Voyages des trois princes de Sarendip/3

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TROISIÈME NOUVELLE

Il y avoit aux Indes un riche & puissant roi, qui demeuroit dans une ville maritime appelée Zeheb. Il ne connoissoit d’autre divinité que le lion qu’il adoroit, il aimoit les arts libéraux & les mécaniques, & se faisoit un plaisir d’avoir toujours d’habiles artisans. Parmi ces gens-là, il avoit un orfèvre qui se faisoit distinguer par la beauté de ses ouvrages. Ce prince en étoit charmé ; & un jour, l’ayant fait venir, il lui donna une grande quantité d’or, avec ordre de lui en faire un très-beau lion. L’orfèvre ayant reçu cet or, ne songea qu’à satisfaire le roi, & à faire un ouvrage qui pût passer pour un chef d’œuvre. Il se mit donc à y travailler, & s’y appliqua avec tant d’ardeur & d’exactitude, qu’en moins de six mois, il fit un lion si parfait, qu’il n’y manquoit que le souffle, pour faire croire qu’il étoit plein de vie. Comme il étoit d’une masse fort pesante, il lui fit des roues sous les pieds ; en sorte que dix hommes le pouvoient mener facilement en quelque lieu que ce fût. Le roi fut fort content de cet ouvrage, & tous ceux qui le voyoient en étoient tellement charmés, qu’on ne pouvoit croire qu’il eût été fait par la main d’un homme. Ce prince, voulant en quelque façon récompenser le mérite & le travail de l’ouvrier, lui donna dix mille écus de pension avec des privilèges considérables.

Cette libéralité excita une si grande envie parmi les orfèvres de la ville, qu’ils alloient en foule examiner ce lion, pour tâcher d’y trouver quelque chose à dire. Entre ces gens-là, il y en avoit un qui étoit fort rusé, & qui, ne voyant aucun défaut dans cet ouvrage, dit qu’il ne pouvoit y être entré le poids de dix mille pesant d’or, & qu’il y avoit sans doute de la friponnerie de la part de l’ouvrier. Comme il croyoit que c’étoit une occasion favorable pour faire retrancher la pension de son confrère, & de s’acquérir la confiance du roi, il publioit hautement qu’il y avoit de la mauvaise foi dans cet ouvrage. Mais cela ne suffisoit pas, il falloit le prouver ; & pour le faire, il ne voyoit que deux partis à prendre, ou de rompre le lion par morceaux, ce qu’on n’auroit jamais fait, vu l’excellence de l’ouvrage, ou de le faire peser, ce qui auroit été bien difficile, attendu le poids d’une masse si pesante. Toutes ces chose lui paroissoient presque impossibles, lui donnoient beaucoup de chagrin, & le faisoient passer pour un calomniateur. Un jour qu’il en parloit à sa femme, il lui dit, que celui qui pourroit trouver le moyen de peser le lion, & de faire voir au roi le larcin que l’orfèvre lui avoit fait, auroit indubitablement sa pension. Sa femme, sensible au gain, l’assura qu’elle en sauroit bientôt le secret, pourvu qu’il la laissât faire. Son mari lui repartit qu’elle pouvoit faire ce qu’elle voudroit, & que si elle réussissoit, ils seroient heureux le reste de leur jours. Pour exécuter son dessein, elle résolut de lier une amitié étroite avec la femme de l’orfèvre, qu’elle connoissoit : c’est pourquoi l’ayant rencontrée un jour faisant sa prière devant le lion, elle lui dit qu’elle étoit la plus heureuse femme du monde d’être l’épouse d’un homme qui étoit agréable au roi pour son rare mérite ; & ensuite, lui faisant considérer la beauté du lion : Je ne vois, dit-elle, qu’une seule chose qu’on puisse opposer à un si excellent ouvrage, qui, étant parfait dans toutes ses parties, semble renfermer en soi quelque défaut, parce qu’on ne le peut peser. Ces paroles ayant un peu inquiété la femme de l’orfèvre, qui ne pouvoit entendre dire que ce lion eût quelque défaut : Quoique l’on puisse faire cette critique, répondit-elle, je suis assurée que mon mari trouvera bien le secret de le peser ; & la première fois que nous nous trouverons ensemble, j’espère de vous tirer d’erreur. En achevant ces mots, elle prit congé de son amie, & s’en retourna chez elle. Lorsqu’elle y fut arrivée, elle attendit avec impatience la nuit, parce qu’elle savoit qu’il n’y a point de temps plus favorable que celui-là pour savoir le secret de son mari. Étant au lit, elle commença à lui faire bien des amitiés ; & ensuite elle lui dit, en parlant du lion, qu’elle n’y connoissoit point d’autre défaut, si ce n’étoit que, comme il étoit d’or & d’un prix très-considérable, on n’en pouvoit point savoir la pesanteur, & par conséquent la valeur ; que cette chose étant un reproche qu’on feroit à l’ouvrage & à l’ouvrier, il falloit absolument y remédier, & trouver le moyen de le peser.

