Zoloé et ses deux acolythes/Texte entier

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De l’imprimerie de l’auteur (p. v-142).

L’AUTEUR
À DEUX LIBRAIRES.



Bonjour, monsieur. Avez-vous lu mon manuscrit ? excellent ! délicieux ! n’est-ce pas ? — Le manuscrit de qui ? de quoi ? monsieur, je ne vous comprens pas. — Parbleu, le trait est neuf ! Vous me demandez, avant hier, trois jours pour lire ma Zoloé, et vous… — Parbleu, monsieur, j’ai bien le tems de lire vos productions ! Tenez, le voilà ce répertoire de sornettes ; le ciel vous conduise.

Monsieur, votre physionomie m’inspire de la confiance ; je ne doute pas que je ne trouve chez vous de quoi oublier le procédé indécent d’un de vos confrères. — Peut-être, De quoi s’agit-il en deux mots ? je n’ai qu’une minute. — Voici, monsieur, un manuscrit intéressant. Veuillez, je vous prie, en prendre lecture. Quant au prix qu’il mérite, c’est à votre délicatesse que je m’en rapporterai pour le fixer. Seulement, je stipulerai qu’il soit imprimé sur le champ. — Moi que j’achète, que j’imprime un manuscrit ! si je faisais ce commerce, ma boutique ne serait bientôt plus qu’une loge banale de foire. Non, monsieur, non. Je n’achète point de manuscrits ; on me les donne, je prens mon tems pour les lire ; et moyennant mes corrections et améliorations, je consens quelquefois à leur accorder l’honneur de les faire imprimer.

Je vous remercie, monsieur, de votre esprit ; et quant à l’honneur dont vous parlez, je me le procurerai moi-même, et n’en aurai d’obligation à personne.

ARRÊT PROVISOIRE.


Qu’avez-vous, ma chère Zoloé ? votre front sourcilleux n’annonce que la triste mélancolie. La fortune n’a-t-elle pas assez souri à vos vœux ? Que manque-t-il à votre gloire, à votre puissance ? votre immortel époux n’est-il pas le soleil de la patrie ? Au faîte des honneurs, se peut-il que jusqu’à vous s’élèvent de sombres nuages ? — Lauréda, ah ! cruelle ! avec quelle inhumanité tu te joues de mon chagrin ! trêve à ton odieux persiflage, ou je ne te le pardonnerai jamais. — Soit. Signons la paix ; et elle embrasse Zoloé.

Pourrait-on, du moins, savoir, ma belle, à quoi attribuer cet air noir et soucieux que ma présence même n’a pu dissiper ? Le voilà, répond Zoloé en montrant un mince volume ; voilà le serpent qui m’a piqué au vif. Maudit soit le vil délateur qui a osé révéler aux yeux d’un vulgaire profane les secrets mystères de notre confédération !

Lauréda, d’un leste coup-de-main, se saisit de la brochure. Est-il possible, Zoloé ? quoi ! c’est cette production éphémère d’un auteur affamé qui a dérangé la paisible circulation de ton sang ! en vérité, tu me ferais pitié, si je n’avais envie de rire. Eh ! bravons les sots caquets des prudes, les sarcasmes des dévots, les satyres des jaloux et les petites trahisons des papillons musqués ; voltigeons de plaisirs en plaisirs, sans nous arrêter jamais.

Ô ciel ! en regardant sa montre, il est deux heures ; et la marquise n’arrive pas ! Adieu donc, de la gaîté, ma reine. En ouvrant la porte, Volsange s’y présente ; Lauréda rentre avec elle. La cause du chagrin de Zoloé est remise en question et traitée de chimère.

Bref, on arrête de parcourir le Livret, d’en rire, et de laisser l’Auteur s’en tirer, comme il pourra, avec le public.


ZOLOÉ
ET
SES DEUX ACOLYTHES.

Portraits.


Zoloé sur les limites de la quarantaine n’en a pas moins la prétention de plaire comme à vingt cinq ans. Son crédit attire sur ses pas la foule des courtisans, et supplée, en quelque sorte, aux graces de la jeunesse. À un esprit très-fin, un caractère souple ou fier selon les circonstances, un ton très-insinuant, une dissimulation hypocrite, consommée ; à tout ce qui peut séduire et captiver, elle joint une ardeur pour les plaisirs cent fois plus vive que Lauréda, une avidité d’usurier pour l’argent qu’elle dissipe avec la promptitude d’un joueur, un luxe effréné qui engloutirait le revenu de dix provinces.

Zoloé n’a jamais été belle ; mais à quinze ans, sa coqueterie déjà rafinée, cette fleur de jeunesse qui souvent sert de passeport à l’amour, de grandes richesses avaient attaché à son char un essaim d’adorateurs.


Loin de se disperser par son mariage avec le comte de Barmont, avantageusement connu à la cour, ils jurèrent tous de n’être pas malheureux ; et Zoloé, la sensible Zoloé ne put consentir à leur faire violer leur serment. De cette union sont nés un fils et une fille, aujourd’hui attachés à la fortune de leur illustre beau-père.

Zoloé a l’Amérique pour origine. Ses possessions dans les colonies sont immenses. Mais les troubles qui ont désolé ces mines fécondes pour les Européens, l’ont sévrée du produit de ses riches domaines, qui eût été si nécessaire ici pour alimenter sa prodigue magnificence.


Lauréda justifie l’opinion que l’on a conçu de la nation espagnole : elle est tout feu et tout amour. Fille d’un comte de nouvelle date, mais extrêmement riche, sa fortune lui permet de satisfaire tous ses goûts et son penchant décidé pour la singuliarité. Trois demeures dans différens quartiers les plus agréables de la capitale sont tour à tour les sanctuaires où elle va sacrifier sur l’autel du plaisir. Également éprise et des lubricités d’Ovide, et des fureurs de Sapho, elle a épuisé toutes les combinaisons de la volupté.

Lauréda n’a conservé de sa première beauté qu’une taille avantageuse, de belles dents, un bras charmant : mais les ans, et plus encore la fatigue des jouissances outrées, ont fait, sur son teint et ses traits, des ravages cruels que l’art de la toilette, le savant mélange du blanc et du rouge ne peut réparer. Ce n’est guères que dans la liqueur des petits soupers que ses yeux lancent encore de ces éclairs qui embrâsent le cœur d’un amant.

À son lever, Lauréda annonce trente ans ; dans l’éclat de sa parure, elle paraît en avoir dix de moins. Mais ce que le tems ne saurait lui ravir, c’est un excellent cœur, un zèle officieux qui se prête volontiers à obliger par son crédit et sa bourse même ; c’est infiniment d’amabilité envers tout le monde.

On se persuaderait, en la voyant sans cesse entourée du cortège des plaisirs, qu’elle est heureuse ; hélas ! elle porte dans son sein un ver rongeur, le regret mortel d’avoir admis, pour époux, un homme confondu autrefois dans l’obscurité de la valetaille. Elle a beau ombrager, chaque jour, le front de cet insolent parvenu de ce panache qui ne blesse que l’amour-propre : une rupture amiable, un divorce même consenti pour la paix commune n’a pu faire oublier à la méchanceté qu’elle a porté l’ignoble nom de Fessinot.


Volsange avait épousé non le marquis d’Obzembak, capitaine des Suisses, noble et vaillant comme Tancrède, mais sa fortune. Les liaisons du sang avec Zoloé ont renforcé les nœuds de la sympathie entre ces deux femmes.

Vive, quoique déjà près d’atteindre son sixième lustre, enjouée et folâtre ; comme sa cousine ? elle n’a d’autre dieu que sa personne, d’autre bonheur que celui de jouir, d’autre tourment que la soif de l’or pour assouvir ses fantaisies et ses sens dévorés de convoitise.

Des hommes assez lâches pour abandonner la patrie malade à des empyriques, à des insensés qui l’ont tuée sous pretexte de la sauver, lui ont reproché d’avoir déserté leur parti. Elle se venge noblement de cette injuste prévention en servant avec courage, avec chaleur, les victimes de l’anarchie, les peureux, et ceux même qui ont à rougir de leur exaspération.

La beauté n’est rien ; ce n’est que le soufle de la nature ; quelques années l’ont bientôt flétrie ; cependant combien elle a de charmes pour nous séduire !

On ne peut l’entendre, sans être enchanté : tel est l’effet magique que produit la présence de Volsange. Elle porte sur un corps superbe, élevé, une tête noble et pleine de graces. Sur son aimable visage et sur toute sa personne, sont réunis les attraits les plus piquans : bouche divine, front couronné d’une riche chevelure ; des yeux d’où jaillissent mille traits de flamme, un sein que ne peut contenir un voile jaloux, un pied dessiné par l’amour… que d’autres achèvent le tableau, je brise mes crayons, ils sont impuissans pour le rendre. Le jeu de sa physionomie annonce infiniment de finesse, de pénétration et de résolution. Son regard, comme celui de l’aigle, fixe avec rapidité. Avec autant de moyens, quand on se jète dans la carrière de l’intrigue, on marque dans la société, on se fraie un chemin aux emplois, au crédit qui les obtient ; on se fait nombre de partisans et d’envieux.

Les exploits de Volsange dans les galantes escarmouches mettent son nom au dessus de ce qu’il y a eu de plus fameux dans le genre : elle mérite, et par le nombre, et par la variété, et par la quantité des heureux qu’elle a faits, de figurer avec honneur dans la fédération de Zoloé et Lauréda.

Mais quel est le trait d’union assez fort pour entretenir une si parfaite harmonie entre ces trois têtes si différemment organisées, entre ces prêtresses de l’amour souvent rivales ? le plaisir. Eh ! n’est-ce pas lui, n’est-ce pas l’intérêt personnel que l’on honore, dans les trois quarts des hommes, du beau nom d’amitié ? D’ailleurs, de quoi n’est pas capable l’incomparable d’Orbazan ? c’est lui le feu régénérateur du trio féminin. Il en est comme le moteur suprême ; il appaise, irrite, contriste, égaie, refroidit, échauffe, à son gré, ces ames versatiles à toutes les passions qu’on leur suggère. Ainsi se trouve résolu par la dextérité de cet adroit Mentor, le problême de trois femmes parfaitement et longtems unies de la plus étroite amitié.

Que l’on nous pardonne ces détails : ils vont nous conduire à démêler ce que présenteraient d’obscur les faits qui vont suivre. Nous imitons les peintres ; nous esquissons les traits principaux des personnages, avant de les représenter en action.

Mariage diplomatique.
— Épisodes.


Le Vicomte de SABAR, (Baras.)[ws 1]


Baron d’Orsec, soyez le bien venu. Je vous attendais avec impatience, je m’occupais de votre bonheur.

Le Baron D’ORSEC, (de Corse.)

Sérieusement !

Le Vicomte de SABAR.

Très-sérieusement en vérité. Vous n’êtes pas riche ; rien de moins stable que les emplois et la faveur, dans un pays comme celui-ci. Un beau jour, avec toute votre gloire et vos services, vous pourriez bien ne conserver que la cape et l’épée. Foi de gentilhomme, il me paraîtrait dur d’en revenir à la simple paie d’officier…

Le Baron D’ORSEC.

Aussi votre prudence, dit-on, a pourvu à l’avenir…

Le Vicomte de SABAR.

Vous croyez !… Je disais donc que, pour vous mettre à l’abri des caprices du sort, il vous faudrait faire un bon mariage.

Le Baron D’ORSEC.

Ma santé, mes goûts, Vicomte, ne s’accordent guère avec vos vues. Je ne vous en remercie pas moins de votre zèle. Vous le savez, mon ami, j’ai vaincu sans femme ; je puis vivre de même.

Le Vicomte de SABAR.

Quelle simplicité ! je vous donne une femme mûre qui ne demande que votre nom, deux cent mille livres de bonnes rentes avec sa main, beaucoup d’amis…

Le Baron D’ORSEC.

Son nom ?

Le Vicomte de SABAR.

La comtesse de Barmont, Zoloé, toujours aimable, charmante, spirituelle, magnifique, du meilleur ton, d’une famille ancienne, d’une fraîcheur, ma foi, très-appétissante…

Le baron D’ORSEC.

Et d’une coquetterie…

Le Vicomte de SABAR.

Eh ! morbleu, qu’est-ce que cet enfantillage ? mon ami ? Veuve, elle a pu user de sa liberté ; mariée, elle se renfermera dans les bornes de la décence. N’est ce pas tout ce que tu demandes ?

le Baron
Le Baron D’ORSEC.

Mais pourquoi tant de générosité, mon ami ? pourquoi ne pas garder ce cadeau pour vous même ?

Le Vicomte de SABAR.

Et ma femme !… réponse donc avant de me quitter.

Le Baron D’ORSEC.

Mais encore, qui vous a chargé de cette mission ?

Le Vicomte de SABAR.

Prononcez le oui ? et Zoloé ne dira pas non.

Le Baron D’ORSEC.

J’entens…


Ah ! ah ! s’écrie en entrant le pétulant Mirval ? je vous trouve enfin, Vicomte. Comment diable, vous vous faites céler à vos meilleurs amis ! et sans attendre de réponse, savez-vous la chronique du jour ? oh ! non, je le parie. Vous autres diplomates, ne vous informez guère de ce qui fait rire les humains. Eh ! bien, ne voilà-t-il pas le galant sénateur D***, l’homme le mieux timpanisé de France ? Tout en achetant un chapeau, le paillard lorgna si bien la blanche main, la peau satinée, le sein rebelle, l’œil fripon de la marchande, qu’il sentit son cœur percé au vif de l’aiguillon d’amour. Visites multipliées sous différens prétextes, à des heures propices, propos gais, tentatives amenées avec art pour sonder la place, de petits cadeaux, la cuisinière gagnée, tels sont les préliminaires d’usage.

