Weber, son Génie et son Influence

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Weber, son Génie et son Influence
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. --31).
W E B E R
SON GÉNIE ET SON INFLUENCE

La vie d’un artiste est écrite dans ses œuvres. Les tableaux du peintre, les partitions du musicien, sont des monographies pour servir à l’histoire de leur temps. J’aime qu’on tienne en honneur les vieux papiers d’état, qu’on se perde la vue à déchiffrer d’anciennes correspondances; mais il existe d’autres documens qu’il faut également savoir comprendre. Nos musées, nos théâtres, nos salles de concert sont aussi des archives. D’un maître ayant fait époque, rien ne doit être laissé de côté; les splendides caricatures du Vinci qui se voient à Munich en disent plus que maint volume sur la renaissance. Le chef-d’œuvre manquerait, qu’il y aurait encore le document. Pas une période, soit d’initiation, de transition, de décadence même, qui n’ait à nous renseigner sur quelque point. « D’un objet aimé, tout est cher, » remarque Figaro. Il n’est tableau de genre si maniéré, si mince étude, ouvrage de la mode, qui dans son fragment de miroir ne réfléchisse un coin du temps. Recherchons tout si nous voulons savoir; faisons comme le comte Almaviva qui ramasse jusqu’aux épingles.

J’ai dit autrefois à cette place même, en parlant du grand poète Achim d’Arnim tout à mon aise[1], dans quels rapports, dans quelle intimité d’idées Charles-Marie de Weber vécut avec les romantiques de son temps, rapports plus intellectuels que personnels, tendances qui n’aimaient point à se voir de trop près dans les petites questions déménage. A Dresde par exemple, Weber et Tieck, ayant également affaire au théâtre de la cour, ne furent jamais pour personne ce qu’on appelle un sujet d’édification, tant s’en faut; chacun des deux voulait tirer à soi, le dramaturge entendait que le drame seul fût en honneur, tandis que le musicien, ne voyant point de salut en dehors de la musique, conspirait contre la tyrannie du drame, et ces deux soutiens d’un même drapeau, ces deux hommes fraternellement unis en un même idéal, passaient à côté l’un de l’autre sans échanger la moindre parole, se regardant comme deux chiens de faïence. Les romantiques ne se rendaient pas un juste compte de la singulière importance d’un auxiliaire tel que Weber. Hoffmann lui-même, le musicien de la bande, Hoffmann à qui il fut donné d’assister à Berlin aux premières représentations du Freischütz, semble l’avoir presque ignoré : chose d’ailleurs assez fréquente chez les poètes que cette inaptitude à saisir dès l’abord par ses grands côtés le génie musical d’un maître. Autant il est ordinaire de rencontrer des peintres qui se connaissent en musique, autant il est rare de surprendre chez les poètes un sentiment quelque peu sérieux de cet art. S’ils en parlent dans leurs ouvrages, c’est pour divaguer. Ils confondent les termes; pour montrer leur risible ignorance des styles, des époques, on les voit enfiler à la queue les uns des autres des noms sans parenté aucune, mais dont la simple assonance les amuse, et qu’ils placent là uniquement parce que ces noms font bien dans leur paysage. Je me souviens qu’aux belles années du romantisme en France, comme il fallait à notre enthousiasme mystique un musicien à vénérer passionnément à côté de Dante Alighieri et de fra Angelico, nous inventâmes Palestrina. Rien de mieux, si cette découverte avait amené ceux qui la firent à se renseigner le moins du monde sur l’art et la physionomie du maître qu’on exhumait. On jugea le soin inutile. Ce qu’on voulait de Palestrina, c’était son nom pour le canoniser : le reste importait assez peu. Je pourrais citer une nouvelle du temps dans laquelle une cantatrice exécute au milieu des pâmoisons de son auditoire la première strophe du Stabat de Palestrina! Comment s’y prenait la dame pour chanter, en manière de solo, un contre-point sans mélodie où deux chœurs enchevêtrent leurs voix d’une façon inextricable? C’est là ce que personne n’a jamais su. Les poètes, dans leurs rapports avec la musique, ne mettent pas tant de façons. J’en connais un, et des plus grands, qui, croyant entendre Euryanthe, écouta religieusement la partition de la Fille mal gardée. On avait commencé par l’opéra de Weber, et le ballet, qui terminait le spectacle, allait son train depuis trois quarts d’heure quand notre homme entra sans avoir lu l’affiche. Ne voulant déranger personne, il se glissa dans le fond de la loge, s’assit et ne dit mot. Je le vois encore, son large front appuyé sur sa main, écoutant les yeux fermés les mièvreries de cette partition et s’extasiant à chaque mesure sur le caractère si profondément chevaleresque de cette grande musique allemande. Puissance de l’imagination! La Montessu pirouettait sur la scène au bruit d’un orchestre de ménétriers, et lui, pendant ce temps, sentait son âme déborder d’enthousiasme. « Que c’est splendide, disait-il, que c’est beau ! comme on saisit partout le souffle des croisades dans cette musique de Weber ! » Et Lubin chiffonnait Colette, et la mère Mathurin, armée de son balai, courait sus au galant de village. Évidemment il rêvait, le poète; couper court à ses illusions eût été désormais malhonnête, nous nous en serions fait scrupule. Et cette illusion qu’il emporta ce soir-là du théâtre, il la conserve peut-être encore aujourd’hui.


I.

Weber du moins a le mérite d’être bien de son temps; si les romantiques trop souvent l’ont ignoré, il a, lui, fièrement compris les romantiques. J’ai nommé les Tieck, les Schlegel, les Arnim, les Novalis, tous les chefs de cette levée insurrectionnelle contre l’esprit antiquailleur de l’Allemagne de Winckelmann. Les opéras de Weber sont, avec quelques contes d’Achim Arnim et le volume de Novalis, ce que cette période aura définitivement produit de meilleur. Ces productions littéraires de l’école romantique, et je parle ici pour la France comme pour l’Allemagne, ces œuvres dont, grâce à Dieu, personne aujourd’hui ne conteste la poésie ont cependant bien des côtés critiques que le temps met de plus en plus en relief. Aux beautés réelles, parfois sublimes, se mêle à chaque instant je ne sais quel élément malsain. En plein pathétique, l’incongru fait irruption, et vous n’échappez aux platitudes humoristiques, au bizarre voulu et sonnant creux, que pour aller donner de la tête contre un idéalisme maniéré qui d’une lieue sent la serre chaude. Si j’écrivais en Allemagne, les exemples ne me manqueraient pas : je citerais le théâtre fantaisiste de Tieck, les pièces à l’espagnole de Schlegel; je suis en France et m’y tiens. Essayez aujourd’hui de relire certaines poésies de l’époque, naguère encore inopportunément réimprimées; c’est d’un faux à vous confondre l’âme. C’est de la religiosité sans religion, de la sentimentalité sans une ombre de sentiment. On shakspearise, on caldéronise, on fait des assonances, des tercets, des fioritures, tout cela pour rien, pour le plaisir.

En Allemagne, le romantisme ne fut point ce jeu d’esprit. Si sa fleur enivra toutes les têtes, il poussa ses racines au plus profond des cœurs. Pour qu’une école où n’étaient ni la vérité ni le sens viril réussît de la sorte malgré ses défauts, malgré l’opposition et les colères de Jupiter-Goethe, il fallait ce quelque chose contre quoi ni le goût ni les puissances ne sauraient prévaloir, et qu’on nomme la circonstance. La période dite de tourmente avait accompli sa mission. Un art exclusivement classique n’eût répondu à aucun des besoins immédiats de l’heure présente. Songez que l’Europe était en feu, que Napoléon écrasait tout sur son passage. Il s’agissait d’enflammer les esprits, de relever la foi dans les âmes. L’art classique, lui, ne s’émeut point; quels que soient les événemens, il reste calme, imperturbable; il n’est ni français, ni allemand, ni anglais, ni russe; son règne n’est pas de ce monde. Au romantisme seul appartient l’honneur de connaître la nationalité, le patriotisme. Ne rien emprunter à l’étranger, puiser dans les traditions mêmes du sol l’inspiration, le génie de sa défense, raviver les croyances d’un passé victorieux alors que l’indifférence serait la honte et la mort, voilà ce qu’à certains jours de l’histoire moderne a su faire le romantisme. Il était avec nous aux croisades; à Leipzig, il nous a vaincus.

On a beaucoup reproché aux romantiques allemands, et peut-être aussi aux nôtres, de s’être rendus coupables de la vieille erreur des classiques, d’avoir à leur tour donné dans l’exclusivisme et le conventionnel, en un mot de s’être fabriqué un moyen âge qui, comme la Grèce de Racine et de Soileau, n’exista jamais autre part que dans leurs cervelles. Il se peut que cela soit vrai, en tout cas le blâme ne s’appliquerait qu’aux hommes. Coterie ou cénacle, les romantiques composèrent un ensemble d’ouvrages où le mauvais se mêle au bon, ainsi qu’il arrive en toutes choses. Dans leur jardin, où s’épanouissent des fleurs splendides dont l’éclat n’est pas près de s’éteindre, il y eut de l’ivraie, qui en doute? mais au-dessus des hommes plane l’idée, au-dessus des romantiques le romantisme, qui, dans les foyers comme sur les champs de bataille, fut la véritable âme de l’Allemagne pendant la guerre de l’indépendance. Étant dans la poésie du peuple allemand, le romantisme devait être aussi dans sa musique; il y fut par Weber.

