le titre de frère. Dans la suite, un individu arriva du Sind et prétendit être Thermachîrîn. Les hommes furent d’opinions différentes touchant ce qui le regardait.’Imàd almulc Sertîz, affranchi du roi de l’Inde et vice-roi du Sind, apprit cela. Il était appelé Mélic’Arz « le roi des revues », car c’était devant lui que les troupes de l’Inde passaient en revue, et il en avait le commandement. Il résidait à Moltân, capitale du Sind. Il envoya près de cet individu quelques Turcs qui avaient connu Thermachîrîn. Ils revinrent et dirent à Sertîz que cet homme était vraiment Thermachîrîn. Sur ce rapport, Sertîz ordonna d’élever pour lui une sérâdjeh ou afrâdj, c’est-à-dire « une tente ». Elle fut dressée en dehors de la ville. Sertîz fit, pour recevoir cet iudividu, les préparatifs que l’on fait ordinairement pour les princes. Il sortit à sa rencontre, mit pied à terre devant lui, le salua et le conduisit respectueusement à la sérâdjeh, où cet homme entra à cheval, selon la coutume des rois. Personne ne douta que ce ne fût Thermachîrîn. Il envoya annoncer son arrivée au roi de l’Inde. Le roi lui dépêcha des émirs, afin qu’ils allassent au-devant de lui avec les mets de l’hospitalité.

Il y avait au service du roi de l’Inde un médecin qui avait précédemment servi Thermachîrîn, et qui était devenu le premier des médecins de i’Inde. Il dit au roi : « J’irai trouver cet homme, et je saurai si ses prétentions sont fondées. J’ai soigné un abcès que Thermachîrîn avait au-dessous du genou, et dont la marque est restée visible ; je saurai la vérité par ce moyen. » Ce médecin alla donc trouver le nouveau venu, et se joignit aux émirs qui étaient chargés de le recevoir. Il fut admis en sa présence et resta assidûment près de lui, à la faveur de leur ancienne connaissance ; enfin, un jour, il palpa ses jambes et découvrit la cicatrice. Cet homme lui fit des reproches et lui dit : « Tu veux regarder l’abcès que tu as guéri ; en voici la place. » En même temps il lui fit voir la cicatrice. Le médecin connut par là, à n’en plus douter, que cet homme était Thermachîrîn. Il retourna près du roi de l’Inde et lui annonça cette nouvelle.

Quelque temps après, le vizir Khodjah Djihân Ahmed, fils d’Aïàs, et le chef des émirs, Kothloû Khân, qui avait été précepteur du sultan de l’Inde dans son enfance, allèrent trouver ce roi et lui dirent : « O seigneur du monde, ce sultan Thermachîrîn est arrivé ; il est véritable que cet homme est bien le sultan. Il y a ici environ quarante mille de ses sujets, son fils et son gendre. As-tu bien examiné ce qui arrivera s’ils se joignent à lui ? « Ce discours fit une vive impression sur le sultan, et il ordonna d’amener Thermachîrîn en toute hâte. Lorsque ce prince parut devant le sultan, il reçut l’ordre de lui témoigner son respect, comme tout le monde, et fut traité sans considération. Le sultan lui dit : Ya mâder gâny « fils d’une prostituée ! » (ce qui est un reproche déshonorant) comme tu mens ! Tu dis que tu es Thermachîrîn ; cependant ce prince a été tué et voici le gardien de son mausolée. Par Dieu, sans la crainte de commettre un crime, certes, je te tuerais ! Qu’on lui donne, ajouta-t-il, cinq mille dinars, qu’on le mène à la maison de Béchâï Oghoul et de sa sœur, les deux enfants de Thermachîrîn, et qu’on leur dise : Cet imposteur prétend être votre père. » Cet homme alla donc trouver le prince et sa sœur ; ils le reconnurent et il passa la nuit près d’eux, surveillé par des gardiens. Le lendemain matin, il fut tiré de cette maison ; le prince et la princesse craignirent qu’on ne les fît périr, à cause de cet homme. En conséquence, ils le désavouèrent pour leur père. Il fut exilé de l’Inde et du Sind, et prit le chemin de Kîdj et du Mecrân. Les habitants des provinces situées sur sa route lui témoignaient du respect, lui donnaient l’hospitalité et lui faisaient des présents. Il arriva enfin à Chîrâz. Le prince de cette ville, Abou Ishâk, le traita avec considération et lui assigna une somme suffisante pour son entretien. Lorsque j’entrai dans Chîrâz, à mon retour de l’Inde, on me dit que cet homme y était encore. Je désirais le voir ; mais je ne le fis pas, parce qu’il demeurait dans une maison où personne ne le visitait sans la permission du sultan Abou Ishâk, et que je craignis les conséquences de cette visite. Dans la suite je me repentis de ne l’avoir pas vu.

Mais revenons à Bouzoun.

Lorsque ce prince se fut emparé de la royauté, il tourmenta les musulmans, traita injustement ses sujets, et permit aux chrétiens et aux juifs de réparer leurs temples. Les musulmans se plaignirent de cela, et attendirent impatiemment que quelque revers vînt atteindre Bouzoun. La conduite tyrannique de ce prince arriva à la connaissance de Khalil, fils du suitan Yaçaoûr, celui-là même qui avait été vaincu dans sa tentative pour s’emparer du Khorâçân. Il se rendit près du roi de Hérât, qui était le sultan Hoçaïn, fils du sultan Ghiyâth eddîn alghoûry, lui révéla ses projets et le pria de l’aider d’hommes et d’argent, à condition qu’il partagerait avec lui son royaume, lorsqu’il en aurait fait la conquête. Le roi Hoçaïn fit partir avec lui une armée considérable. Entre Hérât et Termedh il y a neuf jours de distance. Lorsque les émirs musulmans appriient l’arrivée de Khalîl, ils lui firent leur soumission et lui témoignèrent leur désir de combattre les infidèles. Le premier qui vint le trouver fut ’Alà almulc Khodhâvend Zâdeh, prince de Termedh. C’était un émir puissant, un descendant de Mahomet par Hoçaïn. Il joignit Khalîl avec quatre mille musulmans. Khalîl fut joyeux de son arrivée, l’investit du vizirat et lui confia l’exercice de l’autorité. ’Alâ almulc était au nombre des hommes les plus braves. D’autres émirs vinrent de toutes parts se réunir à Khalil, qui engagea le combat contre Bouzoun. Les troupes de celui-ci passèrent du côté de Khalîl, et lui livrèrent Bouzoun chargé de chaînes. Khalîl le fit étrangler avec des cordes d’arc ; car c’est la coutume de ces peuples de ne faire périr les fils des rois, que par strangulation.

