Chansons populaires de la Basse-Bretagne/Introduction

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INTRODUCTION

Dans l’avant-propos du tome II de ses « Gwerziou », M. Luzel écrivait en 1874 :

« J’en ai fini avec les Gwerziou ou chants sombres, fantastiques, tragiques, racontant des apparitions surnaturelles, des infanticides, des duels à mort, des trahisons, des enlèvements et des violences de toute sorte : moeurs féodales et à demi barbares qui rappellent les onzième, douzième et treizième siècles, et qui se sont continuées en Bretagne jusqu’au dix-huitième.

« J’arrive à présent aux Sonniou, où respire un autre ordre d’idées et de sentiments plus tendres et plus humains : chants d’amour, douces élégies, illusions et désillusions, refrains de danse, jeux et rondes enfantines etc.. Ce sera, si l’on veut, après les chênes antiques de nos forêts, les rochers de nos rivages et les vieux châteaux ruinés où vit encore le souvenir des rudes seigneurs féodaux, — les danses des pardons, aux sons des binious et des bombardes[1], les fleurs, printanières des champs et des prés, et les bruyères des landes bretonnes.

« Tel sera l’objet d’un troisième volume. Les matériaux en sont tout prêts. »

Ce n’est pas un volume, c’est deux volumes de Sonniou que nous présentons aujourd’hui au public. Ils formeront, pensons-nous, un digne pendant aux Gwerziou.

La distinction que M. Luzel établit plus haut entre l’une et l’autre catégorie de chants est l’expression fidèle de la réalité. Le peuple lui-même les sépare nettement, et c’est avec grande raison que tous ceux qui ont traité de la littérature populaire bretonne insistent, sinon sur leur opposition absolue, du moins sur leurs différences essentielles. Mais, à M. Luzel revient l’honneur d’avoir le premier groupé, en deux séries compactes, qui se correspondent et se complètent l’une l’autre, les Gwerziou d’abord, et maintenant les Sonniou.


I

Dès 1794, un Lorientais, Cambry, alors président du district de Quimperlé, avait été frappé, — au cours d’une mission dans le Finistère, — du caractère vraiment original que revêtait volontiers la poésie populaire, dans les campagnes bretonnes. Il ne dédaigna pas de lui ménager une place, dans son Rapport[2] au Directoire. C’est ainsi, par exemple, qu’on y peut lire tout au long un intéressant dialogue de « demande en mariage » recueilli dans le pays de Scaër, et auquel est joint un commentaire précis et substantiel. Mais, Cambry ne savait pas le breton ou ne le savait que médiocrement. Il nous donne des traductions, jamais de textes, en sorte qu’il serait difficile de déterminer dans quelle mesure ses traductions sont exactes et quel degré de foi l’on y peut ajouter.

Les premiers textes de chants populaires bretons se rencontrent, croyons-nous, dans l’ouvrage du chevalier de Fréminville[3]. Ce sont surtout des Gwerziou, telles que la complainte de Fontenelle, le siège de Guingamp et la délicieuse élégie de l’Héritière de Keroulaz, toutes trois encore en vogue chez nos paysans. Vers le même temps, Souvestre publiait ses « Derniers Bretons. » Ce livre fit époque dans l’histoire de nos mœurs, de nos traditions et de nos chants. De nos jours encore, on le consulte avec fruit. L’auteur apportait, dans l’accomplissement de sa tâche, une honnêteté, une probité d’esprit dont les pages de son œuvre, quoique vieillies, ont gardé le pénétrant parfum. Il eut le mérite de révéler la Bretagne à la France, d’appeler l’attention sur la plus originale des provinces françaises. Il écrivit en particulier, sur notre littérature orale et sur nos Mystères, des chapitres presque définitifs. Il suffirait de quelques retouches pour les remettre au point. Force gens qui, depuis, se sont occupés de choses bretonnes, ont emprunté à Souvestre, — sans le nommer, il est vrai, — le meilleur de leurs ouvrages. Mais, toute justice une fois rendue à ce précurseur de nos études, il importe de faire observer qu’en composant son livre il avait surtout en vue de plaire au gros du public, qu’il vivait en pleine fièvre du Romantisme, et qu’il faisait enfin œuvre de littérateur plutôt que de savant. De là, chez lui, des soucis de forme et de mise en scène, une recherche de l’effet, que la critique moderne réprouve et contre lesquels elle ne saurait trop se prémunir. Des nombreux chants qu’il a traduits, la plupart ont été corrigés, remaniés, et qu’on me pardonne, le mot — littérarisés. En procédant ainsi, il croyait certes agir pour le mieux. Il n’en est pas moins avéré qu’il a enté plus d’une greffe sur le sauvageon populaire. Je suis convaincu que, s’il était encore de ce monde, sa belle droiture n’hésiterait pas à en tomber d’accord. D’ailleurs, Souvestre, comme Cambry, ne nous a donné que des traductions, ce qui rend impossible tout contrôle. Pour trouver le premier recueil de textes qui fasse figure, il faut arriver à l’année 1839 et à l’apparition du Barzaz-Breiz.

