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Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/Voyage hors barrières/Montfaucon

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ZigzagsV. Magen (p. 307-322).


VOYAGE HORS BARRIÈRES.




MONTFAUCON.


Avant de commencer, nous prierons nos lectrices de se munir d’un flacon de sels d’Angleterre, d’imbiber leur mouchoir de vinaigre des quatre-voleurs, et de poser sur un guéridon, à côté d’elles, une soucoupe pleine de chlorure désinfectant de Labarraque ; en outre, quand elles auront achevé notre article, si la délicatesse de leurs nerfs et de leur odorat leur permet d’aller jusqu’au bout, nous leur conseillons de lire quelques pages musquées de Dorat, et quelques lettres de Dumoustier, sur la mythologie, cela les remettra tout à fait. D’ailleurs, les paroles ne puent pas, c’est le proverbe qui le dit.

Quoique nous ayons à décrire des objets plus rebelles au beau style que les carottes et les épingles, qui coûtaient cependant quatre vers à la muse grande dame de M. Delille, nous serons sincère dans nos peintures, et nous poursuivrons la vérité jusqu’à l’ignoble ; nous n’emploierons la périphrase qu’à la dernière extrémité. Il ne faut voir en ceci qu’un tableau de genre à la manière de Vélasquez ou de Van-Ostade, représentant une triperie et une poissonnerie ; une débauche de couleur espagnole et flamande ; quelque chose dans le goût de l’Opitalle des chiens galeus, par Decamps, et non autre chose ; nous avons assez hautement célébré la divinité du marbre et la blancheur sereine des belles statues grecques, pour qu’on nous pardonne cette excursion ultra-pittoresque et romantique.

Ceci posé, commençons courageusement et sans faire la petite bouche.

Après avoir fait quelques pas sur la route de Pantin, un chemin se présente à la droite des promeneurs. C’est celui-là qu’il faut suivre ; c’est la spirale infecte qui, à travers mille horribles détours, vous conduira au dernier cercle de cet enfer nauséabond.

Des ornières où les roues des charrettes plongent jusqu’au moyeu, sillonnent cette chaussée défoncée par les pluies, et qui est plus impraticable qu’un chemin de Bretagne ou d’Afrique.

À mesure qu’on avance, la physionomie du paysage devient étrange et sauvage ; la végétation disparaît complétement, il n’y a pas un seul arbre, un seul arbuste dans tout ce rayon, pas un bouton d’or, pas une herbe, pas un brin de folle-avoine ; la terre, brûlée par des sels corrosifs, dévore les germes que le vent y sème et ne peut rien produire ; les oiseaux évitent de passer au-dessus de cet Averne, bien plus méphitique que celui dont parle Virgile.

Pour ôter toute fuite au regard et le concentrer dans ce lieu d’horreur, l’horizon est fermé par des collines chauves, pelées, accroupies au bord du ciel en toutes sortes d’attitudes gauches et difformes ; leurs épaules bossues, leurs mamelons ridés sont couverts d’une lèpre de mousse glauque d’une aridité désolante ; la glaise verdâtre comme une chair qui commence à pourrir, l’ocre aux teintes rousses pareilles à du sang extravasé, la craie et le tuf, avec leur blancheur d’ossements, zèbrent affreusement leurs flancs décharnés : on dirait des cadavres de collines dépouillées de leur peau de terre végétale ; et jetées là par la main de quelque écorcheur gigantesque ; digne encadrement aux scènes que nous avons à décrire.

Un ciel hâve, plombé comme le teint d’un fiévreux de la Maremme, allourdi par les miasmes délétères qui montent de toutes parts, et si bas, qu’il semble prêt à trébucher sur votre tête, recouvre cette misère et cette désolation de sa coupole enfumée. Des nuages épais fouettés par une bise aigre et stridente rampent péniblement sur la ligne de l’horizon, et montrent au-dessus des collines leurs muffles bouffis, comme des phoques monstrueux qui sortent de la mer ; les fours à chaux barbouillent de leur traînée de fumée blanche les tons vineux des lointains, et les tuyaux noirs des usines crachent en l’air la vapeur des chaudières avec un râle asthmatique et des hoquets de cachalot trop répu.

