Will du moulin/I

La bibliothèque libre.
◄   I. La Plaine et les Étoiles II. Marjory du presbytère   ►


Le moulin où Will vivait avec ses parents adoptifs se trouvait dans une vallée, entre des sapinières et de grandes montagnes. Plus haut, les pentes se succédaient d’un élan toujours plus hardi et, jaillissant à la fin au-dessus des bois les plus résistants, elles se dressaient toutes nues dans le ciel. Un peu plus loin, sur un contrefort boisé, un long village gris faisait comme un haillon de vapeur ; et lorsque le vent était favorable, le son des cloches de l’église descendait grêle et argentin jusqu’à Will. Au-dessous, les parois de la vallée devenaient de plus en plus abruptes, mais s’écartaient en même temps ; et d’une éminence proche du moulin, on la découvrait dans toute sa longueur, et au-delà, une vaste plaine où la rivière étincelait sinueuse et s’en allait de ville en ville vers la mer.

Or, cette vallée conduisait à un col débouchant sur le royaume voisin ; de sorte que, malgré son calme et sa rusticité, la route qui longeait la rivière était la voie de communication principale entre deux illustres et puissantes nations. Tout l’été, les véhicules de voyage la gravissaient péniblement ou dévalaient à vive allure devant le moulin, mais comme l’ascension de l’autre versant était beaucoup plus aisée, la route n’était guère fréquentée que dans un sens ; et de tous les véhicules que Will voyait passer, les cinq sixièmes dévalaient grand train et un sixième montait péniblement. De même, et plus encore, pour les piétons. Les touristes alertes, les colporteurs chargés de marchandises singulières, descendaient tous à l’instar du courant qui longeait leur chemin.

Et ce n’était pas tout, car Will était encore enfant, qu’une effroyable guerre sévit sur une grande partie du monde. Les journaux étaient pleins de victoires et de défaites, la terre tremblait sous les sabots de la cavalerie, et maintes batailles se déroulèrent durant des jours et sur un espace de plusieurs milles, et l’épouvante chassait loin de leurs champs les rustiques travailleurs.

Tout cela resta longtemps ignoré dans la vallée ; mais à la fin un des chefs lança une armée au-delà de la passe, à marches forcées, et trois jours durant, cavalerie et infanterie, artillerie et train, musique et drapeaux, ne cessèrent de se déverser sur la route devant le moulin. Tout le jour, l’enfant restait à regarder leur défilé : — le pas rythmé, les faces pâles et hirsutes, aux yeux cernés, les fanions régimentaires et les étendards en lambeaux, l’emplirent de lassitude, de pitié et d’étonnement ; et toute la nuit, lorsqu’il fut couché, il entendit le roulement sourd des canons, le martèlement des pas et tout l’immense convoi balayer la route, interminablement, devant le moulin.

Nul dans la vallée n’apprit jamais le sort de l’expédition, car les rumeurs de ces temps troublés n’y parvenaient pas ; mais Will s’aperçut bien d’une chose : que pas un homme n’en revint. Où étaient-ils partis, tous ? Où allaient tous les touristes et les colporteurs aux marchandises singulières ? et les berlines avec leurs laquais sur le siège de derrière ? et l’eau de la rivière, dont le courant fuyait toujours vers le bas et se renouvelait sans cesse par en haut ? Le vent lui-même soufflait plus volontiers vers l’aval et emportait avec lui les feuilles mortes. On eût dit une vaste conspiration des êtres animés et inanimés : tous s’en allaient vers le bas, tous fuyaient joyeusement vers le bas, et lui seul restait en arrière, comme une souche au bord de la route. Il était quelquefois bien aise de voir que les poissons tenaient tête au courant. Ceux-là, du moins, lui restaient fidèles, alors que tous les autres filaient un train de poste vers le monde inconnu.

Un soir, il demanda au meunier où allait la rivière.

