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Will du moulin (trad. Schwob)/2

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Traduction par Marcel Schwob.
Allia (p. 25-48).

LA FILLE DU PASTEUR

Quelques années plus tard, les vieilles gens moururent, tous deux le même hiver, tendrement soignés par leur fils d’adoption, qui les pleura doucement quand ils furent partis. Ceux qui avaient entendu parler de ses fantaisies vagabondes supposèrent qu’il se hâterait de vendre les propriétés et de descendre la rivière pour agrandir ses destinées. Mais il n’y eut aucun signe d’une pareille intention de la part de Will. Au contraire, il mit l’auberge sur un meilleur pied et engagea un couple de domestiques pour l’aider à la faire valoir. Il devint alors un jeune homme bon, volontiers causeur, indéchiffrable, portant pieds nus ses six pieds trois pouces, avec un tempérament de fer et une voix amicale. Bientôt, il commença à prendre rang dans le pays comme un objet de curiosité. Il n’avait rien qui étonnât au premier abord, car il était toujours plein de pensées et se gardait de mettre en question le vulgaire bon sens. Mais, ce qui fit beaucoup parler de lui, ce furent les étranges circonstances de sa cour à Marjory, la fille du pasteur.

Marjory, la fille du pasteur, était une jeunesse d’environ dix-neuf ans quand Will approchait de la trentaine, assez jolie et beaucoup mieux élevée qu’aucune autre fille de cette partie du pays, en raison de sa parenté. Elle portait très haut la tête, et avait déjà refusé d’un grand air plusieurs demandes en mariage, ce qui lui avait valu de dures épithètes dans le voisinage. À cela près, c’était une bonne fille et dont n’importe quel homme se serait contenté.

Will ne l’avait jamais beaucoup vue ; car, bien que l’église et le presbytère ne fussent qu’à deux milles de sa porte, on savait bien qu’il n’y allait que les dimanches. Il arriva cependant que le presbytère tomba en ruines et dut être reconstruit ; et, pour un mois environ, le pasteur et sa fille prirent logement, à des prix extrêmement réduits, dans l’auberge de Will. Maintenant avec l’auberge, le moulin, et les économies du vieux meunier, notre ami était un homme bien posé ; en outre, il avait une réputation de bon caractère et de subtilité, ce qui est un apport capital en mariage. Aussi racontait-on communément, parmi les mauvaises langues, que le pasteur et sa fille n’avaient point choisi leur logement temporaire à l’aveuglette. Will était peut-être le dernier homme au monde qu’on pût amener au mariage par cajolerie ou par frayeur. Vous n’aviez qu’à regarder ses yeux limpides et semblables même à des mares d’eau claire, animés d’une clarté qui semblait venir du dedans, pour comprendre tout de suite que cet homme-là connaissait sa propre pensée et s’y tiendrait de façon immuable. Marjory elle-même n’avait aucune faiblesse dans le regard, avec ses yeux forts et calmes, d’une expression résolue et tranquille. On pouvait se demander si elle n’était pas après tout une digne rivale de Will pour la décision et lequel des deux commanderait dans le ménage, mais Marjory n’avait jamais songé à cela, et elle accompagnait son père avec l’innocence et l’indifférence les plus inébranlables.

