Waverley/Chapitre LXXI

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 497-506).


CHAPITRE LXXI.


Ce n’est pas là ma maison : ma maison n’était pas si belle.
Vieille Chanson.


Les nouveaux mariés voyageaient dans le grand style. Il y avait un équipage à six chevaux, dans le goût le plus moderne, dont sir Éverard avait fait cadeau à son neveu, et qui éblouit, par sa splendeur, les yeux de la moitié des Écossais ; il y avait aussi le carrosse de M. Rubrick, et les deux voitures étaient remplies de dames ; les messieurs et leurs domestiques à cheval étaient au nombre d’une centaine environ. Cependant, sans redouter la famine, le bailli Mac Wheeble se présenta sur le passage du cortège, et demanda qu’on lui fit l’honneur de passer par la maison du petit Veolan. Le baron fut confondu, et répondit que son gendre et lui passeraient assurément par le petit Veolan, mais qu’ils n’emmèneraient pas avec eux tout le comitatus nuptialis, ou cortège matrimonial ; il ajouta qu’ayant entendu dire que la baronnie avait été vendue par son indigne parent, il se réjouissait de ce que son ancien ami Duncan était resté dans sa place sous le nouveau dominus ou propriétaire. Le bailli salua, s’inclina, s’agita, et renouvela son invitation, jusqu’à ce que le baron, quoique piqué de son obstination, ne pût s’empêcher de se rendre, de peur de laisser deviner les motifs de sa répugnance, ce qu’il voulait surtout éviter.

Lorsqu’on arriva à l’extrémité de l’avenue, il tomba dans une profonde mélancolie, dont il ne sortit que pour faire observer que les bâtiments avaient été réparés, les décombres enlevés, et (ce qui était le plus merveilleux) que les deux grands ours en pierre, ces idoles mutilées, objets de sa vénération, étaient remontés sur leur piédestal, de chaque côté de la porte d’entrée : « Ce nouveau propriétaire, dit-il à Édouard, a montré plus de gusto, comme disent les Italiens, depuis le peu de temps qu’il possède ce domaine, que ce chien de Malcolm, quoique je l’eusse moi-même élevé ici, n’en eût acquis en toute sa vie, vita adhuc durante ; et à présent que je parle de chien, n’est-ce pas Ban et Buscar qui s’avancent dans l’avenue avec Davie Gellatley ? »

« Je propose que nous allions à leur rencontre, dit Édouard, car je crois que le propriétaire actuel du château est le colonel Talbot, à qui nous avons promis une visite. Il a hésité d’abord à vous dire qu’il avait acheté votre ancienne propriété de famille ; mais pourtant, si vous avez quelque répugnance à l’aller voir, nous pouvons nous rendre immédiatement chez le bailli. »

C’était le moment pour le baron de déployer toute sa magnanimité ; il poussa un long soupir, s’administra une longue prise de tabac, et répondit que puisqu’ils l’avaient amené si avant, il ne pouvait passer devant la porte du colonel sans entrer, et qu’il désirait voir le nouveau seigneur de ses anciens vassaux. Il mit donc pied à terre, et les autres gentilshommes et les dames en firent autant. Il donna le bras à sa fille, et en s’avançant dans l’avenue, il lui fit remarquer en combien peu de temps la diva Pecunia de l’homme du sud[1], leur divinité tutélaire, ainsi qu’on pourrait bien dire, avait effacé toutes les traces de dévastation.