La capitulation fut longue, mais enfin acceptée. L’époux de la belle partait, chaque matin, vers les quatre heures, pour sa fabrique, et ne revenait qu’à neuf, pour déjeuner. C’est plus de tems qu’il n’en faut pour le plus vigoureux athlète. Ainsi la partie fut réglée, conclue, pour la matinée du deuxième jour suivant. Toinon, la complaisante cuisinière, devait apposer une échelle, car le prudent mari emportait en poche la clef de la chambre ; on leverait une croisée à coulisse ; et l’heureux D*** se trouvait au comble de ses vœux.

Mais point du tout. Le diable, ou la jalousie plutôt lui préparait bien une autre scène. Le garçon de boutique, grand, leste et bien fait ; bras nerveux, large dos, figure vermeille, avait précédé le nouvel amant comme substitut aux fonctions matrimoniales. Ses yeux attentifs aux actions de sa maîtresse avaient démêlé l’énigme de son refroidissement subit.

D’un autre côté, Toinon qui, plus d’une fois, avait eu part à la surabondance de verve du jeune homme, lui confie dans un moment d’extase, le dénouement qui allait, sous deux jours, mettre l’amoureux D***, dans les bras de son amante.

Tous les noirs venins de la jalousie se rassemblent dans sa tête, il jure de se venger de la perfide ; et sur le champ, il en prépare le moyen. Il dénonce au chapelier, le complot formé contre l’honneur conjugal ; il soufle la rage dans son cœur. Le mari furieux ne méditait rien de moins que d’immoler à la fois l’adultère et son complice ; mais réfléchissant qu’une semblable punition ne le vengeait qu’un instant et l’exposait, il s’arrête à ce projet :

Tandis que D*** allait souiller de sa présence, le sanctuaire des lois, le chapelier court chez son épouse, lui révèle le larcin que l’infidèle se proposait de lui faire. Il lui proteste, il lui jure que rien n’est plus vrai. Il l’amène à venir elle même être témoin du crime, et à l’aider dans sa vengeance. Madame D***, jusqu’alors pleine de confiance dans la sagesse de son mari, n’avait jamais conçu la moindre inquiétude sur ses excursions nocturnes. Des affaires, lui disait-il, l’obligeaient à passer la nuit au sénat ; il avait allégué le même prétexte pour se ménager l’occasion de voir sa nouvelle conquête ; on feignit de le croire. Déjà il triomphait ; mais qu’il fut cruellement déçu dans son attente !

La chambre donnait sur l’encoignure d’un passage public peu fréquenté. L’obscurité d’ailleurs protégeait de son ombre ce mystère amoureux. L’échelle est dressée. L’amant s’élance, la fenêtre se lève. Déjà la moitié de son corps était dans l’appartement de sa divinité, lorsqu’on même tems qu’une lumière brille, plusieurs voix s’écrient, à tue tête, au dessous du galant : Au voleur, au voleur ! Son amante, éperdue à ces cris funestes, lâche la croisée qui tombe avec force sur l’échine du malheureux D***. Le garçon, son rival, secoue l’échelle, la renverse, laisse le grave sénateur pris dans ce trébuchet, la garde arrive. Les éclats de ris immodérés se font entendre, à la vue d’un homme suspendu en l’air. Enfin le triste D*** est descendu et conduit, confus et à moitié éreinté, entre deux fusiliers, chez le commissaire de police où il est relâché par respect pour son caractère.

La chronique ajoute, mais sans en affirmer la vérité, que, pour venger complètement le chapelier, madame D*** lui prodigua les mêmes faveurs que son mari brûlait d’obtenir de la belle chapelière.

Ce n’est pas tout : j’accourais plein de cette anecdote, pour la raconter à madame la marquise de Mirbonne, lorsque dans le petit Carousel, je rencontre deux forts qui portaient sur un brancard, une espèce d’homme couché et enveloppé de la tête aux pieds, dans un manteau bleu. Je m’imagine d’abord que quelqu’affaire d’honneur avait envoyé le personnage dans l’autre monde, et qu’on allait le remettre à sa famille pour en disposer. Je demande à l’un des porteurs, avec un air d’intérêt, de quoi il s’agissait. Suivez-nous, me répond-il, vous en jugerez. Le brancard s’arrête à la maison du sénateur C***, car c’était lui-même qu’on promenait dans cet équipage. Sa figure couperosée, des yeux qu’il roulait pleins de vin, des paroles sans suite, des gestes d’insensé, des restes impurs qui sortaient de sa bouche et dont ses habits étaient tout dégoûtans, me firent bientôt connaître la cause de l’état indécent où je trouvais l’un des représentans de la France.

Comme au vrai ce spectacle paraissait m’affecter, l’un des porteurs en sortant me dit : vous êtes bien bon, citoyen, de plaindre le citoyen C***. Cinq fois par décade, notre ministère lui est nécessaire. Que diable voulez-vous qu’il fasse ? C’est aujourd’hui un entrepreneur, demain un fournisseur, une autre fois un chef de bureau ou tel autre avec lequel il a quelqu’intérêt à démêler, qui l’entraîne chez un traiteur. Ce n’est que là, en vérité, qu’on peut parler affaire. Il n’y a que la première bouteille qui coûte à avaler. Trente et quarante la suivent, et il n’en faut pas moins du tiers pour mettre l’officieux C*** en belle humeur.

Le porteur allait continuer sur ce ton ; mais pressé d’arriver au lever de la marquise, je me hâtai de le quitter et de traverser les Tuileries. Ici, dans une allée étroite, j’apperçus de loin, un homme qui se démenait comme un fou ; il se frappait le sein des poings, et la tête contre les arbres. En approchant, j’entendais des sons confus qui semblaient le mugissement d’un taureau en fureur. Bientôt je fus assez près pour distinguer ces paroles. Malheureuse passion du jeu, s’écriait-il ! j’ai tout perdu ; plus de ressource, ma réputation est à jamais flétrie. J’ai épuisé la caisse qui m’était confiée ; je n’ai pas rougi d’emprunter et de nier le prêt qu’on m’a fait. Comment ai-je l’audace de siéger encore parmi les législateurs ?… Oui, je renonce au jeu, je veux réparer… Puis s’arrêtant tout-à-coup : mais qui sait si la fortune me sera toujours contraire ? laisserai-je mes antagonistes se pavaner de mes dépouilles ? non, non, il me faut ma revanche. Il me reste un autre dépôt. Si je gagne, eh ! bien, tout sera dans l’ordre. Si je perds, que me restera-t-il à faire qu’à mourir ? J’enfilai une autre allée, après avoir entendu ces mots ; mais à la stature et au son de voix, il ne me fut pas possible de ne pas reconnaître le représentant S***.

Ô mon ami, ajouta le vicomte, après que l’infatigable conteur eût fini, que je vous ai gré de votre zèle ! puis lui frappant sur l’épaule et lançant au Baron un regard pénétrant : Puissent-ils tous combler la mesure et accélérer le jour de leur nullité !…

Le chevalier Mirval, impatient d’aller, le même jour, colporter dans vingt cercles, ces scandaleuses nouvelles, disparut comme l’éclair et laissa les deux amis libres de renouer leur entretien précédent.

Il fut arrêté que d’Orsec irait se présenter incessamment chez la comtesse, et qu’il ratifierait la négociation dont le baron avait été le ministre plénipotentiaire.




Petite maison. — Surprise.


Zoloé, rayonnante de la joie d’épouser un héros, avait convoqué ses deux amies pour leur confier son bonheur prochain. Un ample dîner avait suivi la confidence ; on y avait pompé largement le nectar de Madère. Son feu électrique ayant passé dans les veines de la bouillonnante Volsange ; et tous les ressorts de son être étaient quadruplés de leur élasticité naturelle. Rompant tout à coup la grave dissertation entamée par un parasyte sur le joug matrimonial ; au cabinet, dit-elle à Zoloé ; et se levant avec impétuosité, j’ai à vous parler, madame la fianchée, et à Lauréda. Toutes trois entrelassent autour de leurs corps, leurs jolis bras, et après une modeste révérence aux assistans, elles s’enferment dans le secret parloir. Tiens, ma belle, en embrassant Zoloé avec feu, je t’avoue que je me sens dévoré d’un besoin toujours renaissant et jamais satisfait… Tu m’entens, coquine ; il faut ce soir, oui, que cette soirée soit marquée par quelqu’avanture qu’on ne lit point dans les romans. Tous ces adorateurs à la violette, ces prétendus Hercules à dos voûtés, à chevelure écourtée, à pantalons flotans, à figure hérissée de poils, avec leur voix flûtée et leur gazouillement perpétuel d’amour, tendresse, constance, m’excèdent de leurs ridicules, et plus encore de leur impuissance. Oh ! c’est assez, c’est trop d’avoir eu si longtems des preuves de leur caducité précoce. Je veux donc, et vous ferez de même, oui, je veux de la réalité ; au diable, ces frélons qui promettent ce qu’ils ne peuvent donner. Que de robustes athlètes remplacent ces Adonis pusillanimes, que semblables à ces gladiateurs romains, infatigables à porter et à recevoir des coups, ils nous disputent chèrement la victoire ; combattons corps à corps, et que celui qui l’aura emporté en courage soit déclaré Roi de luteurs de Cythère ; qu’il porte pour diadème une couronne de mirthe, de pampre et de roses. Ainsi dit l’embrâsée Volsange, et fut applaudie à outrance par ses voluptueuses compagnes.

Cependant est proposé et adopté un amandement par la prudente Lauréda. Chacune choisit et jète dans un galant chapeau faisant l’office d’urne, le nom d’un maître connu dans ce genre d’escrime. L’officieuse main de la soubrette Susanne tire les billets. Parmesan[1] sort pour Lauréda, Pacôme[2] pour Volsange, et Fessinot[3] pour Zoloé.

Fessinot ! quoi Fessinot, s’écrie Zoloé avec un dépit furieux ! c’est une trahison, un tour affreux : quoi cet éffilé pédant, cet odieux Calpigi serait mon lot !… pourquoi non, répond en éclatant de rire l’heureuse Volsange ? cousine[4], le sort te sert mieux que tu ne penses. C’est un petit préliminaire du cher mariage. Crois moi, il est ton d’avoir un avant-goût de l’avenir qui t’attend. Eh ! bien soit, reprend Zoloé en s’efforçant de donner le change à son chagrin. Que Fessinot soit appelé, puisqu’on le veut ; nous en ferons ce qu’il plaira à mon caprice, le sort ne me prescrit pas autre chose.

Dans le voisinage des Champs Élysées, est une petite maison, vrai chef-d’œuvre d’architecture érotique. Figurez-vous d’abord un vaste et superbe bosquet où sont rassemblés les plus rares arbustes de toutes les parties du monde. Des allées qu’un heureux mais savant désordre a ménagées, n’ont rien ôté à la nature de ces formes originales qui flatent l’œil, émeuvent le sentiment. Des monticules ont été exhaussées et forment les perspectives les plus pittoresques. Rien surtout n’est admirable comme l’ombrage que procure un massif d’un double rang de superbes hêtres au milieu desquels est situé l’asyle solitaire où vont s’abymer, dans des torrens de volupté, les couples heureux que les tendres amies y rassemblent. On n’y arrive qu’à travers un labyrinthe d’allées, dont il faut avoir l’itinéraire pour saisir la véritable qui conduit aux Délices. C’est ainsi qu’on appèle ce séjour enchanteur. Un ruisseau limpide serpente avec mille sinuosités dans les bosquets, et va former un cordon bordé de lilas, de jasmins d’accacias et de saules pleureurs autour de l’habitation. Un pont-levis, dernière précaution de sûreté, en défend l’accès aux profanes.

Au premier aspect, on s’imaginerait entrer dans une Chartreuse. Rien n’y présente qu’un isolement profond. On y a même élevé une espèce de clocher. Le bâtiment qui le porte, annonce un temple ; on y célèbre, il est vrai, les mystères d’un dieu, mais ce ne sont pas ceux du dieu de la continence ; cet édifice n’est pourtant que comme l’avant scène du palais enchanteur que nous essayons de décrire. L’usage en est abandonné aux agens admis dans la confidence nécessaire pour y introduire et y voir les favorisés personnages que l’on juge dignes d’y offrir l’encens à la divinité du lieu. Plus loin, est une rotonde magnifique portée sur des colonnes de marbre jaspé. Des statues nues occupent les intervalles ; elles représentent tout ce que les imaginations les plus licencieuses ont enfanté de plus propre à provoquer aux amoureuses jouissances. Les maîtres les plus habiles n’ont pas rougi de consacrer leur ciseau à ces chefs-d’œuvre d’obscénité. Les frontons sont décorés de guirlandes travaillées avec un fini précieux. Le dôme est surmonté d’un Satyre qui regarde avec une complaisance infinie les prodigieuses marques de sa virilité. Une jeune nymphe debout sur le ceintre qui domine le portique, attache à la même partie des yeux enflammés. Le pourtour est garni d’une armée d’amours qui lancent des flèches sur tous ceux qui se présentent. Au milieu du ceintre, on lit ces mots gravés en lettres d’or : Temple du plaisir ; au dessous, ceux ci en lettres de feu : jouir ou mourir.

