Quand on voyage/Wiesbaden

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Michel Lévy frères (p. 111-123).


WIESBADEN


Un critique, après tout, est un homme, bien qu’il puisse paraître au lecteur une simple abstraction, un cerveau posé sur une table à côté d’une plume, une espèce d’oracle impersonnel, répondant des opinions à qui lui en demande. Or, il peut arriver qu’après de longs jours, de longues semaines, de longues années souvent, il se lasse d’écouter la pièce, de lire le livre, de regarder le tableau et d’en rendre compte au sultan Schahabaham, qui bâille en pensant à autre chose ou à la Bourse. Ce forçat de la publicité, cet esclave condamné à tourner la meule du journal, comme Plaute la meule du moulin, est quelquefois un poëte, et il s’ennuie de s’occuper toujours des idées des autres et jamais des siennes ; en outre, la fatigue le prend de vivre enfermé dans ce monde de l’art ; il veut voir un peu de ciel, un peu de terre, un peu de verdure qui ne soient pas peints.

Tout cela est pour vous dire qu’ayant passé stoïquement à Paris tout ce bel été, devant notre pupitre, à faire des articles sur le Salon, nous n’avons pas eu le courage de résister à la fantaisie d’aller faire un tour là-bas au delà du Rhin, au risque de faire attendre un peu les paysagistes, les peintres de bataille et les statuaires, qui nous restent à juger. Vous nous le pardonnerez sans doute.

En ce temps de chemins de fer, le voyage existe-t-il encore ? Vous partez, et vous êtes arrivé. Pas d’incident, pas d’aventure, pas de caprice possibles. On a les sensations d’une malle. La ressource de l’ancien touriste aux abois — l’attaque de voleurs — vous manque totalement ; encore une industrie pittoresque qui se perd ! Arrêtez donc un convoi le pistolet à la main, et demandez à une locomotive la bourse ou la vie ! Les terreurs nocturnes dans les auberges sinistres vous font défaut également puisqu’on ne couche pas ; vous ne pouvez même geindre sur la dureté de la voiture : un excellent fauteuil voltaire vous entoure de ses bras capitonnés et vous provoque au sommeil. Cependant les villes passent, les villages s’envolent, les horizons se succèdent, les Vosges disparaissent derrière les ombres du soir, et vous voilà à Strasbourg ; à peine si vos amis de Paris ont eu le temps de retourner un journal, de faire une ou deux visites, de dîner et d’entrer au théâtre.

Tout le monde connaît Strasbourg, et nous n’avons nulle envie de le décrire ; c’est pourtant une ville déjà bien allemande, quoique toute Française de cœur : à son cachet profondément germanique, on la croirait plutôt au delà qu’en deçà du Rhin. La plupart de ses maisons ont conservé le grand toit primitif, à plusieurs étages de lucarnes où les cigognes aiment à revenir. Les enseignes parlent deux langues, comme celles de Bayonne, et les rues portent des noms bizarrement poétiques, la rue de la Nuée-Bleue par exemple.

Après un excellent souper à l’hôtel de Paris, — un vrai palais ! — quoiqu’il fût près d’une heure du matin, nous allâmes mettre notre carte chez notre vieil ami le Munster. On ne pouvait que distinguer confusément sa masse ; mais son énormité, dégagée de détails, n’en était que plus sensible. La flèche escaladait le ciel avec une ardeur de foi incroyable, et la base semblait dire : « Pourquoi ne m’a-t-on pas chargée de quelques étages encore  ? Je les aurais bien portés ; c’est une honte que Babel et la grande pyramide aient pu regarder par-dessus la tête d’une église chrétienne. »

La nuit flamboyait d’étoiles ; nous ne leur avons vu cet éclat qu’en revenant d’Athènes sur le golfe de Lépante. Elles scintillaient à éblouir à travers les dentelures de la cathédrale, comme des fruits d’or sur un arbre noir ; la grande Ourse, la petite Ourse et Cassiopée renversaient leurs constellations, toutes trois en forme de chariot d’enfant, et l’étoile polaire brillait comme un soleil. Ce splendide spectacle n’avait naturellement pas de spectateurs, à moins que l’on ne veuille compter comme tels quelques feuilletonistes ayant rompu leur ban, et faisant partie du train de plaisir qui nous entraînait à Wiesbaden.