En effet, non-seulement on avait enlevé les troncs des arbres qui avaient été abattus, mais on en avait arraché les racines ; on avait tout à fait nivelé le terrain, on l’avait planté de gazon, de sorte que pour les yeux qui n’avaient pas une connaissance minutieuse des lieux, aucune trace de dévastation n’était apparente. Un changement pareil s’était opéré dans l’extérieur de Davie Gellatley, qui arrivait alors, s’arrêtant de moment en moment pour admirer ses nouveaux habillements de la même couleur que les anciens, mais si riches qu’ils auraient été dignes de Tonchstone lui-même. Il dansa, avec ses gambades ordinaires, d’abord pour le baron, ensuite pour Rose, passant les mains sur ses habits, en criant : « Brave, brave, Davie ! » pouvant à peine achever jusqu’au bout un couplet de ses mille et une chansons, la violence de sa joie lui coupant la respiration. Les chiens témoignèrent par mille caresses qu’ils reconnaissaient leur ancien maître. « Sur mon âme, Rose, dit le baron, l’attachement de ces deux animaux et de ce pauvre fou fait venir les larmes dans mes vieux yeux ; tandis que ce misérable coquin de Malcolm… Mais je suis obligé au colonel Talbot d’avoir si bien traité mes chiens et ce pauvre Davie… Mais, Rose, ma chère amie, nous ne pouvons souffrir qu’ils soient, leur vie durant, à la charge du colonel. »

Pendant qu’il parlait, lady Émilie, s’appuyant sur le bras de son mari, reçut les voyageurs à la porte d’entrée, avec la plus aimable bienveillance. Quand les cérémonies de la réception furent achevées (et l’excellent ton et la politesse exquise de lady Émilie les abrégèrent beaucoup), elle s’excusa d’avoir employé une ruse pour les attirer dans un lieu qui pouvait éveiller quelques souvenirs pénibles ; « mais, ajouta-t-elle, comme le château va changer de maître, nous avons désiré que le baron… »

« Monsieur Bradwardine, madame, s’il vous plaît, » reprit le vieux gentilhomme. — « Monsieur Bradwardine donc et M. Waverley verront ce que nous avons fait pour remettre le château de vos pères dans son ancien état. »

Le baron salua profondément. En effet, quand ils entrèrent dans la cour, à l’exception des vieilles écuries qui avaient été entièrement brûlées, et qu’on avait remplacées par des bâtiments plus élégants et plus pittoresques, tout sembla au baron, autant qu’il avait été possible de le faire, dans le même état que lors de son départ pour l’armée du Prétendant, quelques mois auparavant. Le pigeonnier était recrépi ; la fontaine jetait de l’eau comme par le passé, et non-seulement l’ours qui s’élevait au-dessus du bassin, mais tous les autres ours, sans aucune exception, avaient été rétablis à leurs anciens postes, et remplacés ou restaurés avec tant de soin, qu’ils ne portaient plus aucune trace de la violence dont ils avaient été si récemment les victimes. Puisque les détails avaient été l’objet d’une attention si minutieuse, il est inutile d’ajouter que la maison avait été entièrement réparée, ainsi que les jardins ; toujours avec le soin de rétablir les choses comme elles étaient jadis, et de faire disparaître tous les vestiges de la dévastation qu’elle avait soufferte. Le baron regardait dans un étonnement silencieux ; à la fin il s’adressa au colonel :

« Je vous suis obligé, lui-dit-il, d’avoir si bien restauré l’ancien manoir de ma famille ; mais je ne puis m’empêcher d’être surpris que vous n’ayez point placé ici votre propre écusson, vos armes. C’est, je crois, un mâtin, qu’on appelait autrefois un talbot, comme dit le poète :

A talbot strong… a sturdy tyke[2].

« Un mâtin se voit aussi sur l’écusson des vaillants et renommés comtes de Shrewsbury, auxquels votre famille est sans doute alliée. »

« Je crois, répondit le colonel en souriant, que nos chiens ont été mis bas sur la même litière. Pour ma part, si les armoiries devaient se disputer la préséance, je leur dirais comme dit le proverbe : À bon chien bon ours. »

Pendant qu’il parlait ainsi, et que le baron prenait encore une prise de tabac, ils étaient entrés dans la maison, c’est-à-dire, le baron, lady Émilie avec le jeune Stanley et le bailli, car Édouard et le reste de la compagnie restaient sur la terrasse pour examiner une nouvelle serre, construite avec un goût parfait. Le baron en revint à son sujet favori. « Quoiqu’il vous ait pris fantaisie, colonel, de renoncer à l’honneur de votre écusson, ce qui est un caprice qui vous est commun avec beaucoup de gentilshommes de votre pays, distingués par leur naissance et leur rang, je vous répéterai encore une fois que vos armoiries sont fort anciennes et trop recommandables, comme celles de mon jeune ami Stanley, qui sont un aigle et un enfant.