— Elle descend la vallée, répondit celui-ci, et fait tourner un tas de moulins, — six douzaines, dit-on, d’ici à Unterdeck, — et elle n’en est pas plus fatiguée, pour finir. Et puis elle arrive dans les basses terres où elle irrigue le grand pays du blé et traverse une foule de belles cités où les rois, dit-on, vivent tout seuls dans de vastes palais, avec une sentinelle qui se promène de long en large devant la porte. Et elle passe sous des ponts avec des hommes de pierre dessus, qui regardent couler la rivière en souriant singulièrement, et des gens vivants posent leurs coudes sur le mur et regardent également. Et puis elle va et elle va, et traverse des marécages et des sables, tant qu’à la fin elle se jette dans la mer, où il y a des navires qui apportent des perroquets et du tabac des Indes. Oui, elle a une longue trotte à faire jusque-là depuis qu’elle a passé sur notre barrage !

— Et qu’est-ce que la mer ? demanda Will.

— La mer ! s’écria le meunier. Le Seigneur nous aide ! c’est la plus grande chose que Dieu ait faite. C’est là que toute l’eau du monde s’écoule dans un immense lac salé. Elle y repose, plate comme ma main et l’air innocent comme un enfant ; mais on dit que lorsque le vent souffle, elle se lève en montagnes plus grosses que les nôtres et engloutit de grands navires plus gros que notre moulin et fait un tel tintamarre qu’on l’entend à des milles dans les terres. Il y a dedans des poissons cinq fois gros comme un bœuf, et un vieux serpent aussi long que notre rivière et aussi vieux que le monde, avec des favoris comme un homme et une couronne d’argent sur la tête.

Will se dit qu’il n’avait jamais rien ouï de pareil et il continua de poser questions sur questions au sujet du monde qui se trouvait le long de la rivière, avec tous ses dangers et ses merveilles, tant que le vieux meunier s’intéressa lui-même à la chose, et enfin le prit par la main et l’emmena vers le sommet qui domine la vallée et la plaine. Le soleil était près de se coucher et flottait au bas d’un ciel sans nuages. Chaque chose était nette et baignée d’une gloire dorée. Will n’avait jamais vu de sa vie une aussi vaste étendue de pays ; il regarda de tous ses yeux. Il vit les cités, et les bois et les champs, et les courbes luisantes de la rivière, et l’horizon lointain où le bord de la plaine tranchait sur le ciel éclatant. Une émotion souveraine saisit l’enfant ; son cœur battait si fort qu’il n’en respirait plus ; le paysage fluctuait devant ses yeux ; le soleil semblait tournoyer comme une roue et projeter des formes étranges qui disparaissaient avec la rapidité de la pensée et auxquelles en succédaient de nouvelles. Will mit ses mains sur son visage et éclata en sanglots ; et le pauvre meunier, triste et perplexe, ne trouva rien de mieux à faire que de le prendre dans ses bras et de le ramener en silence à la maison.

À partir de ce jour, Will fut rempli d’espoirs et d’aspirations nouvelles. Quelque chose lui tiraillait sans cesse le cœur ; l’eau courante emportait ses désirs avec elle lorsqu’il rêvait à ses flots fugitifs ; la brise, en effleurant les innombrables cimes des arbres, lui murmurait des encouragements ; les branches lui désignaient l’aval ; la libre route, en contournant les éperons rocheux et s’en allant par de longs lacets se perdre peu à peu dans le bas de la vallée, le torturait de ses sollicitations. Il passait des heures sur le sommet, à regarder sous lui le cours de la rivière, les grasses plaines du lointain, et à contempler les nuages emportés par la brise nonchalante et leurs ombres violettes traînant sur la plaine. Ou bien il flânait sur la route et suivait des yeux les voitures qui dévalaient grand train au long de la rivière. N’importe quoi : tout ce qui passait, nuage, voiture, oiseau, comme l’eau sombre du courant, soulevait également son cœur d’un désir extasié.