Le royaume tout entier fut soumis à Khalîl. Il passa ses troupes en revue à Samarkand. Elles montaient à quatre-vingt mille hommes, couverts de cuirasses et dont les chevaux étaient bardés de fer. Il congédia l’armée avec laquelle il était venu de Hérât et marcha vers le pays d’Almâlik. Les Tartares mirent à leur tête un des leurs, et rencontrèrent Khalîl à la distance de trois journées de marche d’Almâlik, dans le voisinage de Tharâz. Le combat fut chaud, et les deux armées tinrent ferme. L’émir Khodhâwend Zâdeh, vizir de Khalîl, fit, à la tête de vingt mille musulmans, une charge à laquelle les Tartares ne purent résister. Ils furent mis en déroute et eurent un grand nombre de morts. Khalîl s’arrêta trois jours à Almâlik, et en sortit pour exterminer ceux des Tartares qui avaient survécu. Ils se soumirent à lui. Alors, il s’avança jusqu’à la frontière du Khithâ et de la Chine et conquit les villes de Karâkoroum et de Bichbâligh. Le sultan de la Chine envoya contre lui des troupes, mais dans la suite la paix fui conclue entre eux. La puissance de Khalîl devint considérable, et les autres rois le craignirent ; il montra de l’équité, plaça des troupes à Almâlik, y laissa son vizir Khodhâwend Zâdeh, et retourna à Samarkand et à Bokhâra.

Par la suite, les Turcs voulurent exciter du désordre : ils calomnièrent le vizir près de Khalîl, prétendant qu’il avait l’intention de se révolter et disait qu’il était plus digne du trône que Khalîl, à cause de sa parenté avec le Prophète, de sa libéralité et de sa bravoure. Khalîl envoya un vice-roi à Almâlik, en remplacement du vizir, et ordonna à celui-ci de venir le trouver avec un petit nombre de personnes. Dès qu’il fut arrivé, il le tua saus plus ample information. Ce meurtre fut la cause de la ruine de son royaume. Lorsque l’autorité de Khalîl fut devenue considérable, il se révolta contre le prince de Hérât, qui l’avait fait hériter du trône, et lui avait fourni des troupes et de l’argent. Il lui écrivit de faire la prière en son nom, dans le royaume de Hérât, et de frapper à son coin la monnaie d’or et d’argent. Cette conduite mécontenta fort Mélic Hoçaïn ; il fit à Khalîl une réponse très-grossière. Khalîl se prépara à le combattre. Mais les troupes musulmanes ne le secoururent pas et le jugèrent rebelle à son bienfaiteur. Cette nouvelle parvint à Mélic Hoçaïn. Il fit marcher son armée sous le commandement de son cousin germain Mélic Wernâ. Les deux armées en vinrent aux mains. Khalîl fut mis en déroute, fait prisonnier et mené à Mélic Hoçaïn. Ce prince lui accorda la vie, le logea dans un palais, lui donna une jeune esclave et lui assigna une pension. C’est dans cet état que je le laissai, à la fin de l’année 747 (de J. C. avril 1347), lors de ma sortie de l’Inde.

Mais revenons à notre propos.

Lorsque j’eus fait mes adieux au sultan Thermachîrîn, je me dirigeai vers la ville de Samarkand, une des plus grandes, des plus belles et des plus magnifiques cités du monde. Elle est bâtie sur le bord d’une rivière nommée rivière des Foulons, et couverte de machines hydrauliques, qui arrosent des jardins. C’est près de cette rivière que se rassemblent les habitants de la ville, après la prière de quatre heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et des sièges pour s’asseoir, et des boutiques où l’on vend des fruits et d’autres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais considérables et des monuments qui annonçaient l’élévation de l’esprit des habitants de Samarkand. La plupart sont ruinés, et une grande partie de la ville a été aussi dévastée. Elle n’a ni muraille ni portes. Des jardins se trouvent compris dans l’intérieur de la ville. Les habitants de Samarkand possèdent des qualités généreuses, et ont de l’amitié pour les étrangers ; ils valent mieux que ceux de Bokhâra.

Près de Samarkand est le tombeau de Rotham, fils d’Abbâs, fils d’Abd almotthalib, qui fut tué lors de la conquête de cette ville par les musulmans. Les habitants de Samarkand sortent chaque nuit du dimanche au lundi et du jeudi au vendredi, pour visiter ce tombeau. Les Tartares y viennent aussi en pèlerinage, lui vouent des offrandes considérables, et y apportent des bœufs, des moutons, des dirhems et des dinars. Tout cela est dépensé pour traiter les voyageurs et pour l’entretien des serviteurs de l’ermitage et du tombeau béni. Au-dessus de ce monument est un dôme élevé sur quatre pilastres ; à chaque pilastre sont jointes deux colonnes de marbre ; il y en a de vertes, de noires, de blanches et de rouges. Les murailles du dôme sont de marbre nuancé de diverses couleurs, peint et doré ; et son toit est en plomb. Le tombeau est recouvert de planches d’ébène, incrustées d’or et de pierreries, et revêtues d’argent aux angles. Au-dessus de lui sont suspendues trois lampes d’argent. Les tapis du dôme sont de laine et de coton. En dehors coule un grand fleuve, qui traverse l’ermitage voisin, et sur les bords duquel il y a des arbres, des ceps de vigne et des jasmins. Dans l’ermitage se trouvent des habitations où logent les voyageurs. Les Tartares, durant le temps de leur idolâtrie, n’ont rien changé à l’état de cet endroit béni ; au contraire, ils regardaient sa possession comme d’un heureux augure, à cause des miracles dont ils y étaient témoins.

L’inspecteur général de ce sépulcre béni et de ce qui lui est contigu, lorsque nous y logeâmes, était l’émir Ghiyâth eddîn Mohammed, fils d’Abd alkâdir, fils d’Abd al’azîz, fils de Yoûcef, fils du khalife Almostancir Billah, l’Abbâcide. Le sultan Thermachîrîn l'éleva à cette dignité, lorsqu’il arriva de l’Irâk à sa cour ; mais il se trouve actuellement près du roi de l’Inde, et il sera fait mention de lui ci-après. Je vis à Samarkand le kâdhi de cette ville, appelé, chez les Tartares, 5adr aldjihân « le chef du monde ». C’était un homme vertueux et doué de belles qualités. Il se rendit dans l’Inde après moi, mais il fut surpris par la mort dans la ville de Moltân, capitale du Sind.


ANECDOTE.

Lorsque ce kâdhi fut mort à Moltân, le secrétaire chargé d’annoncer au roi les nouvelles lui écrivit cet événement, et lui apprit que ce personnage était venu dans l’intention de visiter sa cour, mais que la mort l’en avait empêché. A cette nouvelle, le roi ordonna d’envoyer à ses enfants je ne me rappelle plus combien de milliers de dinars, et de compter à ses serviteurs ce qu’il leur aurait donné, s’ils étaient arrivés à la cour du vivant de leur maître et avec lui. Le roi de l’Inde a, dans chaque ville de ses États, un correspondant qui lui écrit tout ce qui se passe dans cette ville, et lui annonce tous les étrangers qui y arrivent. Dès l’arrivée d’un de ceux-ci, on écrit de quel pays il vient ; on prend note de son nom, de son signalement, de ses vêtements, de ses compagnons, du nombre de ses chevaux et de ses serviteurs, de quelle manière il s’assied et il mange ; en un mot, de toute sa manière d’être, de ses occupations et des qualités ou des défauts qu’on remarque en lui. Le voyageur ne parvient à la cour que quand le roi connaît tout ce qui le regarde, et les largesses que le prince lui fait sont proportionnées à son mérite.