L’intérieur efface tout ce que l’on vante de la luxure des voluptueux monarques de l’Orient. Tout a été calculé pour le ravissement de tous les sens. Eût-ont le sang glacé d’un vieillard septuagénaire, il ne serait pas possible de rester inanimé à la vue des inventions infinies destinées à exciter, ranimer, prolonger l’ivresse du bonheur. Des cassolettes remplis des parfums les plus suaves ; des glaces qui réfléchissent de toutes parts les objets ; des ottomanes d’une mollesse, d’une richesse étonnantes ; des lustres d’or dont la tige soutient tous les attributs naturels de l’amour ; des flambeaux en gaine d’une forme extraordinaire ; mille autres meubles précieux ornent le premier salon. Ce n’était que le prélude de ce que renferme le salon suivant. Toutes les colonnes en sont de la porcelaine la plus parfaite qui soit jamais sortie de la main des hommes. Il est impossible de voir rien d’aussi admirable que les diverses peintures qu’on y a mariées. Elles offrent en miniature tout ce que la fable a raconté des amours des divinités payennes. Le coloris, l’expression, la nudité en sont si gracieux, si vrais, si naturels qu’on peut les regarder comme le plus sublime effort de l’art. Eh ! bien, toutes ces merveilles cessent de l’être à la comparaison des innombrables beautés du même genre qui tapissent les lambris, les plafonds, les dossiers des lits, des fauteuils, des sophas, des écrans, et jusqu’aux vitraux des chapelles consacrées aux secrets mystères.

Vainement croirait-on qu’après les expériences de la fameuse Justine, il n’est pas possible d’inventer de nouvelles attitudes dans les amoureux déduits. Zoloé, Lauréda, et l’insatiable Volsange ont infiniment enrichi ce répertoire de lascivetés ; et jamais galerie de princesses ne fut aussi complètement ornée dans ce genre. Les gravures sont d’une suavité de goût, d’un burin si moëlleux ; les formes ont été si heureusement saisies par les artistes, ils ont si bien pris la nature sur le fait, que chaque morceau rend trait pour trait l’action même. Ajoutez à ceci une odeur d’ambroisie qui embaume ; des lits de repos dont le mol édredon, les fleurs de roses qui les jonchent, eussent fait envie au plus efféminé chanoine ; les glaces qui reproduisent, autour et au-dessus des objets, les mouvemens émanés des sensations les plus vives ; un demi jour adroitement ménagé par la coquetterie ; tous les instrumens que l’art a ajouté nomme moyens de résusciter les facultés abattues ; des liqueurs spiritueuses, vrai stimulant d’ardentes voluptés ; mille autres accessoires fastidieux à décrire, mais précieux pour l’occasion : telle est la surprise ravissante que préparent à leurs conquêtes souvent nouvelles, ces prêtresses infatigables du dieu de Cythère. La propriété de ce charmant pied à terre leur est commune. Elles ont sacrifié à son embellissement, des sommes immenses. Mais à quoi doivent servir les richesses ? si ce n’est à embellir tous les instans de son existence, D’Orbazan, Sabar, Mirval, les premiers ont fait brûler leur amoureux encens sur l’autel de la divinité qu’on y adore.

L’offrande égala la solemnité de la circonstance. Six fois dans l’espace d’un demi jour, le dieu Priape reçut et rendit les plus abondantes libations. Pendant une décade, on célébra, sinon avec autant de fréquence, du moins avec le même zèle, l’inauguration du temple. On ne se quittait qu’en se jurant une flamme éternelle. Vains sermens ! chacun soupirait après un renouvellement d’acteurs, devenu nécessaire et par la lassitude et par la satiété. Beaucoup d’autres personnages avaient succédé dans la même carrière ; même ivresse d’abord, même fin. Le caprice avait désigné de nouveaux ministres pour le même culte. La roue de fortune avait tourné pour Parmesan, Pacôme et Fessinot : voyons s’ils sauront mieux captiver la légèreté de nos célèbres confédérées.


Querelle. — Pacification.


Ladroit Dubuisson avait introduit dans le sanctuaire de Cypris les trois champions désignés pour sacrifier sur ses autels. Une espèce d’enchantement les y avait transportés sans connaître le lieu où ils étaient admis, ni le motif qui les y appelait. Leurs yeux éblouis de l’éclatant appareil qui se déployait dans la somptuosité des meubles qui ornaient la pièce où ils étaient entrés, se promenaient de toutes parts avec une espèce d’ébahissement. Veillent-ils, dorment-ils ? ils ne savent qu’en croire ; ils approchent leurs mains timides des objets divins qui les environnent et s’assurent, en les palpant ; qu’ils ne sont point phantastiques. Enfin Parmesan, le premier, témoigne le ravissement qu’il éprouve. Dans un tems plus heureux, il avait été introduit dans le cabinet secret des divinités qui régnaient alors. Quelque chose de semblable, mais d’infiniment plus recherché, s’offrait à son admiration. Oh ! en vérité, dit-il, foi de Froteur, cela n’a jamais eu son pareil. Le siècle d’or aurait-il enfin remplacé celui de fer ? ou bien ne sont ce pas des fées, des génies qui habitent ce palais ? voyez, messieurs, vit-on jamais rien d’aussi parfait ? ces membres là, en montrant l’architecte de la vie et son auxiliaire, ont ame et action. Regardez, sur cette belle colonne, cet impitoyable satyre, il perce de son énorme dard cette gentille nymphe. Voyez cet autre furieux saisir le thyrse enflammé du dieu, et l’enfoncer à la chûte des reins d’une bergère effrayée ; et ce singe qui brise sa chaîne et se précipite sous les jupes d’une jeune fille, et lui ravit, avant de lâcher prise, la fleur à la quelle un amant attache tant de prix ; et ces groupes, dans des attitudes variées, attaquer à la fois tous les canaux de la volupté ; et ces oiseaux perchés sur ces arbres, imiter dans leurs folâtreries, les mouvemens désordonnés et lascifs des humains qu’aucun frein, aucune pudeur n’arrête ; et tous ces animaux qui chacun en leur manière bondissent et fermentent d’amour et de plaisir. Oh ! quel marbre ne s’embrâserait pas à la vue de tant d’êtres se livrant avec fureur à la chaleur de leur tempérament ?

Cependant le père Pacôme roulait sur toutes ces obscénités des yeux dévorés de luxure. Ses veines gonflées annonçaient le feu dont elles bouillonnaient. Le mouvement convulsif de ses lèvres, une ardeur qui se peignait dans ses traits ; une ténacité à contempler toutes les attitudes, décélaient la trempe de son caractère et l’exaltation de ses desirs. On l’eût pris dans cet état pour un vrai Satyre, Fessinot, les lunettes sur le nez, jetait des regards froidement avides. Une rage concentrée perçait dans son maintien. On s’appercevait que son corps usé et impuissant se refusait à répondre aux violentes émotions que recevait son ame, Zoloé et ses acolythes, mollement assises dans une chaise longue, suivaient à travers le voile d’une gaze claire qu’on avait cloué à une lucarne imperceptible, toutes les impressions que produisaient les objets sur leurs nouveaux champions.

À un léger bruit, les contemplateurs se retournent et trouvent une table chargée de tout ce qui peut animer l’appétit et flater le palais. De larges flacons de vin formaient les plus agréables pyramides. Six sièges environnaient la table et paraissaient destinés à autant de convives. Ce spectacle fit bientôt oublier l’autre à Pacôme et à Parmesan. Ces deux grivois lançaient sur les pâtés superbes et les autres provisions que portaient des plats magnifiques, un regard fixe d’avidité ; ils semblaient les dévorer. Pour Fessinot, livré à sa monotone indifférence, il parcourait l’appareil du festin en admirateur insensible, et accusait de profusion l’hôte fastueux qui en avait fait la dépense. Que dites-vous, citoyen, reprend Pacôme en jetant sur lui un œil d’indignation ? pourquoi vous établir l’éconôme de cette maison ? vous m’avez l’air d’y être aussi étranger que nous. Profitez gaîment de la fortune ; il est indécent d’intenter procès à qui on doit de la reconnaissance. Fier comme les gens de sa sorte, Fessinot ne répond que par une grimace, et semble dédaigner de prendre part à la joie de ses camarades d’avanture. Parmesan l’observait ; le gosier sec et l’estomac affamé, il appelait le vin et la bonne chère. Que veut-dire cette mine allongée, monsieur ? Ne vois-tu pas, mon ami, en fixant Pacôme, que cet individu n’est qu’un limier de la police. Oh ! il n’y a pas à s’y méprendre à son encolure. Morbleu, si je ne respectais ici, je ne sais qui, je lui appliquerais un joli rapport sur les épaules ; et étendant la main comme pour en frapper : citoyen, s’écrie Fessinot, je suis représentant du peuple, respectez-moi, et en même tems il exhibe la précieuse médaille de son inviolabilité. Voyons donc, ajoute Parmesan, Oui-dà ! citoyen Fessinot ! salut au citoyen Fessinot ! (Ironiquement.) Excusez mon ignorance. Peut-on savoir, citoyen représentant, ce qui vous amène, ce que vous êtes, ici ? représentez-vous, êtes-vous le maître du logis ? ni l’un ni l’autre, ce me semble. Hem ! vous ne répondez rien ! il est vrai qu’on ne voit ici que magnificence et enchantement. Est-ce que cela serait pris sur les indemnités des sénateurs ? Hé bien, mon camarade, vous retournerez au sac, il n’est jamais vide pour vous autres. — Citoyen, je vous l’ai déjà dit, cessez vos insolences, ou je ferai valoir mon caractère… — Que dis tu, mon petit ami ? Ah ! tu veux trancher de l’éconôme ! bien, bien à toi, le plus déhonté de tes confrères en fait de pillage ! et saisissant un énorme jambon de Mayence, il ne tient à rien, brigand, que je ne lave tes iniquités avec cette savonnette. Il a parbleu raison, s’écrie l’affamé Capucin. De quoi se mêle ce ladre parvenu. Vas, tu as beau extorquer, rapiner, t’engraisser… tandis que tu siéges gravement au sénat dans ta chaise curule, on boit ton vin et on b… ta femme. Oh ! que je rirais de bon cœur, s’il m’échéait un jour d’en faire autant avec elle ! voilà mon ami, un front, en montrant celui de Fessinot ? où brille la majesté d’un cocu.

Malgré son flegme et l’inégalité de la partie, il n’était pas possible que Fessinot restât insensible à ce déluge d’injures. Ses yeux étincelaient de colère ; sa bouche était bordée d’écume, sa figure toute décomposée et tout son corps en contraction. La querelle ne pouvait manquer de dégénérer en voies de fait : mais aussi promptes, aussi agiles qu’un oiseau échappé de sa prison, les trois amies s’élancent, voilées, de leur niche, et interposent leurs graces et leur autorité pour concilier les esprits. La paix, ou la porte, s’écrie Volsange d’un ton absolu. Je ne conçois pas, messieurs, comment il se fait que d’honnêtes gens se permettent de s’exaspérer ainsi, sans nul motif. Quelle pitié de vous chamailler, vous tourmenter pour rien ! et vous avez devant vous tout ce qui peut charmer les yeux et satisfaire le cœur ! Puis prenant la main du héros Parmesan ; asseyez-vous, dit-elle, vous avez bien d’autres choses à faire qu’à parler, pour prouver votre courage. Imitez-nous, messieurs et dames, et jouissons sans souci des biens qui nous sont offerts, n’importe de quelle main ils nous viennent.

Il n’y avait pas moyen de tenir à une pareille invitation. Bientôt les assiettes sont couvertes de débris de poulets et autres mêts plus succulens ; les flancs des énormes pâtés sont ouverts, une large brêche se fait voir au superbe jambon ; et à peine Pacôme et Parmesan ont recouvré la parole. De grands laquais versaient dans le crystal un nectar qui embaumait l’odorat ; ils ne pouvaient suffire à la soif insatiable du Froteur et du Capucin. Le dessert parut enfin. Des franchipanes, des gâteaux, des beignets et mille autres friandises furent attaqués avec la même voracité. Si la lute qui allait suivre, avait la même ardeur, heureuses, mille fois heureuses devaient être Volsange et Lauréda ! Leurs champions auraient infiniment multiplié les rasades de Madère et autres liqueurs brûlantes ; mais ces dames craignant avec raison que cette fréquente répétition ne nuîsit à leurs forces, tout en voulant les augmenter, arrêtèrent le flot qui allait déborder.


Action. — Prison. — Noyé.



Une grave conversation avait été entamée entre Zoloé et son partenaire, Cette rusée princesse feignit d’entrer dans les sentimens du Licurgue moderne. Les éloges coulaient avec profusion de sa bouche enchanteresse, et le modeste législateur avalait cet encens avec une complaisance inouie. Cependant à travers les distractions qu’elle faisait naître, Fessinot sablait un verre de vin. Une foule de choses d’ailleurs s’offraient à ses regards, propres à réveiller ses sens. Pacôme et Parmesan égayés par le jus pétillant qui circulait dans leurs veines, se répandaient en propos badins et en expressions d’un genre tout à fait neuf pour les autres convives. Des gestes suivaient ces licences provoquées : les dames avaient beaucoup de peine à empêcher les mutins que le théâtre du festin ne le fût des combats amoureux. Zoloé n’avait point ces témérités à comprimer ; elle s’occupait à arranger un fichu qui ne cachait rien, un soulier qui ne se dérangeait pas, une boucle qui ne couvrait l’ovale d’une joue qu’en découvrant un joli bout d’oreille. Elle jouait avec son éventail, lançait quelques œillades mi-ardentes, prodiguait à son voisin les ris pour montrer les plus belles dents du monde. Peu-à-peu l’ame usée de Fessinot se ranimait ; enfin les ressorts de son individu étaient montés à un ton passable, et ses discours avaient pris une teinte de sensibilité dont il s’étonnait lui-même. Il était devenu plus onctueux, plus tendre, plus pressant. Il parlait de desirs, de flammes ; et comme jadis il avait fait un copieux recueil de mots équivoques et obscènes, il commençait à en débiter une foule. Lauréda elle-même, admirait la loquacité et la métamorphose de son Fessinot. Elle eût presque envié à Zoloé les produits de la séance qui devait suivre : mais il était écrit, non pas là haut, mais dans les desseins de la rusée tentatrice, que tant de dépense d’esprit et d’amour ne devait rendre au déridé représentant que zéro, ou quelque chose de plus fâcheux.