Au dire des savants, les expéditions maritimes des navigateurs, comme les marches et les contre-marches des tribus et des races qui emplissent l’histoire ancienne de leur bruit et de leur poussière, sont réglées tout uniment par les lois de l’offre et de la demande et par une certaine tendance innée au moindre effort. Quiconque réfléchit sérieusement trouvera cette explication pitoyable. Les tribus qui se sont déversées du nord et de l’est étaient bien, à la vérité, poussées par celles qui les suivaient, mais elles subissaient en même temps l’attrait magnétique du sud et de l’ouest. Le prestige d’autres terres était parvenu jusqu’à elles ; le nom de la Ville Éternelle leur tintait aux oreilles ; ce n’étaient pas des colonisateurs, mais des pèlerins ; ils s’en allaient vers le vin, l’or et le soleil, mais leurs aspirations étaient plus hautes. Ce vieux mal poignant de l’humanité, d’où sortent toutes les grandes réussites et tous les misérables échecs, cette divine inquiétude qui déploya les ailes d’Icare et entraîna Colomb parmi les solitudes de l’Atlantique, animait et soutenait au milieu des dangers ces barbares en marche.

Une légende, qui caractérise bien leur disposition d’esprit, raconte qu’une de ces bandes migratrices fit la rencontre d’un vieillard chaussé de fer. Le vieillard leur demanda où ils allaient ; et tous répondirent d’une seule voix : « À la Ville Éternelle ! » Il les considéra gravement. « Je l’ai cherchée, dit-il, sur toute la face du monde. Trois paires de souliers pareils à ceux que je porte à mes pieds se sont usées dans ce pèlerinage, et voici que la quatrième paire s’amincit sous mes pas. Et cependant je n’ai pas trouvé la ville. » Puis il s’en alla de son côté et poursuivit son chemin, les laissant ébahis.

Mais ces aspirations n’égalaient pas l’intensité du désir qui attirait Will vers la plaine. S’il eût pu seulement aller jusque-là, sa vue, il le sentait, serait devenue plus nette et pénétrante, son ouïe plus fine, et le simple fait de respirer eût été un délice. Il était transplanté en un lieu où il s’étiolait ; il était exilé dans un pays étranger et il avait le mal du pays. Pièce à pièce, il construisait des notions fragmentaires du monde inférieur : la rivière, toujours mouvante et grossissante jusqu’à son débouché dans le majestueux océan ; des cités pleines de gens beaux et joyeux, de fontaines jaillissantes, de musiques, de palais de marbre, et illuminées d’un bout à l’autre, la nuit, par des astres d’or artificiels ; et c’étaient d’immenses églises, de doctes universités, des armées valeureuses, des trésors inouïs entassés en des caveaux, et le subreptice et prompt assassinat de minuit.

J’ai dit qu’il avait le mal du pays ; mais cette image est insuffisante. Il était comme un être enfermé dans les limbes informes d’une existence larvaire, qui tend les bras avec amour vers la vie multicolore et multisonnante. C’était tout naturel qu’il fût malheureux au point d’aller conter sa peine aux poissons : eux étaient faits pour leur vie, ne désirant pas autre chose que des vers et de l’eau courante et un abri sous le surplomb de la berge. Mais son sort à lui était différent : plein de désirs et d’aspirations qui lui agaçaient les doigts, lui faisaient des yeux avides que tout le vaste monde avec ses innombrables aspects ne satisferait pas.

La vraie vie, le vrai grand jour éclatant, s’étalaient là-bas dans la plaine. Oh ! voir ce grand jour avant de mourir, parcourir d’un esprit joyeux cette terre d’or, écouter les chanteurs habiles et les suaves cloches des églises, et voir les jardins paradisiaques !

— Oh ! poissons ! s’écriait-il, si seulement vous tourniez le nez vers l’aval, vous nageriez si aisément dans les eaux de rêve, vous verriez les grands navires passer comme des nuages au-dessus de vos têtes, vous entendriez les grandes montagnes d’eau faire leur musique par-dessus vous tout le long du jour !

Mais les poissons s’obstinaient à regarder toujours dans la même direction, et Will ne savait plus, à la fin, s’il devait rire ou pleurer.

Jusqu’alors le trafic de la route avait passé devant Will comme les figures d’un tableau ; il avait bien échangé quelques phrases avec un touriste ou remarqué tel vieux monsieur en calotte de voyage à la portière d’une voiture, mais la plupart du temps ce spectacle lui était apparu comme un pur symbole, qu’il contemplait de loin et avec une sorte de crainte superstitieuse.