Nous partîmes de Samarkand et nous traversâmes la ville de Nécef, à laquelle doit son surnom Abou Hafs ’Omar Annécéfy, auteur du livre intitulé Almanzhoûmah « le poëme », et traitant des questions controversées entre les quatre fakîhs (les fondateurs des sectes orthodoxes). Ensuite nous arrivâmes à la ville de Termedh, qui a donné naissance à l’imâm Abou ’Iça Mohammed, fils d’Iça, fils de Soûrah attermedhy, auteur du Aldjâmi alkebîr « la grande collection », qui traite des traditions. C’est une grande ville, bien construite, pourvue de beaux marchés, traversée par des rivières, et où l’on voit de nombreux jardins. Des raisins et surtout des coings, d’une qualité supérieure, y sont fort abondants, ainsi que la viande et le lait. Les habitants lavent leur tête dans les bains chauds avec du lait, en place de terre glaise. Il y a chez le propriétaire de chaque bain, de grands vases remplis de lait. Lorsque quelqu’un entre dans le bain, il en prend dans un petit vase et se lave la tête avec ce lait, qui rafraîchit les cheveux et les rend lisses. Les habitants de l’Inde emploient pour leurs cheveux l’huile de sésame, qu’ils appellent assirâdj (chîrâdj). Après quoi, ils lavent leur tête avec de la terre glaise. Cela fait du bien au corps, rend les cheveux lisses et les fait pousser. C’est par ce moyen que la barbe des habitants de l’Inde et des gens qui demeurent parmi eux devient longue.

L’ancienne ville de Termedh était bâtie sur le bord du Djeïhoûn. Lorsque Tenkîz l’eut ruinée, la ville actuelle fut construite à deux milles du fleuve. Nous y logeâmes, dans l’ermitage du vertueux cheïkh ’Azîzân, un des principaux cheïkhs et des plus généreux, qui possède beaucoup d’argent, ainsi que des maisons et des jardins, dont il dépense le produit à recevoir les voyageurs. Je joignis, avant mon arrivée dans cette ville, son prince ’Alâ elmulc Khodhâwend Zâdeh. Il y envoya l’ordre de me fournir les provisions dues à un hôte. On nous les apportait chaque jour, pendant le temps de notre résidence à Termedh. Je rencontrai aussi le kâdhi de cette ville, Kiwâm eddîn, qui était en route, afin de voir le sultan Thermachîrîn, et de lui demander la permission de faire un voyage dans l’Inde. Le récit de mon entrevue avec lui et avec ses deux frères, Dhiâ eddîn et Borhân eddîn, à Moltàn, et du voyage que nous fîmes tous ensemble dans l’Inde, sera donné ci-dessous. Il sera fait aussi mention, s’il plaît à Dieu, de ses deux autres frères, ’Imâd eddîn et Seïf eddîn, de ma rencontre avec eux à la cour du roi de l’Inde, de ses deux fils, de leur arrivée près du même souverain, après le meurtre de leur père, de leur mariage avec les deux filles du vizir Khodjah Djihân, et de tout ce qui arriva à cette occasion.

Nous passâmes ensuite le fleuve Djeïhoûn, pour entrer dans le Khorâçân, et, à compter de notre départ de Termedh et du passage du fleuve, nous marchâmes un jour et demi, dans un désert et des sables où il n’y a aucune habitation, jusqu’à la ville de Balkh, qui est en ruines et inhabitée. Quiconque la voit la pense florissante, à cause de la solidité de sa construction. Elle a été jadis considérable et étendue. Les vestiges de ses mosquées et de ses collèges subsistent encore, ainsi que les peintures de ses édifices, tracées avec de la couleur d’azur. Le vulgaire attribue la production de la pierre d’azur (lapis lazuli) à la province de Kborâçân ; mais on la tire des montagnes de Badakhchân, qui ont donné leur nom au rubis badakhchy, ou, comme l’appelle le vulgaire, Albalakhch « rubis balais ». Cette contrée sera mentionnée ci-après, s’il plaît à Dieu.

Le maudit Tenkîz a dévasté Balkh et a démoli environ le tiers de sa (principale) mosquée, à cause d’un trésor qui, à ce qu’on lui avait rapporté, était caché sous une colonne de ce temple. C’est une des plus belles et des plus vastes mosquées du monde, La mosquée de Ribâth alfeth (Rabat), dans le Maghreb, lui ressemble par la grandeur de ses colonnes ; mais celle de Balkh est plus belle sous les autres rapports.


ANECDOTE.

Un homme versé dans la science de l’histoire m’a raconté que la mosquée de Balkh a été construite par une femme. dont le mari, appelé Dâoûd, fils d’Aly, était émir ou gouverneur de Balkh pour les Abbâcides. Il advint que le khalife se mit un jour en colère contre les habitants de Balkh, à cause d’une action qu’ils avaient commise. Il envoya dans leur ville quelqu’un chargé de leur faire payer une amende considérable. Lorsque cet officier fut arrivé à Balkh, les femmes et les enfants de la ville se rendirent près de cette femme dont il a été question plus haut comme ayant construit la mosquée, et qui était l’épouse de leur émir. Ils se plaignirent à elle de leur situation et de l’amende qui leur était imposée. Elle envoya à l’émir, qui était venu pour lever sur eux cette taxe, un vêtement brodé de perles, à elle appartenant, et dont la valeur surpassait la somme que l’émir avait reçu l’ordre de leur faire payer. Elle lui dit, en même temps : « Porte ce vêtement au khalife, car je le donne comme une offrande en faveur des habitants de Balkh, à cause de leur triste situation. » Cet émir alla trouver le khalife, jeta le vêtement devant lui et lui raconta ce qui s’était passé. Le khalife fut honteux, et dit ; « Est-ce que cette femme sera plus généreuse que nous ? » Il ordonna à l’émir de dispenser de l’amende les habitants de Balkh, et de retourner dans cette ville, afin de rendre à la femme du gouverneur son vêtement. En outre, il remit aux Balkhiens îe tribut d’une année. L’émir revint à Balkh, se rendit à la demeure de la femme du gouverneur, lui répéta ce qu’avait dit le khalife, et lui rendit le vêtement. Elle lui dit : « Est-ce que l’œil du khalife a fixé cet habillement. ? » Il répondit : « Oui. » « En ce cas, reprit-elle, je ne revêtirai point un habit sur lequel est tombé le regard d’un homme qui n’est pas au nombre de ceux dont ie mariage avec moi est défendu (père, frère, fils, elc). » Elle ordonna de le vendre, et c’est avec le prix qu’on en retira que furent bâtis la mosquée, l’ermitage et un caravansérail situé vis-à-vis de la mosquée, et construit avec les pierres appelées heddhân « moellons ». Ce dernier est encore en bon état. Il resta un tiers du prix du vêtement ; et on raconte que cette femme ordonna d’ensevelir cette somme sous une des colonnes de la mosquée, afin qu’on put s’en servir en cas de besoin.