La saison était encore si peu avancée que les clients de Will étaient rares et clairsemés. Mais les lilas se mirent à fleurir, et le temps devint si doux que l’on commença à dîner sous la tonnelle, avec le murmure de la rivière et, dans le cercle des bois pleins des chants d’oiseaux, Will ne tarda pas à prendre à ces dîners un plaisir particulier. Le pasteur était un assez triste convive, qui avait l’habitude de s’assoupir à table ; mais rien de grossier ni de méchant ne tombait jamais de ses lèvres. Quant à la fille du pasteur, elle s’accordait avec son entourage de la meilleure grâce imaginable. Tout ce qu’elle disait paraissait si léger et si charmant que Will concevait une haute idée de ses talents. Il pouvait la voir, quand elle se penchait en avant, sur un fond de pins élevés. Ses yeux brillaient paisiblement. La lumière enveloppait sa tête comme une coiffure. Quelque chose qui était à peine un sourire animait ses joues pâles et Will ne pouvait s’empêcher de la regarder, dans un sentiment d’agréable crainte. Même dans ses moments les plus calmes, elle paraissait si complète en elle-même, si parfaitement vivante jusqu’au bout de ses doigts et au bord de son vêtement, que, par comparaison, le reste de la création ne semblait plus qu’une tache. Et si, d’elle, les regards de Will se portaient sur ce qui l’entourait, les arbres paraissaient inanimés et insensibles, les nuages pendaient dans le ciel comme des choses mortes, et les sommets des montagnes eux-mêmes perdaient leur enchantement. La vallée tout entière ne pouvait se comparer avec cette seule jeune fille.

Will s’était toujours montré observateur dans la société des créatures ses semblables. Mais son observation devint d’une acuité presque douloureuse avec Marjory. Il écoutait tout ce qu’elle disait et en lisait dans ses yeux, en même temps, le tacite commentaire. Bien des paroles bonnes, simples et sincères trouvèrent un écho dans son cœur. Il prit conscience d’une âme parfaitement équilibrée à la sienne, ne doutant de rien, ne désirant rien, vêtue de paix. Il n’était pas possible de séparer ses pensées de son aspect. Le tour de son poignet, le son de sa voix, la lueur de ses yeux, les lignes de son corps s’accordaient avec ses graves et douces paroles, comme l’accompagnement qui soutient et harmonise la voix du chanteur. Son influence était une chose qu’on ne pouvait ni partager ni discuter, mais qu’il fallait ressentir avec gratitude et avec joie. Sa tournure rappelait à Will quelque chose de son enfance et il donna, dans son esprit, place à la pensée de la jeune fille, avec celle de l’aube, de l’eau courante, des premières violettes et des premiers lilas. C’est la propriété des choses vues pour la première fois ou revues après une longue absence, comme les fleurs au printemps, de réveiller en nous l’acuité de la sensation et cette impression d’étrangeté mystique qui, autrement, s’efface de la vie avec la venue des années. Mais la vue d’un visage aimé est ce qui renouvelle à sa source même le caractère d’un homme.

Un jour, après le dîner, Will alla se promener dans les sapins ; une grave béatitude emplissait tout son être et il souriait sans cesse à lui-même et au paysage, tout en marchant. La rivière courait entre les pierres du gué avec un joli murmure. Un oiseau chantait à pleine voix dans le bois. Les sommets des montagnes semblaient d’une hauteur incommensurable et, quand de temps en temps il leur jetait un regard, paraissaient contempler ses mouvements avec une bienveillante, mais craintive curiosité. Son chemin le conduisit à l’éminence qui dominait la plaine. Il s’assit là, sur une pierre, et tomba dans une pensée profonde et douce. La plaine s’étendait autour avec ses cités et sa rivière d’argent. Tout était endormi, sauf un grand vol d’oiseaux qui montait et descendait sans cesse, en dessinant des cercles dans l’air bleu. Il répéta tout haut le nom de Marjory et la sonorité de ce nom plut à son oreille. Il ferma les yeux et l’image de la jeune fille se dressa devant lui, tranquillement lumineuse et pleine de bonnes pensées. La rivière pouvait courir toujours. Les oiseaux pouvaient voler plus haut, toujours plus haut, jusqu’à toucher les étoiles. Il vit que tout cela n’était en somme qu’un tumulte vide ; car là, sans remuer un pied, en attendant patiemment dans son étroite vallée, il avait atteint lui aussi la lumière meilleure.

Le lendemain, Will fit une sorte de déclaration par-dessus la table, pendant que le pasteur bourrait sa pipe.

