Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/Voyage hors barrières/La Barrière du Combat

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ZigzagsV. Magen (p. 337-354).

LA BARRIÈRE DU COMBAT.


Dans un roman de Walter Scott, le Château de Kenilworth, si nous avons bonne mémoire, est esquissée la plaisante figure d’un propriétaire d’ours et de bouledogues, qui se plaint à la reine Élisabeth du tort que font à son spectacle les pièces de théâtre d’un certain drôle nommé Shakspeare, qui corrompt l’esprit de la jeunesse anglaise par toute sortes de billevesées et d’inventions romanesques ; les plaintes de ce bonhomme sur ce que le brave jeu de l’ours et du bouledogue, ce plaisir si foncièrement britannique, n’est plus aussi suivi et aussi goûté qu’autrefois, sont tout à fait touchantes et prises sur nature. La digne maîtresse de l’établissement de la barrière du Combat nous a rappelé les doléances du vieil Anglais ; il est vrai que, ne pouvant s’en prendre à aucun Shakspeare de la diminution de sa clientèle, elle accuse la révolution de juillet et le choléra : le peuple préfère les mélodrames du boulevard aux escarmouches innocentes de la barrière du Combat, et les hurlements des acteurs aux abois des chiens. Est-ce un progrès ? — Nous sommes de l’avis du bon montreur d’ours, et nous en doutons.

Le spectacle du Combat est un plaisir plus sain et moins énervant que celui du théâtre qui agit sur l’imagination, et qui trouble les têtes faibles par des maximes immorales et des raisonnements dangereux ; dangereux en eux-mêmes, ou parce qu’ils sont mal compris, ce qui est la même chose ; on ne pense pas assez aux ramifications étranges et difformes que pousse une idée indifférente d’ailleurs, dans un cerveau mal fait ; et quelle mandragore hideusement tortillée il peut naître d’une graine de violette ou de rose tombée sur un mauvais terrain ! Quant au reproche de barbarie, il est peu ou point fondé ; du reste, nous préférerions un peu de rudesse et de franche grossièreté, à l’exaltation romanesque et à la mollesse fiévreuse entretenue par la littérature frelatée des petits théâtres. — Mais nous moralisons ici à perte de vue, ce qui n’est pas notre affaire. Revenons à la description pure et simple.

Tout le monde se rappelle avoir vu, dans des temps plus prospères, les affiches du Combat avec les autres affiches de spectacles, à l’angle de tous les murs. Cette pancarte était ornée à sa partie supérieure d’une gravure sur bois très-curieuse et très-mirifique ; on y voyait le jeune et vigoureux taureau d’Espagne faisant sauter en l’air une demi-douzaine de chiens éventrés dont les boyaux décrivaient de capricieuses arabesques, etldont le sang pleuvait en gouttes noires longues d’un pouce ; des piqueux habillés en sauvages avec des cottes et des bonnets emplumés, comme les gardes du corps du bœuf gras, recevaient tendrement les victimes dans leurs bras, ou les rattrapaient au vol ; d’autres sonnaient du cor ou se précipitaient sur l’ours indomptable de la mer du Nord, armés de lances et de harpons ; en haut le fameux bouledogue Maroquin, si connu pour la force de sa mâchoire, s’enlevait dans une roue d’artifice, suspendu seulement par deux crocs. Tout cela dessiné dans le goût de la complainte du Juif-Errant et de la gravure de Pyrame et Thisbé, formait déjà un spectacle fort réjouissant ; suivait en termes pompeux la nomenclature des acteurs et de leurs prouesses. Peccata, Martin, Carpolin, et dix autres non moins célèbres dans le monde des garçons bouchers, et dont les noms ne nous reviennent pas. En bas se lisait cet avertissement : « Ici l’on vend de la graisse d’ours et autres (de pendu probablement) ; l’on prend les chiens en pension, à l’année ou au mois. Les maîtres d’agrément se payent à part. »

Cette bienheureuse affiche ne se voit plus nulle part, et c’est dommage.

Le Combat est situé entre Belleville et la Villette, immédiatement au sortir de la barrière qui porte ce nom ; faites quelques pas, et puis regardez à droite : vous verrez un mur gris percé d’une porte à panneaux rouges ; un grand escogriffe, grimpé sur le chaperon du mur, souffle à se crever les joues, dans une large trompe à pavillon, une fanfare aigre et discordante ; à côté de lui un singe accroupi fait des grimaces et se toilette très-activement ; sept ou huit chiens, la tête posee entre leurs deux pattes, tirent une aune de langue, glapissent et piaillent sur tous les tons possibles. Ce tapage aigu a pour base les abois plus étouffés de l’intérieur, le tonnerre grondeur des ours et le beuglement guttural des taureaux : c’est le charivari le plus complet que l’on puisse imaginer.