C’est ici le cas de m’écrier avec le Paysan du Danube :

Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive être repris !

Non que j’aie l’intention de ranimer une vieille querelle, aujourd’hui éteinte, ni de discuter derechef une à une les pièces d’un procès qui a été jugé en dernier ressort par les plus illustres d’entre les celtisants contemporains. Je renvoie le lecteur à leurs conclusions. Libre à lui de les rejeter ou de les admettre 1[4]. En ce qui me concerne, je professe pour le talent de M. de la Villemarqué et pour les signalés services qu’il a rendus, qu’il continue de rendre à la cause des lettres bretonnes, la plus sincère et la plus profonde des vénérations. Mais, je ne puis qu’être de l’avis de ceux qui contestent aux chants du Barzaz-Breiz les caractères d’une authenticité complète. J’ignore comment M. de la Villemarqué s’y est pris pour recueillir ces chants. Ce que j’affirme, c’est que le peuple, — du moins dans les régions que j’ai parcourues, — non seulement ne les chante plus tels que M. de la Villemarqué les donne, mais même en a désappris les plus parfaits, en supposant qu’il les ait jamais connus. J’ai souvent répété l’expérience que voici et que chacun peut recommencer, pour son propre compte. Après avoir réuni autour de moi des chanteurs et des chanteuses, réputés pour la richesse et la sûreté de leur mémoire, je leur lisais quelque morceau du Barzaz-Breiz. Comme j’opérais en pays trégorrois, je choisissais de préférence les pièces qui portaient l’indication : iez Treguer, dialecte de Tréguier, — et qui, vraisemblablement recueillis dans la contrée de ce nom, devaient par suite éveiller le plus de souvenirs dans l’esprit de mes auditeurs. Ceux-ci reconnaissaient bien au passage, de ci de là, quelques vers qui leur étaient familiers, mais rarement un tout complet, jamais une pièce entière. Tantôt, ils gardaient un silence désappointé, quand surgissaient dans ma lecture des locutions, des tournures, des membres de phrases incompréhensibles pour eux et qui avaient, en effet, physionomie galloise ou goélique, plutôt que bretonne. Tantôt, ils protestaient bruyamment, invoquaient le témoignage l’un de l’autre, et se récriaient : « Non, non, Monsieur, ce n’est pas ainsi ! » Lorsque je leur demandais de rétablir le texte, ils fauchaient, hélas ! sans pitié les plus gracieuses fleurs du Barzaz-Breiz. Et que dire de tant de chants, les plus beaux du volume, dont nul d’entre eux n’avait ouï parler[5] ?

Un des meilleurs folkloristes de notre temps, M. Sauvé, eut un jour une surprise qui, tout d’abord, le remplit de joie. Comme il voyageait dans le nord du Finistère, il vint à passer près d’un lavoir, et il entendit une des lavandières qui chantait. Il s’arrêta pour écouter. « Hé, mais ! pensa-t-il, ou je me trompe fort, ou ce que chante là cette femme n’est rien moins qu’une des ballades du Barzaz-Breiz, et l’une de celles dont l’origine populaire est le plus contestée. »… Il engage la conversation : « De qui tenez-vous cette jolie gwerz ? — Ma foi, Monsieur, elle est chez nous. — Pourriez-vous me la faire voir ? — Si vous le désirez… » M. Sauvé accompagne la jeune paysanne, qui le conduit jusqu’à son manoir et lui met sous les yeux une feuille de papier jauni. Il la prend, la regarde. Elle avait été arrachée… au livre de M. de la Villemarqué. M. Sauvé se trouva déçu. Que d’autres le furent, avant lui !