Mais tout ceci n’est que roses ; encore quelques pas, et vous en verrez bien d’autres. Cette barraque tigrée de boue et de sang, avec ses tas d’os mal dépouillés, ses chaudières noires et grasses où l’on cuisine d’abominables mixtures, vous paraîtra un riant ermitage, une blanche villa, une retraite souhaitable ; du misérable, vous allez passer au fétide, du fétide à l’horrible ; vous n’avez encore les pieds que dans la boue, tout à l’heure vous les aurez dans le fumier, puis dans le sang et la sanie.

Ceux à qui l’odeur d’une tubéreuse donne la migraine, et dont le cœur vient facilement aux lèvres, feront bien de ne pas dépasser ce bouge où l’on fabrique de la colle de poisson avec des pieds de bœuf. — Poursuivons.

Nous ne serons pas plus pudique que l’enseigne de cette grande maison délabrée qui s’élève à la gauche du sentier que nous suivons : nous sommes dans une fabrique de poudrette ; des femmes, des enfants, petits garçons et petites filles, vannent, bluttent, tamisent la précieuse poudre, qui a la couleur mais non le parfum du tabac d’Espagne ; ils n’ont pas l’air de soupçonner qu’ils manient quelque chose de fort dégoûtant, car ils quittent leur ouvrage, prennent un morceau de pain, mordent dedans, se remettent à travailler, puis recommencent à manger sans la moindre ablution préalable ; dans les repos, tout le monde s’épluche à l’espagnole avec la plus touchante réciprocité ; nous avons remarqué que la plupart des enfants étaient de ce blond albinos qui nous avait déjà frappé chez les petits polissons belges qui font la roue devant les diligences.

Tout est passé avec un soin minutieux, car il paraît que l’on trouve là dedans de l’argent, de l’or, des montres et autres objets précieux ; margaritas in stercore.

Trois ou quatre étangs d’un liquide inqualifiable et couverts de pellicules jaunâtres comme le plomb en fusion, reluisent au soleil et souillent le ciel qu’ils réfléchissent confusément.

Ces étangs baignent de leurs ondes épaisses, que le vent peut à peine rider, une chaussée de pierres et de madriers, du haut de laquelle les voitures épanchent leur immonde chargement ; la putridité de l’air est telle à cet endroit, que l’argent noircit dans les poches, et que la couleur se plombe sur les volets.

Ainsi, l’enseigne de l’auberge du Superbe Cheval blanc, qui devrait représenter au moins un cheval blanc, sinon un cheval superbe, ne représente qu’un quadrupède lilas-clair sans prototype dans la création. Cette enseigne est cruellement épigrammatique pour les pauvres animaux qui se traînent à la mort sur trois jambes avec des sabots désemparés, le dos pelé à vif, la croupe pommelée d’écorchure, l’œil déjà bleuâtre et vitreux, et qui passent par longues files devant l’insultante auberge qu’ils ne reverront plus.

Au bout de cette chaussée, qui laisse échapper par des écluses et des batardeaux à moitié levés, des cascatelles de fange liquide marbrée de longues veines de sang, vous apercevez un pâté de maisons borgnes, chassieuses, rechignées, avec des physionomies scrofuleuses et patibulaires : c’est Montfaucon, l’ancien gibet où tant de squelettes se sont balancés au vent, plus piqués que dez à coudre, comme dit Villon ; une tuerie qui a pour fondations un gibet, on ne peut rien exiger de plus en fait d’horreur et de sinistre !