Les belles places coûtent quarante sous, ni plus ni moins ; le double d’une avant-scène des Funambules ; — comme vous voyez, c’est un plaisir coûteux.

En dedans de la porte, à la place des contrôleurs et des ouvreuses, se prélassent dans des tonneaux treillissés et des cages de bois, des chiens de l’aspect le plus rogue et le plus menaçant ; de tous côtés ce ne sont que gueules rouges et enflammées, où des rangées de dents blanches se détachent terriblement sur un fond écarlate comme des lames de scie, ou des émanches de blason ; l’antique cerbère aux trois têtes toujours aboyantes devait avoir la mine moins rébarbative et faire moins de bruit avec sa triple gueule. Nous avons regretté les contrôleurs et les ouvreuses. Il y avait surtout un grand diable de lévrier noir mâtiné, qui paraissait animé du plus sincère désir de manger de nous, mangiar di noi, pour nous servir d’une expression dantesque, et qui se démenait éperdument dans sa niche pour arriver à nos mollets ; heureusement, la chaîne dont il était attaché était aussi courte que ses crocs étaient longs.

On monte aux loges et aux travées supérieures par un escalier assez pareil à celui de Montfaucon, et dont les marches bossuées offrent en grand les callosités d’une peau d’orange ; les loges, qui peuvent contenir une douzaine de personnes, et s’ouvrent sur un couloir obscur, ont pour soubassement les loges des animaux féroces destinés au combat.

Si vous voulez une baignoire, le belluaire ouvre une cage, donne un coup de pied au derrière à l’ours ou au loup qui l’occupe, le fait passer dans une bauge voisine, et vous met à sa place ; rien de plus simple. Vous êtes véritablement en loge grillée.

Le théâtre représente une cour carrée assez vaste, le milieu est sablé, ratissé à peu près comme le cirque de Franconi ; une bordure de pavage encadre cette arène, dont le point central est marqué par un anneau où l’on attache les bêtes fauves contre qui les chiens doivent se mesurer, car les ours, les taureaux et les loups ne combattent pas entièrement libres, et la longueur de leur corde est calculée, de manière à laisser tout autour, en dehors de leurs atteintes, une espace de huit à dix pieds, où les piqueux et les dogues rebutés ou blessés peuvent se mettre à l’abri. Une chaîne de fer fixée aux deux bords du toit, traverse la cour dans toute sa largeur ; cette chaîne sert à suspendre les roues d’artifice et à faire les ascensions à la force de la mâchoire. À l’angle de la cour, on voit une petite porte basse, dont le vantail supérieur est tailladé de meurtrières ; cette porte remplace la coulisse des théâtres ordinaires. C’est par là que messieurs les chiens font leurs entrées, non pas à reculons, comme Hamlet obsédé par l’ombre de son père, mais d’une manière assez pittoresque ; un valet les apporte tout brandis par la queue comme des bassinoires ou des casseroles, ou bien, s’ils sont trop lourds, on leur fait un pli à la peau du col et de l’échine, et on les empoigne en manière de pots à deux anses ; les efforts que font ces chiens à moitiés étranglés pour donner de la voix produisent des cacophonies et des piaulements enroués et éraillés les plus grotesques du monde : les valets ont des souquenilles jaunes et des pantalons rouges.

Le combat s’est ouvert par deux jeunes bulls-dogs d’une férocité extraordinaire et d’une laideur monstrueuse. Dès qu’on les eut posés l’un en face de l’autre, ils partirent comme deux flèches, en poussant un hurlement furieux et plaintif, et s’accrochèrent sans hésiter. Ces deux affreuses petites bêtes avaient le pelage café clair, ras, uni et dru ; leurs corps ronds et sans plis faisaient l’effet de traversins bourrés outre mesure, dans lesquels on aurait fiché quatre allumettes pour figurer les pattes ; leurs cous, d’une grosseur prodigieuse, étaient plus larges que leurs épaules qu’ils débordaient ; dans ces cous athlétiques s’emmanchaient des têtes difformes, grosses comme des citrouilles, avec des mufles charbonnés, des museaux fendus à narines doubles, une mâchoire inférieure proéminente, des crocs formidables, retroussant la babine en manière de défense de sanglier, des yeux sanieux et sanglants, enfouis et comme perdus dans un dédale de rides et de plis, des oreilles déchiquetées en barbe d’écrevisse par les morsures des précédentes batailles, et sur tout cela des physionomies de vieilles portières, basses et méchantes à la fois.