Pacôme ne s’amusait plus à solliciter des faveurs, il s’était emparé de la place. Ses mains actives palpaient, chiffonnaient, polluaient ; l’ardeur de ses baisers était un véritable incendie. Parmesan avait planté Volsange sur ses genoux et se préparait à lui décocher le trait enflammé. Elle s’enfuit vers son boudoir : Lauréda l’imite, et leurs adorateurs s’y précipitent avec elles.

L’absence de témoin, accrût la hardiesse de Fessinot ; ses attaques prennent une telle impétuosité que Zoloé ne peut s’empêcher de croire à sa résurrection. Elle paraît ne se défendre qu’à demi. Il ose exiger, il touche aux avenues du plaisir, lorsqu’une porte s’ouvrant, d’Orbazan paraît. Que vois-je, s’écrie-t-il avec une feinte fureur ? Fessinot ici, chez moi, avec ma femme ? Être vil et crapuleux, comment as-tu la témérité de prétendre m’associer à ta confrairie toi qui n’a d’homme que l’écorce ; toi qui ne devrait figurer que dans les antichambres ; toi dont le nom est un opprobre et la société un fléau ! Hypocrite, comment oses-tu, chaque jour, dans tes écrits et tes harangues, étaler un pompeux appareil de morale et de vertu, toi qui ne cesses d’outrager l’une et l’autre ! Et tu prétens réformer, morigéner la nation ! et tu viens dans l’intérieur des familles, pour y porter la corruption et la honte ! et ce sont ces beaux exemples que tu traces à suivre à ta femme et à tes enfans !… Fuis d’ici au plus, vite, ou mon bras va s’appesantir sur ton cadavre. Et vous madame, qui avez trompé ma confiance et abusé, de ma faiblesse, rentrez dans votre appartement, la punition que je prépare me vengera pleinement de l’impudent Fessinot.

Le malheureux tremblant s’était esquivé sans réplique. Un corridor semblait indiquer la sortie, il le suit ; et se trouve enfermé dans un cabinet qu’il n’est pas plus agréable de sentir que décent de nommer.

Cependant nos heureux couples, nageaient dans des torrens de volupté, jamais Venus n’a vu tant d’offrandes couvrir ses autels. Inutilement essayerai-je de dépeindre les ravissemens ineffables, les sensations que de savantes manœuvres surent multiplier. Les oreilles chastes ne sauraient entendre ces détails obscènes, et ma plume se refuse à les tracer ! Que l’homme dont l’ame ne se réveille au plaisir que par ces images licencieuses, m’en fasse un crime, je m’honorerai de son improbation. Il faut que le voile de la pudeur enveloppe les situations que l’amour invente pour varier et prolonger les jouissances ; c’est un devoir imposé à l’historien, il outrage les mœurs, lorsqu’il s’en écarte. Mais il me sera permis, du moins, de rendre hommage à la prévoyance qui avait presidé à la réunion de tout ce qui pouvait combler les desirs dans cet incomparable hermitage. Au moyen d’un ressort qu’un fil de laiton mettait en mouvement, on entendait un concert à dix parties, exécuté avec une précision et un charme que n’aurait pu surpasser tout un orchestre. À chaque lit de repos, répondait au fil qui communiquait à l’instrument. Il était convenu entre les amies, que chaque sacrifice serait couronné par un hymne de triomphe. Les sons harmonieux remplissaient parfaitement les appartemens, l’écho les allait porter à l’infortuné Fessinot qui exhalait vainement sa rage dans sa honteuse prison.

La nuit avait à peine parcouru les deux tiers de sa course, et déjà l’instrument mélodieux avait fait entendre quinze fois ses brillans accords. Après tant d’assauts si vigoureusement soutenus par les parties, il semble que la nature épuisée devait invoquer le repos ; une irritation excessive provoquait à de nouvelles entreprises. La longue privation, les mets succulens, les vins exquis, de vivantes peintures de tout ce que l’art de jouir a pu imaginer de plus lascif, des essences répandues avec profusion, la dextérité et les charmes de leurs nymphes, les divins accens qui portaient dans l’ame la suavité du bonheur, ne pouvaient manquer de produire dans Pacôme et Parmesan, un effet extraordinaire. D’Orbazan plus habile à modérer sa fougue, n’avait cependant pas voulut céder la palme à ses rivaux.


Catastrophe.



Ce paladin jouissait auprès du beau sexe d’une célébrité qu’il ne démentit pas dans cette fameuse orgie. Tous les acteurs dévorés de desirs, de besoins, d’amour s’aiguillonnaient de leurs caresses, s’embrâsaient mutuellement par les titillations les plus intimes ; déjà les demi-mots échappés du cœur, les soupirs brûlans, les exclamations précurseurs du bonheur suprême produisaient ce doux murmure, ce frémissement de la jouissance parfaite. Enfin de mélodieux accens allaient encore annoncer de nouvelles victoires. Volsange pâmée n’attendait que le dernier élan de l’ivresse ; Lauréda ne pouvait tenir davantage ; Zoloé pressait d’Orbazan d’arriver au terme. L’instant en fut reculé ou perdu par ces cris lamentables : Au secours, au secours, je me noie. Lauréda, la première, s’arrache des bras de Pacôme. Cette voix, elle croit la reconnaître. Elle n’aimait pas Fessinot comme époux, car c’était lui même, mais elle était loin de lui souhaiter la mort. Sa sensibilité, changeant d’objet, elle se livra toute entière à lui sauver la vie.

Malgré les brutales instances de Pacôme pour la ramener sur le trône du plaisir, elle ne put prendre part davantage aux délices qui terminèrent cette Bacchanale ; et ce contre-tems effaça pour elle tout le charme de la félicité dont elle croyait avoir atteint le dernier degré. Volsange et Zoloé achevèrent ce qui était commencé ; ce ne fut même qu’avec peine que Lauréda obtint la suppression du chant de triomphe.

Fessinot entouré de laquais qui ne s’épargnaient pas les propos goguenards et insolens, s’essuyait tristement le front. Pâle et défait comme un condamné, tout à l’heure arraché au supplice, il demande des habits pour réparer le désordre de son accoutrement : aucun n’allait à sa taille élancée. On l’eût pris dans ceux de la France qu’il lui fallut enfin endosser, pour un échappé de bicêtre, tant cette décoration contrastait avec l’air de son visage et la stature de sa personne. Enfin une voiture fermée parût, il s’y jeta en maudissant le mauvais génie qui l’avait amené dans ce fatal séjour, et résolu d’invoquer l’autorité pour punir les impies qui avaient osé manquer à l’auguste représentation nationale dans sa personne.

Où est ma femme, s’écrie-t-il de la portière ? — Monsieur, il n’est-pas jour chez elle. — Jour ou non, il faut que je la voie. — Monsieur, attendez que je vous annonce. — Bah ! est-ce que je connais cette formalité ? — Monsieur, la consigne est telle. — La Fleur, obéissez moi, ou je vous chasse. — Monsieur, j’appartiens à madame. Pendant ce dialogue, Lauréda s’était glissé dans son appartement par un escalier dérobé. Elle avait prévu qu’à son retour, Fessinot irait épancher auprès d’elle le flux de son humeur bilieuse ; et elle l’avait suivi sur le champ. On ouvrit enfin au désolé mari. Qu’est-ce, dit la belle, en se frottant les yeux et levant la longue coëffe qui lui couvrait la moitié du visage. Quoi vous, monsieur, à cette heure ! le feu est-il à la maison ? ô dieux ! vous est-il arrivé quelque fâcheuse nouvelle ? la patrie est-elle en danger ? parlez, votre silence me désespère. — Enfin retrouvant la parole : calmez-vous, madame, ce n’est que moi que cela regarde. On m’a joué un tour affreux, on m’a conspué, honni, emprisonné ! les misérables, ils porteront leur tête sur la lunette, j’en jure par la liberté. Il faut qu’une justice exemplaire, terrible, effraie à jamais quiconque insulterait à la nation dans ses représentons. — Monsieur, je ne vous comprens pas. — Tant pis, madame : ils périront ; s’écriait-il en se promenant avec agitation ! oui, leur sang seul peut réparer tant d’outrage. — Monsieur, vous connaissez donc les coupables ? — Ah ! voilà ce qui fait que j’enrage de toute mon ame[5]. Mais il faut que je les découvre, que je mette à leurs trousses tous les limiers de la police, dussé-je y sacrifier une décade de mes indemnités ; je vais trouver le ministre, activer ses recherches, ou le faire renvoyer. Pour vous, madame, qui parcourez tous les cercles, ayez, je vous prie, la complaisance de me rendre compte de tout ce qui transpirera de cette avanture. — Oh ! je vous le promets de tout mon cœur. J’y prens, je vous le jure, le plus vif intérêt. — Fort bien, madame, cette sensibilité me touche infiniment, je vous quitte. Adieu, mon cœur, ajoute l’honnête époux en serrant tendrement les joues, de sa fidelle moitié contre les siennes. Je cours mettre à la piste des insolens les mouchards de tous les étages. Hola ! ma voiture. Le voilà à la porte du ministre.

— Bonjour, citoyen ministre ! — Bonjour, citoyen représentant ? qui vous amène si matin ? quelque conspiration sans doute ? — Oui, vraiment, une conspiration bien caractérisée contre ma personne. Les scélérats ! si je n’avais eu la présence d’esprit de m’échapper par la fenêtre, c’en était fait de ma vie. Il est vrai que j’ai manqué de la perdre dans l’eau. Mais qui se serait douté que ce château du diable, sans doute, eût été bâti au milieu d’un abîme ? L’attention du ministre redoublait ; il cherchait à démêler où tendait ce préambule. Enfin Fessinot lui raconta tous les détails de ce qui s’était passé dans l’hermitage la nuit précédente, supprimant toutefois les circonstances qui lui eussent été désavantageuses. Malgré sa gravité, le magistrat ne pouvait s’empêcher de sourire : il s’en fallut peu que Fessinot n’éclata en injures. Il ne fut appaisé qu’en lui promettant de remuer ciel et terre pour découvrir les auteurs d’un si mauvais tour ? mais où, comment les découvrir ? le hazard seul pouvait favoriser ces recherches. On n’avait ni le signalement, ni les noms des personnages. Aussi tous les mouvemens que les agens du chef de l’espionnage se donnèrent, furent-ils en pure perte. Fessinot en fut pour ses indemnités, son bain à l’eau froide, son amour joué, sa femme souflée, et sa honte divulguée.

Il paraissait à peine dans les cercles qu’un rire sardonique honorait sa présence. Car d’Orbazan avait adroitement semée de tous côtés cette mémorable équipée. Fessinot seul pour le moment en portait tous les ridicules. Bientôt d’autres noms furent accolés au sien et les partagèrent, sans les mériter.



Conférence.


Des motifs urgens exigeaient la prompte réunion des trois amies ; il fallait dérouter les curieux sur les acteurs qui avaient joué un rôle dans cette fameuse débauche, et préparer d’autres parties de plaisir. Le Comité arrêta d’abord que des affidés désigneraient à demi-voix ? comme l’une des héroïnes, la marquise de Mirbonne, connue par ses bizarreries et ses fureurs libidineuses ; la fastueuse Gelna, maîtresse avouée de Mamamouchi, et Rosni, la plus dévergondée des officieuses procuratrices du vicomte de Sabar. La calomnie était affreuse ; mais elle sauvait au trio les épigrammes et les quolibets du public : il n’en fallut pas davantage pour le déterminer.

Dès le même jour, dans les plus nombreuses assemblées, on se souflait à l’oreille : vous savez les hauts faits de la nuit ? Oh ! ces femmes sont impayables ! quelle licence ! quelle effronterie ! et elles osent, dit-on, paraître dans la société, après cet éclat ? — Vraiment, reprenaient les autres, ce Fessinot est un grand poltron, pourquoi aussi va-t-il se jeter dans une société perdue. — N’est elle pas digne d’un pareil garnement, ajoute une vieille édentée ? Il m’a servi, Dieu sait combien de tours de gibecière il m’a joué et à mes femmes. C’était la séduction même ; il s’en est peu fallu que je ne fusse moi-même la dupe de son air sournois. Il a dissipé, en mauvais lieu, dans sa jeunesse, ce qu’il avait escamoté. Mais aujourd’hui, il ne lui reste plus de desirs à satisfaire, il est tout puissant ; il est riche, infiniment riche et avare. Ô si j’avais le malheur d’être sa femme, combien je me vengerais !

L’arrivée de Lauréda et plus encore une rumeur qui se répandit dans le salon fit taire la vieille sybille. Les regards se portaient sur la marquise qui entrait avec tout le cérémonial d’une dame de son importance. Zoloé était avec Volsange dans le fond de l’appartement, en train de confirmer les incrédules sur l’incartade attribuée à la marquise. Celle-ci lançait sur les spectateurs un regard hardi ; et ce ton décidé acheva de convaincre et d’indigner les plus indulgens. Gelna parut presqu’en même tems. Un motif différent l’avait engagée à se montrer ce jour-là dans les cercles les plus brillans. Un de ses adorateurs l’avait complimentée sur l’heureuse nuit qu’elle avait passée, et de suite lui avait déroulé toute l’histoire. Apperçevant de loin la marquise qui minaudait avec son éventail, elle court à elle et l’embrasse, — Eh ! bonjour, ma chère compagne ! comment vous trouvez-vous des fatigues de la soirée ? — Madame, j’ignore ce que vous entendez par cette question ! il me semble que vous vous trompez de personnage. Je ne me crois pas si fort de vos amies. — Non, vraiment, il n’y a pas à s’y méprendre. C’est bien vous avec laquelle j’ai partagé les délices d’une nuit !… Oh ! cela n’a pas de nom. — Encore une fois, madame, cessez ce ton de familiarité, je n’ai eu avec vous aucun rapport et ne veux, point en avoir.