Une cour enclose de murs peu élevés sert d’antichambre à la tuerie. Quand nous nous y présentâmes, trois ou quatre dogues, gras comme des chiens de dévote, le col luisant, les flancs rebondis, donnaient, à côté de la porte, dans une torpeur digestive pleine de béatitude ; seulement, de temps à autre, ils ouvraient à demi leurs yeux rouges, et remuaient la peau noire de leurs babines plissées, avec un tic nerveux assez inquiétant ; mais un des équarrisseurs, nous voyant hésiter sur le seuil, nous dit que ces intéressantes bêtes ne mangeaient pas d’homme, préférant le cheval (qui est meilleur, à ce qu’il paraît), et que nous pouvions entrer sans crainte. Nous entrâmes donc, fort contents d’être regardé comme une viande médiocre par ces redoutables molosses. Des carcasses saigneuses où pendaient encore des lambeaux de viande, étaient empilées par centaines dans les coins de ce cloaque fourmillant de putréfaction. Les murs disparaissaient sous de larges glacis de sang coagulé ; la pluie, la boue, le fiel, la sanie, les avaient diaprés de tant de couleurs, qu’il eût été impossible d’en reconnaître l’enduit primitif ; pour un coloriste, ce sont les murs les plus croustillants du monde, un plâtre éraillé, égratigné, qui s’exfolie, qui se crevasse, qui se lézarde, où la moisissure cotonne en peluche bleuâtre, où la froideur du blanc est réchauffée de tons si blonds, si roux, si allumés ; quelle trouvaille, quel bonheur ! Quant à nous, qui comprenons cependant toutes les furies de l’art, nous avouons que nous avons regretté le jaune-serin et le café au lait, ordinaire objet de nos diatribes les plus amères.

Un ouvrier ou peut-être une ouvrière, car beaucoup de femmes travaillent à la voirie habillées en hommes, écorchait un cheval ; la peau était déjà presque à moitié détachée, et la chair luisait au soleil sous sa moiteur sanglante. On ne peut rien imaginer de plus splendide en fait de couleur : c’étaient des tons nacrés, roses, laqueux, violets, bleu de ciel, vert-pomme, argentés comme le plus beau et le plus riche coquillage exotique. Un coq lustré, vernissé, de la plus triomphante mine, se tenait de bout sur la carcasse qu’il picotait du bec avec un air de grand appétit ; d’autres charognes gonflées, hydropiques, et ressemblant fort aux chevaux des jeux de bague, jonchaient le reste du pavé.

Le facétieux équarrisseur nous demanda si nous voulions qu’on nous tuât un ou deux chevaux pour nous divertir ; cela nous fit penser à Thomas Diafoirus, qui invite sa future Angélique au régal d’une dissection. Mais, moins dégoûtés qu’Angélique, après quelque hésitation, nous acceptâmes.

Les chevaux condamnés attendent leur sort dans une écurie sans râtelier. Le râtelier est inutile : à quoi bon faire manger aujourd’hui ceux qui doivent mourir demain ? On en prit un maigre, efflanqué, décrépit, on le plaça sur une dalle, les yeux bandés par une courroie, et l’équarrisseur le frappa sur le front d’un marteau de fer assez petit, mais adapté à un long manche aussi de fer ; l’animal tomba sur le côté, d’une seule pièce, sans tressaillement, sans convulsions, sans la moindre agitation nerveuse qui trahit la souffrance : on ne l’avait pas tué, on lui avait escamoté la vie, et cela si prestement, si adroitement, qu’il ne s’en était pas aperçu ; ensuite on lui plongea un couteau dans la gorge, et le sang coula écarlate d’abord, puis violet, puis noir.

Cette galanterie terminée, l’équarisseur, homme de manières exquises, et qui ne serait déplacé dans aucun raout fashionable, nous pria gracieusement de passer dans le salon des chats : nous grimpâmes par un escalier calleux et bossué dans le salon de messieurs les chats ; il y avait plus de quatre cents peaux bourrées de paille suspendues au plafond, et gambadant au gré de tous les zéphyrs (si les zéphyrs se hasardent à Montfaucon) ; les corps de ces peaux étaient rangés sur des planches comme les saucisses aux devantures des charcutiers ou les paquets de bougies de l’étoile, une couche en travers, une couche en long ; cet aspect nous a rempli de commisération pour les mangeurs de gibelottes de la banlieue.

Le salon des chiens ressemble fort à celui des chats et n’a rien de particulier, sinon qu’on y met aussi les ânons et les petits chevaux qui ne sont pas venus à terme.

