Yette, histoire d’une jeune créole/01

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-11).

I


UN GESTE DU MAÎTRE DISPERSA CES DIABLES.



YETTE
HISTOIRE D’UNE JEUNE CRÉOLE

CHAPITRE PREMIER

un terrible enfant


Tous les voyageurs qui ont visité les Antilles et longé le littoral escarpé d’une de nos plus belles colonies, la Martinique, se rappellent l’aspect pittoresque des habitations sucrières dont on aperçoit, entre le double azur du ciel et de la mer, la cheminée d’usine, les bâtiments d’exploitation et les cases à nègres couvertes en paille qu’abrite contre le soleil tropical le feuillage échevelé des cocotiers. Ces habitations, — c’est le nom que portent aux colonies les grandes propriétés rurales, — se blottissent dans les gorges fertiles que bornent à droite et à gauche les Mornes, montagnes détachées de la chaîne principale qui, partageant l’île dans le sens de la longueur, forme une sorte d’arête de poisson. Elles s’échelonnent jusqu’au point où commencent les forêts inaccessibles, entrelacées de lianes gigantesques. Au-dessus de cette couronne de verdure se dresse encore le sommet chauve de la montagne Pelée, volcan éteint dont la couleur varie, selon les jeux de la lumière, du gris verdâtre au gris doré, quand elle n’est pas voilée par les grains qui, souvent, s’abattent sur les Mornes.

À l’époque où commence notre récit, l’habitation sucrière de M. de Lorme était la plus importante du quartier de l’île appelé le Macouba. En parlant de son importance, nous voulons dire que ses champs de cannes couvraient une très vaste étendue, car, du reste, rien ne ressemble moins à un château, ni même à une élégante villa, que la maison créole. Elle est basse, afin de pouvoir braver les coups de vent ; des planchettes superposées, qui s’abaissent ou se relèvent à volonté pour laisser passer plus ou moins d’air et de jour, tiennent lieu de fenêtres. Le luxe intérieur est inconnu, les insectes s’attaquant aux rideaux et aux sièges en étoffes ; les lits sont uniformément enveloppés de moustiquaires ; quant au salon, on l’abandonne d’ordinaire pour la galerie ; celle-ci est une sorte de long vestibule encombré à ses deux extrémités de barriques et d’ustensiles de ménage. Le milieu sert de salle à manger.

L’heure du déjeuner avait sonné depuis longtemps ; la chaleur était déjà intense. Dans la longue galerie, M. et Mme de Lorme étaient à table. Leurs regards inquiets se tournaient souvent vers la porte.

« Décidément, dit M. de Lorme à sa femme, qui répondit comme de coutume à cette ouverture par un profond soupir, décidément, il serait temps de songer à l’éducation de Yette. »

L’apparition tardive de Mlle Yette vint justifier l’air d’inquiétude et de découragement, du père de famille. Après s’être fait attendre une heure et laissé chercher partout, Yette entrait comme un ouragan, les cheveux en désordre, sa gaule (blouse) d’indienne déchirée par les branches des arbres auxquels, malgré ses neuf ans révolus, elle aimait encore à grimper. Une troupe de négrillons qui la suivait s’arrêta craintive sur le seuil, puis un geste du maître dispersa ces diablotins dans toutes les directions ; mais bientôt on vit çà et là des prunelles de feu étinceler entre les lames des jalousies. Le premier soin de Mlle Yette, avant de manger elle-même, fut de prendre sur la table quelques friandises pour les lancer généreusement à ses satellites, dont on entendit aussitôt les disputes, tandis qu’ils se ruaient dessus comme autant de jeunes chiens. Du reste, la coupable ne paraissait nullement confuse de son inexactitude ni de l’état de sa toilette, pas plus qu’elle n’était effrayée du courroux probable de ses parents.

« Ma foi, je n’ai plus faim ! dit-elle bientôt en se levant de table pour se jeter sur l’un des sièges qui garnissaient la galerie.

— Parce que tu manges toujours entre tes repas, quoiqu’on te le défende, » dit M. de Lorme essayant de prendre un ton sévère.

Yette éclata de rire. Très désobéissante par étourderie, elle était néanmoins incapable de mensonge.