Tenkîz fut instruit de cette histoire ; il ordonna de renverser les colonnes de la mosquée. Environ le tiers fut abattu ; mais on ne trouva rien. Le reste fut laissé dans son premier état.

A l’extérieur de Balkh se trouve un tombeau, qu’on dit être celui d’Occâchab, fils de Mihçan alaçady, compagnon de Mahomet, celui-là même qui entrera dans le paradis, sans avoir de compte à rendre, au jour du jugement (c’est là une tradition. Cf. Nawawi, éd. Wustenfeld, p. 428). Au-dessus de ce tombeau s’élève un ermitage vénéré, dans lequel nous logeâmes. Près de l’ermitage on voit un superbe étang, ombragé d’un grand noyer, à l’abri duquel les voyageurs s’arrêtent pendant l’été. Le cheïkh de cet ermitage est appelé Athâddj Khord, c’est-à-dire « le Petit pèlerin. » C’est un homme vertueux. Il monta à cheval avec nous, et nous fit voir les mausolées de la ville, parmi lesquels on remarque celui de Hizkîl (Ézechiel), le prophète, qui est surmonté d’un beau dôme. Nous visitâmes aussi, à Balkh, un grand nombre de tombeaux d’hommes de bien, que je ne me rappelle plus à présent. Nous nous arrêtâmes près de la maison d’Ibrâhîm, fils d’Adhem (cf. t. I, p. 173-176). C’est une maison considérable, construite en pierres de couleur blanche et semblables au moellon. Les grains de l’ermitage y étaient déposés, et elle avait été fermée à cause de cela ; nous n’y entrâmes donc pas. Elle est située dans le voisinage de la mosquée principale.

Nous partîmes de Balkh, et nous marchâmes pendant sept jours dans les montagnes du Kouhistân. On y trouve des villages nombreux, bien peuplés, arrosés d’eaux courantes et plantés d’arbres verdoyants, dont la plupart sont des figuiers. Il y a un grand nombre d’ermitages, habités par des hommes pieux qui se sont voués au service de la divinité. Au bout de cet espace de temps, nous arrivâmes à la ville de Hérât, la plus grande des cités encore florissantes dans le Khorâçân. Il y a quatre grandes villes dans cette province : deux florissantes, Hérât et Neïçâboûr ; et deux en ruines, Balkh et Merve. Hérât est fort étendue et très-peuplée ; ses habitants sont vertueux, chastes et dévots ; ils professent la doctrine de l’imâm Abou Hanifah. Leur ville est exempte de désordre.


DU SULTAN DE HÉRÂT.

C’est le sultan illustre Hoçaïn, fils du sultan Ghiyâth eddîn Alghoûry ; il est doué d’une bravoure reconnue, et il a obtenu la faveur divine et la félicité. Sur deux champs de bataille il a reçu du secours et de l’assistance de Dieu des preuves bien capables d’exciter l’admiration. La première fois, ce fut lors de la rencontre de son armée avec le sultan Khalîl, qui s’était révolté contre lui et qui finit par devenir son prisonnier (cf. ci-dessus, p. 51). La seconde bataille, dans laquelle il fut également favorisé de Dieu, fut celle qu’il livra en personne à Maç’oûd, sultan des Râfidhites ou hérétiques, et qui se termina par la ruine de la puissance de Maç’oûd, par sa fuite et par la perte de son royaume (ou de ses trésors, d’après une autre leçon). Le sultan Hoçaïn monta sur le trône après la mort de son frère, nommé Alhâfizh, qui lui-même avait succédé à leur père Ghiyâth eddîn.


HISTOIRE DES RÂFIDHITES.

il y avait dans le Khorâçàn deux hommes, appelés l’un Maç’oùd et l’autre Mohammed, et qui avaient cinq compagnons audacieux. Ils étaient connus dans l’Irâk sous le nom de Chotthâr « brigands, voleurs » ; dans le Khorâçân, sous celui de Serbedârs ; et enfin, dans le Maghreb, sous celui de Sokoûrah « oiseaux de proie, vautours ».

Tous sept convinrent de se livrer au désordre et au brigandage, et de piller l’argent des habitants. Le bruit de leurs excès se répandit ; ils établirent leur séjour sur une montagne inexpugnable, située au voisinage de la ville de Beïhak, appelée aussi Sebzévâr. Ils se plaçaient en embuscade pendant le jour, en sortaient le soir et durant la nuit, fondaient sur les villages, coupaient les communications et s’emparaient des richesses des habitants. Les méchants et les malfaiteurs, leurs pareils, vinrent en foule se joindre à eux : leur nombre devint considérable, leur puissance augmenta, et les hommes les craignaient. Ils fondirent sur la ville de Beïhak et la prirent ; puis ils s’emparèrent d’autres villes, acquirent de l’opulence, rassemblèrent des troupes et se procurèrent des chevaux. Maç’oûd prit le titre de sultan. Les esclaves s’enfuyaient de la maison de leurs maîtres, et se retiraient près de lui. Chacun de ces esclaves fugitifs recevait de lui un cheval et de l’argent ; et, s’il montrait de la bravoure, Maç’oûd le nommait chef d’un détachement. Son armée devint nombreuse et sa puissance considérable. Tous ses partisans embrassèrent la doctrine des Chiites, et entreprirent d’extirper les Sonnites du Khorâçân et de soumettre cette province tout entière aux dogmes râfidhites. Il y avait à Mechhed Thoûs un cheïkh râfidhite nommé Haçan, qui était considéré par eux comme un homme pieux. Il les assista dans leur entreprise et ils le proclamèrent khalife ; il leur ordonna d’agir avec équité. Ils firent paraître une si grande probité, que des dinars et des dirhems tombaient à terre, dans leur camp, et que personne ne les ramassait, jusqu’à ce que leur propriétaire survînt et les ramassât. Ils s’emparèrent de Neïçâboùr. Le sultan Thoghaïtomoûr envoya contre eux des troupes, mais ils les mirent en déroute. Le sultan fit alors marcher son lieutenant, Arghoûn Chah, qui fut vaincu et fait prisonnier. Ils le traitèrent avec bonté. Thoghaïtomour les combattit en personne, à la tête de cinquante mille Tartares ; mais ils le défirent, s’emparèrent de plusieurs villes, entre autres de Sarakhs, de Zâveh, de Thoûs, une des principales places du Khorâçân. Ils établirent leur khalife dans le mechhed « mausolée » d’Aly, fils de Moùça Arridha. Ils prirent aussi la ville de Djâm et campèrent tout auprès, avec l’intention de marcher contre Hérât, dont ils n’étaient qu’à six journées de distance.

Lorsque cette nouvelle parvint à Mélic Hoçaïn, il rassembla les émirs, les troupes et les habitants de la ville, et leur demanda s’ils étaient d’avis d’attendre l’ennemi en dedans des murs, ou de marcher à sa rencontre et d’engager le combat. L’avis général fut de sortir contre l’ennemi. Les habitants de Hérât forment une seule et même tribu appelée Ghoûriens. On dit qu’ils sont originaires du canton de Ghaour, en Syrie, et que de là vient leur nom. Tous firent leurs préparatifs, et se réunirent de toutes parts, car ils étaient domiciliés dans les villages et dans la plaine de Badgbîs. Cette plaine a une étendue de quatre journées ; son gazon reste toujours vert, et c’est là que paissent les bétes de somme et les chevaux des Ghoûriens. La plupart des arbres qui l’ombragent sont des pistachiers, dont les fruits s’exportent dans l’Irâk.