De bon matin, nous passâmes le pont de Kehl ; le Rhin, extrêmement bas, laissait voir des îlots de sable et coulait vert comme de l’aigue-marine à l’Océan, où il n’arrive pas. La bravade d’Alfred de Musset

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre !


n’avait alors rien d’hyperbolique. La calèche de l’hôte nous remit au bon petit chemin de fer badois, qui nous trimballa tout doucement, en s’arrêtant à chaque pas, à travers un admirable paysage bordé par les collines boisées qu’on appelle la forêt Noire ; les stations sont fort jolies et affectent des formes de chalets tyroliens tout festonnés de clématites, de houblon et de vigne vierge. Les employés, pleins de bonhomie, ne vous rudoient pas et vous sourient amicalement. L’on monte et l’on descend tout à son aise. Le chemin de fer allemand n’est pas pressé, et c’est ce qui nous en plaît. Aux principaux débarcadères, un gaillard majestueux, à large barbe, costumé en suisse de paroisse, porteur d’une grande canne à pommeau d’argent, s’empresse de vous donner les explications nécessaires en français tudesque. — Chez nous, le public est toujours traité un peu en criminel ou en ennemi. Les théâtres et les chemins de fer ont l’air d’en vouloir aux spectateurs et aux voyageurs… qui les dérangent. Ils leur pardonnent à peine de les enrichir.

On avance, on recule, on change de voie et de wagon, et l’on débarque à Francfort, entre la porte Saint-Gallus et la porte du Taunus. Il n’y a peut-être pas tant de cariatides à Francfort que le prétend Victor Hugo dans une de ses merveilleuses lettres du Rhin. Ce n’est pas le poëte qui a tort, c’est la ville ; car toutes ces chimères architecturales se tordant sous les balcons et les corniches seraient d’un effet admirable. Peut-être bien aussi les bourgeois, furieux d’être accusés de pittoresque, ont-ils fait disparaître ces monstres si bien décrits, car nous n’avons jamais pu les trouver.

La vieille boucherie a aussi lavé son ruisseau rouge, et les bouchères roses n’y sourient plus sous des guirlandes de gigots ; les gigots sont remplacés par des boyaux insufflés affectant les formes les plus bizarres. Quelques maisons neuves se glissent dans la rue des Juifs, dont les masures lépreuses, moisies, vermoulues, vont bientôt disparaître, regrettées seulement des poëtes et des peintres ; car elles racontaient le moyen âge mieux que l’histoire et les chroniques. Ces affreux taudis ne cachaient, d’ailleurs, qu’une misère feinte. Derrière ces murs sombres étincelaient, parmi les haillons, des trésors inestimables.

Le long des boutiques noires et des échoppes immondes erraient quelques figures aussi profondément hébraïques, malgré leur chapeau tromblon, que celles des juifs de Jérusalem qui baisent les pierres du mur de Salomon dans le magnifique dessin de Bida ; d’autres regardaient avec un air d’extase la nouvelle synagogue qui se construit. C’est un grand édifice en grès rose de Heilbronn, avec des ogives en cœur, des colonnettes et des ornements d’un goût oriental, que surmontent plusieurs dômes à la façon des mosquées. Chose rare pour un monument moderne, on ne peut le prendre ni pour une caserne, ni pour un marché, ni pour une Bourse, ni pour un théâtre, ni pour un palais, ni même pour une église ; — c’est bien une synagogue. L’architecte a su écrire la destination de l’édifice dans les lignes de son plan.