Le Chant de l’Epée, la Chasse effarée de Lutzow, la Prière avant le Combat, tous ces hymnes entraînans, sublimes, tous ces airs inspirés par la muse fraternelle de Théodore Koerner portent une date imprescriptible. Aujourd’hui encore, si loin des événemens dont le choc les fit jaillir comme de fulminantes étincelles, ces admirables morceaux conservent intacte leur popularité; nul ne les peut entendre sans enthousiasme. « Ce Te Deum révolutionnaire, disait Goethe en parlant de la Marseillaise, même sous la forme calme et pathétique dont il se présente, a quelque chose de profondément tragique et sombre. » En effet, rien de plus solennel, de moins féroce que cette mélodie à quatre temps. Une marche à l’autel dans le vieux style ne procéderait pas autrement, et cependant, malgré son apparente bonhomie, malgré la contradiction qui existe, selon Goethe, entre les vers et la musique, cet air n’en aurait pas moins, au dire de Klopstock, coûté la vie à cinquante mille braves Allemands. Apparente, j’insiste sur le mot, car la contradiction n’est qu’à la surface, et, pour peu qu’on y réfléchisse, on s’en convaincra facilement. La Marseillaise fut écrite aux premiers jours de la révolution, sous l’impression encore subsistante de l’ancienne société monarchique. Elle s’adresse aux Français de cette tradition, aux Lameth, aux Lafayette, à d’honnêtes gens relevant de la tyrannie, mais sans vouloir ni prévoir les horreurs de 93, et pour qui simplement u le jour de gloire est arrivé ! » De là ce calme inspiré, cette harmonie du chant de guerre avec la devise du moment : « liberté, égalité, fraternité. » Bien autres sont les hymnes de Weber, cri féroce et désespéré de tout un peuple d’envahis qui ne saurait avoir rien de commun avec le réveil d’un peuple libre marchant à ses destinées nouvelles. Autant Rouget de Lisle a l’enthousiasme débonnaire, autant l’âme de Weber respire la haine, la vengeance et le sang. C’est le cri d’extermination, la voix des hordes déchaînées, l’hallali des fauves chasseurs de Lutzow courant sus aux ravageurs de leurs familles, de leurs églises et de leurs moissons. Rouget de Lisle sut-il ce qu’il faisait ? J’en doute. Poète et musicien, ce n’était qu’un très médiocre dilettante ; mais il avait au cœur toutes les flammes du patriotisme, tout l’amour de la liberté. Il composa d’instinct, sans penser à la forme, qu’il ne maniait pas, et sous la dictée du sentiment, qui mainte fois, à lui seul, trouva le secret des chefs-d’œuvre. Chez Weber au contraire, le patriote et l’artiste se valent. Il sait d’avance quelle forme donner à sa furie sauvage : paroles, mélodie, harmonie, tout semble venir d’un seul jet. Des temps rapides, forcenés, des éclairs de rhythmes, des intervalles qui bondissent comme des lions ; une musique de grand patriote à la fois et de grand ouvrier ! C’est aussi de l’airain et de l’acier cela, mais forgé, poli, travaillé de main de maître. La Marseillaise ne pouvait qu’être une et rester une ; l’œuvre patriotique de Weber forme un cycle et s’appelle légion.

Une grande cantate pour le retour du roi de Saxe clôt la liste de ces compositions, surtout empreintes d’un caractère national. Triste rapprochement ! ne rentrait-il point aussi ces jours derniers dans ses états, le roi de Saxe ? et sous quels douloureux auspices ! Quel nouveau Weber chantera la désolation de ce retour ? Dresde, pays charmant, aimable cour que nous avons connue si docte, si fortunée, aux temps où les princesses y composaient d’agréables comédies, où les rois y traduisaient Dante en revenant d’herboriser dans la montagne ; galante, hospitalière, poétique réminiscence des Ferrare du moyen âge et de notre xviiie siècle, conte de fée en pleine Europe, Dresde, ville des porcelaines, des éventails, des laques, des rocailles, des musées,

Qui changera nos yeux pu deux ruisseaux de larmes
Pour pleurer tes malheurs ?

Weber, comme les poètes romantiques de la période allemande et française, s’évertuait à découvrir des formes nouvelles. Tout en s’acheminant vers l’opéra, terme supérieur et définitif de sa vocation, il expérimente jusqu’à trente ans. Musique de piano, musique instrumentale, le simple catalogue de ces publications vous renseignerait au besoin sur la tendance, l’effort vers la nouveauté. Ce sont des valses, des caprices, des sérénades, des rondos, des fantaisies, des pièces diverses. Que nous voilà déjà bien loin de la sonate classique et en même temps bien près des romances sans paroles ! La musique instrumentale de Weber porte dès l’origine les pressentimens du goût moderne, et partant ne saurait jamais être classique. Ses grandes sonates visent à l’effet ; on y sent le virtuose de concert comme dans les sonatines à quatre mains ; on saisit au passage des motifs d’opéra : Haydn, Mozart, Beethoven, vivent dans leurs symphonies, leurs quatuors ; Weber y campe seulement, les yeux tournés vers le théâtre, sa vraie terre promise. Aussi n’a-t-il pas en ce point de plus rudes adversaires que les dévots du vieil Haydn, et de leur côté les fougueux partisans de Mendelssohn, restaurateur de l’art classique, ne lui pardonnent pas d’avoir été le premier maître qui se soit permis de ne pas écrire une sonate dans les règles.

Heureusement que Weber possède assez d’autres mérites pour se dédommager d’offrir sur ce terrain prise à la critique. Weber n’était pas seulement un musicien, c’était aussi un esthéticien, un écrivain ; c’était surtout et partout un artiste dans la plus vaste acception du sens moderne : type entièrement neuf que celui-là, et très particulier à notre époque. Le XVIIIe siècle peut bien en effet avoir produit plus d’un musicien littérateur et par contre plus d’un littérateur musicastre ; mais un maître, un génie, se faisant en quelque sorte son propre scoliaste et de sa plume de critique marquant la voie à sa musique, la lui frayant au besoin, voilà ce qui jamais encore, avant Weber, ne s’était vu. à fut l’ancêtre de toute cette famille remuante de musiciens qui de nos jours ont agité la presse ; les Schumann, les Wagner, les Berlioz, les Liszt, investissant, assiégeant, conquérant le théâtre à coups de brochures et d’articles de journaux, n’ont pas imité d’autre modèle que Weber. Fière table de résonnance que le papier d’imprimerie pour les doigts d’un compositeur d’opéras et de symphonies! et la spéculation n’a point, que je sache, si mal tourné. En passant, constatons à ce sujet un fait singulièrement caractéristique : les écrivains, voyant venir chez eux les musiciens, leur ont de belle humeur ouvert les rangs. « Vous voulez écrire, messieurs, à votre aise, écrivez! » Les musiciens passeraient-ils si galamment la plume aux écrivains, s’il leur plaisait de faire de la musique? Je me refuse à le croire, et j’invoque à l’appui de mon scepticisme ces cris de paon écorché vif qu’on entend sortir de la haute et basse-cour chaque fois qu’un écrivain autorisé d’ailleurs, mais n’ayant point fait ses classes au Conservatoire, se permet de juger un musicien et de vouloir mettre en pratique l’aphorisme si parfaitement judicieux de Jean-Jacques : « c’est aux musiciens à composer de la musique et aux philosophes d’en discourir! » Weber au moins ne connut pas ces petites rancunes de métier, ces grotesques jalousies de corporation. J’ai sous les yeux sa critique d’un opéra d’Hoffmann : impossible de montrer plus d’ingénieuse bienveillance; c’était cependant là le cas pour un maître tel que Weber de peser de tout le poids de sa science sur ce lettré, sur ce conteur d’histoires fantastiques, d’écraser l’intrus sous le faix d’un spécialisme de la force de soixante chevaux. Weber ne commit point cette ânerie, il ne dit pas comme Voltaire parlant de Rousseau : « Ce polisson qui se mêle d’écrire ! » Tout au contraire; « l’auteur des fantaisies à la manière de Gallot, de l’admirable étude sur Don Juan, remarque-t-il, l’homme qui a su pénétrer si à fond dans la conscience du génie de Mozart ne saurait, même en musique, dans un art qui n’est pas le sien, rien produire de médiocre. Trop de furie parfois, une impétuosité qui franchit les limites, mais du moins peut-on compter qu’entre ces limites ce n’est point le vide qu’il mettra. »