Un silence profond régnait dans l’assemblée. Tous brûlaient de voir le dénouement de cette comédie. Il était réservé à Fessinot et au Vicomte de Sabar de le donner.

On n’ignore pas l’intimité qui existait entre ces deux hommes. Le premier venait informer son épouse de l’arrivée du comte son père ; l’autre était un des habitués de la maison. — Bon, s’écrie en éclatant de rire la petite Gelna, voilà encore deux de nos champions. Venez, messieurs, convertir la marquise. Elle nie qu’elle fût des nôtres cette nuit ; elle nierait, je crois, la clarté du soleil.

Rien n’était plus plaisant que de voir d’un côté les contorsions de la marquise ; et de l’autre, le geste de courroux de Fessinot. — Quoi ! je vous trouve ici, mesdames ! et c’est vous-mêmes qui osez être les prôneuses d’une infamie qui vous couvre de honte ! l’impudence ne fut jamais moins permise ; et si vous croyez qu’en payant d’audace, vous arrêterez ma vengeance, vous vous abusez. Mais je respecte l’aimable société qui embellit ce cercle. Chaque chose aura son tems. — Est-il fou, s’écrie à son tour la marquise étouffant de colère ? qu’ai-je à démêler avec cet homme ? se sont ils tous conjurés ici pour me vexer ? que signifient ces menaces, ces regards obliques, ces chuchotemens qu’on se permet depuis mon arrivée ? Madame, en s’adressant à la maîtresse du logis, on se comporte chez-vous avec la dernière indécence, vous eûssiez dû y mettre bon ordre. Adieu, madame, de ma vie, je vous le jure, je ne m’exposerai à de pareils afronts. Gelna ne pouvait se contenir, elle prenait un plaisir infinie à décontenancer la marquise, qui allait exhaler au dehors son épouvantable humeur, lorsque le vicomte la pria de l’entendre. — Permettez-moi, madame, de vous arrêter un moment et d’éclaircir un quiproquo dont les auteurs, en lançant un coup d’œil détourné à Zoloé et à Volsange, devraient rougir. Ce n’est pas vous seule qui avez lieu d’être surprise de l’air de mystère, des plaisanteries qu’a occasionné votre présence. Je partage avec vous ce déluge d’invectives, et je suis tout aussi innocent. Madame, en montrant Gelna, a voulu s’amuser en vous apostrophant. On a eu l’indignité de l’accuser, vous, moi et d’autres qu’il est inutile de nommer, d’avoir participé à la débauche la plus effrénée. Nous pouvons tous donner un démenti solemnel à cette calomnie, inventée pour dérober à une juste censure des personnages que le tems dévoilera un jour. Dans ces méprises, le seul à plaindre est Fessinot, car il a été le jouet du libertinage. Il vous doit des excuses ; et vous lui devez de l’indulgence. Après ces mots prononcés vivement, le vicomte de Sabar offrit la main à la marquise, salua et sortit avec Fessinot, laissant un vaste champ aux entretiens, pour ou contre ce qu’il venait d’affirmer.


Bal.


Les scênes qui avaient suivi les calomnies mises en circulation avaient été trop violentes, elles pouvaient exciter à des enquêtes trop sérieuses pour qu’on ne s’empressât pas de les faire oublier. Aussi Lauréda la première proposa de donner un bal dans sa maison du Faubourg, et d’y inviter ce que la ville offrait de plus élégant et de plus distingué. Quelqu’événement naîtrait de cette nombreuse réunion des deux sexes ; et une anecdote ferait perdre le souvenir de l’autre.

Une décade entière fut employée aux préparatifs de la fête ; les salons furent ornés avec une somptuosité et un goût exquis. Le jardin offrait aux amans des retraites charmantes. On n’avait illuminé qu’autant qu’il le fallait pour guider leurs pas dans les berceaux de jasmins et de roses. Des lits d’un gazon frais invitaient à s’y reposer. On avait ménagé à droite et à gauche une petite issue couverte par une contre-allée, au moyen de la quelle on pouvait s’échapper dans les sinuosités, et tromper la curiosité des importuns. On rencontrait ça et là, des amusemens propres à distraire les contemplateurs ; c’était ici un jeu de bague, là une balançoire ; plus loin des courses à pied, à cheval. Des baladins faisaient rire par leurs tours de souplesse ; et dans le centre d’un bosquet bien éclairé, se trouvait nombre de petites boutiques charmantes ; elles n’étalaient d’autres marchandises que des nœuds de rubans à tous les usages, des bonbons, des pâtisseries délicieuses etc. : mais les marchandes étaient mises avec une propreté, elles avaient tant de graces et d’esprit, que plus d’un chalan s’offrit de bon cœur d’entrer de moitié dans leur commerce.

Après quelques tours de danse, et avoir fait admirer la richesse, le bon goût de leur costume et leur graces, Zoloé, Volsange et Lauréda prirent aussi possession d’un comptoir. Ce fut dans ce déguisement que Zoloé fit la conquête d’un capitaine Italien, Lauréda celle d’un colonel Espagnol, et Volsange, d’un milord Anglais. Le désœuvrement avait porté à la fête ces messieurs fraîchement débarqués de l’Italie d’où ils étaient venus ensemble. Ils se persuadèrent qu’ils pouvaient sérieusement mettre leur enchère sur toutes les babioles qu’on offrait à leurs yeux. Mais c’était bien moins les joujoux et autres bagatelles dont ils enviaient l’acquisition, que les charmes des aimables personnes qui les vendaient. À peine permîrent-ils à d’autres amateurs de les mettre à prix. Ils firent rafle sur tout ; et il leur fallut payer le dos de commissionnaires pour emporter leurs achats. Les boutiques se trouvant vides, il était naturel de proposer à ces dames un tour de promenade, elle fut acceptée. Si la chaleur de ces étrangers dans leurs emplettes les avait amusées, elles le furent bien plus de leur conversation. Ils écorchaient péniblement le français, et n’en étaient que plus ardens à parler. Ils voulaient plaire et séduire. Cela ne se fait pas sans des paroles.

Les trois fausses marchandes pouvaient s’exprimer aisément dans la langue de leurs adorateurs, mais les rusées trouvaient quelque chose de très-piquant dans les tournures singulières de leurs phrases et dans leurs manières. La nuance qui établit une différence dans le caractère national était trop tranchante pour ne pas produire un contraste très-plaisant. Mais ce qui aiguillonait le plus la curiosité de ces dames, c’était de savoir à quoi ces empressemens les conduiraient. L’Italien lorgnait quiconque paraissait remarquer sa compagne ; l’Espagnol formait un duo de paroles et de soupirs ; l’Anglais plus franc, moins accoutumé à se contraindre, en deux mots fit ses conditions à Volsange. Elles étaient magnifiques. La belle refusa de s’expliquer ; la recette est infaillible pour irriter les desirs. Les soupirans de Zoloé et Lauréda n’avaient pas fait le tiers de chemin, quoique plus enflammés mille fois que le noble lord. Le jour allait paraître ; ces dames annoncèrent leur retour, les cavaliers offrirent leur voiture. Quelle fut leur surprise d’entendre ces marchandes appeler leurs gens, et de voir accourir de magnifiques officieux avec de superbes équipages !

Lauréda part avec Zoloé pour sa maison du boulevard. On s’empresse en vain de demander la permission de leur rendre des hommages : les belles ne répondent que par un salut extrêmement affectueux, et ordonnent qu’on accélère leur retour.

Évènemens du Bal.


Lopiniâtreté que ces nouveaux amans avaient mis dans leurs attentions, avaient empêché les trois amies de prendre aucune part à ce qui s’était passé dans les autres parties de la maison. Je suis excédée de fatigue, dit Zoloé en se jetant sur le duvet d’un moëlleux ottomane. Lauréda s’y place nonchalamment à ses côtés. — Tu conviendras, ma chère, que notre étoile nous a mal servies cette soirée. Pourquoi, s’il vous plait, répond Lauréda ? est-ce que ton Italien ne promet pas beaucoup ? — Oui, assez ; mais cela est d’un monotone ! pourquoi aussi cette obstination à diriger tes pas dans les endroits les plus isolés ? Oh ! tu conserves le goût de ton terroir ? et cette folle de Volsange avec son illustre Bréton, n’en est-elle pas déjà aux préliminaires ! sachons au moins à quoi nous en tenir sur les amusemens de tes invités. Lise, sonnez la Tour. La Tour paraît. Eh ! bien, drôle (expression d’amitié dont on honore les laquais favorisés), as-tu bien employé ton tems au bal ? — Parfaitement, madame. — Combien de bancs de gazon ont-ils gémi sous le poids de ton amour ? — Aucun, madame. Je ne me suis occupé que des événemens. Comment des événemens ? — Certainement, et tout le monde en a fait de même. La danse n’a pas duré trois heures. Madame ne s’est pas absentée, sans doute ? — Vraiment non, mais la migraine m’a conduit à l’écart ; d’honneur, je ne me suis nullement occupée des plaisirs. — Vous ignorez donc ?… mais non, j’allais vous ennuier. — Je ne sais rien, ni Lauréda, te dis-je, parle. — Cette pauvre Gelna ! beaucoup la plaignent, mais plus en rient. Elle était au bal, parée comme une madonne, riche comme une boutique de jouaillier juif. Ses trente mille francs de pierreries jetaient un feu qui éblouissait, éclypsait, dépitait toutes les belles. En valsant, pirouettant avec un danseur mal-adroit, la petite fait une chûte et s’évanouit. Mamamouchi accourt avec ses sels. Le danseur l’écarte et prétend qu’il faut de l’air et rien de plus. Il la soulève et l’emporte avec vélocité dans le bosquet. Les ronds se reforment, on continue à danser. Mamamouchi se hâte inutilement de suivre sa sultane. Le danseur robuste et alerte s’est enfoncé dans l’épais du bois. Le mouvement, l’attouchement des feuillages humides de rosée raniment les esprits de Gelna : elle veut s’écrier. — Comment, madame ? me faites vous l’injure de me prendre pour un brigand ? Je m’empresse de vous procurer tous les secours ; et vous allez croire que je m’insurge contre votre honneur ! vous en multipliez trop les preuves chaque jour, pour que j’ose y attenter. Calmez-vous : un peu de repos va vous rendre à la société qui ne saurait longtems se priver de vos charmes.

Tout en l’adulant ainsi le galant gagnait du terrein. Enfin le voilà dans un coin très-écarté dont il connaissait apparamment l’isolement. — Bon, asseyons-nous, ma reine, et surtout point de bruit. Combien tu m’as ravi, mon ange, dans cette délicieuse soirée ! car c’est toi, je te reconnais ; il y a longtems que nous avons fait ensemble nos premières armes. — Ah ! vous êtes l’un des héros de la pièce, et nous datons de vieille connaissance ! À merveille. Qui vous a dit, monsieur, que je partage le déshonneur de cette orgie ? — Le public, madame, mes yeux, votre son de voix, votre taille, et mieux encore cette ivresse dans la jouissance, ce ravissement, ce talent unique à faire renaître, prolonger la volupté, à la porter dans tous les sens ! Ah ! je t’en Supplie, répétons sur cette herbe tendre un des rôles intéressans de cette nuit éternellement présente à ma mémoire. — Non, dis-je, non. Vous abusez de ma faiblesse ; mais ne la poussez pas à bout. — Ni les prières, ni les larmes, ni les menaces, rien ne peut contenir la fougueuse ardeur de l’assaillant, il la renverse sur le dos. La flèche va frapper la victime. Que dis-je ? l’inflexible Gelna devient elle même le sacrificateur ; elle perce de son poignard, du poignard enrichi de diamans qu’elle portait à sa ceinture comme les sultanes, l’aiguillon dirigé sur elle.

Le malheureux tombe à demi-mort sur le trône même du plaisir. Bientôt revenu de son évanouissement : cruelle ! que t’ai-je fait que de t’aimer excessivement ? as-tu bien eu le courage de me priver du seul organe qui me fit encore chérir l’existence ? Achève-moi, ôte-moi le soufle de vie inutile à la quelle ta barbarie m’a réduit. Hélas ! je le vois, le ciel tôt ou tard accomplit ses oracles : j’ai pêché, et c’est sur l’instrument même du péché qu’il exerce sa justice. Miséricorde ! quelle angoisse, je me meurs ! Pacôme, infortuné Pacôme, c’était lui-même, à quelle triste fin t’a réservée la vengeance divine ! — Ô ciel ! Pacôme !… Pacôme, ce vil corrupteur de l’innocence, ce ministre prévaricateur qui le premier m’initia dans les mystères du crime, qui affermit mes pas timides dans l’habitude du vice, qui étouffa mes scrupules et m’apprit à ne rougir de rien ! — Lui-même, sois satisfaite, je t’ai offensé et j’expire par tes mains. — Ô vis, je ne demande ni ton sang, ni ta mort. Voilà de l’or, voilà des bijoux, tout ce que je possède, qu’ils servent à prolonger tes jours. — Vains secours ! le coup mortel m’unit à l’éternité. Adieu. Un instant après, il expire dans les convulsions les plus horribles. Gelna a été ramassée sans connaissance à quelque pas de ce tragique événement. C’est d’un de ses gens que je tiens ces détails, elle paraît affectée au dernier point. Elle ne veut admettre ni Mamamouchi, ni le plus ancien de ses favoris pour la consoler. On craint que la belle ne renonce à la société et n’aille pleurer au loin sa vertu sacrifiée et son homicide.