« Je suis sûr, continua son père, que tu es allée encore à la sucrerie. »

La sucrerie était en effet le théâtre habituel des ébats de Mlle Yette. Elle y trouvait le jus de canne que l’on nomme vesou, la colle filante à demi cuite, les galettes qui s’attachent aux parois de la gouttière en bois dans laquelle on vide la batterie (chaudière) et qui conduit le sucre bouillant aux plateaux où il se refroidit. Yette partageait ses préférences entre toutes ces bonnes choses ; elle ne dédaignait pas non plus de croquer les cannes fraîches, et sa bande l’aidait si bien, que l’économe qui surveillait le moulin avait dû se plaindre plus d’une fois à M. de Lorme. Celui-ci tançait les négrillons. Yette s’accusait, sanglotait, implorait leur grâce, et, l’ayant obtenue, célébrait son triomphe par un nouveau méfait.

« Avoue, reprit sa mère, que tu t’es attaquée aux cannes !

— Oui, répondit la petite fille, ce sont les mulets qui m’en ont donné l’idée ; ils avaient l’air de trouver si bonnes leurs amarres[1] que j’ai voulu me régaler, moi aussi !

— Comment ! tu as été encore dans le parc à mulets ?

— Pardon, maman, ne vous fâchez pas, je n’ai sauté que sur un seul, et puis, autant vous le dire tout de suite, nous sommes restés longtemps dans la savane à taquiner les bœufs. Ils sont si gentils qu’ils se laissent faire.

— C’est tout ? demanda la mère d’un air de doute.

— Non, maman, dit Yette les yeux baissés sur la déchirure de sa robe.

— Je vois, vous avez encore pillé les fruits. Yette, ne deviendras-tu donc jamais raisonnable ? Sais-tu ce que me disait ton père tout à l’heure ? Qu’il faudrait au plus tôt t’envoyer en France, dans quelque pensionnat où l’on viendrait à bout de tes entêtements, de tes colères, de tout ce qui fait de toi une fille plus insupportable que deux garçons mal élevés. »

Aux mots de France et de pensionnat, Mlle Yette fondit en larmes ; deux ou trois petits nègres, qui avaient leurs entrées dans la maison et que le parfum du déjeuner avait attirés autour de la table, enfoncèrent leurs poings dans leurs yeux avec de sourds gémissements.

Les cris d’un autre enfant, partis soudain de la pièce voisine, se mêlèrent à cette explosion.

« Bon ! dit le père impatienté en haussant les épaules, voilà le comble ! Tu éveilles ta petite sœur ! Elle était malade, on avait eu beaucoup de peine à l’endormir ; si la fièvre la reprend, ce sera ta faute. »

La pensée d’avoir fait mal à sa petite sœur changea soudain le cours des larmes égoïstes de Mlle Yette. Elle ne se désola plus d’être menacée d’aller en pension, elle se reprocha d’être méchante avec une véhémence, une exaltation de repentir qui força bientôt ses parents à la consoler.

Les caresses de la petite Cora, apportée sur ces entrefaites par la vieille bonne qu’on nomme da en ces parages, réussirent mieux que tout le reste à ramener la gaieté sur le visage de Yette, et les museaux noirs de ses trois favoris Tom, Mesdélices et Loulou s’éclairèrent en même temps d’un large sourire. La petite sœur fut comblée de fruits cueillis à son intention, presque tous avant maturité, cela va sans dire, ce qui n’était pas précisément le meilleur remède contre la fièvre, mais les parents et la da ayant essayé d’intervenir, des clameurs si violentes éclatèrent qu’ils durent renoncer à une lutte inégale. Les fruits verts firent merveille, du reste, car, cinq minutes après, la petite malade était bruyante et joyeuse entre tous parmi la marmaille blanche, noire et jaune qui roulait à travers la galerie comme un flot tumultueux.

M. et Mme de Lorme, étourdis par le vacarme, ne savaient dans quelle partie de la maison se réfugier, car les chambres ne sont séparées entre elles que par des cloisons de bois à jour comme les persiennes, de sorte que l’on n’est nulle part précisément chez soi.

« Chères enfants ! elles sont gaies, dit la jeune femme à son mari, en guise d’excuse timide.