J’en demande bien pardon à Weber, mais ici la communauté de tendances l’égaré complètement. Esprit très passionné, — on n’est un grand polémiste, et il l’était, qu’à cette condition, — son romantisme exagère à ses yeux la valeur musicale d’un coreligionnaire en poésie, de même que plus tard son éloignement pour l’école italienne devait le faire outrageusement déraisonner sur Rossini. Hélas! c’est juste l’opposé qu’il faudrait dire pour être dans le vrai quand on parle de la musique d’Hoffmann. Cet homme qui a écrit sur la musique les plus belles pages qu’on puisse lire, qui a ouvert sur les chefs-d’œuvre de Gluck et de Mozart des échappées sans bornes, porté l’analyse jusque dans les plus mystérieuses vibrations de l’âme en présence d’une symphonie, Hoffmann ne fut jamais un compositeur sérieux. Ses opéras, non plus que les divers fragmens qu’il a laissés, ne répondent à l’idée qu’on s’en fait en lisant ses écrits. Entendre un opéra d’Hoffmann, que de fois j’avais entrevu cette jouissance comme une des plus délicates qu’on se puisse promettre! Une cruelle déception m’attendait, et je n’oublierai jamais l’espèce de stupeur qui me prit à cette audition tant souhaitée. C’était à Berlin en 1842, un maître que j’avais souvent fait sourire par mes élans d’admiration préconçue me ménagea un soir cette surprise de parcourir au piano, du commencement à la fin et pour mon entière édification, cette fameuse partition d’Ondine. À ce seul titre du roman de Lamothe-Fouqué mis en musique par l’auteur du Pot d’or, ma pensée évoquait tout un monde de mélodies à la Weber, de conceptions originales, presque bizarres, et je me disais que, si cela devait pécher par un côté, c’était par l’excès de romantisme; ce fut exactement le contraire qui arriva. Rien qui rappelle le moins du monde le remue-ménage chaotique, le va-et-vient continuel d’ombres et de rayons, de réalités et de fantômes dont ses œuvres littéraires m’offraient le spectacle; mais en revanche quelque chose de coulant, d’honnête et de bourgeois qui ressemble à ce que vous entendez partout. Quel dommage que tous ces opéras, ces ballets, ces morceaux de musique religieuse et autres n’aient pas été la proie des flammes! On serait alors si bien venu à se donner carrière sur les compositions de l’auteur du Conseiller Krespel ! Par malheur les œuvres existent, répondant à qui les interroge, et de tels témoignages ne se récusent pas. Chef d’orchestre et directeur de spectacles, Hoffmann savait son métier de façon à pouvoir en remontrer au plus habile; mais la musique, dont il connaissait à fond la théorie, qui d’ailleurs devait se charger de subvenir à son existence, n’était chez lui qu’une faculté secondaire qu’il tenait en réserve pour son usage particulier. Il était fait pour divaguer sur la musique, non pour composer. Lui-même s’explique à ce sujet dans une lettre à Hitzig. « Tu perds beaucoup de félicité à ne jouer d’aucun instrument, l’audition n’est rien, les sons du dehors ne nous apportent que des idées muettes, des sensations en quelque sorte étrangères; mais quand tu joues, quant au moyen des sons de ton propre instrument tu fais s’exhaler tes sensations les plus intimes, c’est alors que tu sens ce que c’est que la musique. La musique m’a appris à sentir, ou plutôt elle a réveillé en moi des sensations dormantes. Dans mes hypocondries les plus noires, je joue du Mozart, du Benda, et si le remède n’opère pas, il ne me reste qu’à me résigner... » Des idées musicales, il en avait plus que personne, seulement il les mettait dans sa prose. Ce n’est pas même, comme dit Hamlet, du caviar pour le peuple; c’est de l’eau claire, et l’on aimerait presque mieux quelque chose de plus décidément mauvais. « Cette composition va me faire passer dans les journaux pour un homme compétent en matière d’art, » écrit-il en rendant compte à l’un de ses amis de la première représentation d’un opéra de sa façon, les Joyeux musiciens. Un homme compétent! Dans ce mot que d’ironie et d’amertume à l’adresse d’un public imbécile qui méconnaît le prix de sa musique! Composer des symphonies et des opéras à cette seule fin de passer pour un littérateur compétent!

Cette humeur inquiète, altière, militante, qui le caractérise, chez Weber n’attendit pas le nombre des années. L’agitateur se manifeste en lui presque dès l’enfance. A quinze ans, il écrit une opérette, Peter Schmoll, et dès ce moment se voue à l’incessante recherche des sonorités, des combinaisons instrumentales. Le voilà voguant aux découvertes comme Christophe Colomb, naviguant toutes voiles dehors vers son nouveau monde. Lui aussi trouvera son Amérique; mais avant d’atteindre à cette île fortunée d’Oberon et de Titania que d’explorations, de cabotages, de stations à travers les moindres contrées et souvent les plus arides ! Ses concertos et ses concertinos marquent les escales; Weber en a composé pour tous les instrumens imaginables et même pour d’autres qu’on n’imagine pas, pour le basson, le cor, la clarinette surtout, qu’il aime avec une sentimentalité passionnée, hystérique, comme les élégiaques et les lackistes aiment le clair de lune; il en a écrit pour le piano, la viole, le violoncelle, pour la flûte et jusque pour l’harmonium et la guitare! Ne rions pas de ces labeurs amoncelés, de ces travaux analytiques poursuivis avec acharnement; admirons-les plutôt, ces voies par lesquelles passe le génie avant d’atteindre à cette perfection d’originalité où le public, quand il le salue et l’acclame, croit voir un simple phénomène d’éclosion spontanée. Weber a élargi le piano, il lui a donné la voix du ténor, l’accent pathétique du violoncelle. C’est grâce à l’auteur de ces concertos, de ces variations, de ces ouvertures, qui sont aussi à leur manière des œuvres de piano, et quelles œuvres! qu’on a pu dire d’un Liszt, d’un Thalberg : Il joue de l’orchestre! Jusqu’aux traits de violon, tout y est. Ce qui jadis n’était que le simple carton d’une partition est devenu, par la furie et la puissance d’une couleur à la Delacroix, le tableau même.


II.

Comme la plupart des romantiques littéraires de son temps, Achim d’Arnim, Novalis, qui de son nom s’appelait Hardenberg, Charles-Marie de Weber était de race noble. Il avait le sang et l’idéal d’un gentilhomme. La patrie, la chasse, la chevalerie, furent le thème continu de son inspiration. C’était par sa naissance un hobereau, un féodal, et cependant de musicien plus populaire il n’y en eut jamais. Agitateur et doctrinaire à la fois, il sut confondre ses tendances avec celles du moment, qu’il devinait et fécondait d’un effort génial et créateur. Le doctrinaire de quinze ans qui cherchait à découvrir pour ses modulations un système nouveau d’harmonie, le jeune agitateur qui s’entendait avec des amis pour fonder une gazette militante, fut le même homme qui plus tard s’empara d’une main si ferme du mouvement national des guerres de l’indépendance, et prit en quelque sorte le génie même de son pays pour collaborateur dans le plus célèbre de ses opéras.

La musique de Weber est une musique de race. Ses mélodies, ses harmonies, ses rhythmes ont de la fierté, de la noblesse, et ce bel air, cette vaillantise, se manifestent dans le mouvement que le maître affectionne, mouvement hardi, superbe, impétueux : allegro con fuoco. Tout compositeur a son mouvement de prédilection, comme il a un ton qu’il adopte et ramène avec délices. Voyez dans la Flûte enchantée la belle âme de Mozart, calme, rassérénée à jamais, s’épanouir dans la lumière d’ut majeur. « Le paradis doit être en ut majeur, » disait à Rossini M. Auber après avoir entendu le chef-d’œuvre. Pour Weber, le mouvement qui par excellence le caractérise, c’est l’allégro fulgurant, passionné. Ses ouvertures doivent à la chaleur de ce coloris l’irrésistible effet qu’elles produisent. Même dans les accompagnemens, vous sentez quelque chose de cette flamme dont l’ardeur volcanique, sous l’adagio, va se trahissant ; le pouls de Weber bat l’allegro. Gluck a de cette fougue de tempérament, de cette noblesse de cœur et de génie ; mais les mœurs du temps, l’habit à la française, la perruque et la tragédie gênent sa démarche ; sa grandeur l’attache au rivage : il ne dit encore que allegro maestoso, ce qui n’empêche pas la superbe Armide d’être en chevalerie une sœur aînée d’Euryanthe. La musique de Weber a des manières distinguées ; ses moindres morceaux pour le piano, ses moindres sonatines à l’usage des commençans affectent un air, une allure fort au-dessus de l’ordinaire. Cela rompt carrément en visière au ton bourgeois de l’école viennoise démodée, mais par contre ouvre une voie dangereuse à la virtuosité, au brillantisme, à ces mille niaiseries d’une exécution à outrance, dont le vide devait finir par nous envahir. Et voilà comment tous les fils de la musique du présent se trouvent réunis entre les mains de ce diable d’homme. On peut discuter les points critiques sans [que sa personnalité y perde rien ; au contraire, en valeur historique elle y gagne.