Les habitants de la ville de Simnân secoururent ceux de Hérât. Ils marchèrent tous ensemble contre les Râfidhites, au nombre de cent vingt mille, tant cavaliers que fantassins. Le roi Hoçaïn les commandait. Les Râfidhites se réunirent au nombre de cent cinquante mille cavaliers, et la rencontre eut lieu dans la plaine de Boûchendj. Les deux armées tinrent ferme d’abord ; mais ensuite les Râfidhites eurent le dessous, et leur sultan, Maç’oûd, prit la fuite. Leur khalife, Haçan, tint bon avec vingt mille hommes, jusqu’à ce qu’il fût tué, ainsi que la plupart de ses soldats ; environ quatre mille autres furent faits prisonniers. Quelqu’un qui assista à cette bataille m’a conté que l’action commença vers neuf heures de la matinée et que la fuite des Serbédâriens eut lieu peu de temps après midi. Après l’heure de midi, le roi Hoçaïn mit pied à terre et pria. On lui apporta ensuite de la nourriture. Lui et les principaux de ses compagnons mangèrent, tandis que les autres décapitaient les prisonniers.

Après cette grande victoire, Hoçaïn retourna dans sa capitale. Dieu se servit des mains de ce prince pour faire triompher les Sonnites et éteindre le feu du désordre. Cette rencontre eut lieu après ma sortie de l’Inde, en l’année 748 (1347).

Un homme, du nombre des dévots, des gens de bien et de mérite, nommé Mewlâna Nizhâm eddîn, avait passé sa jeunesse à Hérât. Les habitants de cette ville l’aimaient et avaient recours à ses avis. Il les prêchait et leur adressait des exhortations. Ils convinrent avec lui de redresser les actes illicites. Le prédicateur de la ville, nommé Mélic Wernâ, cousin germain du roi Hoçaïn et marié à la veuve de son père, se ligua avec eux pour cet objet. Il était au nombre des hommes les plus beaux, tant au physique qu’au moral ; le roi le craignait, et nous rapporterons ci-dessous son histoire. Dès que ces individus apprenaient un acte défendu par la loi, lors même qu’il avait été commis par le roi, ils le réformaient.


ANECDOTE.

On m’a raconté qu’ils reçurent un jour avis qu’un acte illicite s’était passé dans le palais de Mélic Hoçaïn ; ils se réunirent, afin de le redresser. Le roi se fortifia contre eux dans l’enceinte de son palais. Ils se rassemblèrent alors près de la porte de cet édifice, au nombre de six mille hommes. Le roi eut peur d’eux ; il fit venir le jurisconsulte et les grands de la ville. Or, il venait de boire du vin ; ils exécutèrent sur lui, dans son palais, la peine prescrite par la loi, et s'en retournèrent.


ÉVÉNEMENT QUI FDT LA CAUSE DU MEURTRE DU SUSDIT JURISCONSULTE NIZHÂM EDDÎN.

Le roi Hoçaïn craignait les Turcs, habitants du désert voisin de la ville de Hérât, qui avaient pour roi Thoghaïtomoûr, dont il a été fait mention ci-dessus, et qui étaient au nombre d’environ cinquante mille hommes. Il leur faisait des présents chaque année et les caressait. C’était ainsi qu’il agissait avant sa victoire sur les Râfidhites ; mais, après qu’il eut vaincu ces hérétiques, il traita les Turcs comme ses sujets. Ils avaient coutume de venir à Hérât, et souvent ils y buvaient du vin ; ou bien, un d’eux y venait étant ivre. Or, Nizhâm eddîn punissait, d’après les termes de la loi, ceux des Turcs qu’il rencontrait ivres. Ces Turcs sont des gens braves et audacieux ; ils ne cessent d’attaquer à l’improviste les villes de l’Inde et de faire captifs ou de massacrer leurs habitants. Souvent ils faisaient prisonnière quelque musulmane, qui habitait dans l’Inde parmi les infidèles. Lorsqu’ils amenaient leurs captives dans le Khoràçân, Nizhâm eddin les délivrait de leurs mains. Le signe distinctif des femmes musulmanes, dans l’Inde, consiste à ne pas se percer les oreilles, tandis que les femmes infidèles percent les leurs. Il advint un jour qu’un émir turc, nommé Tomouralthi, fit prisonnière une femme et la pressa vivement de satisfaire ses désirs ; elle s’écria quelle était musulmane. Aussitôt le docteur la retira des mains de l’émir. Celui-ci en fut fortement blessé ; il monta à cheval, accompagné de plusieurs milliers de ses soldats, fondit sur les chevaux de Hérât, qui se trouvaient dans leurs pâturages ordinaires, dans la plaine de Badghîs, et les emmena, ne laissant aux habitants de Héràt aucune bête qu’ils pussent monter ou traire. Les Turcs se retirèrent, avec ces animaux, sur une montagne voisine où l’on ne pouvait les forcer. Le sultan et ses soldats ne trouvèrent pas de montures pour les poursuivre.

Hoçaïn envoya aux Turcs un député, pour les inviter à restituer le bétail et les chevaux qu’ils avaient pris et leur rappeler le traité qui existait entre eux. Ils répondirent qu’ils ne rendraient pas leur butin, avant qu’on ne leur eût livré le jurisconsulte Nizhâm eddîn. Le sultan répartit : « Il n’y a pas moyen de consentir à cela. » Le cheïkh Abou Ahmed aldjesty, petit-fils du cheïkh Maoudoûd aldjesty, occupait dans le Khorâçân un rang élevé, et ses discours étaient respectés des habitants. Il monta à cheval, entouré d’un cortège de disciples et d’esclaves, également à cheval, et dit (au sultan) : « Je conduirai le docteur Nizhàm eddîn près des Turcs, afin qu’ils soient apaisés par cette démarche ; puis, je le ramènerai. » Les habitants étaient disposés à se conformer à ses discours, et le docteur Nizhâm eddîn vit qu’ils étaient d’accord là-dessus. Il monta à cheval, avec le cheïkh Abou Ahmed, et se rendit près des Turcs. Tomouralthi se leva à son approche et lui dit : « Tu m’as pris ma femme ; » en même temps, il le frappa d’un coup de massue et lui brisa la cervelle. Nizhâm eddîn tomba mort. Le cheïkh Abou Ahmed fut tout interdit, et s’en retourna dans sa ville. Les Turcs rendirent le bétail et les chevaux qu’ils avaient pris.