Témoin cet excellent M. de Penguern, si désolé de ne jamais découvrir, malgré l’activité passionnée de ses recherches, un seul document populaire qui pût soutenir la comparaison avec les admirables poèmes du Barzaz-Breiz. Cette désolation chez lui touchait au désespoir. Il ne faut pas oublier, en effet, que l’apparition du Barzaz-Breiz fut, en Bretagne, le signal d’une renaissance, analogue à celle dont le Romantisme venait de doter la France. L’œuvre de M. de la Villemarqué exerça, à ce point de vue, une influence salutaire. Il n’est que juste de lui en tenir compte. Un réveil se fit alors dans les esprits : un souffle de renouveau traversa le ciel breton. Puisque le génie local avait cependant pu produire une telle œuvre, c’est que la vieille âme de l’Armorique non seulement n’était pas morte, mais aspirait à revivre. On crut sérieusement à la possibilité de cette résurrection. On rêva de rebâtir en terre bretonnante l’idéale cité d’Artur. On se préoccupa de l’épilogue qui siérait le mieux à la magnifique « histoire » nationale que M. de la Villemarqué avait reconstituée, pour ainsi dire, page à page. On ne jura plus que par Gwenc’hlan et Merlin. On vit se dresser leurs grandes ombres sacrées sur le fond des horizons armoricains. Tout le monde se mit à l’œuvre, clergé en tête. C’était à qui apporterait sa pierre au panthéon des gloires celtiques. On commença par reconstruire une littérature nouvelle sur les débris de l’ancienne. Une académie bretonne se fonda, et, naturellement, prit M. de la Villemarqué pour président, ou plutôt pour pilote (penn-sturter). Des nobles, des prêtres, des bourgeois enthousiastes, et même des maîtres d’école en furent les marc'hek, par un K, c’est-à-dire les chevaliers. A chacun on distribuait un diplôme. Ce fut une véritable croisade. L’ « Akademi Vreiz » ne faillit pas au titre qu’elle s’était décerné. Son premier soin fut d’expurger la langue et de réformer l’orthographe. Elle proscrivit impitoyablement tout vocable qui, de près ou de loin, sentait son origine française, et y substitua des termes empruntés à nos congénères d’Irlande ou du pays de Galles. Les mots bretons conservés se hérissèrent de tant de K, qu’ils auraient, pu rendre des points à leurs ancêtres les plus barbares. Evidemment, il y eut dans tout cela quelque puérilité. La tentative avorta. Peut-être en a-t-on trop raillé les promoteurs. Les belles illusions ont toujours un caractère de générosité, qui devrait en imposer au sarcasme. De plus, elles sont généralement fécondes. A la suite de ce mouvement de rénovation bretonne, dont j’ai tâché de fixer quelques traits, des « enquêteurs » consciencieux, stimulés par le succès du Barzaz-Breiz, se mirent en devoir de glaner, derrière M. de la Villemarqué, dans ce vaste champ de la poésie populaire dont il s’était contenté, pensaient-ils, d’engranger les meilleures gerbes. L’un des plus vaillants d’entre eux fut précisément M. de Penguern.

Il était juge de paix à Perros-Guirec, mais habitait à Lannion, au centre d’un pays fertile en traditions de toute nature. Il consacra à les recueillir tous les loisirs que lui laissait sa charge. Sa passion, en ces recherches, n’eut d’égale que sa sincérité. Toutefois, n’ayant qu’une connaissance imparfaite du breton, il dut faire appel à des collaborateurs. Le plus infatigable fut un nommé Le Dantec, de Lannion, vrai batteur de routes par métier (il était porteur de contraintes). D’autre part, M. de Penguern trouva dans Madame de Saint-Prix une auxiliaire précieuse. Elle fouilla pour lui, par des gens à elle, la région de Morlaix, où elle avait sa maison de ville, et celle de Callac, où était située sa résidence de campagne. La collection de M. de Penguern absorba ainsi, du moins en partie, le trésor populaire de trois arrondissements. Son auteur n’eut pas la joie, si bien gagnée cependant, de la pouvoir publier. Il mourut, avant d’avoir réalisé ce voeu suprême. Les matériaux épars de son oeuvre lui ont survécu. Après avoir passé par bien des vicissitudes, ils sont aujourd’hui déposés à la Bibliothèque Nationale, où ils forment un respectable ensemble. M. Luzel, qui en fut momentanément acquéreur, avec MM. Du Cleuziou et Halléguen, a gardé copie de quelques-uns des chants qui y sont compris. On en retrouvera un ou deux, dans le présent ouvrage. J’ai dit que M. de Penguern était un collecteur sincère. Il ne faudrait pas en conclure que toute sa collection est authentique, surtout en ce qui a trait aux chants du peuple. Lorsque M. de Penguern voulut classer ses documents et les traduire, il s’adjoignit un ancien étudiant en droit, alors en rupture de ban, René Kerambrun, de Prat. C’était un Breton de talent que ce René Kerambrun, et qui possédait pleinement sa langue. Mais, un peu besoigneux, et pour prendre M. de Penguern par son faible, il crut pouvoir, sans forfaire, lui glisser en mains, comme choses frappées à l’estampille du peuple, certaines pièces qu’il avait lui-même fabriquées[6]. Tels les chants intitulés Menec’h ann Enezen C’hlaz (les Moines de l’Ile Verte) et Argad ar Saozon (la déconfiture des Anglais). Ils charmèrent d’autant plus M. de Penguern que, par la perfection de la forme, ils rappelaient les morceaux les plus achevés du Barzaz-Breiz... Il y avait, à cette époque, bien des années déjà que M. Luzel cheminait de bourg en bourg, à la recherche des vieux chants et des antiques traditions. Il lui arrivait parfois de se croiser avec Kerambrun. — Eh bien ! interrogeait malicieusement celui-ci, as-tu recueilli la ballade des Moines de l'Ile Verte ? — Pas encore ! répondait M. Luzel, non sans dépit. — Allons ! tu la trouveras, un jour ou l’autre, faisait Kerambrun, en manière de consolation narquoise. Il va sans dire que M. Luzel n’a jamais trouvé.