Le Freischütz a engendré Marschner et combien d’autres ! D’Euryanthe est sorti Richard Wagner; l’Invitation à la valse a créé Chopin et l’art des Strauss. Qu’était la valse avant ce jour? Une demoiselle pâlotte et d’ailleurs très convenable, issue du mariage de la gavotte avec le menuet. Weber arrive et l’enfièvre jusqu’à la passion, jusqu’au délire. Son allegro fouette, ferre le sang aux veines de la chlorotique, qui soudain se met à bondir comme une possédée. D’autres que nous l’ont dit et mieux dit, les dispositions morales d’une société, son trait particulier, se peignent dans la façon dont elle danse. A son tour, la danse réagit sur la musique, ou plutôt c’est entre la mode et la musique une sorte de prêté-rendu continuel, un échange ininterrompu de fluide électrique. Le solennel, le classique XVIIe siècle a le menuet, qui, par sa gravité majestueuse, sied à l’époque du grand roi. Les amateurs de tragédie, les raffinés vous montrent dans les tirades de Racine la place où Mlle de Champmeslé donnait son coup d’éventail; le menuet fut l’alexandrin de la chorégraphie; on y pouvait marquer les endroits où le divin Louis, après un entrechat bien battu, prenait son temps, et les bras arrondis, l’œil mourant, attendait, en faisant la belle jambe, la récompense d’un sourire de Bérénice. Plus tard, vers le milieu de la période suivante, à la dignité maintenue, à la mesure propre, à l’étiquette des cours, vint se joindre l’afféterie pastorale et galante du style rococo-Pompadour : les musettes, les sarabandes. Au début de notre siècle, toute espèce de caractère avait cessé. De cet aplatissement, Weber releva la danse. Il haussa le ton, mit le chevaleresque à la place du bourgeois, du sentimental; il inventa ce roman, ce poème, l’Invitation à la valse, une de ces délirantes inspirations qui nous révèlent en quelques pages des abîmes de douleur et de volupté, des frénésies de désespoir; vous diriez un Dante improvisé de la vie moderne, de cette vie nerveuse des salons. Qui n’a jamais entendu Liszt traduire avec son âme et son génie cet épisode fantastique ignore à quel degré de surexcitation le sens musical peut atteindre. C’étaient des rêveries, des langueurs, des éclats de rire, des soupirs, des coquetteries provocantes avec des sanglots étouffes et d’horribles grincemens de dents, tout cela scherzando, en se jouant, en glissant sans appuyer, tout cela réel comme l’histoire d’hier que tout Paris raconte, comme la flirtation de la petite Mlle de W… avec le grand vicomte, et poétique comme les amours de Francesca et de Paolo. Ah ! cher maestro, cher abbé, que ces lignes aillent vers vous et vous rappellent ces belles soirées de jeunesse à Weimar, où, pareil à ce Wolfram du cadre de Lehmud, vous évoquiez des profondeurs de la table d’harmonie des trésors d’illusions sonores, et rendiez les idéalités visibles aux yeux de tout un monde de beaux esprits, princes, poètes, diplomates, qui, buvant, fumant et discutant, vous entourait! S’il est vrai, ainsi qu’on l’a trop publié, que le saint-père vous ait ouvert asile au Vatican, ne lui jouez jamais l’Invitation à la valse. Jouez-lui, tant qu’il daignera se les laisser infliger comme pénitence, vos cycles de la seconde et de la troisième manière, vos homélies sans paroles, vos légendes de saint Franciscus; mais que jamais, par vous, cette âme innocente et sublime n’ait confidence des troubles et des déchiremens humains dont la musique de Weber raconte le dangereux mystère!

La musique de danse avait jusqu’alors symbolisé l’étiquette des cours, la dignité, l’éclat, les plaisirs du monde; Weber lui fit chanter l’amour, l’ardeur des passions, et depuis elle n’a plus connu d’autre langage. Chopin, Strauss, reprenant, exagérant le thème, ont dramatisé la vie des salons presque à l’égal de l’opéra. Que de secrets n’allaient pas révéler aux cœurs les plus novices, les plus chastes, ces rhythmes chaleureux, ironiques, entrainans, démoniaques, ces modulations irritantes, capiteuses et comme imprégnées du parfum de l’arbre où le serpent se cache! Mélancolie, aspirations fiévreuses, vagues désirs, tout ce qu’il fallait auparavant aller chercher soit au théâtre, soit dans les romans, se trouva réuni dans le salon de bal. Le vertige fut complet, l’inhalation irrésistible. Si je voulais demander compte à Weber et à son école de leur influence sur les mœurs, j’estime qu’il y aurait en mauvaise part beaucoup à dire. Assurément mieux valaient pour la paix et l’honneur des consciences un Sébastien Bach, un Haydn, ces lumières du clavier bien tempéré. En musique comme ailleurs, l’heure était passée des pédagogues; je prends Weber tel que l’histoire me le présente avec l’esprit et le costume de son temps. Artiste, son influence morale fut par certains côtés regrettable, je l’avoue, et pourtant quel homme plus honnête, plus sincèrement dévoué à la famille, au devoir? Mais l’histoire a de ces ironies. Schiller, le futur auteur des Brigands, la voix du genre humain parlant par la bouche du marquis de Posa, commence par chanter à dix-sept ans la concubine du duc de Wurtemberg; Frédéric, le grand Frédéric qui ne parle que de liberté, n’a que des casernes. Sébastien Bach avait pour devise : soli Deo gloria ! et Weber : « que la volonté de Dieu soit faite! » et le génie de l’un n’en portait pas moins une vaste perruque in-folio, signe du temps, de même que le génie de l’autre, sévère et scrupuleux dans tous les actes de la vie, ne se faisait point un cas de conscience d’écrire l’Invitation à la valse. Ce rondo fameux, chef-d’œuvre de la musique de genre, devait-il passer du piano à l’orchestre? L’auteur sans doute ne le pensait pas, car, s’il l’eût pensé, il eût instrumenté sa composition, et si Weber ne l’a point fait, c’est qu’il trouvait apparemment que le piano seul convenait mieux. M. Berlioz nonobstant a transcris le morceau pour l’orchestre, instrumentation digne du maître et du disciple, et cependant j’ose affirmer n’être point seul de mon avis en avançant que M. Berlioz a rendu là à Weber et qu’il s’est rendu à lui-même un assez médiocre service. Pourquoi vouloir peindre à l’huile à tête reposée l’esquisse crayonnée impromptu sur le papier avec furie et de main de maître?

A n’écouter que la voix du succès, Euryanthe serait la dernière des partitions de Weber, tandis que son mérite la place incontestablement au premier rang : musique admirable à laquelle nous ne saurions reprocher que son poème. On sourit à la seule idée de cette fable inouie composée d’après le codex officinal du romantisme par la sensible Helmine de Chézy, une de ces muses comme nous en avons tant vu, dont le cœur déborde et dont la tête est vide. Donner corps et âme à cette chevalerie carnavalesque, essayer de faire prendre au sérieux une telle parodie semble impossible: Weber cependant a trouvé moyen d’y réussir. Le tableau se dégage, il vit. Vous avez devant vous des personnages, un poème; d’une atmosphère toute courtoise et galante se détache, sombre et tragique, la figure d’Églantine, un de ces caractères démoniaques comme la musique n’en avait pas produit encore et qui font race. L’Ortrude de Richard Wagner dans Lohengrin procède en ligne directe de cette Églantine, de même que sans Lysiart son Telramund n’existerait pas. En ce sens, Euryanthe fait époque et marque le point exact, chronométrique d’où M. Richard Wagner est parti.

Après Euryanthe, Oberon. La pièce cette fois dépasse tout, — un absurde, une platitude inénarrables! La fantasmagorie sentimentale d’Helmine de Chézy vous arrache un bâillement mélancolique. — hélas! soupire-t-on comme Despréaux au sortir d’Agésilas: mais après Oberon c’est comme après Attila, on crie holà! Un Anglais, Master Planche, fit ce ravaudage, cousant à l’idée du poème de Wieland des réminiscences shakspeariennes du Songe d’une Nuit d’été, le tout entremêlé de mythologie, illustré d’un pittoresque rappelant les gravures en taille-douce de l’Oriental Annual. En musique, c’est assurément le moins fort des trois chefs-d’œuvre de Weber. Les passages gracieux, exquis, abondent cependant, et si le médiocre, chose d’ailleurs très rare chez Weber, y laisse sentir sa présence, le joli, le charmant prédomine. L’ouverture, un des plus brillans morceaux d’orchestre qui existent, est à elle seule toute une férié, un conte des Mille et une Nuits. Dans l’adagio, vous respirez au clair de lune toutes les roses des jardins de Schiraz. Puis ce sont des coupoles qui miroitent, des minarets fantastiques, des forêts de palmiers où glissent, disparaissent et repassent en un perpétuel et mystérieux tourbillon des ombres insaisissables : femmes voilées, chevaliers chrétiens et sarrasins. Qui n’a lu avec ravissement les Orientales de Victor Hugo ? Il semble que cette ouverture d’Oberon en contienne l’esprit, l’élixir. Le haschich ne produit pas sur le cerveau d’effets plus puissans, plus rapides. Quelques minutes, et la musique vous en a fait sentir autant sur un sujet que les vers du plus grand poète ne vous en apprendront en six semaines. Le vent de rénovation qui de toutes parts soufflait alors sur les lettres féconde également, grâce à Weber, le monde musical. Schlegel, Rückert, Platen, le vieux Goethe lui-même, pour son Divan, étaient allés demander à l’Orient ses idées, ses formes, son pittoresque ; à cette caravane, Weber aussi voulut se joindre. Il monta sur son chameau, quitte à en descendre quand le temps serait venu, parcourut les steppes magyares, les pays slaves, écouta, recueillit les chants populaires, nota les rhythmes, et chemin faisant, pendant qu’il y était, poussa jusqu’au Céleste-Empire, ainsi qu’on peut s’en assurer en lisant l’ouverture de Turandot, composée sur un motif d’importation chinoise. Il y a dans Preciosa des airs tziganes, le Freischütz est plein de mélodies qu’on se transmet de père en fils dans les villages de Bohême, et çà et là dans Oberon vous saisissez l’écho de la musique turque.