« L’oiseau et le poupon, comme on dit dans le Derbyshire, » ajouta Stanley.

« Vous êtes un mauvais plaisant, répliqua le baron, qui avait beaucoup d’affection pour ce jeune homme, peut-être parce qu’il le contrariait de temps en temps ; vous êtes un mauvais plaisant, et quelque jour je vous corrigerai, ajouta-t-il en lui montrant le poing. Ce que je voulais vous dire, colonel Talbot, c’est que votre prosapia, c’est-à-dire votre race, est ancienne ; et puisque vous avez équitablement et légalement acquis ce domaine pour vous et les vôtres, comme je l’ai perdu pour moi et les miens, je souhaite qu’il reste dans votre famille autant de siècles qu’il est resté dans celle des anciens propriétaires. »

« C’est un souhait fort généreux, monsieur Bradwardine, » répondit le colonel. — « Je ne puis m’empêcher d’admirer que vous, colonel, en qui je remarquai à Édimbourg un amor patriœ[3] si exalté qu’il vous rendait injuste envers les autres pays, vous ayez pu vous décider à laisser vos dieux domestiques, procul a patriœ finibus[4], de manière à vous expatrier en quelque sorte. » — « En vérité, baron, je ne sais pourquoi, afin de garder le secret de ces jeunes fous, Stanley et Waverley, et de ma femme, qui n’est pas plus sage, un vieux soldat continuerait d’en imposer à un autre. Vous saurez donc que si je suis resté fidèle à mes prédilections pour mon pays, que la somme avancée par moi à l’acquéreur de cette vaste baronnie m’a procuré un petit domaine dans le comté de…, appelée Bredwood Lodge, avec environ deux cent cinquante acres de terre, et dont le principal mérite est d’être situé à quelques milles seulement de Waverley-Honour. » — « Et qui donc, au nom du ciel, a acheté cette propriété ? » — « C’est l’affaire de ce gentleman de vous expliquer cela. »

Le bailli, que ces paroles désignaient, et qui, pendant tout ce colloque, s’agitait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, dans une impatience inexprimable, semblable à une poule, comme il le dit plus tard, sur un girdle rouge[5] et gloussant, aurait-il pu ajouter, comme la même poule, dans toute sa gloire, quand elle a pondu un œuf… ; le bailli s’avança : « Oui, je le puis ; oui, je le puis, » s’écria-t-il tirant de sa poche un paquet de papiers, et détachant d’une main tremblante de joie le ruban rouge qui les attachait : « Voici, dit-il, un acte de vente et transport, par Malcolm Bradwardine de Inch-Grabbit, signé et passé en présence de témoins, avec toutes les formalités, conformément aux statuts, par lequel, moyennant une certaine somme d’argent, présentement comptée et délivrée audit Malcolm, il a vendu, aliéné et transporté tous les domaines et baronnie de Tully-Veolan, circonstances et dépendances, avec les bâtiments et l’emplacement du manoir…

« Pour l’amour de Dieu, monsieur, venez au fait : je sais tout cela par cœur, » dit le colonel.