— Miss Marjory, dit-il, je n’ai jamais connu personne qui me plût autant que vous. Je suis surtout une espèce d’homme froid et insociable ; non par manque de cœur, mais par une étrangeté dans la façon dont je pense, et les gens me semblent très loin de moi. C’est comme s’il y avait autour de moi un cercle qui écartât tout le monde excepté vous. Je crois entendre les autres causer et rire ; vous, vous venez tout près de moi. Mais peut-être cela vous est-il désagréable ? demanda-t-il.

Marjory ne répondit pas.

— Parle, fillette ! dit le pasteur.

— Non, pas maintenant, répliqua Will. Je ne voudrais pas la presser, pasteur. Je me sens la langue liée, moi-même, qui ne suis pas accoutumé à cela ; et elle, c’est une femme, un peu plus qu’un enfant, pour tout dire. Mais pour ma part, autant que je puis comprendre ce qu’on entend par là, j’imagine que je suis ce qu’on appelle amoureux. Je ne voudrais pas qu’on s’en rapportât à moi, car je puis me tromper ; mais voilà, à ce que je pense, ce qui se passe en moi. Et, si miss Marjory pense autrement de son côté, peut-être sera-t-elle assez bonne pour secouer la tête ?

Marjory restait silencieuse et ne donnait aucun signe qu’elle eût entendu.

— Qu’est-ce que cela veut dire, pasteur ? demanda Will.

— La fillette doit parler, répondit le pasteur en déposant sa pipe. Voici notre voisin qui dit qu’il vous aime, Madge. L’aimez-vous, oui ou non ?

— Je crois que oui, dit Marjory faiblement.

— Alors, c’est tout ce qu’on pouvait désirer, s’écria joyeusement Will. Et il prit la main de la jeune fille par-dessus la table, et la tint un moment dans les siennes, avec une grande satisfaction.

— Il faut vous marier, fit observer le pasteur, en replaçant sa pipe dans sa bouche.

— C’est vraiment là ce qu’il y a à faire, vous croyez ? demanda Will.

— C’est indispensable, dit le pasteur.

— Parfaitement ! répliqua l’amoureux.

Deux ou trois jours se passèrent dans de grandes délices pour Will, bien qu’un étranger eût pu difficilement s’en apercevoir. Il continua à prendre ses repas en face de Marjory, à lui parler et à la contempler en présence de son père. Mais il ne fit aucune tentative pour la voir seule et ne changea rien de ce qu’avait été dès le commencement son attitude envers elle. Peut-être la jeune fille était-elle un peu désappointée et peut-être aussi à bon droit. Et pourtant, s’il lui avait suffi d’être toujours présente aux pensées d’une personne, d’envahir et de changer l’existence entière de cette personne, elle aurait pu être pleinement satisfaite. Car elle n’était jamais absente un seul instant de l’esprit de Will. Il allait s’asseoir au-dessus de la rivière et regardait les tourbillons de poussière, et les poissons lourds et le fouillis des hautes herbes : il errait seul dans la pourpre du soir, avec tous les merles sifflant autour de lui dans le bois. Il se levait avec l’aube et voyait le ciel passer du gris à l’or et la lumière jaillir par-dessus les sommets ; et, pendant tout ce temps, il s’émerveillait de n’avoir jamais contemplé ces spectacles auparavant ou de les avoir trouvés si différents. Le bruit de sa propre roue de moulin ou du vent à travers les arbres bouleversait et charmait son cœur. Les pensées les plus enchanteresses se présentaient d’elles-mêmes à son esprit. Il était si heureux qu’il ne pouvait dormir la nuit et si troublé qu’il ne pouvait demeurer assis hors de la compagnie de Marjory. Et cependant il semblait l’éviter plutôt que la rechercher.

Un jour, comme il revenait d’une de ses courses, Will trouva Marjory cueillant des fleurs dans le jardin et, en se rapprochant d’elle, il ralentit le pas et continua à marcher à son côté.

— Vous aimez les fleurs ? dit-il.

— Oh ! oui, je les aime de toute mon âme. Et vous ?