Mais un temps vint où tout cela changea. Le meunier, qui était un homme cupide à sa façon et ne perdait jamais une occasion de bénéfice, adjoignit à son moulin une petite auberge rustique, et grâce à quelques bonnes fortunes successives, fit bâtir des écuries et fut promu maître de poste sur cette route. Will était chargé de servir les clients lorsqu’ils venaient s’asseoir pour casser la croûte sous la petite tonnelle en haut du jardin du moulin. On peut croire qu’il ouvrait les oreilles et qu’il apprit maintes choses touchant le monde extérieur, en apportant l’omelette ou le vin. Même, il entrait souvent en conversation avec de simples hôtes, et par ses questions habiles et sa politesse attentive, non seulement il satisfaisait sa curiosité, mais gagnait les bonnes grâces des voyageurs. Beaucoup félicitaient le vieux couple d’avoir un pareil domestique ; et un professeur voulut à toute force l’emmener avec lui dans la plaine, pour lui faire donner une éducation convenable. Le meunier et sa femme étaient bien étonnés, et encore plus contents. Il se félicitaient d’avoir ouvert leur auberge.

— Voyez-vous, disait le vieillard, il a une véritable vocation pour être cabaretier ; il n’aurait jamais dû faire autre chose !

Et ainsi la vie allait son train dans la vallée, avec pleine satisfaction pour tous, sauf pour Will. Chaque voiture quittant la porte de l’auberge lui paraissait emporter avec elle un fragment de son cœur ; et lorsque des gens, par plaisanterie, lui offraient une place, il avait peine à refréner son émotion. Chaque nuit, il se voyait, en rêve, éveillé par des serviteurs empressés, et un splendide équipage l’attendait à la porte pour l’emmener dans la plaine ; cela se répétait chaque nuit ; — mais, à la fin, le rêve, qui lui avait d’abord semblé toute joie, revêtit peu à peu une teinte de mélancolie, et les appels nocturnes et l’équipage qui l’attendait devinrent pour lui un objet d’appréhension, aussi bien que d’espoir.

Un jour — Will avait à peu près seize ans — un jeune homme gras arriva au coucher du soleil pour passer la nuit. Ce personnage avait l’air satisfait, l’œil jovial, et il portait un sac au dos. Tandis qu’on lui apprêtait à dîner, il s’assit sous la tonnelle et lut dans un livre ; mais sitôt qu’il eut remarqué Will, le livre fut remisé ; il était évidemment de ceux qui préfèrent les gens vivants aux êtres faits d’encre et de papier.

Will, de son côté, bien qu’il ne se fût guère, au premier abord, intéressé à l’étranger, ne tarda pas à goûter beaucoup sa conversation, qui était pleine de bonne humeur et de bon sens, et conçut vite un grand respect pour son caractère et sa science. Ils restèrent à causer jusque tard dans la nuit ; et, vers deux heures du matin, Will ouvrit son cœur au jeune homme et lui dit combien il aspirait à quitter la vallée et quelles grandes espérances il avait associées aux cités de la plaine. Le jeune homme sifflota, puis eut un sourire.

— Mon jeune ami, commença-t-il, vous êtes à coup sûr un bien curieux petit bonhomme et vous désirez beaucoup de choses que vous n’aurez jamais. Croyez-moi, vous rougiriez de savoir à quel point les petits habitants de vos cités féeriques sont tous possédés d’un souhait aussi absurde, car c’est pour eux un crève-cœur continuel de ne pouvoir aller dans la montagne. Et laissez-moi vous dire que ceux qui descendent jusque dans les plaines n’y sont pas plutôt arrivés qu’ils aspirent cordialement à être de retour. L’air n’y est pas aussi léger ni aussi pur ; le soleil n’y resplendit pas davantage. Quant à la beauté, hommes et femmes, beaucoup sont en haillons, beaucoup sont défigurés par d’affreuses maladies, et une ville est un lieu si dur à ceux qui sont pauvres et sensibles, que beaucoup préfèrent mourir de leur propre main.