Ils se colletèrent assez longtemps, engloutissant tour à tour leurs grosses têtes dans leurs énormes gueules et se déchirant le mufle à belles dents ; de nombreux filets de sang rose rayaient leurs corps, et il ne serait probablement resté sur le champ de bataille que la dernière vertèbre de la queue des combattants, si la galerie, touchée du courage des héroïques bouledogues, ne fût intervenue et n’eût crié : Assez ! assez !

Tous les efforts qu’on fit pour les séparer furent superflus, et l’on fut obligé de leur brûler la queue avec un fer chaud, moyen extrême, mais seul efficace.

Le bouledogue est, à ce qu’il paraît, un animal excessivement stoïque de sa nature, et la façon dont on reconnaît ceux qui sont de bonne race et dont on veut obtenir lignée nous semble passablement barbare et sauvage : on coupe une patte au bouledogue, puis on lâche un ours ; si le bouledogue mutilé, malgré sa souffrance, s’élance sur l’ours sans hésiter, il est de bonne race, il est pur sang, et ses descendants sont très-recherchés ; si, au contraire, il ne s’occupe que de sa blessure et cherche à se cacher dans quelque coin, c’est signe qu’il ne vaut rien, et les fins amateurs ne leur permettent aucune accointances avec leurs chiennes. Les bulls-dogs de lord Seymour sont, dit-on, obtenus de cette manière : c’est une épreuve tout anglaise et dont on ne se serait pas avisé en France.

À ce combat, succéda l’escarmouche plus innocente d’un mâtin de grande taille et d’un chien de Terre-Neuve tout noir, avec une tache blanche à la poitrine comme une hirondelle, assez pareil au célèbre Freyschütz de notre ami Alphonse Karr, mais moins belliqueux à coup sûr ; ces deux animaux, après avoir échangé quelques morsures, déclarèrent l’honneur satisfait et se mirent à jouer ensemble, au grand mécontentement des dieux bras-nus de l’Olympe à dix sous, qui vociféraient à pleine gueule : « Apportez des bêtes qui mordent ! nous sommes volés, rendez-nous notre argent ! » et autres menus propos injurieux pour la férocité des bêtes de l’endroit.

Alors on fit sortir un loup ; museau pointu, queue serrée entre les jambes, œil inquiet et sournois, oreille mobile alternativement couchée et levée, une laide bête. Ce loup, après avoir commis plusieurs incongruités de mauvais augure pour son courage, se mit à tourner en rond comme dans un manège ; sa manière de marcher était singulière : il levait les pattes de devant très-haut et se balançait sur les premières articulations, à peu près comme un cheval trotteur : l’allure du chien n’a rien de commun avec cette démarche nerveuse et saccadée : de temps en temps il s’arrêtait et regardait d’un air méditatif la porte par où devait venir son ennemi.

La porte s’ouvrit, et il en sortit un homme portant un chien dans ses bras. Le chien ne fut pas plus tôt posé par terre, qu’il courut droit au loup en brave et bon chien. Le loup rangea sa queue sous son ventre, s’affaissa sur son train de derrière et attendit ; car, chose remarquable, quelle que soit la bête donnée pour adversaire, c’est toujours le chien qui attache le grelot et commence la bataille.

Cette fois la lutte fut sérieuse, et la fortune allait incertaine du loup au chien et du chien au loup ; les deux bêtes se renversaient, se foulaient aux pieds, et se mordaient consciencieusement ; tous deux étaient souillés de sang, d’écume, de poussière et de bave. Le loup avait pris le chien sous la gorge, mais le chien lui rongeait le dessus de la tête ; le loup, outré de douleur et aveuglé par son sang, lâcha prise un instant ; le chien, dégagé, fit un saut en arrière, et, s’élançant de nouveau, emporta un grand lambeau de chair de la cuisse de son adversaire : ce qui ajoutait encore à l’intérêt de ce combat, c’était les cris et les gestes frénétiques du propriétaire du chien, qui en suivait les alternatives avec la sollicitude la plus passionnée. Il exhortait son chien, il lui adressait des conseils : « Saute-lui au cou, mords-le, déchire-le, ce gredin, ce brigand de loup ; ô le brave chien ! Prends-le à l’oreille, mon petit, c’est plus sensible ; comment ! toi, tu te laisserais battre par un mauvais loup pelé, un loup galeux, éreinté, qui n’a que le souffle ; tu ne devrais faire qu’une bouchée d’une rosse pareille ; ah ! canaille de chien, tu renonces ; tu veux que je meure de honte ; je te rouerai de coups, tu verras : terre et sang, Dieu et diable ! Il est dessous maintenant, le loup l’a pris en traître ; ah ! seigneur Dieu ! mon chien, mon bon chien ! Allons, un bon coup de mâchoire et casse-lui les reins ; bravo ! » et il trépignait, il se démenait, il hurlait, il écumait, il aboyait, il aurait sauté lui-même à la gorge du loup et l’aurait déchiré à belles dents comme un chien naturel. C’était un homme de vingt-huit à trente ans, d’une figure pâle et fine, encadrée d’une large barbe noire et se rapprochant du type italien, quelque modèle sans doute.