Les contradictions chez Weber s’entre-croisent à vous émerveiller. J’en citais une tout à l’heure, en voici bien une autre ! Il se prétend le plus Allemand des Allemands, porte à la frénésie, au pédantisme, l’esprit de nationalité, conspue l’ami des anciens jours, Meyerbeer, un affreux hérétique, — se déclare à outrance l’antagoniste de Rossini, l’envahisseur italien. Et ce doctrinaire impitoyable, ce féroce douanier se trouve être en dernière analyse le compositeur qui a le plus trafiqué de la marchandise étrangère ! Mazourkas, siciliennes, polonaises, que de péchés n’a-t-il point sur la conscience! Dans sa cantate intitulée Combat et Victoire, tous les peuples ayant pris part à la guerre sont désignés par leurs chants patriotiques ; la marche des grenadiers autrichiens figure en ligne de bataille à côté de l’hymne moscovite. Français et Prussiens se canonnent à coups d’airs nationaux. C’est l’exactitude littérale du costume si chère à toutes les écoles romantiques, l’ethnographie moderne introduite dans le système musical. Les avantages qu’un tel mouvement produisit, nul ne les ignore. L’art s’y régénéra pour un moment. Que d’effets de style révélés, de paillettes d’or, qu’on puisait dans ces affluens ! Il va sans dire que le sens national y perdit bien aussi quelque peu de son ingénuité. Au lieu de créer naïvement comme les anciens maîtres, qu’une dose d’italianisme n’empêchait pourtant pas d’écrire leurs chefs-d’œuvre, on se mit à manipuler des élémens exotiques. À ce jeu, la dextérité suffisait, l’ingéniosité remplaça le génie, et c’est contre cet esprit de désordre, inconsidérément propagé par Weber, que le sage, l’académique Mendelssohn dut réagir.

Pareil reproche à faire à ces splendides ouvertures, qui sont la fête de nos concerts en même temps que le plus fâcheux des modèles. Que devient la forme en tout cela? Mozart, Beethoven, composent des ouvertures; depuis Weber, on se contente généralement d’écrire des pots-pourris. Une suite de tableaux juxtaposés, d’idées pittoresques que relie entre elles la reprise du motif principal, voilà tout le programme. Je laisse à penser ce qu’un tel art a pu produire aux mains de l’imitation et de la routine. Weber est un génie, un prestigieux remueur d’idées; mais de sa forme, il n’en faut point parler. Comparez ses finales à ceux de Mozart d’une si large, si solide architecture! Son éducation première avait trop rayonné, bifurqué. Tout enfant, il dessinait, peignait; un moment il voulut avoir inventé la lithographie, et pensa très sérieusement à faire de sa découverte un moyen de fortune. Une bonne partie de la jeunesse fut ainsi perdue pour sa vocation. En outre il voyageait constamment, menait avec son père l’existence la plus errante[2]; changeant de lieux et de professeur à chaque instant, il ne pouvait, au meilleur de la vie et des études, que mordre en passant à la science. Il est vrai que plus tard, chez l’abbé Vogler, il regagna, bien qu’imparfaitement, le temps perdu. Jamais néanmoins, malgré tous ses efforts, il ne devint un formaliste à citer à côté d’un Haydn, d’un Mozart, d’un Beethoven ou d’un Mendelssohn. Les ouvertures portent la trace de ce manque d’esprit de conséquence, et pourtant ces ouvertures sont des chefs-d’œuvre; mais leur immense intérêt est autre part que dans la beauté de la forme : elles vous entraînent, vous passionnent. Toutes ces mélodies vous racontent la pièce, et de quelle façon! avec quel charme saisissant, quelle couleur! Au reste, rien de préconçu, d’organique et qui sente le développement magistral d’un de ces thèmes d’où procède l’unité d’un morceau. Au point de vue purement technique, à ne les considérer que comme des compositions instrumentales, ces éblouissantes symphonies le cèdent, et de beaucoup, aux ouvertures de la Flûte enchantée, d’Egmont, de Léonore et de Coriolan, où le style du maître et la beauté de la forme se montrent sous un bien autre aspect. Pourtant que de variétés, d’émotions dans ces tableaux ! Des phrases cousues à la suite, des mélodies hétérogènes ramassées dans la partition, un kaléidoscope, un pot-pourri, c’est vrai, et cependant ces ouvertures et en particulier celle d’Oberon, chaque fois qu’on les exécute, vous arrachent des larmes de ravissement, si vives, si ingénieuses sont la plupart de ces idées! elles ont si bien le don d’agir sur vous comme images! Ajoutez à cela l’art exquis avec lequel le musicien s’entend à les produire, à les ramener, à les faire éclater, au déchaînement de toutes les masses de l’orchestre, dans une triomphante et dernière reprise!

Cette musique d’Oberon a tout le vaporeux, tout le diaphane de l’aérien et aussi de l’humoristique. Dès le lever du rideau, vous vous sentez transporté au milieu des régions féeriques. On se souvient de ce tableau d’un Anglais, M. Paton, représentant les Noces d’Oberon et de Titania. C’était bleu, jaune, violet, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel; au premier abord, l’œil s’offusquait de ces teintes bizarres, de ces tons heurtés et criards; puis, quand on s’amusait à plonger dans ce fouillis, on y découvrait mille curiosités extravagantes comme celles que le microscope vous révèle dans une goutte d’eau. Des personnages moitié oiseaux et moitié fleurs, des sylphes à têtes de papillons, des elfes et des gnomes armés comme les escargots de coi nés mobiles d’où le rayon visuel se dégage, toute une multitude de ravissans petits monstres s’enroulant autour des cactus et des palmiers comme des arabesques vivantes, poussière de diamans et de scarabées, scintillant, bourdonnant par une nuit de mai (Walpürgismacht) dans les vapeurs du clair de lune, c’est la comédie aérienne de Weber mise en peinture. Jamais dans un ciel plus éthéré n’avaient pris leur vol tous ces lutins ailés d’opale et de saphir qu’évoque la baguette du magicien Prospero.

Resterait maintenant à se demander si le cosmopolite Mozart ne serait pas en dernière analyse un maître beaucoup plus essentiellement allemand dans l’âme et dans le style que le national Weber. Oui certes, en supposant que Weber n’eut écrit que sa musique de salon, ses cantates et ses symphonies; mais Weber a fait le Freischütz, le vrai chant populaire de l’Allemagne.


III.

Une légende d’un pays quelconque, recueillie et transcrite par Théodore Apel, fut la première piste où vint tomber en arrêt le génie en quête d’une idée. Ce conte de revenant avait nom le Freischütz. Sur la demande de Weber, Frédéric Kind le mit en opéra. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de rapprocher le libretto de la nouvelle, de voir par quels points ils diffèrent et de se rendre compte des variantes au point de vue de la critique d’aujourd’hui. L’histoire, en ce qui se rapporte à l’avant-scène, est la même de part et d’autre. Dans l’opéra comme dans la nouvelle, il s’agit de l’ancêtre Kuno et de son fameux coup de carabine, auquel remonte l’usage de cette épreuve du tir imposée à travers les générations à tous ses successeurs. Par contre, dans la nouvelle, le diable Samiel et son suppôt Caspar ne forment qu’une seule et même personne, laquelle fait ses apparitions sous les traits d’un invalide à jambe de bois.

Wilhelm, revenant du tir, traverse la forêt; deux fois son adresse accoutumée s’est trouvée en défaut; triste, abattu, il se demande s’il n’est pas le jouet d’un mauvais rêve, et les ricanemens de ses camarades tintent encore à ses oreilles, quand tout à coup, au coin d’un carrefour, l’invalide se montre, lui parle de balles enchantées, ajuste un aigle dans l’espace, le tue, et s’éloigne clopin-clopant sans mettre Wilhelm plus avant dans le secret du maléfice. Ce secret, l’art de fondre les balles franches, — Wilhelm l’apprendra par hasard de la propre bouche du maître forestier, qui lui raconte un soir l’histoire lamentable d’un étudiant de Prague, nommé George, instantanément frappé de mort pour avoir négligé un simple détail dans l’accomplissement de l’œuvre occulte. Il y a de ces recettes infernales avec lesquelles on ne plaisante pas, et voici comme on s’y doit prendre pour tirer du jeu son épingle... ou sa peau. Tracer d’abord un cercle au carrefour de la forêt, s’y bien installer avec toute sa cuisine. Au coup de onze heures commence la fonte; à minuit sonnant, elle est terminée, et vous devez en ce laps de temps avoir, sans proférer une parole, fabriqué soixante-trois balles, pas une de moins ni de plus. Il est rare que parmi ces balles on en trouve plusieurs de mauvaises, une cependant appartient au diable et fatalement choisit son but.