— Eh bien non ! dit-il, pas beaucoup. C’est trop peu de choses, après tout. Je puis imaginer que des gens s’en soucient fort, mais non qu’ils fassent ce que vous faites en ce moment.

— Comment cela ? demanda-t-elle en s’arrêtant et en le regardant.

— En les cueillant, dit-il. Elles sont bien mieux où elles sont et paraissent bien plus jolies, si vous voulez le savoir.

— Je veux les avoir pour moi seule, répondit-elle, pour les porter sur mon cœur et les conserver dans ma chambre. Elles me tentent quand elles poussent ici. Elles semblent dire : « Viens faire quelque chose de nous ! » Mais, dès que je les ai coupées et rassemblées, le charme est rompu, et je puis les regarder d’un cœur tout à fait tranquille.

— Vous voulez les posséder, répondit Will, dans le seul but de ne plus penser à elles. C’est un peu tuer la poule aux œufs d’or. C’est un peu aussi ce que je souhaitais faire quand j’étais enfant. Parce que j’avais la passion de regarder la plaine, je rêvais d’y descendre, là où il me serait devenu impossible de la voir. N’était-ce pas un beau raisonnement ? Ma chérie, ma chérie, si l’on y pensait seulement, tout le monde ferait comme moi. Et vous laisseriez vos fleurs tranquilles, comme moi je reste dans mes montagnes.

Tout à coup, il éclata. « Par le Seigneur ! » cria-t-il. Et, quand elle lui demanda ce qu’il avait, il éluda la question et rentra dans la maison, avec une impression bizarre sur le visage.

À table, il fut silencieux. Et quand la nuit fut tombée et que les étoiles commencèrent à briller au-dessus de sa tête, il marcha pendant des heures, d’un pas inégal, dans la cour et le jardin. Il y avait encore de la lumière à la fenêtre de la chambre de Marjory, une traînée oblongue de couleur orange, dans le monde des montagnes bleu sombre et de la lumière d’argent des étoiles. L’esprit de Will courut beaucoup du côté de cette fenêtre ; mais ses pensées n’avaient rien de très semblable à celles d’un amoureux… « Elle est là, dans sa chambre, se disait-il, et voici là-haut les étoiles ! qu’elles soient bénies toutes deux ! » C’était là en effet les bonnes influences de sa vie. Marjory et les étoiles l’avaient ensemble apaisé et confirmé dans sa profonde satisfaction du monde. Que pouvait-il de plus désirer d’elles ? Le jeune homme replet et ses conseils étaient si bien présents à son esprit qu’il renversa sa tête en arrière, et, mettant ses mains devant sa bouche, il cria vers les cieux pleins d’astres. Soit à cause de la position de sa tête, soit par la contraction soudaine de l’effort, il crut voir un bref mouvement dans les étoiles et un jet de lumière glacée qui courait de l’une à l’autre tout le long du ciel. Au même instant, un coin de la jalousie se releva et s’abaissa coup sur coup. Il éclata de rire. « L’une et l’autre, pensa Will. Les étoiles tremblent et la jalousie remue ! Au nom du ciel, quel grand magicien il faut que je sois ! Si aujourd’hui j’étais seulement un imbécile, ne serais-je pas dans un joli chemin ? » Et il alla se coucher, en grommelant à part lui : « Si seulement j’étais un imbécile ! »

Le lendemain matin, de bonne heure, il revit Marjory dans le jardin et alla à sa rencontre.

— J’ai pensé à notre mariage, dit-il brusquement ; et, après y avoir longuement réfléchi, j’ai fini par me convaincre que ce n’était pas la peine !

Elle se retourna vers lui un instant ; mais son aspect radieux et bon aurait, en pareille circonstance, déconcerté un ange et elle se reprit à regarder la terre silencieusement. Il pouvait la voir trembler.

— J’espère que cela ne vous fait rien, dit-il, un peu décontenancé. Il faut que cela ne vous fasse rien. J’y ai longtemps réfléchi et, sur mon âme, il n’y a rien là-dedans ! Nous ne serons jamais plus près l’un de l’autre que nous ne le sommes maintenant et, si je suis un homme sage, nous ne serons jamais si heureux.