Il nous restait à voir l’endroit le plus pittoresque, selon l’expression de notre ami l’équarisseur, c’est-à-dire la mare de sang caillé où les pêcheurs et les marchands d’asticots (pardon, Mesdames…) vont s’approvisionner. Cette fourmillante denrée se vend au litre comme les petits pois ; on dirait du blé vivant ; l’infection de ce cloaque spécial est sensible à travers les miasmes méphitiques de la poudrette et de la tuerie ; ce qui n’est pas peu dire.

L’équarisseur, qui nous avait montré toutes ces charogneuses merveilles, pour nous initier complétement à la vie de Montfaucon, nous offrit quelques grillades de cheval qu’il avait fait préparer pour son déjeuner ; et comme je l’en remerciais au nom de la compagnie, en lui disant que j’en avais mangé suffisamment chez les restaurateurs de Paris, il me répondit avec un sourire ironique : — Monsieur, vous vous êtes flatté d’avoir mangé du cheval, parce qu’on vous servait de mauvais bœuf, ce qui n’est pas la même chose ; la chair du cheval est fine, savoureuse, tendre et d’excellent goût, bien supérieure à la viande de boucherie ; toutes les fois que vous mangez un beefsteak meilleur qu’à l’ordinaire, croyez que c’est du cheval, et vous serez dans le vrai. — Ce paradoxal équarrisseur nous a jeté en de bien grandes perplexités, et nos opinions à l’endroit de la viande tendre et de la viande coriace sont singulièrement dérangées.

Les chiens, du reste, sont de l’avis de l’ingénieux équarrisseur et préfèrent le cheval à toute autre pâture ; ils viennent de fort loin chercher leur pitance ; les maîtres leur fourrent deux sous dans la gueule et leur donnent un coup de pied au derrière ; les chiens, sentant l’importance de ce qu’ils portent, tiennent tout le long du chemin les mâchoires strictement fermées et n’aboieraient pas pour un empire, de peur de perdre la bienheureuse pièce qu’ils ne lâchent que dans la main de l’homme qui coupe les portions. Avant cela, vous les roueriez de coups, que vous ne parviendriez pas à vous faire mordre, quoique ces messieurs soient ordinairement d’humeur peu endurante ; l’on fait un trou dans le morceau de charogne qui leur revient, puis on le leur passe au col en manière de collier. Jusque-là tout va bien ; mais il faut sortir ; et la sortie de Montfaucon est aussi fréquentée que la descente du grand escalier de l’Opéra. Les chiens qui n’ont pas le sol, peu aisés ou qui ont éprouvé des malheurs, ceux qui servent des maîtres avares ou qui appartiennent à des poëtes, font la haie des deux côtés de la porte et attendent que les dogues opulents, les matadors, les gros bonnets de la chiennerie, sortent avec leur cordon rouge de mou de cheval ; mais ceux-ci, qui savent qu’ils sont guettés, s’élancent de la cour au quadruple galop pour ne pas être happés au passage par toutes ces gueules affamées et béantes. Deux ou trois des chiens nécessiteux se détachent de la haie et donnent la chasse au richard, qu’ils rattrapent assez souvent, étant plus légers et plus prompts il cause de leur maigreur ; alors ce sont des batailles à faire pâlir celles des héros d’Homère, des aboiements sur toutes les gammes, des luttes désespérées pour savoir à qui restera le précieux morceau.

L’on a vu un dogue de forte taille faire une lieue ventre à terre, avec deux chiens plus petits suspendus par la mâchoire à sa fraise de viande, et rentrer ainsi chargé dans la cour de son logis, où quelques coups de fouet le débarrassèrent de ses étranges pendants d’oreille. Cette histoire se conte à Montfaucon, et fait beaucoup rire les garçons du combat. Nous souhaitons qu’elle ne vous ennuie pas trop, c’est de l’esprit du crû. Maintenant nous en avons fini avec toutes ces horreurs,

Versons-nous sur la tête, ainsi qu’un flot lustral,
Un flacon tout entier d’huile de Portugal,


et demandons bien pardon à nos lectrices du crime de lèse-odorat que nous venons de commettre ; puissent les Vénus et les Cupidons ne pas nous en vouloir !