M. Luzel a toujours été en ces matières d’une probité poussée jusqu’au scrupule. Quand parurent ses Gwerziou, on eut enfin un recueil de textes bretons d’une authenticité populaire absolue. On put se faire une idée exacte de la poésie du peuple, en Armorique. D’aucuns en éprouvèrent comme une désillusion. Ils avaient encore dans l’oreille les strophes si artistiques du Barzaz-Breiz, où sonnaient fièrement les plus grands noms de notre histoire. On fut longtemps avant de comprendre que la véritable beauté de ces sortes de chants est dans leur barbarie et leur rusticité mêmes. D’ailleurs, à toutes ces récriminations M. Luzel ne pouvait rien. Interprète fidèle, il reproduisait ce que le peuple lui avait dit. Qu’avait-on à lui demander de plus ?

Le tome premier des Gwerziou est de 1868, le second de 1874. M. Luzel, — on l’a vu, — comptait y adjoindre, sans plus tarder, un troisième volume, qui eût été consacré aux Sonniou. M. de la Villemarqué n’avait fait à cette catégorie de chants qu’une part très restreinte. Son livre eu renferme tout au plus une dizaine. M. Luzel était en droit d’espérer que, de ce côté du moins, son œuvre semblerait plus riche, sinon aussi parfaite, que celle de son devancier. Mais, son activité dut s’exercer dans un autre champ. Les Sonniou furent ajournées, pour laisser place libre aux Contes, dont cinq volumes ont été publiés, dans un espace de douze années. C’est pourquoi, elles ne paraissent qu’aujourd’hui.

Elles ont été précédées, voici plus d’un an, par l’ouvrage de M. Quellien, intitulé : chansons et danses des Bretons. J’ai eu occasion de dire ailleurs ce que je pensais de ce recueil. Je n’ai pas à revenir sur mon opinion première. Cependant, à y regarder de plus près, il semble que M. Quellien ait été surtout préoccupé de l’air, non du texte de la chanson. Aussi, donne-t-il pêle-mêle, indistinctement, Sonniou et Gwerziou. Il s’accommode volontiers de documents publiés de longue date, soit par M. Luzel, dans ses oeuvres antérieures, soit par des imprimeurs bretons, sur feuilles volantes. Il ne s’applique pas à produire des documents nouveaux. Une chose seule l’intéresse : la mélodie. Il en a excellemment édité plusieurs, au dire des gens compétents. C’est de quoi il faut lui savoir grand gré ; mais son livre, dès lors, n’a que des rapports très lointains avec le nôtre, et ces deux volumes de Sonniou peuvent être considérés, — ainsi que les Gwerziou naguère, dans leur genre, — comme la première collection à peu près complète des chansons enfantines, sentimentales ou satiriques, qui ont persisté jusqu’à nos jours, dans la mémoire du peuple breton.