Saluons, en passant, la statue un peu lourde de Gœthe, modelée par Schwanthaler et fondue par Stiglmaier. Les bas-reliefs du socle, représentant les principales créations du poëte, valent mieux que son effigie, mais cependant ne sont pas bien bons. Le tout crie assez haut à l’attention distraite :

Onorate l’altissimo poeta !

Le chemin de fer du Taunus, où nous montons après dîner, nous transporte en deux ou trois heures à Wiesbaden. Nous aimons assez à entrer le soir dans une ville inconnue. Entre la lumière et l’ombre, l’imagination a du jeu. Des lignes inflexibles, des couleurs crues ne l’arrêtent pas. Nous suivons en voiture une avenue bordée d’hôtels et de palais dont le gaz fait ressortir la blancheur. C’est beau, large, grand, propre, riche, neuf, confortable, élégant, moderne, bref une ville que la fashion de toutes les capitales doit trouver charmante. Figurez-vous une tranche du West-End de Londres posée le long d’une promenade.

À peine débarqué à l’hôtel des Quatre-Saisons, qui a au-dessus de sa porte une inscription latine renfermant un calembourg médical, nous courûmes au Kursaal ou Maison de conversation.

Deux longues galeries couvertes, et, s’il ne pleut pas, deux belles allées de platanes vous conduisent à un portique hexastyle surmonté d’un fronton grec dont l’architecture ne nous plaît guère, mais qui pourrait précéder un palais tout aussi bien qu’un casino.

Au milieu s’étend une pelouse où deux fontaines au milieu d’une pièce plate font effranger à leurs vasques une eau qui ne tarit jamais.

Bien que nous ayons vu, à travers nos travaux, autant d’hommes et de villes que le fils de Laërte, les zigzags de nos courses nous ont toujours éloigné des villes d’eaux et de jeux. Le jeu était donc pour nous un spectacle nouveau. Aussi traversâmes-nous à la hâte les magnifiques salons du Kursaal, tant nous étions curieux de nous trouver face à face avec le monstre.

N’attendez pas de nous de furibondes tirades morales contre la roulette et le trente-et-quarante. Nous croyons que le jeu est une passion humaine qu’on ne supprimera pas plus que les autres — quoique nous ayons le bonheur d’en être absolument dénué ; — nous ne prêchons donc point pour notre vice. Mais nous comprenons chez certaines natures ce besoin de lutter avec l’inconnu, ce désir de dompter le hasard, cette fantaisie de provoquer la fortune en champ clos. La compagnie est nombreuse autour du tapis vert, portant d’un côté une losange rouge et de l’autre une simple losange de lacet ; des compartiments bizarres divisent le drap ; au deçà, au delà des raies, des billets de banque, des pièces d’or, et même des florins, enjeux ou réserve des champions ; au milieu de la table, le croupier étalant les cartes les unes auprès des autres sur deux lignes avec une prestesse étonnante ; en face de lui, le banquier ramassant le gain avec un râteau, et lançant billets, louis, pièces de cinq francs ou thalers aux joueurs heureux, sans jamais se tromper.

L’expression générale nous a paru une impassibilité morne, naturelle ou voulue. D’abord, sans doute, c’est un masque ; mais ce masque finit par adhérer à la figure et devenir la figure elle-même. Rien n’est moins dramatique pour le spectateur désintéressé qu’une tablée de joueurs. Vous diriez un congrès de mathématiciens cherchant la solution d’un problème difficile. En effet, chacun refait à sa manière le calcul des probabilités de M. Poisson et cherche à deviner la logique du hasard ; car, à force de vivre avec lui, les joueurs ne croient pas au hasard. L’un suit une martingale, l’autre joue la gagnante ; celui-là met exclusivement sur la rouge, celui-ci masse ses coups comme un général d’armée ses bataillons, d’après une stratégie à lui connue. Bien peu s’abandonnent franchement à la chance adverse ou favorable. Tous piquent les coups sortis sur une carte à deux couleurs, et supputent, d’après les séries passées, les séries à venir. Cependant les râteaux vont et viennent, amenant et repoussant l’or. De temps en temps, un joueur rincé se lève et cède place à un autre. Plus rarement il s’en va emportant son gain. Ce n’est pas pourtant qu’on ne gagne souvent et même beaucoup à Wiesbaden, où il n’y a que huit refaits par jour ; mais s’arrêter ayant la veine pour soi est une chose presque impossible : on veut suivre jusqu’au bout ce filon d’or, épuiser ce placer jusqu’à la dernière pépite, et l’on perd, et puis le joueur passe et la banque reste. Le seigneur Jeu s’assoit dans son fauteuil à onze heures du matin et ne se retire qu’à onze heures du soir. Plus d’un million par jour, d’après l’estimation la plus modérée, subit sur sa table le flux et le reflux de la perte ou du gain.