Ces paroles ayant donné quelque chagrin à l’orfèvre, tant parce que, découvrant le secret à sa femme, il appréhendoit qu’on ne sût un jour son larcin, que parce qu’en le lui cachant, il sembloit la mépriser : J’avois résolu, lui dit-il, de ne jamais dire ce secret à personne ; mais comme vous êtes ma femme, & que je vous aime de tout mon cœur, je ne veux point vous le cacher, espérant que vous n’en parlerez à qui que ce soit, d’autant que si on le savoit, cela feroit tort à ma réputation, & vous seriez blâmée de tout le monde. Sa femme lui promit de n’en jamais parler à personne. Alors il lui dit : Vous savez combien il est facile de conduire le lion par-tout où l’on voudra, à cause des roues qui sont sous ses pieds : c’est pourquoi, quiconque sera curieux d’en savoir le poids, n’a qu’à le mettre dans un navire, & marquer par dehors l’endroit où le navire aura enfoncé dans la mer ; cela étant fait, on tirera le lion, & on chargera le navire de pierres ou d’autre chose, jusqu’à la marque qui en aura été faite, & ensuite on n’aura qu’à peser ces pierres, & l’on connoîtra aisément la quantité d’or qu’il y a dans le lion. Sa femme ayant bien entendu ce moyen, lui promit de nouveau de garder le secret. Le jour étant venu, elle sortit pour aller faire la prière devant le lion. Comme elle étoit à moitié chemin, elle rencontra la femme de l’autre orfèvre, lui fit part de tout ce que son mari lui avoit dit, en la priant bien fort de n’en parler à personne. Elle le lui promit, mais elle n’en fit rien ; car étant de retour en sa maison, elle découvrit à son mari le moyen de peser le lion, & lui conseilla de l’aller dire au roi, afin qu’il sût au vrai la quantité d’or qui étoit entrée dans la composition du lion. L’orfèvre, qui ne souhaitoit que cela, fut le lendemain au matin au palais, & ayant fait dire à ce prince qu’il avoit quelque chose de conséquence à lui communiquer, on le fit entrer. Il lui déclara le larcin que l’orfèvre lui avoit fait, & le secret de l’en convaincre.

Le roi remercia l’orfèvre de l’avis qu’il lui avoit donné, & lui promit d’en avoir de la reconnoissance ; ensuite il fit venir celui qui avoit fabriqué le lion, & lui dit d’aller à un de ses palais à la campagne, où il y avoit quelque chose qui demandoit son ministère. Il partit aussi-tôt ; & le même jour, le roi ayant fait conduire le lion à la mer, le fit peser dans un vaisseau, & l’on trouva qu’il y manquoit deux cents poids d’or. Cette friponnerie le mit fort en colère ; & aussi-tôt que l’orfèvre fut de retour, le roi, après lui avoir reproché son crime & son ingratitude, ordonna de l’enfermer au haut d’une tour qui n’étoit pas fort éloignée de la ville, & d’en murer la porte, afin qu’il mourût de faim, ou que se précipitant du haut de la tour en bas, il se tuât lui-même. Ces ordres furent exécutés sur le champ, & sa femme, qui avoit été la cause de son malheur, en eut un fort grand chagrin. Elle vint le lendemain au pied de la tour, pleurant à chaudes larmes, & demandant pardon à son mari d’avoir révélé son secret. Mais comme il croyoit devoir mourir bientôt : Femme, lui dit-il, vos gémissemens & vos larmes sont présentement superflus, ils ne peuvent me sauver. Vous êtes la cause de ma perte, & ainsi vous êtes obligée de me donner du secours pour tâcher de me tirer d’ici ; retournez au plutôt à la ville, & apportez des fils de soie, que vous lierez aux pieds de plusieurs fourmis que vous mettrez à la muraille de cette tour, & vous leur frotterez la tête avec du beurre, parce que, comme elles l’aiment beaucoup, si-tôt qu’elles en sentiront l’odeur, elle monteront toujours en haut, dans la croyance d’y trouver du beurre. De cette manière, je suis certain de pouvoir me sauver ; c’est pourquoi, lorsque vous aurez apporté avec la fine soie une plus grosse, vous la lierez avec la fine, & je la tirerai à moi ; & ensuite vous joindrez à celle-ci une ficelle ; & après avoir tiré une grosse corde, je l’attacherai à une poulie qui est au haut de cette tour. Apportez toutes ces choses, & gardez-vous bien d’en parler à personne : je pourrai, par ce moyen, échapper à la mort qui m’est assurée, si vous ne faites promptement ce que je vous dis. Cette femme fut un peu consolée de ces paroles ; elle courut aussi-tôt à la ville, & ayant fait provision de tout ce que son mari lui avoit demandé, elle se rendit au pied de la tour. La corde fut bientôt tirée en haut, & attachée avec la poulie à une grosse poutre. Il en passa un bout dans la poulie, qu’il jeta en bas à sa femme à l’entrée de la nuit, & il lui dit de se lier par le milieu du corps, parce que n’ayant pas assez de force pour soutenir avec la main le bout de la corde, afin de descendre en bas, il couleroit tout doucement avec le contrepoids du corps de sa femme, & que si-tôt qu’il seroit à terre, il la feroit descendre en bas avec le même bout de corde dont il s’étoit lié.