« À Cosme Comyne de Bradwardine, continua le bailli, ses héritiers ou représentants, simplement et irrévocablement pour être tenus à me vel de me. » — « Je vous en prie, monsieur, lisez vite. » — « Sur l’honneur d’un honnête homme, colonel, je lis aussi vite qu’il est possible, d’après le style des actes… Sous la condition et à la charge toutefois… — Monsieur Mac Wheeble, ceci durerait plus qu’un hiver de Russie. — Permettez-moi de vous le dire en deux mots, monsieur Bradwardine : votre domaine patrimonial vous appartient de nouveau, en pleine propriété, avec la liberté à vous d’en disposer comme il vous plaira, mais seulement grevé de la somme qui a été avancée pour le racheter, laquelle, à ce qu’il paraît, est de beaucoup inférieure à la valeur de la baronnie. » — « Une vieille histoire ! » — « Une vieille histoire ! S’il plaît à Votre Honneur, cria le bailli en se frottant les mains, regardez le registre des rentes. » — « Laquelle somme, continua le colonel, ayant été avancée, pour la majeure partie, par M. Édouard Waverley, sur le prix de la propriété de son père que j’ai achetée de lui, est assurée à son épouse votre fille et à ses enfants, par le contrat de mariage. » — « Oui, bien assurée, murmura le bailli, à Rose Comyne de Bradwardine, autrement lady Waverley, sa vie durant, et aux enfants à naître dudit mariage, en nue propriété ; et j’ai eu la précaution de faire dresser la donation avant le mariage, intuitus matrimonii, de façon qu’elle ne fût pas dans la suite réduisible, comme une donation inter virum et uxorem. »

Il m’est difficile de dire ce qui charma le plus le digne baron, ou de recouvrer sa propriété de famille, ou de la généreuse délicatesse qui lui laissait la liberté d’en disposer comme il lui plairait après sa mort, et avec laquelle on avait évité autant que possible de le mettre sous le coup d’une obligation pécuniaire. Quand le premier moment de stupeur, causé par la joie et la surprise, fut passé, ses pensées se tournèrent sur l’indigne héritier qui, dit-il, semblable à Ésaü, avait vendu son droit de naissance pour un plat de lentilles.

« Mais quel est le cuisinier qui les a préparées ? s’écria le bailli ; je voudrais savoir cela… c’est à Votre Honneur de commander. Son Honneur le jeune M. Waverley a mis cette affaire dans mes mains depuis le commencement… depuis le premier exploit de citation, comme je pourrais dire. Je les ai circonvenus… J’ai joué au fin autour du buisson avec eux[6] ; je les ai cajolés ; et si j’ai joué à Inch-Grabitt et à Zamie Howie un joli tour, c’est ce qu’ils peuvent dire eux-mêmes. Je ne leur ai pas prononcé le nom du jeune marié, de peur qu’ils ne tinssent la dragée haute. Non, non : je leur ai fait peur de nos tenanciers sauvages, des Mac-Ivors qui ne sont jamais en repos, si bien qu’ils n’osaient plus sortir de la porte de pierre après le crépuscule, de peur que John Heatherblutter, ou quelque autre vaurien déterminé, ne leur envoyât une balle. D’un autre côté, je leur parlais du colonel Talbot… Oseraient-ils rejeter les propositions d’un ami du duc ? ne savaient-ils pas qui était le maître ? N’en avaient-ils pas vu assez pour deviner à quel excès pourrait se porter un pauvre diable malheureux ? » — « Qui donc alla à Derby, monsieur Mac Wheeble ? » lui demanda le colonel à part.

« Oh ! colonel, ne parlons pas de cela, pour l’amour de Dieu ! Il y avait beaucoup de braves gens à Derby, et ce n’est pas le moment de parler de potence, » ajouta-t-il en jetant un regard à la dérobée sur le baron, qui était plongé dans une rêverie profonde.