On sépara les combattants, car l’avantage ne se déclarait pour aucun, et le crépuscule commençait à tomber.

Une chose singulière, c’est que jamais les animaux, ours, loups, chiens et bouledogues, ne se retournent pour mordre les parieurs et les piqueurs. Ils se battent seulement entre eux, et si, quand deux chiens sont aux prises, on fait paraître une autre bête, ils se lâchent aussitôt et courent ensemble à celle-là.

Après le loup, on fit paraître un ours, successeur ou doublure de Carpolin : l’ours, réjoui de se trouver en liberté, et excité par les fanfares du cor, se mit à danser assez en cadence, ma foi ! Et pour compléter la bouffonnerie, tous les autres ours en cage, imitant leur confrère, se mirent à trépigner lourdement et à faire des cabrioles dans leurs bouges ; ce ballet d’ours était fort récréatif ; mais la joie de M. l’ours fut de courte durée, car on lui mit aux trousses une demi-douzaine de dogues qui le firent détaler au grand galop et quitter sa position de bipède pour celle de quadrumane : soit par lâcheté, soit qu’il dédaignât de si faibles ennemis, il courait devant la meute sans se défendre ; seulement, il se retournait de temps en temps, s’asseyait sur son derrière, penchait la tête et regardait les chiens, qui faisaient cercle autour de lui, en renâclant d’une manière formidable. Cette espèce de râle guttural et nasal est tout ce que l’on peut entendre de plus effrayant en fait de cris de bêtes féroces. Aussi fait-il reculer les chiens les plus hardis.

Le profil de l’ours acculé surpasse en laideur les faces les plus monstrueuses. Cela tient du cochon et du brochet ; le nez est long, busqué, cambré en dedans, avec une narine rebroussée formant au bout du museau une espèce de bourlet tuberculeux ; la mâchoire inférieure ressemble à une mâchoire de poisson ; un petit œil rond, un œil de rat ou de taupe, bleuâtre dans la lumière, fauve dans l’ombre, complète cette gracieuse physionomie. Cette tête mince, osseuse, effilée, sortant de cet énorme paquet de poil, produit l’effet le plus étrange : on dirait une levrette passant à travers un bonnet de garde national effondré, ou un merlan enveloppé avec de la laine. Le combat de l’ours et des chiens n’eut d’autres résultats que quelques soufflets solidement appliqués pour ceux-ci et quelques flocons de poil arraché pour celui-là.

Le fameux taureau d’Espagne, que nous soupçonnons violemment n’avoir pas besoin de lettre de grande naturalisation, remplaça l’ours dans l’arène. Fidèle à l’ancienne gravure de l’affiche, il fit voler beaucoup de chiens et de sable en l’air ; mais, comme ses cornes avaient été mornées et emmaillotées préalablement, nous fûmes privés des arabesques de boyaux et des pluies de sang.

Les chiens pirouettant à dix pieds du sol, faisaient les mines les plus comiques. Auriol ne cabriole pas avec plus de grâce ; les gardiens, comme-nous l’avons dit, les rattrapent au vol avec beaucoup de prestesse, ce qui n’empêche pas toutefois qu’il n’en tombe quelques-uns assez durement par terre ou sur les grillages des loges.

Au taureau succéda un âne. Vous croyez peut-être qu’il fut déchiré et mis en pièces : point du tout. Il prit un petit galop de chasse et se mit à manéger autour de l’enceinte, serrant le mur d’assez près pour être à couvert de ce côté ; puis avec des ruades et des piétinements, des voltes subites, des pétarades et des soubresauts inattendus, il dérouta et rossa parfaitement les quatre mâtins que l’on avait mis à sa poursuite, et cela, sans que ses longues oreilles proverbiales eussent reçu la moindre atteinte ; pourtant, ce n’était pas la prise qui manquait : c’est un des animaux qui se sont le plus courageusement battus. L’acharnement avec lequel il broyait les chiens sous ses sabots nous conduit au paradoxe suivant : « L’âne est le plus féroce de tous les animaux ! »

La représentation se termina là. Aussi bien il ne faisait plus jour, et la pluie commençait à tomber en larges gouttes.

 
FIN DE ZIGZAGS.