Au bout d’un certain temps, ce Turc, qui avait tué le docteur, se rendit à Hérât. Plusieurs des disciples du fakîh le rencontrèrent, et s’avancèrent vers lui comme pour le saluer ; mais ils avaient sous leurs vêtements des épées, avec lesquelles ils le tuèrent ; ses camarades prirent la fuite. Quelque temps après, le roi Hoçaïn envoya en ambassade, auprès du roi du Sidjistân, son cousin-germain Mélic Werna, qui avait été l’associé du docteur Nizhâm eddîn, dans le redressement des actes prohibés par la loi. Lorsque ce prince fut arrivé dans le Sidjistân, le roi lui envoya l’ordre d’y rester et de ne pas revenir à sa cour. Mais il se dirigea vers l’Inde, et je le rencontrai, lorsque je sortis de ce pays, dans la ville de Sîwécitân (Schwan), dans le Sind. C’était un homme distingué ; il avait un goût inné pour l’exercice de l’autorité, la chasse, la fauconnerie, les chevaux, les esclaves, les serviteurs, les vêtements précieux et dignes des rois. Or, la situation de quiconque a de semblables goûts dans l’Inde n’est pas heureuse. Quant à lui, le roi de l’Inde le nomma gouverneur d’une petite ville. Un habitant de Hérât, établi dans l’Inde, le tua dans cette ville, à cause d’une jeune esclave. On dit que le roi de l’Inde aposta son meurtrier, par suite des machinations du roi Hoçaïn, et que ce fut à cause de cela que Hoçaïn rendit hommage au roi de l’Inde, après la mort de Mélic Wernâ. Le roi de l’Inde lui fit des présents et lui donna la ville de Bacâr (Bhakar), dans le Sind, dont le revenu monte chaque année à cinquante mille dinars d’or.

Mais revenons à notre sujet.

Nous partîmes de Hérât pour la ville de Djâm. C’est une ville de moyenne importance, mais jolie et possédant des jardins, des arbres, de nombreuses sources et des rivières. La plupart de ses arbres sont des mûriers, et la soie y abonde. On attribue la construction de cette ville au pieux et dévot Chihâb eddîn Ahmed aldjâm, dont nous raconterons l’histoire ci-après. Son petit-fils était le cheikh Ahmed, connu sous le nom de Zâdeh (fils, en persan), qui fut tué par le roi de l’Inde, et aux enfants duquel Djâm appartient actuellement ; car cette cité est indépendante de l’autorité du sultan, et ces individus y jouissent d’une grande opulence. Quelqu’un en qui j’ai confiance m’a raconté que le sultan Abou Sa’îd, roi de l’Irak, ayant fait un voyage dans le Khorâçân, campa près de cette ville, où se trouvait l’ermitage du cheïkh. Celui-ci lui donna un festin magnifique ; il distribua à chaque tente du camp royal un mouton, donna un mouton par quatre hommes, et fournit à chaque bête employée dans le camp, cheval, mulet ou âne, sa provende pour une nuit. Il ne resta pas dans tout le camp un seul animal qui n’eût reçu sa part de l’hospitalité du cheïkh.


HISTOIRE DU CHEÏKH CHIHÂB EDDÎN, DONT LE SURNOM A ÉTÉ DONNÉ À LA VILLE DE DJÂM.

On raconte que c’était un homme de plaisir et fort adonné à la boisson. Il avait environ soixante camarades de débauche, qui avaient coutume de se réunir chaque jour dans la demeure de l’un d’eux. Le tour de chacun revenait donc au bout de deux mois. Ils persévérèrent quelque temps dans cette conduite. Enfin, un jour, le tour du cheïkh Chihâb eddîn arriva. Mais la nuit même qui précéda ce jour (littér. « la nuit du tour » ; la journée des musulmans commence au coucher du soleil), il résolut de faire pénitence et de se réconcilier avec Dieu ; mais il se dit en lui-même : « Si je dis à mes compagnons, qu’avant qu’ils fussent réunis chez moi j’avais fait pénitence, ils penseront que c’est par impuissance de les traiter. » Il fit donc servir les choses que ses pareils faisaient servir auparavant, tant mets que boissons, et fit mettre le vin dans les outres. Ses camarades arrivèrent, et lorsqu’ils furent disposés à boire, ils ouvrirent une outre. Un d’eux y goûta, et il trouva que la liqueur qu’elle contenait avait un goût douceâtre. Ensuite on ouvrit une seconde outre, puis une troisième, et on les trouva dans le même état. Les convives interpellèrent le cheïkh à ce sujet. Il leur avoua la vérité, leur confessa francheuient ses pensées secrètes, leur fit connaître sa pénitence et leur dit : « Par Dieu, ceci n’est pas autre chose que le vin que vous buviez auparavant ! » Ils firent tous pénitence, bâtirent cet ermitage et s’y retirèrent pour adorer Dieu. Beaucoup de miracles et de visions extatiques se montrèrent à ce cheïkh.

Nous partîmes de Djâm pour Thoûs, une des plus illustres et des plus grandes villes du Khorâçân. Elle a été la patrie du célèbre imâm Abou Hâmid alghazzâly, dont on y voit encore le tombeau. Nous allâmes de Thoûs à la ville du Mausolée d’Arridha (Mechhed Arridha). Ce dernier est ’Aly, fils de Moûça alcâzhim, fils de Dja’far assâdik, fils de Mohammed albâkir, fils d’Aly Zaïn al’âbidîn, fils d’Alhoçaïn le martyr, fils du prince des croyants ’Aly, fils d’Abou-Thâlib. Mechhed est aussi une grande et vaste ville, abondante en fruits, en eaux et en moulins. Atthâhir Mohammed Chah y habitait. Thahir (littéralement « le pur » ) a la même signification chez ce peuple que Nakîb (chef des Alides) chez les Égyptiens, les Syriens, les Irakiens. Les Indiens, les Sindis, les Turkistanis disent, en place de ces mots : « Le seigneur illustre. » Mechhed était encore habité par le kâdhi, ie chérîf Djélâl eddîn, que je rencontrai ensuite dans l’Inde, ainsi que par le chérîf ’Aly et ses deux fils, Emîr Hindou et Daoulet Châh, qui m’accompagnèrent depuis Termedh jusque dans l’Indoustan. C’étaient des hommes vertueux.

Le mausolée vénéré est surmonté d’un dôme élevé, et se trouve compris dans un ermitage. Dans le voisinage de celui-ci, il y a un collège et une mosquée. Tous ces bâtiments sont d’une construction élégante, et leurs murailles sont revêtues de faïence colorée. Sur le tombeau est une estrade de planches, recouvertes de feuilles d’argent, et au-dessus de ce tombeau sont suspendues des lampes du même métal. Le seuil de la porte du dôme est en argent. La porte elle-même est cachée par un voile de soie brochée dor. Le plancher est couvert de plusieurs sortes de tapis. Vis-à-vis de ce tombeau on voit celui du prince des croyants, Hâroûn Errachîd, surmonté d’une estrade sur laquelle on place des candélabres, que les habitants du Maghreb appellent alhicec et alménâïr. Lorsqu’un Râfidhite entre dans le mausolée pour le visiter, il frappe de son pied le tombeau de Rachîd et bénit, au contraire, le nom de Ridha.