La marquise de Mirbonne apprêtait à rire pendant cette catastrophe lugubre. Follement éprise d’un débutant à la comédie italienne, elle le traînait partout en triomphe. Fière d’avoir à ses côtés le bel histrion, et celui-ci, bouffi de l’honneur qu’il avait d’être le Sigisbé d’une marquise, ils ne se quittaient pas d’une minute. Point de danse cette fois. On veut être tout entière à son idole. La promenade est magnifique ; les allées sont d’un sombre propice aux larcins amoureux. Une petite grote par ci, un berceau bien fouré par là, que de reposoirs pour l’amour ; très-bien ! Mais en femme d’expérience, un peu d’exercice développe les esprits, donne de l’énergie au physique, le féconde, le double, le triple, que sait-on ? allons, mon ami, une partie de balançoire ; et la voilà avec son Adonis, poussant en avant, en arrière, haut, plus haut encore, se levant, s’allongeant, se baissant, élançant son corps, approchant genoux contre genoux, les éloignant, rendant mouvement pour mouvement, saut pour saut. Grand cercle de spectateurs à lorgnettes, sur la place. Mais l’admirable invention pour les dames que des caleçons ! et qu’est-ce que l’apperçu de la superbe tournure d’une jambe, d’une cuisse, auprès du voisinage… vous m’entendez ; revenons. Nos balançeurs sautent tant et si bien, et si fort, qu’un coup de jarret du jeune homme animé par le jeu, brise l’une des cordes qui suspendaient la nacelle, le voilà en bas, et la marquise élancée en l’air qui s’échappe en diagonale, comme une fusée, et qui tombe à la Garnerin, en parachûte de jupons. Oh ! là-la ! oh ! là-là ! elle est perdue ! une si belle femme ! et tous les bras se jètent en l’air pour la sauver. Un homme dont la stature et les muscles saillans annoncent la mâle vigueur, ferme comme une colonne, allonge la main, saisit le corps gagnant au plus vîte le centre de gravité et l’arrête à deux pieds de terre comme une poupée. Cet homme, vous le devinez sans doute, est le robuste Parmesan.

Parmesan au bal ! pourquoi non ? vous avez donc **oublié que le fameux souper avait fourni, pendant vingt-quatre heures, matière aux conversations de toute la ville ; que la marquise, malgré le démenti solemnel du vicomte de Sabar, n’avait pu dissuader le public, injustement prévenu, qu’elle y était l’une des figurantes ? Parmesan a des oreilles comme un autre, un estomac qui digère vîte, des sens faciles à enflammer, et pourtant longtems affectés. Pouvait-il ne pas desirer vivement de connaître l’heroïne à laquelle il était redevable d’un souper délicieux et d’une séance de plaisirs savourés avec une ardeur impossible à décrire ? la curiosité l’avait conduit là. Le même motif y avait fait courir l’imprudent Pacôme. Ivre de son amour, celui-ci avait osé se donner en spectacle, en dansant avec la divinité qu’il s’imaginait être celle du temple de Cythère. Mais les dieux de la terre ont leurs caprices comme celui du ciel. Un feu lent et favorable consume l’offrande d’Abel ; elle est agréée du seigneur : celle de Caïn est devorée par la foudre et rejetée. Ainsi fut le téméraire Pacôme. Puisse Parmesan ne pas éprouver sa déconvenue !

Il dépose dans un fauteuil la partie matérielle de la marquise, car pour ses esprits, ils s’étaient envolés dans les régions inconnues. Debout devant elle, et une foule d’empressés bourdonnant mille questions : Est-elle ? blessée vit-elle ? lui a-t-on administré des secours ? délacez ce corset, dit un vieux célibataire, à l’œil lascif. Ses hanches sont trop sérrées, ajoute un petit mutin à habit juponné, à pantalons de matelot, à moustaches de sapeur. Ma parole, c’est là le mal, en étendant la main pour prêter son ministère. — Bien, mon petit mignon, lui dit Parmesan, en lui secouant une chiquenaude sur les doigts. — Le brutal ! il m’a brisé les os ! ahi ! ahi ! ahi ! — C’est bien fait, s’écrient les uns ! — C’est affreux, s’écrient les autres. — Un si tant joli jeune homme, ajoutent les dames ! le voilà estropié peut-être. Qu’on saisisse le drôle ! et le drôle paraît de marbre. La fermentation augmente. Qui, quoi, quel accident ? une femme tuée, un homme assommé ! un capucin assassiné ! plus de danse, on accoure sur la place. On se presse, on se heurte ; c’est une confusion pire qu’une séance législative du soir. Éloignez-vous, messieurs, retirez-vous, mesdames, s’écrie envain Parmesan d’une voix de tonnerre. Vous l’étouffez. Ce n’est rien que de la frayeur. À ce tumulte, à ces cris de Stentor, la belle ouvre enfin les yeux. Messieurs, je n’ai point de mal, un peu d’air. Quelqu’un m’a sauvé la vie, ajoute-t-elle avec des yeux qui interrogent les spectateurs. — Le voilà, répond un ancien militaire, c’est-ce brave citoyen. — Quoi ! c’est vous, monsieur ! en toisant de la tête aux pieds le sauveur. Il me semble que ce n’est-pas le premier service que ma gratitude doit reconnaître, monsieur. — Ah ! madame, répond Parmesan avec feu, ne parlez pas de récompense, elle est dans mon cœur. Il n’est rien qui vaille le bonheur d’avoir pu vous être utile. Il n’est personne ici qui n’envie mon étoile. — Vous êtes bien obligeant, monsieur. Donnez-moi la main, ajoute-t-elle d’un ton extrêmement touché, je voudrais rejoindre ma voiture. Et voilà Parmesan qui fend la presse, fier comme un triomphateur romain.

Le flot des curieux s’amoncèle sur le passage. On se demande quelle est cette belle femme, quel est l’homme superbe qui l’accompagne. Les lis de la pâleur avaient remplacé l’incarnat qui colorait les joues de la marquise, et ajoutaient à l’intérêt qu’inspire une très jolie figure. Parmesan avait le teint animé et un air de satisfaction qu’il était impossible de ne pas remarquer. Le joli petit maître, favori en titre avant l’échappade de la balançoire, suivait en silence : la plus sombre jalousie était peinte dans tous ses mouvemens, et lui donnait une physionomie bouleversée et presque hydeuse. — Oubliant la foule tumultueuse qui s’étouffait pour la voir, la marquise dit à son cavalier : Par quel heureux coup du sort, monsieur, se fait-il que vous vous soyez rencontré là pour me sauver ? sans vous, meurtrie et disloquée, je n’existerais que pour les douleurs. Combien je me félicite dans mon accident d’avoir pu intéresser un si aimable homme. — Vous me flatez infiniment, madame. Peut-on vous voir, et ne pas épouser vos peines et vos plaisirs ! je vous dois même plus que vous ne feignez de le croire, — Point de complimens, monsieur ? ils ne m’apprennent pas à qui je suis tant redevable. — Ah ! madame, pourquoi vous obstiner à vous dérober à ma vive reconnaissance : Accordez-moi, je vous supplie, de déchirer le voile sous lequel vous voulez vous soustraire à mon tendre souvenir. Ne sais-je pas que c’est à vous que je dois le bonheur le plus ravissant, le plus complet qui ait jamais embelli mon existence ?… — Que signifie ce langage, monsieur ! de qui parlez-vous ?… le service que vous m’avez rendu, vous permet-il de m’offenser ? si je ne craignais le ridicule, croyez que je vous punirais sur le champ de votre lourde méprise et que je vous apprendrais à réprimer votre indécente familiarité. — Ô ciel ! moi vous offenser ! je donnerais ma vie entière pour vous épargner un soupir. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à votre hôtel et de me justifier… Et les voilà à la porte du jardin.

C’est bien elle, dit quelqu’un qui s’approchait. — Mais, oui, répond un autre ; la marquise de Mirbonne ! Quel est le cavalier de bonne mine qui l’escorte ? — Ne me trompé-je point ? non, ma foi : c’est mon Froteur. Certes, la rencontre est charmante, ajoute le curieux en éclatant de rire ! ce trait plaisant manquait à l’histoire de la joyeuse soirée. Approchons, mon ami, félicitons la jolie Froteuse.

— Bon soir, belle marquise ! — N’est-ce pas Mirval, en le cherchant des yeux ? Bon soir, chevalier, vous ne faites que d’arriver ! — Tout à l’heure, madame, le vicomte de Sabar m’a retenu. — Ah ! vicomte, je ne vous appercevais pas, ces illuminations donnent une fausse lumière qui trompe les yeux. — Cela est vrai, ajoute Mirval en appuyant ; tenez, je ne reconnaissais pas mon Froteur. Eh ! bon soir, mon ami. Diable ! je ne suis plus étonné que tu négliges mes appartemens. Monsieur préfère les grands plaisirs à ses pratiques, et les pratiques préféreront l’homme assidu a Parmesan. — Monsieur, répond celui-ci outré de l’impertinence, je ne vous dois pas compte de ma conduite. Le respect que je voue à madame ne me permet pas d’autre explication. Et s’approchant de l’orgueilleux juponné, chacun aura son tour. Vous me rendrez raison de votre provocation, ou je vous froterai les reins. S’adressant à la marquise : Je ne saurais, madame, vous remettre en de meilleures mains… Souffrez que je me retire. Il la salue et pétrifie le déconcerté Mirval par un regard terrible. Celui-ci ne se piquait pas d’intrépidité ; l’autre en avait donné des preuves honorables, dans un tems où l’on faisait un crime de la reconnaissance. Il avait osé se mettre entre l’autorité qui régnait alors et l’innocence opprimée, et la défendre, la sauver au péril de sa vie. Ce courage vaut bien celui d’un insolent fanfaron ; il porte un cachet qui fait trembler le lâche.


Visite. — Assemblée.


Le baron d’Orsec s’était présenté inutilement cher Zoloé ; il n’avait pu la rencontrer. La fatigue des jours précédens l’avait enfin consignée pour quelques heures de plus dans son hôtel. Expliquer en deux mots ses propositions, les accepter de même, telle est la méthode des gens comme il faut pour conclure un mariage : il en fut de même de celui de Zoloé avec le baron. La conversation avait changé d’objet ; le baron prenait congé de sa future, lorsqu’un laquais annonce l’empressé amoureux de la veille. D’Orsec connaissait parfaitement le prince Guilelmi et en était aussi bien connu. Cela le retint une minute, puis il disparut.

Après le cérémonial ordinaire, des excuses et des plaintes sur l’incognito d’hier, des félicitations et des assurances de respect, des hommages et des soupirs, et mille autres lieux communs aux galans, on se quitte pour se retrouver chez Volsange.

Lauréda avait aussi reçu son Espagnol. La reconnaissance avait animé et prolongé l’entretien ; il ne fut interrompu que par la présence de Zoloé. — Il me fâche, dit-elle avec ce souris qu’elle sait rendre si gracieux, de vous séparer. Il le faut, nous nous réunissons chez Volsange, et j’imagine, monsieur, que vous achèverez, là les cent mille questions qu’il vous reste à vous faire, Dom Fernance étant sorti, d’Orsec est venu. — Eh ! bien ? — Le mariage est conclu. — Les conditions ? — Point. Des conditions ! en vérité, tu rêves ! se rendre esclave l’un de l’autre ! il faut avoir perdu la tête. Non, chacun reste maître de ses volontés et actions. Il n’y a de commun que le nom et le logement ; du reste, les beaux dehors de la plus parfaite intelligence, un simulacre d’amour, ou d’amitié. — A-t-il percé le mystère de nos petites frédaines ? — Tu plaisantes. Il m’épouse avec mes faiblesses ; et pourvu qu’elles n’éclatent point, qu’elles n’identifient point son nom de guerrier invincible avec celui de c… ce mot là me répugne, passons là dessus. Tiens, Lauréda, je veux désormais être la prudence, la circonspection, l’honnêteté même. — Te voilà, donc convertie ? — Tu ne veux donc pas m’entendre ? — Ah ! oui, sauver les apparences ? n’est-ce pas ?

À déjeuner, Dubuisson ! et un chocolat à la Tortoni, restaure ces dames ; Susanne, nos toilettes ! et les voilà, au bout de deux heures, parées, belles comme Vénus même. Les chevaux à la voiture, Patrice ! et les chevaux volent chez Volsange avec ces dames.

Mille baisers, mille tendres inquiétudes sur le sommeil, le réveil. Bon : point de maux de tête, point de rêves affreux. Enfin on apperçoit Milord, ou plutôt on l’avait apperçu le premier, ce n’était pas son tour. Milord ici, si matin ! et il est deux heures !

Milord accoutumé à se lever avec le père du jour, dès sept heures s’était présenté à la porte, avait harcelé, suisses, laquais, suivantes et jusqu’au cocher ; enfin jurant, pestant, allant, revenant vingt-fois, il est admis à dix heures. Sa mauvaise humeur égalait son impatience ; mais semblable au soleil, lorsqu’il perce les nuages d’un jour sombre, Volsange d’un mot, d’un souris avait déridé ce front sourcilleux. Des baisers refusés d’abord, ensuite accordés, puis rendus avaient scellé la réconciliation. Les yeux de Milord exprimaient un air de satisfaction ; ceux de Volsange animés, une toilette un peu en désordre, un coloris vif prouvaient qu’on ne s’en était pas tenu à de simples préliminaires. Mille plaisanteries assaisonnent la conversation, et remplissent l’espace qui reste à parcourir pour arriver au dîner, Milord invité reste. Il avait pris possession, il n’y avait plus d’étiquettes à garder. Enfin on entend le fracas des voitures, des portes : on annonce Dom Fernance ; et peu après, le prince Guilelmi. Le dessert est à peine commencé, n’importe, on passe au salon.