Se réveillant comme en sursaut, il prit Mac Wheeble par le bouton de son habit, et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre, d’où quelques mots seulement de leur conversation parvinrent au reste de la compagnie. Il était certainement question de papier timbré et de parchemin, car aucun autre sujet, même de la bouche de son patron, n’aurait fixé si fortement la profonde et respectueuse attention du bailli. — « Je comprends parfaitement Votre Honneur ; ce sera aussi aisé à faire qu’à prendre un jugement par défaut. » — « À elle et à lui, après ma mort, et à leurs héritiers mâles… mais de préférence au second fils, si Dieu lui fait la grâce d’en avoir deux, sous la condition qu’il portera le nom et les armes de Bradwardine, sans y joindre aucun autre nom ni autres armoiries quelconques. »

« Que Votre Honneur soit tranquille, répliqua le bailli ; je vous dresserai un acte qui sera dans les règles : cela ne coûtera que des lettres de résignation in favorem. Je ferai partir les pièces sous peu pour la chancellerie. »

Cette conversation particulière finie, on appela le baron pour faire les honneurs de Tully-Veolan à de nouveaux hôtes. C’étaient le major Melville de Cairnvreckan et le révérend M. Morton, accompagnés de deux ou trois autres connaissances du baron, qui avaient été informés qu’il avait racheté le domaine de ses pères. Les acclamations des villageois se firent bientôt entendre sous les fenêtres dans la cour ; car Saunderson, qui avait gardé le secret pendant quelques jours avec une discrétion méritoire, avait donné carrière à sa langue, dès qu’il avait vu arriver les voitures.

Pendant qu’Édouard recevait le major Melville avec politesse, et M. Morton avec l’amitié la plus reconnaissante et la plus empressée, le baron semblait un peu embarrassé, ne sachant trop comment il pourrait traiter convenablement tant d’hôtes, et pourvoir aux réjouissances de ses tenanciers hors du château. Lady Émilie le tira de peine, en lui disant que bien qu’elle ne fût pas en état d’occuper la place de mistriss Édouard Waverley, elle espérait que le baron approuverait le repas qu’elle avait fait préparer pour la réception de tant d’étrangers ; qu’il trouverait à Tully-Veolan toutes les commodités possibles, et que l’ancienne hospitalité de Tully-Veolan ne perdrait rien de sa renommée. Il est impossible de décrire le plaisir que cette assurance causa au baron : avec une galanterie qui tenait à moitié du laird écossais et de l’officier au service de France, il offrit son bras à la belle lady Émilie, et la conduisit, d’un pas qui tenait le milieu entre de grandes enjambées et les pas de menuet, dans une vaste salle à manger, suivi du reste de la compagnie.

Grâce aux conseils et aux travaux de Saunderson, tout dans cette pièce, comme dans les autres, avait été rétabli, autant que possible, dans l’ancien état ; et quand de nouveaux meubles avaient été nécessaires, on les avait choisis dans le goût qui s’accordait avec l’ancien ameublement. Cependant on avait ajouté à ce vieil et bel appartement une nouvelle décoration qui arracha des larmes des yeux du baron : c’était un tableau de grande dimension, et exécuté avec beaucoup de talent, représentant Fergus et Waverley, tous deux en habit de Highlandais. La scène était un défilé sauvage, étroit et montagneux, par où le clan descendait dans la plaine. Ce tableau avait été peint d’après un excellent croquis pris, pendant qu’ils étaient à Édimbourg, par un jeune dessinateur de génie ; c’était l’ouvrage d’un des premiers peintres de Londres. Raeburn lui-même, dont les chefs montagnards semblent tous marcher sur la toile, n’aurait pas traité ce tableau avec plus de vigueur. Le caractère ardent, fier, impétueux du chef de Glennaquoich, faisait un contraste pittoresque avec l’expression contemplative, réfléchie et enthousiaste des traits de son plus heureux ami. À côté du tableau étaient suspendues les armes que Waverley avait portées pendant la guerre civile. Ce spectacle excita l’admiration et la vive émotion de toute la compagnie.

Nous sommes condamnés à manger, en dépit des sentiments et de la vertu. Pendant que le baron se plaçait à un bout de la table, il insistait pour que lady Émilie s’assît à l’autre bout, pour y faire les honneurs, afin, disait-il, de donner une leçon aux jeunes gens. Après un moment de réflexion, employé dans sa tête à décider la question de préséance entre l’église presbytérienne et l’église épiscopale d’Écosse, il pria M. Morton, en sa qualité d’étranger, de réciter les grâces, ajoutant que M. Rubrick, qui était chez lui, remercierait le ciel des bienfaits signalés qu’il avait accordés à la famille Bradwardine.