Nous partîmes pour la ville de Sarakhs, qui a donné naissance au vertueux cheïkh Lokmân assarakhsy. De Sarakhs nous allâmes à Zâveh, patrie du vertueux cheïkh Kothb eddîn Haïder, qui a donné son nom à la congrégation des fakirs Haïdéry, lesquels placent des anneaux de fer à leurs mains, à leur cou, à leurs oreilles et même à leur verge, de sorte qu’ils ne peuvent, avoir commerce avec une femme. Étant partis de Zâveh, nous arrivâmes à la ville de Neïçâboûr, une des quatre capitales du Khorâçân. Elle est appelée le Petit Damas, à cause de la quantité de ses fruits, de ses jardins et de ses eaux, ainsi qu’à cause de sa beauté. Quatre canaux la traversent, et ses marchés sont beaux et vastes. Sa mosquée est admirable ; elle est située au milieu du marché, et touche à quatre collèges, arrosés par une eau abondante et habités par beaucoup d’étudiants, qui apprennent la jurisprudence et la manière de lire le Koran. Ces quatre collèges sont au nombre des plus beaux de la province. Mais les médrécéh du Khorâçân, des deux ’Iràks, de Damas, de Baghdâd et de Misr, quoiqu’elles atteignent le comble de la solidité et de l’élégance, sont toutes inférieures à la médrécéh bâtie près de la citadelle de la résidence royale de Fez, par notre maître le prince des croyants, Almotéwekkil ’Ala Allah (celui qui met sa confiance en Dieu), le champion dans la voie de Dieu, le plus savant des rois, la plus belle perle du collier des khalifes équitables, Abou ’Inàn ; que Dieu le fasse prospérer et rende son armée victorieuse ! Ce dernier collège n’a point d’égal en étendue ni en élévation ; les habitants de l’Orient ne sauraient reproduire les ornements en plâtre qui s’y trouvent.

On fabrique à Neïçâboûr des étoffes de soie, telles que le nekh, le kemkhd (velours) et autres, que l’on exporte dans l’Inde. Dans cette ville se trouve l’ermitage du cheïkh, de l’imâm savant, du pôle (Alkothb), du dévot Kothb eddîn Anneïrâboùry, un des prédicateurs et des pieux imâms. Je logeai chez lui ; il me reçut très-bien et me traita avec considération. Je fus témoin de prodiges et de miracles merveilleux opérés par lui.


MIRACLE DE CE CHEÏKH.

J’avais acheté à Neïçâboûr un jeune esclave turc. Le cheïkh le vit avec moi et me dit : « Ce page ne te convient pas ; revends-le. " Je lui répondis : « C’est bien. » Et je revendis l’esclave, le lendemain même, à un marchand. Puis je fis mes adieux au cheïkh et je partis. Lorsque je fus arrivé dans la ville de Besthàm, un de mes amis m’écrivit de Neïçàboûr et me raconta que l’esclave en question avait tué un enfant turc, et avait été tué en expiation de ce meurtre. Cela est un miracle évident de la part du cheïkh.

De Neïçâboûr je me rendis à Besthâm, qui a donné naissance au cheïkh, au célèbre contemplatif Abou Yézîd albesthâmy, dont on y voit le tombeau, renfermé sous le même dôme que le corps d’un des enfants de Dja’far Assâdik. On trouve encore à Besthâm le tombeau du vertueux cheïkh, de l’ami de Dieu, Abou’l Haçan alkharrakâny. Je logeai en cette ville dans l’ermitage du cheïkh Abou Yézîd albesthâmy. Je partis de Besthàm, par le chemin de Hendokhîr, pour Kondoûs et Baghlân, villages habités par des cheïkhs et des hommes de bien, et où se trouvent des jardins et des rivières. Nous logeâmes à Kondoûs près d’une rivière, sur les bords de laquelle s’élève un ermitage appartenant à un supérieur de fakirs, originaire d’Égypte et nommé Chir Siâh, c’est-à-dire « le lion noir. » Le gouverneur de ce canton nous y traita. C’était un natif de Mouçoul, qui habitait un grand jardin situé dans le voisinage. Nous séjournâmes environ quarante jours près de ce village, afin de refaire nos chameaux et nos chevaux ; car il y a là d’excellents pâturages et un gazon abondant. On y jouit d’une sûreté parfaite, grâce à la sévérité des jugements rendus par l’émir Boronthaïh. Nous avons déjà dit que la peine prononcée par les lois des Turcs contre celui qui dérobe un cheval, consiste à faire rendre au voleur l’animal volé et neuf autres en sus. S’il ne les possède pas, on lui enlève, en leur place, ses enfants. Mais s’il n’a pas d’enfants, on l’égorge comme une brebis. Les Turcs laissent leurs bêtes de somme absolument sans gardien, après que chacun a marqué sur la cuisse les bêtes qui lui appartiennent. Nous en usâmes de même dans ce canton. Il advint que nous nous mîmes en quête de nos chevaux, dix jours après notre arrivée ; il nous en manquait trois. Mais au bout de quinze jours, les Tartares nous les ramenèrent à notre demeure, de peur de subir les peines portées par la loi. Nous attachions chaque soir deux chevaux vis-à-vis de nos tentes, afin de pouvoir nous en servir la nuit, si le besoin l’exigeait. Une certaine nuit nous perdîmes ces deux chevaux, et nous quittâmes bientôt après le pays. Au bout de vingt-deux jours, on nous les ramena sur le chemin.