II

C’esl un art souvent difficile à pratiquer que la maïeutique de la mémoire populaire. M. Luzel y fut initié de bonne heure et en connut rapidement tous les secrets. Le manoir de Keramborgne, où s’écoula son enfance, nous est représenté par lui comme un rendez-vous de chanteurs[7], Durant les soirs d’hiver, les veillées s’y prolongeaient fort avant dans la nuit. Les grâces récitées en commun, et une fois lue la vie du Saint du jour, les hommes de la maison, — tous de rudes laboureurs, — se groupaient autour de l’âtre. Les enfants se faufilaient entre leurs jambes ou s’accroupissaient aux deux angles du foyer. Alors, tandis que séchaient les habits, laissant évaporer en vagues fumées la pluie ou la neige dont ils avaient été trempés, depuis le matin, les langues se réveillaient peu à peu. On devisait des travaux du domaine, des nouvelles locales ; puis, ces sujets épuisés, venait le tour des récits merveilleux ou terrifiants. Les femmes cependant, au bas bout de la vaste cuisine, s’étaient assises à leurs rouets. Ce n’était d’abord, dans leur parage, qu’un ronron plaintif et monotone. Mais, soudain une voix, — de jeune fille ou de vieille servante, — entonnait le premier couplet d’une sôn ou d’une gwerz[8]. Les hommes aussitôt s’arrêtaient de causer et demeuraient attentifs, la pipe aux lèvres. M. Luzel doit à ces exquises soirées, non seulement les émotions qui lui sont restées le plus chères, mais encore les plus beaux chants qu’il ait recueillis.

Parfois, la porte retentissait, à la « demande d’ouverture » d’un passant. Keramborgne, comme toutes les demeures bretonnes, était une maison hospitalière. On faisait entrer le baléer-bro, le « chemineur de pays », — colporteur ou mendiant. Les rangs se desserraient pour lui faire une place. Il prenait sa part du feu et de la chandelle, et la payait en étalant devant les yeux de l’assistance des images coloriées de couleurs vives, — en rapportant la chronique des contrées voisines, — ou en détaillant son répertoire, toujours très garni, de chansons et de récits de toute sorte.

Le plus étrange de ces nomades fut Ervoanic Hélary. Il arrivait de préférence à la belle saison. C’était un innocent, un pauvre d’esprit, mais robuste de corps, et qui travaillait comme quatre, quand on fanait les foins ou qu’on fauchait les blés. Le soir venu, il adoptait pour lit une auge de pierre, accotée au puits du manoir. Jadis, c’est en des auges semblables, avec des ailes d’anges pour voiles, que les saints de la légende bretonne avaient traversé la mer. Par un singulier privilège, Hélary ne paraissait jamais las. Il passait souvent des nuits entières, les claires et tièdes nuits de juin ou d’août, à contempler, allongé dans sa dure couche, la procession des étoiles au-dessus de sa tête, et à leur chanter sur, un ton de mélopée ou d’hymne d’église, l’interminable litanie de vers que sa mémoire naïve avait retenus. C’était vraiment un étrange garçon, et qui avait une façon assez particulière de concevoir l’existence.

Dans un tel milieu et parmi de telles gens, comment M. Luzel n’eût-il pas appris à goûter tout le charme de la poésie populaire ? Comment n’eût-il pas senti l’intérêt qu’il pouvait y avoir à en recueillir les inspirations suprêmes, en voyant quelle action cette poésie continuait d’exercer autour de lui sur les imaginations, quel prestige souverain elle gardait ? N’oublions pas enfin que la famille même de M. Luzel comptait parmi ses membres des esprits distingués, assez en avance sur leur temps pour comprendre quelle importante contribution fournirait un jour à une histoire bien faite la connaissance des traditions et des chants du peuple. Je fais allusion surtout à son oncle, M. Le Huërou, le savant auteur des « Institutions Mérovingiennes », dont la mort prématurée fut un vrai deuil pour la science historique, alors naissante. En dehors de ses grands travaux, il s’occupait volontiers de folklore, comme on dit aujourd’hui. M. Luzel n’eut qu’à suivre ses traces. Il le fit, quarante-cinq années durant, et son ardeur n’est pas éteinte.