— Vous me jugez sans doute bien naïf, répondit Will. J’ai beau n’être jamais sorti de cette vallée, croyez-moi, je me suis servi de mes yeux. Je sais que chaque être vit sur son voisin ; j’ai vu, par exemple, que les poissons s’embusquent dans les remous pour attraper leurs confrères ; et le berger, qui forme un si joli tableau alors qu’il rapporte chez lui l’agneau, rapporte simplement son dîner. Je ne m’attends pas à ce que tout marche droit dans vos villes. Ce n’est pas ce qui me tracasse ; ç’aurait pu l’être, jadis ; mais, pour avoir toujours vécu ici, je n’en ai pas moins beaucoup interrogé et beaucoup appris dans ces dernières années, assez en tout cas pour me guérir de mes anciennes imaginations. Mais voudriez-vous donc que je meure comme un chien, sans voir tout ce qu’il a à voir ni faire tout ce qu’on peut faire, soit en bien, soit en mal ? Voudriez-vous que je passe toute mon existence ici entre cette route et la rivière, sans même faire un geste pour me hausser à vivre ma vie ?… Ah ! plutôt mourir sur-le-champ que de continuer à végéter ainsi !

— Des milliers de gens, dit le jeune homme, vivent et meurent comme vous, et n’en sont pas moins heureux.

— Ah ! dit Will, s’il y en a des milliers qui accepteraient d’être à ma place, pourquoi n’en est-il pas un qui la prenne ?

Il faisait tout à fait noir sous la tonnelle ; une lampe suspendue éclairait la table et les visages des causeurs ; et au long de la voûte de treillis, les pampres illuminés faisaient avec le ciel nocturne une découpure de vert translucide sur fond d’indigo sombre. Le jeune homme gras se leva, et, prenant Will par le bras, l’attira dehors, sous le firmament.

— Avez-vous jamais regardé les étoiles ? demanda-t-il, un doigt en l’air.

— Bien souvent.

— Et vous savez ce qu’elles sont ?

— J’ai imaginé beaucoup de choses.

— Ce sont des mondes comme le nôtre, dit le jeune homme. Certaines sont plus petites beaucoup sont un million de fois plus grosse que la terre ; et plusieurs de ces minuscules étincelles sont non seulement des mondes, mais des réunions de mondes qui tournent les uns autour des autres au milieu de l’espace. Nous ignorons ce qu’elles peuvent contenir, n’importe laquelle ; peut-être la réponse à tous nos problèmes ou la guérison de tous nos maux ; mais jamais nous ne pourrons y aller voir ; toute l’ingéniosité des hommes les plus habiles ne saurait équiper un vaisseau pour atteindre au plus proche de ces astres nos voisins, et l’existence la plus longue ne suffirait pas à semblable voyage. Qu’une grande bataille vienne d’être perdue, ou qu’un être chéri meure, que nous soyons transportés de joie ou d’enthousiasme, ils n’en brillent pas moins inlassablement sur nos têtes. Nous pouvons nous rassembler ici, à toute une armée, et crier à nous rompre les poumons, nul soupir ne leur parviendra. Nous pouvons escalader la plus haute montagne, nous n’en serons pas plus près d’eux. Il ne nous reste qu’à demeurer ici-bas dans le jardin et à leur tirer notre chapeau : le clair d’étoiles se pose sur nos crânes, et comme le mien est un peu chauve, vous le voyez sans doute reluire dans l’obscurité. La montagne et la souris. C’est à peu près tout ce que nous aurons jamais de commun avec Arcturus ou Aldébaran. Savez-vous appliquer une comparaison ? ajouta-t-il, posant la main sur l’épaule de Will. Une comparaison n’est pas une raison mais elle est d’ordinaire infiniment plus convaincante.

Will pencha un peu la tête, puis la releva vers le ciel. Les étoiles lui parurent se dilater et émettre un éclat plus vif ; et comme il levait les yeux de plus en plus haut, elles semblaient se multiplier sous son regard.

— Je vois, dit-il, en se tournant vers le jeune homme. Nous sommes dans une attrape à souris.

— Quelque chose comme ça. Avez-vous déjà vu un écureuil tourner dans sa cage ? et un autre écureuil philosophiquement assis à croquer ses noix ? Inutile de vous demander lequel des deux vous a paru le plus sot.


◄   I. La Plaine et les Étoiles II. Marjory du presbytère   ►