— Il est inutile de chercher des détours avec moi, dit-elle, je me souviens très bien que vous avez refusé de vous en rapporter à vous-même ; et maintenant que je vois que vous vous étiez mépris et qu’en réalité vous ne vous êtes jamais soucié de moi, je ne puis qu’être triste d’avoir été si longtemps déçue.

— Je vous demande pardon, dit Will hautement. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Que je vous aie aimée ou non, je laisse cela aux autres. Mais, sur un point, mon sentiment n’a pas changé ; et, sur un autre point, vous pouvez vous glorifier d’avoir fait ma vie et ma nature différentes en quelque chose de ce qu’elles étaient précédemment. Je veux dire ce que je dis, rien de moins. Je ne crois pas qu’il vaille la peine de nous marier. Je préférerais que vous continuiez à vivre avec votre père, de façon que je puisse aller vous voir une fois ou peut-être deux fois par semaine, comme on va à l’église, et nous en serions alors plus heureux tous les deux dans les intervalles. Telle est mon idée. Mais nous nous marierons si vous y tenez, ajouta-t-il.

— Savez-vous que vous m’insultez ? dit-elle brusquement.

— Non certes ! dit-il. S’il y a quelque chose dans une conscience pure, non certes ! Je vous offre la meilleure affection de mon cœur. Vous pouvez la prendre ou la refuser, quoique je soupçonne qu’il est fort au-dessus de votre pouvoir ou du mien de changer ce qui a été fait et de me faire libre d’illusions. Je vous épouserai si vous voulez. Mais je vous répète encore que cela n’en vaut pas la peine et que nous ferions mieux de rester amis. Bien que je sois un homme tranquille, j’ai remarqué quantité de choses dans ma vie. Croyez-moi et prenez les choses comme je vous les propose. Ou, si cela ne vous plaît pas, dites-le, et je vous épouse à l’instant.

Il y eut un long silence et Will, qui commençait à se sentir mal à l’aise, commença aussi naturellement à s’irriter.

— Je vous sais trop fière pour laisser voir votre pensée, dit-il. Croyez-moi, c’est dommage. Un aveu clair fait la vie facile. Un homme peut-il être plus loyal et plus respectueux envers une femme que je ne l’ai été envers vous ? Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire et je vous ai laissé le choix. Désirez-vous m’épouser ou voulez-vous accepter mon amitié, comme je le crois préférable ? Répondez, je vous en conjure ! Votre père, vous le savez, vous a dit qu’une jeune fille devait faire connaître sa pensée en pareil cas.

Elle sembla se ressaisir à ce moment, elle se retourna sans dire un mot, traversa rapidement le jardin et disparut dans la maison, laissant Will quelque peu confus du résultat. Parfois, il s’arrêtait et contemplait le ciel et les montagnes. Parfois, il descendait jusqu’à la rivière et s’y asseyait, regardant l’eau d’un air égaré. Ce doute et cette perturbation étaient si étrangers à sa nature et à la vie qu’il avait résolument adoptée, qu’il se prit à regretter l’arrivée de Marjory. « Après tout, pensait-il, j’étais aussi heureux qu’un homme peut le désirer. Je pouvais, à ma guise, descendre ici et voir mes poissons. J’étais ferme et tranquille comme mon vieux moulin. »

Marjory descendit pour le dîner, très gaie et très calme en apparence. Les trois convives ne furent pas plus tôt à table qu’elle fit un discours à son père, les yeux fixés sur son assiette, mais sans montrer d’autre signe d’embarras ou de détresse.