Il est bientôt rempli par une foule de femmes et d’hommes, les plus élégans et les plus à la mode. La légèreté et surtout la bizarrerie des vêtemens, l’air sémillant, étourdi de toutes ces têtes s’agitant, grimaçant, réfléchies dans les glaces, les riches éventails jouant sur les figures des belles, produisaient une variété très-divertissante. À travers une recherche infinie de parure, les coquetes avaient si bien ménagées des vides, la gaze était si transparente, le maintien si engageant, l’œil si fripon, le propos si badin, que le spectateur le plus novice eût compris qu’on ne se rendait là que pour préluder à l’embrâsement des sens, et en assouvir ensuite toutes les fougues.

On s’asseoit enfin. Les tables sont garnies. Ici la scène change. Le silence, un air soucieux succèdent à ces physionomies si épanouies, à cette évaporation si bruyante. Volsange avait arrangé les parties de jeu : Fernance, Guilelmi et Milord avaient l’honneur de former celle des trois amies. Mirval, d’Orbazan, Sabar se consolaient d’un autre côté avec des remplaçantes. Ils s’apprêtaient à rire aux dépens des nouveaux adorateurs de leurs vieilles habitudes. Il y avait en effet de quoi s’amuser, en voyant la prodigue générosité de Milord dont les guinées roulaient avec rapidité vers celles de Volsange ; les contorsions de l’Italien à chaque chance malheureuse, et l’air grave de l’Espagnol dans la bonne et la mauvaise fortune. Quelques bourdons oisifs circulaient çà et là et paraissaient faire diversion à la triste monotonie des joueurs. En moins de deux heures, les trois fédérées font une rafle complète sur l’or de leurs adversaires. Milord avait perdu quatre mille louis sur parole ; et il ne s’arrêtait pas. Il fallut que ces dames mîssent un frein à cette fureur. — Leur bonheur, disaient-elles, était trop opiniâtre. Il n’y avait pas de générosité à battre des vaincus. Elles se savaient mauvais gré de les avoir engagés dans une partie si malheureuse. La fortune ne les favorisait tant que pour les maltraiter une autre fois… elles n’avaient jamais été heureuses…

Cependant tous ces beaux propos, débités avec le ton de sensibilité le plus naturel du monde, ne rendaient pas aux perdans leurs pistoles, elles étaient passées dans la bourse des ames compatissantes de Zoloé, Volsange et Lauréda. Les étrangers disparurent les premiers. On n’est guères amoureux, quand on a joué sa ruine. Le sombre désespoir vous obsède ; et il faut que la main du tems en détruise les noirs accès. D’Orbazan, Mirval et Sabar partagèrent, dans un excellent souper, la bonne humeur de ces dames ; et ne les quitèrent qu’après avoir épuisé, dans leurs bras, les réservoirs de la jouissance.

Ainsi se termina cette journée, sans autres événemens que trois personnes ruinées, un festin et une nuit charmante pour les trois amies.


Partie de campagne.


Milord avait revu son banquier. Ces messieurs là sont honnêtes dans ce pays-ci, ils vous obligent volontiers pour de l’argent. Ainsi au moyen d’un intérêt un peu plus fort et de quelques bijoux déposés en nantissement, d’autres rouleaux de louis vinrent encore meubler la poche de Forbess et lui rendre sa bonne humeur et son amour ; l’Espagnol avait aussi employé la même ressource, Guilelmi en avait trouvé une dans l’espieglerie suivante :

Il avait connu à Milan un vieux juif nommé Piroto. C’était bien l’homme le plus complaisant de toute sa tribu. Jeunes gens qui voulaient se soustraire à l’économie de leurs pères, femmes au joug de leurs maris, moines qui avaient enlevé la caisse du couvent, domestiques qui avaient dépouillé leurs maîtres ; il accueillait bénignement, protégeait toutes les classes de la société ; et plus d’un prince Italien, d’un illustre cardinal s’étaient trouvés heureux d’avoir recours à son crédit et à ses immenses richesses : or cet honnête homme avait quitté Milan, lors des premiers troubles, et s’était fixé à Paris. Sa fille follement éprise de Guilelmi l’avait déterminé à s’établir dans cette capitale où son amant avait été envoyé en ambassade. Guilelmi à force de souplesse et de circonspection avait su captiver les bonnes graces de l’enfant de Jacob ; et la révolution ayant brisé toutes les lignes de démarcation de Prince et de Sujet, de Juif et de Gentil, rien ne s’opposait à la proposition de mariage du prince avec la gentille héritière de Piroto.

Elle fut agréée avec reconnaissance. On ignorait les liaisons et les pertes du rusé Italien. On remit à trois mois les engagemens définitifs ; il ne fallait guères moins que ce tems pour obtenir les papiers nécessaires à Guilelmi.

Le lendemain de son échec, à la pointe du jour, il arrive chez le futur beau-père. Surpris de le voir si matin, on lui demande ce qui l’amène : — Une affaire de la plus haute importance. Le gouvernement a admis ma soumission pour fournir l’armée d’Italie. Il y a des bénéfices immenses à faire ; voulez-vous être de moitié ? parlez. — Pourquoi non ? répond le bon Israélite, en se frotant les mains. — Il y a, ajoute l’Italien, une seule petite condition que mon amour, et non l’intérêt, me fait regarder comme indispensable. Vous me passerez promesse de me donner votre aimable fille en mariage à l’époque convenue, à peine de trois cent mille francs que vous déposerez chez un notaire et qui m’appartiendront, s’il y a obstacle de votre part à l’union projetée. — Et si l’obstacle vient de vous, monsieur le prince ?… — De moi, cher Piroto ! ah ! vous ne connaissez pas la passion qui m’enflamme pour l’adorable Déborah. Rien ne saurait la ralentir. En supposant que vous craigniez ces difficultés de ma part, hé bien ! votre dépôt vous est rendu, et vous en disposez.

La vue d’un gain présent et incalculable l’emporte sur les craintes de l’avenir. Un extrait de l’acte de dépôt est expédié et remis dans les mains de Guilelmi ; et avec ce titre important, deux cent mille francs lui sont comptés par un officieux banquier, à condition que les cent autres mille francs lui appartiendront pour risques, intérêt, etc. La spéculation était d’un succès certain. Car si les difficultés naissaient de Piroto, il perdait ses trois cent mille francs ; et s’il n’y en avait point, la dot de la belle juive était hypothèquée en nantissement du prêt. Il n’y avait qu’une chance à courir pour le bailleur ; c’était l’hypothèse où Guilelmi eût été assez insensé pour refuser lui même de réparer sa fortune, en contractant l’engagement promis. Or c’est ce qu’on ne pouvait raisonnablement supposer. Ainsi avec ses deux cent mille francs dont il consacre une partie à acheter une commission de fournisseur, et l’autre à remonter sa maison, Guilelmi reprend le train de prince, et peut se présenter de nouveau sur la ligne des concurrens qui aspiraient aux faveurs de la chère Zoloé.

Ce fut chez elle que Milord arrangea avec ces dames et les favoris en activité, une promenade champêtre à quelques lieues de Paris. Forbess y a métamorphosé l’abbaye de B… dont il s’est rendu acquéreur, en une charmante habitation. La maison est magnifique ; les jardins sont vastes et agréables, les alentours délicieux. Le noble lord a ajouté à tout cela des embellissemens de tous genres, surtout dans le goût anglais et italien. Au château sont attenants un parc bien planté, bien peuplé ; des étangs très-poissonneux, un terrein considérable couvert de vignoble et de riches moissons. Malgré sa dissipation, Forbess aime la culture, l’entend et s’y livre, dans ses momens de calme. Un si beau domaine ne devrait-il pas combler tous les desirs de son heureux possesseur ? mais, non, rien ne suffit aux goûts dépravés ou inconstans des hommes, ils préfèrent courir après un vain fantôme de félicité qu’ils ne saisissent jamais.

La frivolité de ces femmes ne les empêcha pas d’exprimer vivement leur surprise, en arrivant dans cette riante retraite. Le bon ordre et la magnificence des appartemens, l’art de la culture porté au plus haut degré, la diversité des promenades, les perspectives, les bosquets, les ombrages excitent leur enthousiasme.

Rien en effet n’est plus propre que la nature parée de tous ses charmes à produire dans les ames engourdies des sentimens d’admiration. La chasse, la promenade, la danse, la pêche, la liberté et la bonne chère ; tels sont les amusemens des oisifs dans une campagne : ils furent ceux de la société, plus les jouissances privées dont nous ne dirons rien.


À quoi on ne s’attend pas.


On avait fait de longues excursions, le soir longue veille, et la nuit longue séance de volupté : ces dames n’étaient pas visibles à midi. Les trois adorateurs en attendant leur lever s’étaient réunis, et pour tromper leur impatience, s’étaient acheminés vers le bois. Insensiblement, la conversation s’anima, se prolongea, le sujet en était riche, intéressant. Le voici mot pour mot :

Zoloé est charmante, dit le prince italien. Si on pouvait lui faire un reproche, ce serait d’outrer le luxe et l’appareil ; et encore pourrait-on l’excuser, en considérant sa fortune et la brillante destinée qu’on lui prépare. — Vraiment, dit Milord, on parle de son mariage avec le baron d’Orsec. — Lauréda m’a confié ce secret, dit gravement l’Espagnol. Conçoit-on une pareille union ? — Je vois bien, reprend l’Italien, que vous ne connaissez pas le baron. Cet homme ne rêve que la gloire et tous les genres de gloire. Il ne se borne pas à être un autre César, un Péricles, un Solon. Il veut donner au monde l’exemple de toutes les vertus qui ont honoré l’humanité. Téméraire dans les combats, c’est pour montrer au soldat le chemin de la victoire. Impénétrable dans le conseil ; il ne rassemble les opinions que pour perfectionner la sienne ; et celle qu’il adopte est toujours la meilleure ou la plus heureuse. L’avenir se déroule devant ses yeux. Il sera tout ce que lui permettra d’être le destin de sa patrie. Il ne travaille que pour son bonheur. Il irait à l’extrémité de la terre, moissonner de nouveaux lauriers, pourvu qu’ils concourussent à la prospérité de son pays. — Le gouvernement actuel est d’une absurdité palpable : il l’admire et le craint, mais le peuple ne voit en lui qu’un héros ; ce héros le sauvera ; le plan de son bonheur est tracé dans sa tête ; tôt ou tard, il le mettra à exécution ; les gens de bien soupirent après cet heureux moment.

Milord. C’est le seul homme dont la nation Anglaise redoute la politique, la valeur et la sagesse. Mais nous avons Pitt, et quelques guinées de plus ou de moins pourraient bien nous en délivrer. — L’espagnol. Que dites-vous, Forbess ? C’est affreux, non, le peuple anglais est trop généreux pour desirer l’emploi de moyens aussi lâches. — Forbess. Ne vous ai-je pas nommé Pitt ? — L’italien. Pitt échouera dans ses complots. Le génie de la France, et sa sagesse le protégent. Mais si vous ne devinez pas le but du mariage en question, le voici : Tous les partis en France se croisent, se choquent, aucun point de ralliement. Celui qu’on appèle aristocrate abhorre la domination des hommes qui sont couverts de crimes et de sang. Le forcéné démagogue est irrité de voir qu’on ose l’emmuseler, et que les prépondérans l’abandonnent à son ignominie. Les peureux, les indifférens, qui forment le plus grand nombre invoquent un seul maître qui joigne le courage aux lumières, les vertus, aux talens, et ils trouvent tout cela dans d’Orsec, Son mariage avec Zoloé lui attache une classe proscrite. L’éclat de ses victoires ne permet pas à la malveillance de s’en offenser. Il a fait ses preuves de justice et d’honneur envers tous les partis : tous l’estiment, le révèrent comme un ami et un homme supérieur. — Milord. Qu’il en soit ce qu’il plaira à la fortune, je ne veux pas m’en fatiguer ici. Me voilà en France : si la paix y règne, je serai citoyen de France, sinon je reverrai mes dieux Pénates. Je ne connais d’Orsec que par sa réputation et ses triomphes. Il ne peut que protéger tout homme ami de la paix et de l’ordre public. Quant à moi, je ne veux que jouir. Peu m’importe sous quel pilote arriver au port, pourvu que j’y parvienne sans tourments et sans naufrage.

L’Italien allait reprendre le fil de son discours ; mais l’amoureux Espagnol le fit arrêter, en lui rappelant que ces dames devaient être visibles, et qu’il était tems d’aller leur faire la cour.


Scène anglaise.


Ces dames étaient levées depuis longtems et très-impatientes. L’humeur se peignait dans leur physionomie ; quelques baisers, les saillies de Milord au déjeuner, les protestations de Fernance et l’empressement de Guilelmi la firent disparaître. Les cieux étaient sans nuage, pas un soufle d’air, l’ardeur du soleil embrâsait l’atmosphère ; les dames n’avaient garde de s’exposer à ses rayons. Le relâchement du genre nerveux invite au repos. On préfére donc de ne rien faire et de causer. On parle de Romans : matière intarissable pour l’éloge et la critique, la pétillante Volsange se déclare contre l’anglomanie. Elle réduit en poudre tous ces pompeux galimatias d’invraisemblances, entassés dans les romans modernes, resassés sans cesse et travestis par nos auteurs d’un jour. Ces tours, ces souterrains, ces descriptions hideuses, ces tourmens qui n’ont jamais existé que dans les cervelles dérangées des romanciers, lui paraissent autant d’insultes faites au bon sens. Forbess soutient l’honneur de la littérature anglaise, il a pour lui l’opinion de Zoloé et celle de Lauréda. Guilelmi et Fernance se renferment dans la neutralité. L’amour propre de Milord est atteint au vif. Il promet de s’en venger, et il tient parole.