Il s’en faut que le récit d’Apel soit un conte ordinaire. Hoffmann dans ses rêveries nocturnes n’a rien imaginé de plus sombre, de plus vigoureusement accentué. Cela respire la terreur d’un bout à l’autre. Quel dommage que le style manque et que la plume d’un Achim d’Arnim n’ait pas écrit cette anecdote! Traduit en français par un écrivain, ce morceau prendrait place à côté de ces œuvres de l’esprit russe dont, avec la concision mordante de sa phrase et son habileté d’escrime, M. Mérimée, de temps en temps, s’amuse à faire des œuvres d’art. La voie par laquelle Wilhelm s’achemine vers la perdition est très philosophiquement étudiée. Vous assistez aux mille angoisses de sa lutte avec le tentateur, au travail gradué de cette âme où le germe du mal, une fois déposé, plonge ses racines et finit par développer sa floraison. Je loue également le pittoresque du tableau représentant le pauvre garde-chasse en route par la nuit et la tempête vers le carrefour maudit. Ces spectres qui lui barrent le chemin, ces visions qui l’obsèdent, Kind les a sans doute reproduits dans son poème, mais avec trop de préoccupation de la fantasmagorie théâtrale. Dans la nouvelle, il y a moins de spectacle et plus d’intérêt. — Un sanglier débouche du taillis, Wilhelm se met en défense et le spectre disparaît. Arrive un équipage à fond de train; les postillons, faisant claquer leur fouet, lui crient de débarrasser la voie; il ne répond, et l’équipage, au moment de franchir le cercle magique, s’évanouit en fumée. Une mendiante folle qu’il connaît passe et le déclare son fiancé. On entend un cri de détresse, c’est Kätchen (l’Agathe de l’opéra), qui, poursuivie par l’horrible mendiante, vient en s’échappant de tomber aux mains de l’invalide, apparu tout à coup. Wilhelm cette fois se laisse vaincre; il va céder à l’illusion, bondir hors du cercle lorsque, minuit sonnant dans le lointain, toute la fantasmagorie se dissipe. Wilhelm a satisfait au pacte d’initiation, les balles sont fondues, le nombre y est. Aussitôt un cavalier noir s’arrête devant le cercle, et d’une voix dont retentissent les échos de la montagne prononce ces mots cabalistiques : u Soixante touchent, mais trois louchent. »

Le jour venu de la grande chasse, Wilhelm accomplit des prodiges. Le commissaire du prince ne tarit pas en félicitations ; reste une dernière prouesse inscrite au programme par la tradition. Une colombe vient de s’abattre dans l’épaisseur des arbres, il faut la tirer au jugé. Le commissaire trouve d’ailleurs l’épreuve bien inutile après les nombreux exploits de la journée. Wilhelm y tient; c’est du luxe, mais il veut s’en passer la fantaisie. Il tire donc, et Kätchen, sa fiancée, tombe frappée à mort. A côté de la jeune fille expirante se dresse, ricanant et sinistre, l’invalide à la jambe de bois : « soixante touchent, mais trois louchent. » La parole du cavalier funèbre s’accomplit et aussi le vœu de la mendiante. Wilhelm finit à l’hôpital des fous.

Je le répète, un souffle tragique parcourt ce récit, et l’on se prend à regretter que Weber n’ait pas insisté davantage sur le caractère sombre du sujet. Il n’y a vu que le romantisme des bois, un épisode de la vie forestière se terminant par le chant nuptial obligé : dénoûment heureux, résolu dans la lumière d’une modulation qui pour la puissance d’effet n’a peut-être pas sa pareille au théâtre, nœud gordien, non pas coupé brutalement, mais délié par la main du génie au frémissement admiratif de la salle entière, que va saisir d’un nouveau ravissement l’hymne final, une période d’ampleur, de limpidité, de magnificence tout italiennes : du Bellini des plus beaux jours orchestré par Weber! Et cependant, curiosité damnable, on voudrait bien savoir ce que le dénoûment tragique eût produit, on se dit qu’il y avait au fond de ce sujet un cri de désespoir humain que Weber, tout entier à son fantastique hoffmannesque, n’a point poussé, si bien qu’en regard de ce Freischütz, modèle et chef-d’œuvre de pittoresque romantique, on en imagine un autre également original, mais plus conforme à l’esprit de la légende, où les cors de chasse tiendraient moins de place et les voix de la conscience se feraient entendre davantage, un Freischütz dont Henri de Kleist par exemple aurait écrit le poème, et Beethoven la musique !

N’allons pas nous méprendre pourtant et gardons-nous d’abandonner la proie pour l’ombre. Derrière le romantisme de Weber se montre encore bien du réel. Il a sur ses camarades de la littérature cet avantage de croire à ses personnages, surtout à ses fantômes. Il n’ironise pas. Les prières d’Agathe vont à l’âme; le superbe adagio de son air au second acte, si haut monté en couleur, en pittoresque, n’en renferme pas moins des trésors d’émotion et de pathétique. J’en dirai autant d’Euryanthe, figure aimable et douce, cœur sensible, en qui la religion n’est pas simplement une poésie. Weber ne souffle pas sur ces spectres. Le mal, même alors qu’il l’évoque et l’installe en plein milieu fantastique, n’est jamais à ses yeux un épouvantail de commande, qu’un éclat de rire va réduire à néant. Ce Caspar du Freischütz, bien qu’à peine esquissé, porte en lui tous les stigmates du méchant, — drôle et scélérat pittoresque si l’on veut, mais vrai drôle et vrai scélérat. Le Lysiart d’Euryanthe continue le type et le parachève. Le monologue de Lysiart n’est autre chose que l’air de Caspar agrandi de forme et de ton, sublimé, et les deux morceaux, pour qui sait voir, tirent leur commune origine de l’air de Pizarre dans le Fidelio de Beethoven.

En effet, les esprits élémentaires sont pour lui des réalités. Tant que dure la conjuration, il croit à sa diablerie, et c’est pourquoi tous avec lui nous y croyons. Impossible d’entendre la musique du Freischütz sans éprouver le contre-coup de ces terreurs que Weber, l’écrivant, a ressenties. Une nuit, tandis que seul il composait la fameuse évocation, un frisson le saisit, il eut peur. Il était sans lumière, la lune éclairait la chambre; à ces mots : Samuel Erschein ! le diable lui apparut. Weber tressaillit, mais ne désempara, et, n’osant bouger de sa place, termina la scène tout d’une traite, comme sous la dictée du mystérieux visiteur, qui, satisfait, s’éloigna au chant du coq. Comparez ensuite de pareils effets avec ceux que nous obtenons en poésie par les moyens dont nous disposons. Que peut la langue des mots contre un roulement de timbales, un accord de trombones? Que sont, comme impression du monde surnaturel, nos rhythmes et nos strophes près d’un soupir de flûte ou de hautbois, d’un trait de violon à l’aigu, d’une clarinette sonnant le glas funèbre de ses notes basses? Weber, sur le chapitre de ces onomatopées, est inépuisable, il sait trouver le burlesque en pleine terreur et se faire de cet élément une force de plus pour sa tragédie. Écoutez dans la scène de la forêt, un peu avant que la première balle tombe du moule, l’étrange et sinistre piaulement des oiseaux de nuit, et dans le dernier presto quelles harmonies! C’est à croire que vraiment toutes les cohortes de l’enfer sont déchaînées. Ténèbres ou lumière, quel que soit le monde qu’il nous ouvre, sa musique vous en donne à l’instant le pressentiment. Sunt geminœ portœ: deux portes en effet, porte d’airain et porte d’ivoire, dont le magicien Prospero tient la clé, vous inondent tour à tour des vapeurs du gouffre ou d’un flot d’azur, selon qu’il lui plaît de choisir l’une ou l’autre.

Maintenant, si de ce romantisme à double face le Freischütz et en grande partie Euryanthe marquent la note sombre, le côté nocturne, Oberon en contient tout l’aérien, le vaporeux. Qui ne se rappelle le premier chœur des elfes, enjoué comme une chanson d’Ariel, d’un si féerique badinage avec ses tenues de bassons, de flûtes et de cors, ses passades de cors anglais à travers les sautillemens des instrumens à cordes. Et ce chœur des ondines avec son accompagnement figuré, imagine-t-on une autre musique pour des voix de naïades? Elles nagent, couronnées de nymphées et de lotus, fendant l’eau dont la gaze enveloppe amoureusement sans les dérober leurs formes adorables, et le son voilé du cor se mêle au clapotement du flot. Un critique allemand distingué, M. Wilhelm Ambros, donnant tout à ces sonorités que Weber gouverne en maître, attribue presque à leur seul emploi l’illusion produite. Sans aucun doute, Weber a pour le surnaturel une langue à part qu’il s’est créée, et rien n’est plus facile que d’analyser les élémens dont se composent ses clairs de lune et ses incantations. Chacun sait comment il s’y prend pour, faire sa palette, les couleurs qu’il emploie. Il a des suites d’harmonies qui vous le nomment aussitôt, des procédés que le premier venu peut imiter et qu’on imite : accords de septième prolongés jusqu’à l’infini, tenues de sixtes, trémolos des instrumens à cordes; mais ce sont là de simples moyens d’expression qui, sans le génie de Weber, n’auraient qu’une valeur technique. Génie extra-poétique avec des raffinemens indéfinissables, Weber pousse la sensibilité jusqu’à l’innervation. La simple poésie ne lui suffit plus; il tend vers un idéal de poésie poétique, qui soit à l’autre ce que l’autre poésie est à la prose. De là souvent bien du précieux, du maniérisme. Quoi qu’il écrive, à la troisième mesure, on le reconnaît, ses défauts non moins que ses qualités se dénoncent à vous par un caractère tout individuel. Aussi beaucoup parmi les contemporains l’ont imité, les uns comme Hérold, comme l’auteur du Songe d’une Nuit d’été et de cette Mignon qu’où joue à l’Opéra-Comique, plus spécialement épris des curiosités de son style, de ses inventions instrumentales; les autres, tels que Marschner, Richard Wagner, interrogeant davantage ses formes dramatiques. Nous avons montré l’air de Pizarre dans Fidelio servant par deux fois de type à Weber; voici qu’à son tour maintenant Weber crée au théâtre des effets qui seront reproduits. Ainsi, dans Euryanthe, aux dernières mesures d’un duo de haine et de rage entre Églantine et Lysiart succède immédiatement une ritournelle suave, éthérée, du hautbois, annonçant l’air d’Adolar. Meyerbeer, dans Robert le Diable, n’a pas manqué de profiter de la leçon. Au déchaînement de toutes les furies de l’orchestre, Bertram vient à peine de plonger dans le gouffre qu’une ritournelle de hautbois, doucement exhalée dans l’atmosphère purifiée, annonce l’air d’Alice; même histoire pour Lohengrin, où le duo d’Ortrude et de Telramund est suivi d’un prélude analogue de hautbois préparant la venue d’Elsa sur le balcon.