— Mon père, commença-t-elle, M. Will et moi nous avons causé de plusieurs choses. Nous voyons que nous nous sommes trompés sur nos sentiments et il a consenti, sur ma demande, à abandonner toute idée de mariage et à n’être plus que mon excellent ami, comme autrefois. Vous voyez, il n’y a pas là l’ombre d’une querelle, et j’espère vraiment que nous le verrons souvent dans l’avenir, car ses visites seront toujours les bienvenues chez nous. Naturellement, mon père, vous savez cela mieux que moi, mais peut-être serait-il préférable pour nous de quitter dès à présent la maison de M. Will. Je crois qu’après ce qui s’est passé, nous ne serions pas pour lui des hôtes agréables, au moins pour quelques jours.

Will, qui s’était difficilement contenu dès le début, interrompit ce discours par un bruit inarticulé et leva la main, avec toute l’apparence d’une réelle épouvante, comme s’il voulait intervenir ou répliquer. Mais elle l’arrêta d’un regard aigu, pendant qu’un flux de colère montait à ses joues.

— Peut-être aurez-vous la bonté, dit-elle, de me laisser expliquer la chose moi-même.

L’expression et le son de sa voix firent perdre à Will toute contenance. Il se tint coi, concluant qu’il y avait dans cette jeune fille quelque chose qui passait sa compréhension, ce en quoi il avait parfaitement raison.

Le pauvre pasteur était complètement bouleversé. Il essaya de prouver qu’il n’y avait là rien de plus qu’une simple querelle d’amoureux, qui se dissiperait avant la nuit. Quand il fut délogé de cette position, il se hasarda à soutenir que, là où il n’y avait pas querelle, il n’y avait aucun motif de séparation ; car le brave homme goûtait fort à la fois et l’hospitalité et l’hôte. C’était une chose curieuse de voir comment la jeune fille les dirigeait, parlant peu à la fois et cela avec tranquillité, les enroulant autour de son doigt et les conduisant insensiblement où elle voulait, par son tact féminin et son autorité. Cela ne semblait pas être son œuvre — on eût dit que les choses s’étaient d’elles-mêmes arrangées ainsi — quand son père et elle partirent, la même après-midi, dans une carriole, et descendirent la vallée pour attendre, dans un autre village, que leur maison fût prête à les recevoir. Mais Will avait observé cela de très près, et il avait compris la dextérité et la résolution de la jeune fille. Quand il se retrouva seul, il eut quantité de sujets curieux à rouler dans son esprit. Pour commencer, il était triste et solitaire. Tout l’intérêt avait quitté sa vie, et il pouvait regarder les étoiles aussi longtemps qu’il le voulait : elles ne lui apportaient plus ni support ni consolation. Il fut ensuite dans un grand trouble d’âme au sujet de Marjory. Il avait été d’abord inquiété et irrité de sa conduite et cependant il ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Il croyait reconnaître dans cette âme un bel ange pervers qu’il n’y avait jamais soupçonné ; et, bien qu’il comprît qu’il y avait là une influence néfaste pour sa propre existence de calme artificiel, il ne pouvait pas s’empêcher d’en désirer ardemment la possession. Semblable à un homme qui a vécu dans l’ombre et rencontre le soleil, il était à la fois peiné et ravi.

Comme les jours s’écoulaient, il passa d’un extrême à l’autre : tantôt s’enorgueillissant de sa force de détermination, tantôt méprisant sa pusillanimité timide et niaise. La première de ces pensées était peut-être le réel sentiment de son cœur, et représentait l’ordre régulier de ses réflexions. Mais la seconde éclatait de temps en temps avec une violence déréglée ; et alors, oubliant toute autre considération, il se promenait de long en large dans sa maison et son jardin ou errait dans les bois de pins comme un homme en proie au remords. Pour le régulier Will, pour cet esprit calme, un pareil état de choses était intolérable ; et il résolut, coûte que coûte, d’y mettre fin. Aussi, par une chaude après-midi d’été, il mit ses plus beaux habits, prit à la main un bâton d’épine et descendit la vallée le long de la rivière. Aussitôt sa détermination arrêtée, il avait recouvré subitement la paix habituelle de son cœur et il jouissait du beau temps et de la variété du paysage, sans que rien vînt s’y joindre d’inquiétude ou de hâte fâcheuse. La manière dont les choses avaient tourné lui devenait indifférente. Si elle acceptait, il l’épouserait cette fois, ce qui serait peut-être pour le mieux. Si elle le refusait, il aurait fait tout ce qui était possible et pourrait suivre sa voie dans l’avenir sans aucun trouble de conscience. Il espérait, d’ailleurs, qu’elle le refuserait, et alors, quand il vit le toit brun qui l’abritait pointer à travers les saules à un coude de la rivière, il eut à demi l’envie de formuler le souhait contraire et en conçut une grande honte de lui-même pour l’incertitude de son dessein.