Ce dîner fut excellent : Saunderson servit en grand costume, avec tous les anciens domestiques, à l’exception d’un ou deux, dont on n’avait pas entendu parler depuis l’affaire de Culloden. Les caves étaient fournies d’un vin qui fut déclaré excellent, et l’ours de la fontaine de la cour du château, pour cette soirée seulement, jeta d’excellent punch pour les tenanciers et les domestiques.

Quand on eut desservi, le baron, au moment de proposer un toast, jeta un regard, où se peignait quelque tristesse, sur le buffet, qui pourtant était garni de la plus grande partie de son argenterie, que des voisins avaient sauvée ou avaient rachetée à des soldats, et qu’ils s’étaient empressés de rendre à l’ancien propriétaire. — « Dans ces temps-ci, ceux-là doivent être contents à qui on a conservé la vie et leurs domaines ; cependant, au moment de porter ce toast, je ne puis m’empêcher de regretter un meuble, lady Émilie un poculum potatorium, colonel Talbot. »

En ce moment le baron se sentit doucement toucher l’épaule par son majordome ; il se retourna, et vit dans les mains d’Alexander ab Alexandro la fameuse coupe de saint Duthac, le précieux ours de Bradwardine. Je doute que la restitution de la baronnie lui ait causé plus de plaisir. — « Sur mon honneur, on peut croire aux fées et aux magiciennes, lady Émilie, quand on est honoré de votre présence. »

« Je suis heureux, reprit le colonel Talbot, d’avoir pu, par la restitution de cette coupe, vous donner une marque de mon tendre intérêt pour tout ce qui touche mon jeune ami Édouard : mais pour que vous ne soupçonniez pas lady Émilie d’être une magicienne et moi un sorcier, ce qui n’est pas un jeu en Écosse, je vous dirai que Frank Stanley, notre ami, qui s’est pris d’un enthousiasme sans pareil pour les montagnes et les montagnards, depuis qu’il a entendu les récits d’Édouard sur les anciennes coutumes écossaises, nous fit par hasard la description de cette coupe remarquable. Mon domestique Spontoon, qui, comme un bon soldat, observe beaucoup et parle peu, me donna à comprendre qu’il avait vu la pièce d’argenterie dont M. Stanley venait de parler, au pouvoir d’une certaine mistriss Nosebag, qui, ayant été originairement la femme d’un brocanteur, avait trouvé moyen, pendant les malheurs qui ont dernièrement affligé l’Écosse, de recommencer un peu son ancien commerce, et elle est devenue dépositaire de plus de la moitié du butin de l’armée. Vous pensez bien que la coupe fut bientôt rachetée, et vous me ferez grand plaisir si vous me permettez de croire qu’elle n’a rien perdu à vos yeux de son prix, pour vous avoir été rendue par mes mains. »

Une larme se mêla au vin que le baron versait, pour porter, comme il se le proposait, un toast de reconnaissance au colonel Talbot et à la prospérité des maisons alliées de Waverley-Honour et de Bradwardine.

Il ne me reste qu’à ajouter que si jamais vœu n’avait été prononcé avec plus de sincérité et de cordialité, il n’y en eut pas aussi, eu égard aux vicissitudes nécessaires des événements humains, qui ait été, au total, plus heureusement exaucé.


  1. Homme du sud signifie, pour les Écossais, un Anglais. a. m.
  2. Un bon talbot, un chien vigoureux. a. m.
  3. Amour de la patrie. a. m.
  4. Loin des frontières de la patrie. a. m.
  5. Girdle, mot écossais qui signifie un plateau mis au feu pour faire griller le pain. a. m.
  6. Proverbe écossais. a. m.