C’est encore là un trait de caractère que Weber partage avec les romantiques de son temps, lesquels eurent également nombre de témérités dont ne se firent pas faute de profiter ceux qui leur succédèrent. Quels trésors Henri Heine n’a-t-il pas trouvés dans ce fonds de magasin aujourd’hui démodé, et dont l’historien littéraire est en quelque sorte seul à connaître l’existence! A Weber échut une fortune refusée aux autres : ses ouvrages ont survécu; tout le reste est mort, oublié, eux persistent; dire qu’ils n’ont pas vieilli serait trop peu, il semble qu’ils rajeunissent, et que chaque jour se resserrent davantage leurs rapports avec les générations. Quand il n’y en a plus, nous en voulons encore. En vain le cycle entier est parcouru, on y revient. Freischütz, Euryanthe, Oberon, que de sensations ces chefs-d’œuvre-là représentent! Quel dommage qu’on n’en puisse pas doubler la somme, et qu’on aimerait à l’effacer de sa mémoire, cette admirable musique, pour en jouir tout à nouveau! Ce vœu de l’insatiable dilettantisme, un directeur de théâtre semble prendre à tâche de le réaliser. A l’en croire, tous les Freischütz qui depuis trente ans tiennent la scène ne seraient que de faux Freischütz. A l’ancien Odéon, à l’Opéra, au Théâtre-Lyrique même, illusions, mensonges! Aurions-nous donc, comme le poète dont je parlais tout à l’heure, entendu pendant près d’un demi-siècle la Fille mal gardée en croyant entendre de la musique de Weber? Il le faut croire et nous en féliciter. « Combien je vous envie, monsieur, pour les jouissances infinies qui vous sont réservées! » disait un jour Lamartine à quelqu’un qui lui confessait n’avoir point lu Shakspeare. — Sachons à notre tour apprécier tant de bonheur, et dans le cas où se mêlerait au jeu quelque supercherie, prêtons-nous y de bonne grâce, car il ne s’agit en ceci que de renouveler la source de nos plaisirs. Donc plus de variantes, mais le texte, entendez-vous bien, le texte du maître! La partition exécutée à l’Opéra sous les auspices de M. Berlioz ne fut qu’un vulgaire et banal arrangement, le Théâtre-Lyrique seul possède l’œuvre canonique; c’est l’histoire du manuscrit de Mozart qui pour Weber recommence. Ecco il vero Pulcinella! Il n’y a de vrai Don Juan, de vrai Freischütz que le Don Juan et le Freischütz que chante Mme Carvalho !

Le véritable amphitryon
Est l’amphitryon où l’on dîne.

Une plaisanterie perd son charme alors qu’elle se renouvelle trop souvent. Le vrai Freischütz n’existe à ce compte qu’en Allemagne. Pièce et musique ont tellement l’accent du pays qu’en dehors de l’atmosphère locale on n’atteindra jamais, quoi qu’on fasse, qu’une sorte de vérité relative dans l’interprétation. C’est une question d’exécution plus ou moins réussie, de décors et de mise en scène; mais quant à rendre le sens profond, genuine, la vérité de l’œuvre, on y peut renoncer. L’Opéra, lors même qu’il emploierait à cet effort toutes ses ressources, n’approcherait pas de l’effet produit en Allemagne par une troupe de troisième ordre, et qui, sur tout autre point, serait capable de se laisser battre par le Théâtre-Lyrique. L’unique moyen d’être vrai serait de ne pas traduire du tout, de faire pour l’ouvrage entier ce qu’on fait pour le titre imprimé tel quel sur l’affiche, et d’engager tout le personnel d’un théâtre d’outre-Rhin, en ayant soin de ne pas oublier les machinistes.

C’était en 1826; un Français occupant un poste quelconque dans une petite résidence d’Allemagne reçut un soir d’été le billet suivant qu’il ouvrit après avoir vainement essayé d’en reconnaître l’écriture sur l’enveloppe. Le billet contenait ces quatre lignes : « Monsieur, de passage à X..., une indisposition subite et, je l’espère, sans gravité me force à garder la chambre et le lit (une chambre et un lit d’auberge!); vous seriez bien aimable de me faire visite. Votre tout dévoué

« C.-M. DE WEBER. »

Causer avec l’auteur du Freischütz était un plaisir dès longtemps convoité; le jeune homme en question court à l’hôtel indiqué; on lui désigne une chambre au premier étage, il frappe discrètement, il entre. Dans un lit près de la fenêtre, un homme était couché; de sa tête perdue dans les coussins, on n’apercevait que le nez très long et très busqué et deux yeux qui brillaient d’un regard de flamme : c’était Weber. On causa un moment de la santé du compositeur, déjà fort délabrée; puis, le vent tout à coup ayant sauté, on prit pour thème le Freischütz, et la conversation ne changea plus.

— A Dieu ne plaise, dit Weber répondant à une objection, que je prétende nier les droits du génie; mais pour rien au monde je ne voudrais m’abandonner à lui seul. Défions-nous de ce que généralement on appelle l’inspiration, étudions les grands modèles et surtout rendons-nous bien compte de la manière dont les maîtres qui nous ont précédés s’y sont pris pour imprimer à leurs travaux ce signe particulier, ce caractère qui fait les œuvres d’art.

— Ainsi l’unité de ton vous semblerait une condition nécessaire de l’opéra, cette chose on ne peut plus complexe?

— Oui certes, répliqua-t-il en se levant un peu sur son séant. Et rien de plus simple que de satisfaire à cette condition, pourvu que vous ayez du talent. Comprenez-moi bien : au lieu d’unité, disons caractère, mieux encore, ton caractéristique. Le peintre a ses couleurs; moi, j’ai mon instrumentation, dont je me sers comme d’une palette également capable de tout rendre. Un paysage, tout en restant le même, varie d’aspect; il est autre en été qu’au printemps, en hiver qu’en automne, autre le matin qu’à midi, autre la nuit que le soir. Au peintre de saisir ces variations, d’en exprimer le caractère, d’éveiller en nous par la couleur un sentiment qui corresponde à l’effet qu’il veut produire !

— J’entends, le son est pour la musique ce que la couleur est pour la peinture.

— Sans aucun doute, reprit Weber. Il y a, vous le savez, vingt manières de modifier une mélodie; on peut, par l’instrumentation, l’accompagnement, en varier à l’infini l’expression et le caractère : le motif ne change pas, il se transforme; vous le voyez passer du grave au doux, du plaisant au sévère, du clair au sombre, au ténébreux. Or ce qui se peut faire pour un simple morceau doit également pouvoir se faire pour l’opéra, lequel ne saurait se passer d’avoir son caractère général, sa dominante.

— Très bien; mais je suppose que vous ayez affaire à un sujet barbare, instrumenterez-vous à l’avenant chaque morceau, chaque mélodie?

— Ce serait à coup sûr, poursuivit Weber, la meilleure manière de m’y prendre, si je voulais donner à mon ouvrage la monotonie pour dominante. Ne perdez donc jamais ceci de vue, qu’un caractère est le résultat non point d’un seul trait, mais d’une combinaison de traits divers, parfois même en apparence fort contraires, et qui tour à tour se montrent et se dérobent; l’idée d’un caractère se lit dans les traits qui reviennent le plus souvent et qui naturellement sont les principaux. Ainsi, pour rester dans votre proposition, si j’ai à rendre un sujet barbare, je m’attacherai à ce que mes idées aient la couleur du sujet, à ce que le barbare y prédomine; mais tenez bien que pour cela je ne renonce point à des effets d’un genre tout opposé : mon héros par exemple aimera, et, si barbare qu’il puisse être, il faudra bien qu’il s’attendrisse au regard de son amoureuse. Il va sans dire qu’un tel homme devra, même en ses abandons les plus doux, conserver quelque chose de sa rudesse. Il dira « je vous aime » tout autrement que vous et moi. J’aurai donc à faire intervenir plus ou moins dans toutes les situations auxquelles il prendra part les effets de sonorité qui le caractérisent. C’est ce que j’appelle maintenir dans un opéra le lien dramatique, l’unité de ton, qu’il ne faut pas confondre avec la monotonie.

Weber se tut. Son visiteur était resté sous le charme, et, pensant au Freischütz, admirait avec quel art le musicien de génie avait su mettre en pratique la théorie de l’esthéticien. Il lui semblait maintenant mieux comprendre; il eût voulu pouvoir amener, fixer l’entretien sur ce point, la crainte d’être importun le retenait. Il n’osait davantage interroger de peur de fatiguer le cher malade. Weber alla de lui-même au-devant du souhait inexprimé, et presque aussitôt il reprit :

— Dans le Freischütz, deux élémens sont en présence : la vie de chasse et l’action de puissances démoniaques que Samiel personnifie. J’avais donc tout d’abord à m’occuper des sonorités caractéristiques de ces deux élémens. Ces couleurs tonales, si je puis ainsi parler, il s’agissait en premier lieu de les trouver, ensuite d’en répartir la distribution au profit de l’effet général, qui, bien autrement que les indications çà et là fournies par le poète, sollicitait mon attention. Pour peindre la vie forestière, la vie de chasse, cette couleur tonale était aisée à découvrir; les cors me la livraient. Restait à inventer pour les cors des mélodies qui fussent neuves, à faire du simple, du populaire. J’interrogeai les sources, m’y plongeai jusqu’au cou, et si cette partie de mon ouvrage a quelque mérite, c’est à cette étude que je le dois. Comme vous l’avez remarqué, je ne me suis point fait faute d’utiliser mes documens, prenant mon bien partout où je le trouvais, ne dédaignant aucun butin, pas même l’air de Marlborough, dont vous n’êtes point sans avoir dépisté la seconde partie, insidieusement cachée au fond du dernier chœur de chasseurs.