Pendant ces quarante-cinq ans, à quelques intervalles près, on a constamment vu M. Luzel pérégrinant par les routes bretonnes ; ses amis ont fini par le surnommer Boudédéo Breiz-Izel, le Juif-Errant de la Basse-Bretagne. Soit avec ses ressources personnelles, soit aidé par des subventions du ministère de l’Instruction publique, il a battu, si l’on peut dire, toutes les broussailles du pays d’Armor, pour en faire s’envoler les chants du peuple. Il s’est attablé aux auberges, les jours de pardon, alors que la vertu du cidre remue les vieilles choses, dans les cerveaux. Il a fréquenté les meuniers, les tisserands, les tailleurs et les pâtres. Il s’est fait bienvenir des couturières, dont la langue vibre comme l’aiguille. Il a passé de longues heures, accroupi sur des tas de copeaux, sous la hutte à forme gauloise des sabotiers. Il lui est même arrivé de coucher à la belle étoile, entre deux collectes de chansons[9]. Nul n’a plus payé de sa personne, pour rassembler les richesses éparses du trésor populaire. Bretons, mes amis, qui croyez autant à l’immortalité des races qu’à celle des personnes, quelque chose, en effet, survivra de vous ; c’est à M. Luzel plus qu’à tout autre que vous le devrez. Il est probable, hélas ! que vous n’en saurez jamais rien...

M. Luzel, pour sa besogne, ne se liait guère qu’à lui-même. Il trouva cependant quelques aides, qu’il serait injuste de passer sous silence. Ce furent : d’abord M. Lamer, instituteur, qui, prenant au sérieux les circulaires de M. de Fortoul relatives à la recherche des traditions du peuple, s’efforça de les appliquer, dans le district de Ploumilliau ; puis M. Vincent Coat, employé à la manufacture des tabacs de Morlaix ; enfin, un troisième auquel on me permettra de consacrer une mention spéciale, mon père. C’est à son nom plutôt qu’au mien qu’aurait dû revenir l’honneur de figurer sur la couverture de ce livre, à côté de celui de M. Luzel. Nul n’a eu plus que lui le culte ardent des choses bretonnes. Ses regards, qui ne se sont jamais risqués au delà de la terre natale, ne s’en sont non plus jamais distraits. Peu d’hommes, — M. Luzel mis à part, — ont plus vécu de l’amour de la petite patrie armoricaine. Ses plus belles années se sont écoulées tout là-haut, dans l’Argoat, dans la primitive et sauvage Contrée-des-Bois. On désigne ainsi la lisière de Cornouaille qui déborde par-dessus les monts d’Arrée jusque dans le département des Côtes- du-Nord. C’est une région accidentée, noire de forêts, avec quelques cônes dénudés et sinistres, comme le Menez Mikêl. La population y est fruste et simple, même de nos jours, à cause de son éloignement des voies ferrées. Elle se compose surtout de charbonniers et de fabricants de sabots, qui égayent leur solitude en la peuplant de chansons. Au printemps, ces hommes dévalent vers Lannion, Tréguier, Guingamp, Paimpol. Alors scintillent, la nuit, par les routes du bas pays, les fanaux en fer-blanc de leurs charrettes, et on les entend, eux, les gars de l’Argoat, fredonner en somnolant des couplets que rythment les sonnailles de leurs bidets bretons. Mon père, que des migrations ultérieures ont fait descendre peu à peu vers la mer, ne voit jamais apparaître ces errants de la montagne cornouaillaise, sans que le cœur lui tressaille d’allégresse. Ils le savent et s’arrêtent volontiers à sa porte. Ils lui parlent de ce pays de Duault, qui lui est resté cher entre tous, où son souvenir subsiste encore, et dont il a transcrit les chants. Ce nom de « Duault », les lecteurs des Gwerziou le connaissent : ils le retrouveront plus d’une fois dans les Sonniou.

Dirai-je que le Trèguer et le Goëlo sont actuellement, en Bretagne, les derniers terroirs où s’épanouisse en sa vraie fleur la chanson populaire ? — Par le Tréguer et le Goëlo, il faut entendre tout le pays qui s’étend de la rivière de Morlaix à la limite extrême de la langue bretonne, à l’Est du Trieux. Il semblerait, de prime abord, que la Cornouaille finistérienne et le Léon, qui sont restés plus attachés aux anciennes mœurs et aux vieux costumes, dussent avoir conservé de même le monopole des plus originales chansons d’autrefois. Il n’en est rien, Gaie, verte, avec de gracieuses vallées et des collines bondissantes, la Cornouaille a la lèvre volontiers rieuse et prompte aux gaudrioles. Elle aime à chanter, mais son insouciance s’accommode, en fait de chants, des médiocres et des pires. J’ai voyagé souvent avec des conscrits de Quimper, qui, sortis des campagnes avoisinantes, s’en retournaient passer le dimanche dans leurs familles.