On se rappèle que son habitation fut jadis un couvent. Or dans ce couvent, il y avait des souterrains ; et cela pour cause : ils n’ont pas été comblés. En moins de soixante heures, les batteries sont dressées, les rôles distribués et la pièce jouée. Le dénouement doit être terrible ; personne d’initié au mystère ; ni Lauréda, ni Zoloé, ni leurs Agréables. Mais un mot sur le dîner.

Jamais on n’avait étalé tant de magnificence qu’à ce festin ; on y avait prodigué les productions les plus délicates de toutes les parties du monde. Bacchus lui même semblait y avoir présidé, et pour le choix des vins et pour l’ambroisie des liqueurs. Elles coulaient avec une abondance, avec une suavité à laquelle il était impossible de résister. Le dîner se prolongea longtems et délicieusement.

Bien de plus souverain pour en calmer la conflagration, que la fraîcheur des bois, la faculté l’a dit ; et l’expérience l’a prouvé. On s’achemina donc sous le paisible ombrage des chênes, et des hêtres, chaque dame escortée de son cavalier. Peu à peu, les couples se divisent, s’isolent ; le besoin s’enflamme, on meurtrit la verte fougère, on recommence, on se repose ; puis on pense à se réunir. Milord se lève, donne la main à sa compagne. Volsange apperçoit, au clair de la lune, des ruines. — Ceci, dit-elle, dépend-il de l’abbaye ? — Certainement, répond Forbess : je tiens de mon intendant que c’est ici le chef-lieu du grand chapitre. — Pourquoi l’avoir détruit ? les restes annoncent de la magnificence. — Vous ne voyez pas tout. Ces débris masquent une jolie cabane.

En effet en perçant un fouré de broussailles, on voyait sortir et s’élever à vingt pieds de terre une espèce de chaumière. L’isolement du lieu, les pâles rayons de la lune qui tombaient obliquement sur le toit de paille noire ; léchant lugubre des hiboux, quelques rocoulis d’oiseaux tapis dans les feuillages, les insectes qui bourdonnaient un son plaintif, donnaient à ce sauvage asyle un aspect effrayant et provoquaient aux plus sombres pensées. Milord ne disait rien, la main de Volsange, auparavant si décidée, tremblait dans la sienne. — Où me conduisez-vous, Forbess ? Serait-ce dans un tombeau ? — Quoi ! Volsange a peur ! où est votre intrépidité ? ne craignez rien, il ne faut pas juger sur les apparences. Il pousse le loquet d’une porte mal assemblée, et les voilà dans une petite pièce d’une propreté charmante. Les meubles étaient assortis à la demeure. La lumière vacillante d’une lampe l’éclairait. Volsange admirait avec attendrissement le portrait d’un hermite pleurant sur les faiblesses de ses jeunes ans. Tout à coup la lumière s’éteint, elle appèle Forbess ; un silence profond. Le plancher s’enfonce, elle tombe assez rapidement dans une profondeur. Étourdie de la chûte, ses sens l’abandonnent. Son réveil est pénible. Elle ignore où elle est, depuis quel tems elle habite ce caveau. — Ô cruel, ô barbare ! s’écrie-t-elle à travers de longs sanglots ; c’est donc ainsi que tu réalises ta vengeance ! rassasié de mes plus tendres prédilections, tu me plonges dans un tombeau ! Je n’ai donc passé par toutes les vicissitudes de la prospérité humaine que pour être enterrée vivante ! Et vous le souffrez, vous mes amies, vous les compagnes inséparables de mes plaisirs ; et vous n’arrachez pas le cœur de l’inhumain qui a ourdi cette infâme trahison !… Oui, vous vengerez votre amie… Puissent tous les fléaux de la justice humaine et divine l’écraser à la fois ce monstre !… Malheureuse ! à quelles vaines déclamations tu te livres ! Songe à mourir, à te reconcilier avec le ciel. Hélas ! oui, je l’ai offensé… Mourons dans cette prison ténébreuse… jeunesse, beauté, plaisirs, tout est enfouie dans cet abîme ! Le néant va s’emparer de mon être !… Je n’ai que des horreurs en perspective. Cette pensée lui coupe la parole, elle retombe une seconde fois évanouie.

Enfin un soufle bienfaisant ou quelque alkali administré d’une manière subtile la rend à elle même. Hélas ! c’est pour déplorer son malheur. Est-ce une lumière qu’elle entrevoit de loin ; ou ses yeux fascinés lui font-ils illusion ? Cependant insensiblement la faible lueur augmente, et il lui semble que de tems en tems des figures hideuses en interceptent la communication. Elle croit entendre des gémissemens qui se prolongent dans la caverne, et le roulis des chaînes traînées pesamment. Un silence profond et effrayant succède à ces lugubres sons. Un violent coup de tonnerre qui se répète au loin interrompt seul ce calme affreux. Un effroi involontaire fait frémir tous ses membres ; des éclairs sillonnent la nuit de cet antre infernal : qu’apperçoit-elle ? des squelettes décharnées s’avançant lentement sur elle : ils s’arrêtent à trente pas, et une voix fulminante qui semble sortir de dessous terre, lui adresse ces paroles : « Volsange ! répons-moi !… as-tu vu la mort ! as-tu contemplé ses horreurs ? me voilà… Comme toi, je fus favorisé des plus riches dons de la nature ; j’eus de la fortune, de la beauté, des talens, des amis ; je m’enivrai des plaisirs, de la gloire, des jouissances de tous les genres. On vantait mon esprit, on encensait jusqu’à mes défauts, on jetait un voile sur mes faiblesses, les roses naissaient sous mes pas, tous mes jours étaient un cercle d’amusemens et de délices ; le bonheur paraissait en permanence sur ma tête : un soufle a renversé tout cet édifice. Vois ce qu’il me reste. Attouche ces ossemens qui soutiennent les débris de mon être… » Et en même tems le fantôme s’approche dans son appareil lugubre, « Ciel ! ciel ! s’écrie-t-elle avec un accent de désespoir, épargne à mes yeux cet horrible spectacle. Malheureuse ! j’habite l’empire des morts… » Les éclats rédoublés de la foudre, les voûtes de l’infernal souterrain qui paraissent s’écrouler, les flammes qui voltigent de toutes parts, les gémissemens qui se font entendre, glacent sa langue. Une sueur froide coule sur son visage ; la nature épuisée par des émotions si vives succombe. Ses couleurs si fraîches et si belles disparaissent ; son teint est livide ; ses yeux éteints annoncent que sa dissolution est consommée.

C’est alors que le féroce anglais éprouve à son tour la rage du désespoir. Son amour propre lui avait fait inventer ces moyens de terreur. Il ne voulait qu’effrayer sa maîtresse ; et il l’a tuée. Ô qui pourrait décrire ce qui se passe dans son cœur ? L’enfer s’en est emparé et y exerce tous les supplices. Il vomit mille imprécations contre lui-même. Il appèle à son secours. L’écho seul de ces profondeurs lui répond et ajoute aux horreurs dont il est environné.

Cependant il approche une main tremblante, il la porte sur le cœur de Volsange ; il croit y sentir un reste de chaleur et un léger mouvement. Encouragé par une lueur d’espérance, il se hâte de la tirer de ce funeste lieu ; il charge sur ses épaules ce précieux fardeau, et va le déposer, sur l’herbe. À genoux devant son amante, il invoque pour elle le père de la nature. L’haleine des zéphirs se fait sentir ; peu-à-peu, la fraîcheur de l’air, les sels raniment les parties subtiles de ce corps engourdi, la chaleur se dilate ; il apperçoit un mouvement ; Volsange vit, ouvre les yeux. — Où suis-je ? d’où viens-je ? ô dieux ! en apperçevant Forbess, encore un monstre !… — Mon amie, mon adorable amie, peux tu méconnaître Forbess ; chasse de vaines terreurs ; c’est ton amant qui l’en supplie… — Toi, mon ami, mon amant !… barbare ! toi qui m’as livrée aux furies de l’enfer ! retire-toi, ame féroce. Lâche égoïste ! porte ailleurs tes secours et ton encens. Ou si tu veux me rendre un service, donne-moi la mort, et délivre moi de l’horreur de te voir.

C’est en vain qu’il implore son pardon, qu’il embrasse ses genoux ; ni les larmes, ni les prières, ni les promesses ne peuvent ramener cette fière maîtresse. L’amour-propre est piqué au vif ; jamais femme n’a pardonné une pareille blessure. Enfin ne pouvant la calmer par les voies douces et amicales, Forbess s’irrite à son tour ; il saisit son bras, et l’entraîne au château malgré elle. Depuis plus de deux heures, on les y attendait avec impatience, les plaisans se promettaient bien de s’amuser aux dépens des tardifs par toutes les questions et les propos badins qu’on adresse aux amans. Mais en voyant entrer Volsange pâle, décolorée et dans l’attitude d’une femme excessivement agitée ; en examinant ensuite l’air consterné, abattu et les yeux enflammés de milord, on se douta bien que le bosquet avait été le théâtre de quelque scène extraordinaire. Volsange les tira bientôt d’incertitude en déclarant ce qui s’était passé, et qu’elle allait quitter sur le champ l’infâme, le scélérat, comme elle l’appelait.

Inutilement les amis s’efforcent de concilier ces esprits altiers. Après mille débats, ils obtiennent seulement que Volsange diffère jusqu’au lendemain son départ ; ce qu’elle effectua dès l’aube du jour. La société ne tarda pas à la suivre. Milord ne vit plus qu’avec horreur ce séjour qu’il trouvait naguères si plein de charmes. Il revint aussi étouffer dans le tumulte de la capitale son chagrin et ses remords.

Conclusion.


Le dixième jour devait éclairer la célébration solemnelle du mariage de Zoloé avec d’Orsec. À peine ce tems suffisait-il aux préparatifs de toute espèce, auxquels il lui fallait présider. Forbess avait tenté inutilement à renouer avec Volsange ; elle était restée inexorable. Le goût de Lauréda pour Fernance était devenu une passion impétueuse ; elle ne pouvait se priver du plaisir de le voir et de l’entendre.

Cependant Fessinot se reposait sur la fidélité de sa digne épouse ; mais il est par-tout de ces génies malveillans ou jaloux qui se plaisent à semer la division et les haines. Averti par un de ses charitables collègues des assiduités de Fernance, il veut y opposer son autorité. Lauréda reste séquestrée de toute communication. Il croit tenir son honneur en sûreté sous la sauvegarde des verroux. Précautions superflues ! Celui même qui éveille sa jalousie s’empare de la place qu’il conseille de si bien garder, et il est encore aujourd’hui en possession de la souveraineté.

Forbess, chaque jour, parcourait, les assemblées, les spectacles, et ne pouvait rencontrer Volsange. Les agens les plus affidés avaient perdu leur tems à la chercher. Milord sortait de l’opéra sans avoir fait attention à la musique, ni au sujet de la pièce. Il appelait ses gens en colère. Un cavalier descend avec précipitation, le heurte et le renverse. — Chevalier, s’écrie-t-il en fureur, vous m’insultez. À demain huit heures du matin au bois de Boulogne, ou je vous tiens pour lâche. — À demain, Milord.

Le combat avait commencé ; l’épée n’ayant pu le terminer : le pistolet, s’écrie l’un des champions. Le sort décide qui tirera le premier, il favorise Milord, il manque son coup ; son adversaire l’ajuste et lui perce la corne de son chapeau. — C’est assez, dit l’inconnu. Tu chancèles ; lâche, reconnais Volsange. Et aussitôt, elle se jète sur son cheval et part rejoindre Zoloé.

Ce jour était désigné pour son mariage. Il fut célébré en présence d’une nombreuse assemblée. Parmesan de son côté a tenu promesse à Mirval, et lui a appris à respecter l’honnête médiocrité. La marquise de Mirbonne continue de se livrer sans mesure à tous ses caprices. Fessinot devenu le ridicule même, n’ose plus faire entendre sa voix au sénat. Guilelmi est marqué du sceau de l’opprobre. Fernance dégoûté de la frivolité et de l’inconstance française est rentré dans sa patrie. Sabar est tout-puissant et méprisé ; d’Orbazan l’idole du beau sexe, et le fléau des mœurs.

Qu’on se rappèle que nous parlons en historien. Ce n’est pas notre faute, si nos tableaux sont chargés des couleurs de l’immoralité, de la perfidie et l’intrigue. Nous avons peint les hommes d’un siècle qui n’est plus. Puisse celui-ci en produire de meilleurs, et prêter à nos pinceaux les charmes de la vertu !


FIN.
  1. Note de wikisource : les noms à droite des personnages sont inscrits au crayon en marge du texte.
  1. Fameux Froteur auvergnat qui pendant dix ans avait froté la cour et la ville. Une grande princesse jalouse de faire passer à la postérité les riches formes de ce vigoureux garçon, orna son boudoir de sa statue en marbre.
  2. Pacôme, ex-capucin de Meudon, célèbre par sa faveur auprès des duchesses et marquises, comtesses et baronnes dont il savait à merveille appaiser le démon de la chair. Tant que ce grand homme vécut, la pitance des révérends serviteurs de S. François, vaut celle des orgueilleux enfans de S. Bénoit.
  3. Époux de Lauréda cité par toute la gente femelle comme le Calpigi des maris.
  4. Zoloé lui fait l’honneur de la traiter ainsi.
  5. D’Orbazan n’était de retour à la capitale que depuis trois mois. Il s’était renfermé dans un asyle solitaire, pendant les jours affreux de la terreur. Il n’est pas étonnant qu’il ne fût pas connu de Fessinot. Il en était de même de Pacôme et de Parmesan dont les noms n’étaient jamais parvenus jusqu’à lui. Quant aux dames, elles avaient trop de raisons de garder l’incognito pour se trahir. Aussi le secret ne perça-t-il que très-longtems après l’événement.