Un autre motif de notre séjour, ce fut la crainte de la neige ; car il y a au milieu de la route une montagne nommée Hindou Coûch, c’est-à-dire « qui tue les Indous », parce que beaucoup d’entre les esclaves mâles et femelles que l’on emmène de l’Inde meurent dans cette montagne, à cause de la violence du froid et de la quantité de la neige. Elle s’étend l’espace d’un jour de marche tout entier. Nous attendîmes jusqu’à l’arrivée des chaleurs. Nous commençâmes à traverser cette montagne, à la fin de la nuit, et nous ne cessâmes de marcher jusqu’au soir du jour suivant. Nous étendions des pièces de feutre devant les chameaux, afin qu’ils n’enfonçassent pas dans la neige. Après nous être mis en route, nous arrivâmes à un endroit nommé Ander (Andérâb), et où a jadis existé une ville dont les vestiges ont disparu. Nous logeâmes dans un grand bourg où se trouvait un ermitage appartenant à un homme de bien, nommé Mohammed almehrouy, chez lequel nous descendîmes. Il nous traita avec considération, et lorsque nous lavions nos mains, après le repas, il buvait l’eau qui nous avait servi à cet usage, à cause de la bonne opinion qu’il avait de nous, et de son extrême bienveillance à notre égard. Il nous accompagna jusqu’à ce que nous eussions gravi la montagne de Hindou Coûch. Nous trouvâmes sur cette montagne une source d’eau chaude, avec laquelle nous nous lavâmes la figure. Notre peau fut excoriée et nous souffrîmes beaucoup. Nous nous arrêtâmes dans un endroit nommé Bendj Hîr. Bendj (Pendj) signifie « cinq », et Hîr « montagne ». Le nom de Bendj Hîr veut donc dire « cinq montagnes. » Il y avait jadis là une ville belle et peuplée, sur un fleuve considérable et dont les eaux sont de couleur bleue, comme celles de la mer. Il descend des montagnes de Badakhchân, ou l’on trouve le rubis que l’on appelle balakhch « rubis balais ». Tenkîz, roi des Tartares, a ruiné cette contrée, et depuis lors elle n’est pas redevenue florissante. C’est là que se trouve le mausolée du cheïkh Sa’îd almekky, lequel est vénéré de ces peuples. Nous arrivâmes ensuite à la montagne de Péchâï, où se trouve l’ermitage du vertueux cheïkh Athâ Aouliâ : Atha veut dire, en turc, « père » ; quant au mot Aouliâ, il appartient à la langue arabe ; le nom Athâ Aouliâ signifie donc « le père des amis de Dieu ». On appelle aussi cet individu Sîçad Sàléh : Siçad veut dire, en persan, « trois cents », et Sâléh signifie « année ». En effet, les habitants de cet endroit prétendent que le cheïkh est âgé de trois cent cinquante ans. Ils ont pour lui une grande vénération et viennent, pour le visiter, des villes et des villages voisins. Les sultans et les princesses se rendent près de lui. Il nous traita avec considération et nous donna un repas ; nous campâmes sur le bord d’une rivière, près de son ermitage, et nous lui rendîmes visite. Je le saluai et il m’embrassa ; sa peau était lisse, et je n’en ai pas vu de plus douce. Quiconque le voit s’imagine qu’il n’est âgé que de cinquante ans. Il m’a dit que tous les cent ans, il lui poussait de nouveaux cheveux et de nouvelles dents, et qu’il avait vu Abou Rohm, celui-là même dont le tombeau se trouve à Moultân, dans le Sind. Je lui demandai de me réciter une tradition, et il me raconta des anecdotes. Mais je conçus des doutes touchant ce qui le concernait, et Dieu sait le mieux s’il est sincère.

Nous partîmes ensuite pour Pervan, où je rencontrai l’émir Boronthaïh. Il me fit du bien, me témoigna de la considération, et écrivit à ses préposés dans la ville de Ghaznah, de me traiter avec honneur. li a déjà été question de lui et de la haute stature qu’il avait reçue en partage (ci-dessus, p. 42). Il avait près de lui une troupe de cheïkhs et de fakîrs, qui habitaient des ermitages.

De Pervan nous allâmes à Tcharkh : c’est un grand bourg, qui possède de nombreux jardins et dont les fruits sont excellents. Nous y arrivâmes pendant l’été et nous y trouvâmes une troupe de fakîrs et d’étudiants ; nous y fîmes la prière du vendredi. Le chef de la localité, Mohammed altcharkhy, nous donna un repas. Dans la suite, je le revis dans l’Inde.

De Tcharkh nous partîmes pour Ghaznab, capitale du sultan belliqueux Mahmoud, fils de Sébuctéguin, dont le nom est célèbre. Il était au nombre des plus grands souverains, et avait le surnom de Yemîn Eddaulah. Il fit de fréquentes incursions dans l’Inde, et y conquit des villes et des châteaux forts. Son tombeau se trouve dans cette ville ; il est surmonté d’un ermitage. La majeure partie de Ghaznah est dévastée, et il n’en subsiste plus qu’une petite portion ; mais cette ville a jadis été considérable. Son climat est très-froid ; ses habitants en sortent pendant l’hiver et se retirent à Kandahâr, ville grande et riche, située à trois journées de distance de Ghaznah, mais que je ne visitai pas. Nous logeâmes hors de Ghaznah, dans une bourgade située sur une rivière qui coule sous la citadelle. L’émir de la ville, Merdec Agha, nous traita avec égard. Merdec signifie « le petit » (petit homme, en persan), et Agha veut dire « celui dont l’origine est illustre ». (En mongol, Aka signifiait l’aîné, le chef d’une famille.)

Nous partîmes ensuite pour Câboul ; c’était jadis une ville importante ; mais ce n’est plus qu’un village, habité par une tribu de Persans, appelés Afghans. Ils occupent des montagnes et des défilés et jouissent d’une puissance considérable ; la plupart sont des brigands. Leur principale montagne s’appelle Coûh Soleïmân. On raconte que le prophète Soleïmân (Salomon) gravit cette montagne, et regarda de son sommet l’Inde, qui était alors remplie de ténèbres. Il revint sur ses pas, sans entrer dans ce pays, et la montagne fut appelée d’après lui. C’est là qu’habite le roi des Afghans. A Caboul se trouve l’ermitage du cheïkh Ismaïl l’Afghan, disciple du cheïkh’Abbâs, un des principaux saints.

De Caboul, nous allâmes à Kermâch, forteresse située entre deux montagnes, et dont les Afghans se servent pour exercer le brigandage. Nous les combattîmes en passant près du château. Ils étaient placés sur la pente de la montagne ; mais nous leur lançâmes des flèches et ils prirent la fuite. Notre caravane était peu chargée de bagages, mais elle était accompagnée d’environ quatre mille chevaux. J’avais des chameaux, par la faute desquels je fus séparé de la caravane. J’avais avec moi plusieurs individus, parmi lesquels se trouvaient des Afghans. Nous jetâmes une portion de nos provisions, et nous abandonnâmes sur la route les charges des chameaux qui étaient fatigués. Nos chevaux retournèrent les prendre le lendemain, et les emportèrent. Nous rejoignîmes la caravane, après la dernière prière du soir, et nous passâmes la nuit à la station de Chech Nagbâr, le dernier endroit habité sur les confins du pays des Turcs. Nous entrâmes ensuite dans le grand désert, qui s’étend l’espace de quinze journées de marche. On n’y voyage que dans une seule saison, après que les pluies sont tombées dans le Sind et l’Inde, c’est-à-dire au commencement du mois de juillet. Dans ce désert, souffle le vent empoisonné (assemoûm) et mortel qui fait tomber les corps en putréfaction, de sorte que les membres se séparent après la mort. Nous avons dit ci-dessus (t. II, p. 238) que ce vent souffle aussi dans le désert, entre Hormouz et Chirâz. Une grande caravane, dans laquelle se trouvait Khodhâwend Zâdeh, kâdhi de Termedh, nous avait précédés. Il lui mourut beaucoup de chameaux et de chevaux ; mais, par la grâce de Dieu, notre caravane arriva saine et sauve à Bendj Ab, c’est-à-dire au fleuve du Sind. Bendj (Pendj) signifie « cinq », et Ab « eau ». Le sens de ces deux mots est donc : « les cinq rivières. » Elles se jettent dans le grand fleuve, et arrosent cette contrée. Nous en parlerons, s’il plaît à Dieu. Nous arrivâmes près de ce fleuve, à la fin de dhou’lhiddjeh, et nous vîmes briller cette même nuit la nouvelle lune de moharrem de l’année 734 (12 septembre 1333). De cet endroit, les préposés aux nouvelles écrivirent dans l’Inde pour y transmettre l’avis de notre arrivée, et firent connaître au souverain de ce pays ce qui nous concernait.

C’est ici que finit le récit de ce premier voyage. Louange à Dieu, maître des mortels.