À peine installés dans le compartiment, ils entonnaient, non des refrains de chambrée, (certes un Breton du peuple, rendu à lui-même, ne parle ni ne chante que dans sa langue), mais des couplets informes, sans poésie et sans intérêt. Je n’ai jamais eu le courage d’en noter un seul[10]. Une des compositions les plus en vogue dans le Finistère a pour auteur un homme d’une trentaine d’années, qui habite Spézot, et que j’estime d’ailleurs beaucoup. Ell a été écrite et répandue, dans une excellente intention patriotique. Mais, on sera renseigné sur sa valeur littéraire, quand j’aurai dit qu’elle a pour titre « Ar Sergent-Major », pour refrain « Vive ar Republic Franc ! » et que tout le reste est à l’avenant. Platitude et médiocrité, telle est, malheureusement, la devise de nos aèdes modernes. C’est pourtant à eux que va le succès. Et nous avons le Barzaz-Breiz, de M. de la Villemarqué ! Nous avons le Bombard-kerné[11], de Prosper Proux ! Nous avons le Bepred-Breizad de M. Luzel ! Nous avons enfin, quoique dans une langue un peu byzantine, l’Annaïc de M. Quellien. Mais voilà : toutes ces belles choses ne sont pas imprimées sur feuilles volantes, et le paysan n’achète pas de livres.

Quant au Léon, l’on n’y chante guère. Toujours vêtu de noir, le Léonard a la dignité grave de son homonyme d’Espagne, je ne sais quelle solennité d’hidalgo. Par son entente des affaires, il est de ce temps-ci ; par ses habitudes morales, il est du moyen âge. C’est à la fois un spéculateur habile et un catholique sombre. Aussi, chez lui, pas d’élans d’imagination. Il ne se plaît guère qu’aux récits terrifiants. Saint-Pol, sa ville sainte, a presque plus d’églises que de maisons, et celles-ci ne semblent être qu’un prolongement de celles-là. Les gens y ont des allures de mystère. Un silence religieux plane sur toutes choses. Seul, le cimetière vit. Il produit une impression de terreur sacrée : c’est le Campo-Santo de la Basse-Bretagne. Au pays trégorrois, la race est moins triste qu’en Léon, moins joyeuse qu’en Cornouaille, mais, plus affinée que dans l’une et l’autre région. Elle y a fait à la civilisation plus de concessions extérieures ; en revanche, elle est demeurée plus fidêle à l’âme profonde des aïeux[12]. On s’y nourrit encore des légendes merveilleuses, des chants épiques ou sentimentaux, qui alimentèrent le rêve des anciens Bretons. Là, survivent quelques représentants clairsemés de la congrégation, jadis si nombreuse, des mendiants chanteurs. Là aussi, l’on peut, sans trop de peine, ranimer au fond des mémoires les vieilles cendres de l’inspiration populaire.

Dans une récente excursion faite avec M. Luzel, j’ai constaté de visu ce que j’avance. Nous avions choisi Le Guerlesquin pour première étape. Administrativement, Le Guerlesquin se rattache au Finistère ; ethnographiquement, il est trégorrois. Nous y arrivions à un mauvais moment, dans le grand coup de feu de la moisson… Pas un chat, dans le bourg : les rues sont vides, la plupart des maisons, closes. A l’auberge où nous sommes descendus, l’hôtesse, informée de ce pourquoi nous venons, ne pense pas que nous ayons chance de rien trouver. Nous nous mettons cependant en quête ; dans toute notre après-midi, nous finissons par dénicher deux chanteuses. Mais, le soir vient, les moissonneurs rentrent. Le bruit a couru que nous sommes là. Un homme m’aborde : « Vous voulez des chansons ? J’en sais ! » Il a donné l’exemple ; maintenant c’est à qui s’empressera… J’ai encore ce spectacle devant les yeux : la salle encombrée de monde : M. Luzel et moi, chacun à notre table. Autour de nous, un groupe compact, mais respectueux. Pendant que l’un débite sa sôn, les autres se recueillent. Quelques femmes ont sur les bras leurs enfants, qui s’endorment, bercés par toutes ces chansons. Dehors, dans la sereine nuit de septembre, la foule qui n’a pu pénétrer à l’intérieur s’est tassée contre le mur de l’auberge, et, par instants, on voit surgir, dans le cadre des fenêtres ouvertes, des têtes éveillées de gamins. Je n’oublierai jamais cette soirée. Que n’y assistiez-vous, o Prosper[13], poète du Guerlesquin, dont le souvenir voltige toujours sur ces campagnes ! Quand on prononce votre nom devant les vieilles de cette bourgade, qui furent jeunes de votre temps, elles ont aux yeux des larmes attendries, et, sur les lèvres, un reconnaissant sourire...