— Oui, mais terribles ! reprit le mari employant l’épithète consacrée, celle qui convient le mieux en effet pour rendre le caractère des enfants créoles, entreprenants, inventifs, capables de mille tours plus comiques que méchants, mais aussi éloignés que possible d’ailleurs du type d’enfant gâté, boudeur et maussade, trop répandu en Europe.

— Yette est si caressante, elle a un si bon cœur ! poursuivit la mère.

— Et de l’esprit ! ajouta le père avec une subite indulgence ; mais toutes ces qualités, chère amie, rendent d’autant plus dangereuse pour elle la vie oisive et sans discipline d’aucune sorte que nous lui laissons mener. »

Mme de Lorme vit que l’éducation européenne allait être remise sur le tapis et leva vers son mari de beaux yeux suppliants.

« Mon Dieu ! dit-elle, je suis loin d’être un modèle, mais j’ai été une bonne compagne pour vous, jusqu’ici, mon ami, et une bonne mère pour nos chères petites… bien qu’un peu faible peut-être, je vous l’accorde ; enfin, vous n’avez pas eu à rougir, je crois, de mon ignorance, de mes manières… »

M. de Lorme regarda tendrement sa femme ; un sourire d’orgueil passa sur ses traits pendant ce rapide examen.

« Vous savez bien, Marie, que je vous trouve parfaite, dit-il dans la sincérité de son cœur ; mais où voulez-vous en venir ?

— À ceci : Je n’ai jamais quitté la colonie. Pourquoi mes filles feraient-elles autrement ?

— Parce que (je ne parle que de Yette, nous avons le temps de songer à Cora, et je ne prétends pas vous enlever à la fois tous vos trésors), parce que, chère amie, il y a des caractères plus ou moins difficiles à diriger, et que notre fille aînée est loin d’avoir la douceur de sa mère ; parce que nous vivons à la campagne, loin des écoles que vous avez pu suivre, ayant toujours habité dans votre première jeunesse Saint-Pierre ou Fort-de-France ; parce que, enfin, je regrette d’avoir à le dire, vous gâtez vos enfants à l’excès, plus encore que vos parents ne pouvaient vous gâter vous-même. Ce n’est pas un reproche, Marie, puisque je me sens aussi coupable que vous. Quand je rentre, harassé par les travaux qui m’appellent au dehors, je n’ai pas le courage de gronder ; mais, croyez-moi, on ne corrigera Yette qu’en la dépaysant tout à fait.

— Vous avez raison sans doute ; c’est bien cruel pourtant ! »

Et la voix de Mme de Lorme tremblait d’émotion mal contenue.

« Cruel ? C’est l’usage en tout cas ! Nos voisins, presque sans exception, n’ont-ils pas envoyé leurs enfants en France, ceux-ci au collège, celles-là au couvent ? Et tous n’ont pas peut-être des correspondants aussi sûrs, aussi dévoués que mon ami Darcey qui, certainement, veillera sur Yette comme j’y veillerais moi-même.

— Soit ! mais sa femme ne saura pas me remplacer.

— Parce qu’elle est un peu mondaine, un peu frivole ? Vous ne l’avez connue que jeune fille ; elle a peut-être changé ! Elle est de vos parentes, après tout, et tiendra certainement à vous être agréable.

— Elle m’a toujours marqué beaucoup d’affection en effet.

— Eh bien ! que craignez-vous ?

— De me séparer de ma fille, dit Mme de Lorme en s’essuyant les yeux ; ne me la laisserez-vous pas encore un peu ?

— Un an, je vous l’ai dit, répliqua son mari évidemment navré du chagrin nécessaire qu’il lui causait, une année entière, à la seule condition que dans six mois elle sache lire.

— Ah ! s’écria Mme de Lorme, elle partira plus tôt si vous exigez cela ! »

Et, comme pour confirmer ce dire, le chat bondit dans la chambre, poussant devant lui une boule fabriquée avec les feuillets du dernier alphabet illustré de Mlle Yette. Aucun de ses livres n’avait jamais servi à un autre usage, sauf ceux dont elle faisait des cocotes, des bateaux ou d’ingénieuses découpures.

  1. Têtes de cannes munies de leurs feuilles que l’on hache si elles sont sèches et que l’on arrose de limonade de gros sirop.