Marjory sembla heureuse de le voir et lui tendit la main sans affectation et sans hésitation.

— J’ai réfléchi à propos de ce mariage, commença-t-il.

— Moi aussi, répondit-elle. Et je vous respecte de plus en plus comme un homme vraiment sage. Vous m’avez comprise mieux que je ne me comprenais moi-même ; et je suis maintenant certaine que tout est pour le mieux comme il est.

— En même temps… hasarda Will.

— Vous devez être fatigué, interrompit-elle. Prenez un siège et laissez-moi vous apporter un verre de vin. L’après-midi est très chaude et je veux que vous ne regrettiez rien de votre visite. Il faut venir très souvent, une fois par semaine, si vous en trouvez le temps. Je suis toujours si joyeuse de voir mes amis !

— Oh ! parfait ! pensa Will en lui-même. Il paraît que j’avais raison, après tout ! Et il fit une visite agréable, rentra chez lui d’une humeur charmante et ne s’inquiéta plus en rien de la chose.

Pendant près de trois ans, Will et Marjory continuèrent, dans les mêmes termes, à se voir une fois ou deux par semaine, sans qu’une parole d’amour fût jamais échangée entre eux ; et, pendant tout ce temps, Will fut à peu près aussi heureux qu’un homme peut l’être. Il se rationnait en quelque sorte le plaisir de la voir. Souvent, il allait jusqu’à mi-chemin du presbytère et revenait sur ses pas comme pour aiguiser son appétit. Il y avait surtout un coin de la route d’où il pouvait apercevoir le clocher de l’église enclavé dans une échancrure de la vallée, entre les pentes couvertes de sapins, avec un morceau de plaine triangulaire pour former le fond et qu’il affectionnait grandement, comme un lieu propre à s’y asseoir pour y moraliser avant de retourner chez soi. Et les paysans prirent si bien l’habitude de l’y trouver au crépuscule qu’ils appelèrent cet endroit « le coin de Will du moulin ».

Au bout de trois ans, Marjory lui joua un vilain tour en se mariant à l’improviste avec un autre. Will fit bonne contenance et fit seulement cette remarque que, pour quelqu’un qui connaissait peu les femmes, il avait fort prudemment agi, en ne l’épousant pas trois ans plus tôt. Elle ne savait décidément rien de son propre esprit et, en dépit de ses manières séduisantes, elle était aussi inconstante et aussi volage que les autres femmes. Il avait donc à se féliciter lui-même de son évasion, disait-il, et, par conséquent, il en prenait une opinion plus haute de sa propre sagesse. Mais, au fond du cœur, il était raisonnablement contrarié ; il resta rêveur pendant un mois ou deux et maigrit un peu, au grand étonnement de ses serviteurs.

Ce fut un an peut-être après ce mariage que Will, une nuit, fut réveillé fort tard par le galop d’un cheval sur la route, suivi d’un coup précipitamment frappé à la porte de l’auberge. Il ouvrit sa fenêtre et vit un domestique de ferme, monté sur un cheval et en tenant un autre par la bride, qui lui dit de se hâter autant qu’il le pourrait et de venir avec lui. Will n’était pas cavalier et il fit si peu diligence en route que la pauvre jeune femme était bien près de sa fin quand il arriva. Mais ils purent causer quelques minutes en particulier, et il était présent et pleurait amèrement au moment où elle rendit le dernier soupir.