Quelques femmes s’approchent aussi du tapis vert. Dès qu’elles sont assises, elles ne sont plus coquettes : c’est tout dire.

Le jeu qui, dit-on, vous prenait votre chapeau à Frascati ou au 113, vous le laisse à Wiesbaden ; mais il vous prie poliment de l’ôter par la voix de ses laquais en grande livrée.

La roulette, moins suivie, ressemble à un jeu de macarons perfectionné. La boule tourne en sens inverse du disque jusqu’à ce qu’elle s’arrête à une des cases peintes et numérotées. L’on joue le numéro ou la couleur, la série transversale ou longitudinale, du moins à ce qu’il nous a semblé, car nous sommes à cet endroit d’une stupidité particulière.

Le jeu, s’il est le principal revenu du Kursaal, n’est pas son seul attrait, on y mange bien et très-bien ; on y entend d’excellente musique ; on y danse, on y donne des fêtes charmantes. Dans le même concert où assistaient la duchesse de Nassau, les personnages de la cour et

Tout ce monde doré de la saison des bains,


nous avons entendu la harpe de Godefroid, le violoncelle de Servais, la voix de madame Ugalde, des fragments de Christophe Colomb, l’air de Fidelio par mademoiselle Storck, et l’Alleluia de Haendel enlevé avec un entrain triomphant. M. Léopold Amat avait organisé en quelques jours ce concert ou plutôt ce festival, et Félicien David dirigeait lui-même l’orchestre qui exécutait sa musique.

Un autre soir, il y a eu bal ; le lendemain, nuit vénitienne dans le parc du Kursaal, qui se prolonge indéfiniment, mélangeant les eaux, la verdure et les fleurs, de la façon la plus pittoresque.

Au milieu de la pièce d’eau ou plutôt du petit lac qui s’étale devant les promeneurs, s’élance un jet d’eau aussi haut que celui de Saint-Cloud ou des Tuileries. Dans le jour, on aperçoit son blanc panache bien au-dessus du fronton de l’édifice, quand on arrive du côté de la ville. Ce jour-là, on avait eu l’idée, aussi ingénieuse qu’originale, d’illuminer le jet d’eau au moyen d’une combinaison de feux de Bengale et de lumière électrique. Figurez-vous cette immense gerbe de quatre-vingts pieds d’altitude, montant dans le ciel nocturne à la rencontre des étoiles, comme une fusée de flamme liquide verte, rouge, bleue, se divisant en aigrettes étincelantes, s’élargissant en brumes où dansaient des arcs-en-ciel, retombant en pluie d’or, d’argent et d’azur, comme les bombes géantes d’un feu d’artifice tiré par les naïades thermales, au milieu d’un bassin brillant comme un grand miroir brisé en millions de morceaux, ou comme un gigantesque bol de punch remué. C’était vraiment féerique, au delà de l’imagination et du rêve, et il serait à désirer qu’on imitât cet effet à Paris dans quelque grande fête. Le jet d’eau des Tuileries se prêterait admirablement à cette pyrotechnie aquatique.