Cette femme, qui ne souhaitoit rien tant que la liberté de son mari, se lia par le milieu du corps avec le bout de la corde, & lui donna le moyen de sortir de sa prison. À peine fut-il en bas, & sa femme au haut de la tour, qu’il lui dit de lui jeter le bout de la corde avec laquelle elle s’étoit liée, parce qu’il vouloit, ajoutoit-il, y attacher une pièce de bois par le milieu, afin qu’étant montée au haut de la tour, elle se mît à cheval dessus, & descendît plus facilement. Elle lui jeta aussi-tôt le bout de la corde, & alors cet homme sans pitié, prenant ce bout, tira de toute sa force la corde hors de la poulie, & ayant jeté la vue en haut, comme il étoit tout en colère contre sa femme de l’avoir exposé à un si grand danger : Indigne & coupable femme, lui dit-il, puisque tu m’as exposé à la mort, il est juste que tu y sois aussi. En achevant ces mots, il jeta la corde avec le fil de soie & la ficelle dans une petite rivière qui passoit au pied de la tour, & gagna la campagne. Il marcha tout la nuit, & étant arrivé à la pointe du jour dans un village où il n’étoit connu de personne, il y resta en attendant que la fortune lui fût plus favorable.

Pendant qu’il étoit dans cette espérance, & qu’il remercioit le ciel de lui avoir procuré le moyen de se sauver, sa femme, affligée au dernier point, pleura toute la nuit, dans la crainte de la mort qu’elle voyoit inévitable. Le jour étant venu, ses cris & ses plaintes faisant entendre qu’elle demandoit du secours, un homme de qualité qui passoit par là, dit au roi que dans la tour où l’on avoit enfermé l’orfèvre, l’on y avoit mis une femme qui pleuroit continuellement. Le roi, voulant savoir qui elle étoit, ordonna qu’on la lui amenât. Quand elle fut devant lui, elle lui conta la cause de l’accident qui lui étoit arrivé. Ce prince, admirant l’adresse dont l’orfèvre s’étoit servi pour se sauver & pour punir sa femme de son indiscrétion, ne put s’empêcher de rire ; & jugeant que cette subtilité méritoit quelque récompense, ou du moins quelque grace, il fit publier par-tout son royaume, que l’orfèvre pouvoit se présenter devant lui, & qu’il lui pardonneroit son crime. Cet homme, ravi d’une si agréable nouvelle, vint se jeter aux pieds du roi, qui lui ayant fait conter l’histoire de son évasion, se mit à rire plus fortement que jamais. Il lui accorda la grace qu’il avoit promise, & lui fit venir sa femme pour les raccommoder ensemble ; ensuite il donna une pension considérable à l’autre orfèvre qui avoit découvert le larcin ; & après les avoir fait réconcilier, il les renvoya chez eux pleins de joie & de satisfaction.

L’empereur Behram ayant écouté cette histoire avec beaucoup de plaisir, se fit conduire le lendemain au quatrième palais. Lui & tous les seigneurs de sa cour étoient habillés de la même étoffe dont le palais étoit meublé. D’abord qu’il y fut arrivé, la princesse, qui souhaitoit de le voir, l’alla trouver dans son appartement ; il la reçut avec bien de l’honnêteté, & leur entretien fut sur diverses choses également curieuses & agréables. Après une conversation de plus de deux heures, elle se retira, & l’empereur fit venir le quatrième nouvelliste, auquel il commanda de lui raconter quelque histoire tragique, dont la morale le pût édifier. Cet homme, qui étoit fort savant, baissa les yeux par respect, & les élevant modestement sur ce prince, voici celle qu’il lui dit.