— Ces mélodies de cor, ainsi répandues dans tous les coins et se rapportant au caractère général de l’ouvrage, devaient en effet vivement impressionner le public. Où les cors ne figurent-ils pas? Je les trouve dans l’adagio de l’ouverture, dans le grand trio avec chœurs du premier acte, dans le second finale et dans le troisième acte à chaque instant.

— Oui certes, continua Weber, et, si j’eusse obéi à ma seule impulsion, je les aurais mis partout où Max et Gaspar se montrent, mais j’ai craint d’abuser à la fin d’un tel moyen, d’autant plus que le sujet du Freischütz n’est point là tout entier. Le désespoir de Max dans son air ouvre à l’œil un autre horizon. « Les esprits de ténèbres m’envahissent! » s’écrie-t-il. Ces mots résument l’opéra, et ma tâche était de ne pas perdre un moment de vue ces « esprits de ténèbres, » de multiplier au contraire les allusions dans mon orchestre et ma mélodie, ce que j’ai fait non-seulement chaque fois que le poème m’y conviait, mais alors que la situation dramatique ne le réclamait pas immédiatement, m’efforçant de rappeler par des bruits, des images, que les puissances infernales sont en jeu.

— Et diablement la combinaison vous a réussi, ajouta l’interlocuteur; je ne crois pas que jamais l’épouvante d’un monde surnaturel puisse être poussée plus loin.

Weber sourit avec satisfaction et répliqua :

— J’ai longtemps et beaucoup réfléchi aux conditions de sonorité nécessaires pour produire les effets sinistres. Les couleurs sombres, comme bien vous pensez, ne manquaient pas. Il ne s’agissait que de les amalgamer. Les violons, les violes et les basses m’offraient leurs résonnances graves, la clarinette ses notes lugubres; j’avais la plainte des bassons, la voix profonde des cuivres, les timbales à l’aigu ou leurs roulemens sourds. Si vous prenez la peine de feuilleter la partition, vous verrez que cette couleur sombre y prédomine de manière à caractériser l’ouvrage, mais non sans permettre à certains tons plus gais, à certains rayons de lumière, de percer à travers les ténèbres comme dans ces intérieurs de Rembrandt. Et l’ouverture en ce sens me tient particulièrement à cœur; quelqu’un qui sait l’entendre a tout de suite le Freischütz en abrégé. C’est mon opéra tout entier in nuce.

— C’est tellement vrai, ce que vous dites-Là, qu’on pourrait vous en raconter le scenario note par note. D’abord une période d’introduction où dans les deux premières mesures le règne infernal trahit sa présence, tandis que les deux suivantes nous parlent d’angoisses et de pressentimens. Diablerie et pressentimens se confondent dans la phrase prochaine, puis le cor élève sa mélodie, c’est la vie des bois qui se révèle. Plus loin, sur un motif de l’air de Max et pendant que les violoncelles sont à décrire je ne sais quels égaremens de l’âme, paraît Samiel. « Les esprits de ténèbres m’envahissent ! » Voici l’idée-mère de l’opéra qui se fait jour; par elle commence l’allegro, vient après l’infernale péroraison de la scène des balles, et ainsi de suite jusqu’à l’explosion de joie et de lumière qui couronne l’œuvre en rappelant les gloires des tableaux italiens.

— Bravo! s’écria Weber de l’accent le plus amical; n’oublions pas toutefois les accessoires, et quand nous avons trouvé la couleur d’un ouvrage, veillons à ce que les décors et la mise en scène soient bien dans le ton. La pièce du Freischütz m’offrait en ceci une circonstance des plus favorables. La moitié de l’opéra se joue dans l’obscurité. Le premier acte commence avec le soir, et à mesure qu’il avance, la nuit tombe. Au second, pendant la grande scène d’Agathe, clair de lune; la fantasmagorie de la Wolfsschlucht se joue entre onze heures et minuit. Évidemment cet appareil prêtait beaucoup; la nuit du dehors répondait au caractère sombre et nocturne de ma musique. Joué en habit noir, en plein jour, dans un salon, le Freischütz eût passé inaperçu; rien n’eût transpiré de ce que j’ai mis là d’impressions pittoresques et de pressentimens du surnaturel.

— Vous avez parfaitement raison, et cependant...

— En effet, répéta Weber, il y a un cependant. J’aurais beau m’ étendre des heures entières sur ce qui constitue le caractère d’une musique, — par de la toutes mes argumentations restera toujours quelque chose qui ne saurait se définir. Mettons aujourd’hui que dix compositeurs, mes égaux en talent sinon mes maîtres, écrivent, dans les principes qui m’ont guidé, chacun une partition du Freischütz : ces dix partitions auront toutes leur mérite sans doute, mérite quelquefois peut-être supérieur au mien; mais ce ne sera plus ma musique, la musique de Weber. Ce qui fait de ma musique ce qu’elle est, c’est ma personnalité, plus encore, le don d’en haut. Ce talent que Dieu m’a donné, j’ai conscience de l’avoir exercé, pratiqué de mon mieux. Maintenant, si l’emploi que j’en ai fait m’a réussi, c’est à Dieu seul que la gloire en revient, le maître des maîtres!...

À ces mots, Weber leva les yeux au ciel, puis, comme s’il eût voulu rester sous cette impression religieuse, il tendit affectueusement la main à son visiteur, qui, rentré chez lui, nota l’entretien, lequel fut d’ailleurs suivi de plusieurs autres. Weber aimait beaucoup à causer de son art avec ses amis, la familiarité du dialogue surtout le charmait. Il se plaisait alors à développer ses idées, à dire le comment et le pourquoi des choses dans une sorte de demi-confidence qu’on pouvait trahir sans crainte de le chagriner. Tous les Goethe, quoi qu’on en puisse dire, ont un faible pour les Eckermann. N’abusons pas cependant de la parole d’un grand homme. Ce que nous en avons cité suffit pour nous montrer le philosophe, le penseur. Je renvoie ceux qui seraient tentés de s’édifier plus amplement sur ce sujet au manuscrit original d’Oberon, dont la dernière page, tracée et paraphée de la main d’un mourant, porte cette mystique suscription : « terminé en présence de Dieu! » im Beisein Gottes. Weber était catholique. A l’école de l’abbé Vogler, le matin avant la leçon, il servait la messe du maître. Ame croyante, esprit méditatif traversé d’illuminisme, grande nature d’artiste moderne avec des haines vigoureuses et des soubresauts humoristiques! Jadis en feuilletant ses papiers d’écrivain, un morceau, un éclair nous jaillit aux yeux. C’était l’âge des vers, nous en fîmes le sujet d’un poème, nous pensons aujourd’hui qu’il vaut mieux simplement traduire. C’est du Weber et c’est Weber, qu’on en juge. « Palsambleu! s’écria ce diable d’enthousiaste, tout professeur et docteur que vous soyez, mon cher, on vous en apprendra de belles. Vous imaginez-vous par hasard qu’en ce bienheureux âge de lumière où la révélation est dans l’air, un musicien s’en ira de gaîté de cœur comprimer le torrent de ses idées? Et le génie, l’inspiration, les forces spontanées, titaniques, s’il vous plaît, alors que deviendront-elles? Style, clarté, mesure, conséquence, laissons cela aux perruques du temps jadis. C’était bon, cette gamme, pour vos Gluck, vos Hændel, vos Mozart. Je ne connais, moi, que la passion, et je dis à tous ces radoteurs: Allez au diable. La règle! Qu’est-ce que la règle? La règle enchaîne ma liberté, tue mon génie! »

Weber, qui, travaillant depuis le matin, s’était endormi de fatigue, se réveilla à ces paroles. Dieu soit loué! il n’a fait là qu’un mauvais rêve. L’incident qui met fin à ce cauchemar est surtout d’une invention charmante; on dirait un secours de Puck ou d’Ariel. « Tout à coup, à la guitare suspendue au mur derrière moi, une corde se cassa bruyamment, et je m’éveillai, transi d’épouvante, juste au moment où j’allais devenir un grand compositeur dans le goût du jour, ou, si vous l’aimez mieux, un maître fou! » Et voilà que, par un court verset en actions de grâces à la guitare, se termine cette jolie légende dont le sens esthétique profond, la moralité se dérobe sous le tissu léger, irisé de la fantaisie. Vous croiriez presque lire du Novalis. « Grâces te soient rendues pour avoir ainsi veillé sur moi, guitare ma mie, humble et douce accompagnatrice du chant! Je repris aussitôt mon travail à peine achevé, le parcourus à la hâte, puis, m’étant assuré que rien, absolument rien, dans ces pages de ma composition, ne relevait des affreux principes de mon iconoclaste, je respirai, et la joie au cœur je fus entendre Don Juan. »


HENRI BLAZE DE BURY.

Articles d’Henri Blaze de Bury

  1. Voyez la Revue du 1er juin et du 15 juillet 1855.
  2. Voyez les mémoires de Charles-Marie de Weber publiés par son fils, 2 volumes.