Si, dès la lisière du Tréguer, la récolte de chants populaires est à ce point fructueuse, que dire du coeur même du pays et de la zone maritime ! Je signalerai plus particulièrement aux amateurs de folklorisme breton les quartiers de Ploumilliau, de Plouaret, de Pluzunet, de Buhulien, de Pédernec, de Plourivo, de Ploudaniol et de Kerhors. Je mentionne surtout ceux-là, parce que ce sont ceux que je connais le mieux. Je ne saurais donner ici une liste complète des chanteurs ou chanteuses, à la mémoire desquels M. Luzel ou moi avons eu recours. On me permettra néanmoins d’insister sur quelques noms. Je recommanderai d’abord Couillec, tailleur au Guerlesquin, mais plus encore, la veuve Peutite, à Kerbors, et la femme Mao, à Pleudaniel. La première est cardeuse d’étoupes à la fabrique de mèches pour les chandelles de résine dont se servent nos paysans. Elle chante avec beaucoup de justesse et de verve : elle m’a même avoué qu’elle composait, à ses heures. « Que voulez-vous, Monsieur, me disait-elle, je ne suis qu’une pauvresse, et mon mari est mort en mer. Je ne suis jamais gaie, mais je chante quand même : cela fait paraître le temps plus court et la vie moins mauvaise. » La femme Mao, elle, a encore son mari, qui est cordonnier. Elle l’aide, dans son état, en ravaudant les vieilles chaussures. Je ne sais pas de type breton plus pur. Elle a encore, malgré ses cinquante ans, une grâce singulière. Très intelligente avec cela, et chanteuse émérite. Tout vibre dans sa personne, quand elle chante : elle a des gestes qui miment merveilleusement. On lira, plus loin, la sôn de la fileuse dont le fils se destine à la prêtrise. Ce fut la fileuse même qui la « rima », au bruit de son rouet, en caressant son rêve de mère, de bretonne. Elle s’appelait Nann Boënz, de Lézardrieux. C’est d’elle que François Mao, qui, tout enfant, l’avait connue, tenait cette courte et délicieuse improvisation. Pour me la chanter, elle imitait, de la tête et de la main, l’attitude de la vieille Nanti, et reproduisait jusqu’à l’accent de sa voix ![14].

Mais, tous ces noms que je viens de citer pâlissent à côté de celui de Marguerite Philippe. Pluzunet, la commune où elle réside, mérite dans nos annales une place à part. La population y est fine, vive d’esprit, appliquée à notre littérature nationale. Des fermiers, comme Claude Le Bihan, des Daniel mil-micher (Daniel aux mille métiers), comme cet original de Lestic, des serruriers, joyeux compagnons, comme Bertrand Le Ménager, y consacraient jadis leurs soirées à transcrire de leurs robustes mains les manuscrits bretons de nos Mystères. Le dimanche, après vêpres, ils se réunissaient, avec leurs disciples, dans quelque auberge ; et c’étaient alors, jusqu’à la nuit, bien close, de véritables auditions dramatiques, dont le souvenir a survécu à ceux qui s’en faisaient à la fois les impressarii et les acteurs. Ils étaient parvenus à fonder ainsi une école de déclamation, une sorte de Conservatoire armoricain. Ils ont laissé des élèves, qui, sans égaler leurs maîtres, ne se sont pas trop départis des saines traditions.

Les comediancher qui ont donné un lustre local à l’inauguration du théâtre de Morlaix, en 1888, et qui y ont représenté Sainte-Tryphine, d’après le texte publié par M. Luzel, sortaient pour la plupart de Pluzunet ou de sa banlieue. Ce pays est peut-être le dernier de Basse-Bretagne où l’on entende encore, le soir, par les routes, des hommes de labour, qui rentrent avec leurs chevaux et leurs outils, débiter de leurs voix rudes de longues tirades empruntées à la vie naïvement dramatisée de nos Saints. Les silhouettes,agrandies par le crépuscule, prennent des proportions fantastiques, de sorte qu’avec un peu d’imagination, on croirait voir passer, non de simples rustres, mais les personnages mêmes, les êtres surhumains de la légende. Ces allées et venues des vieux saints d’Hibernie, à travers les campagnes bretonnes ou sur les eaux de la Manche, nos marins et nos paysans les voient en réalité. Saint Gonéry, par exemple, va régulièrement rendre visite à Sainte Lihoubane, sa mère, à l’île Loaven, sur les côtes de Plougrescant. On vous la montrera, marchant sur les flots, comme Jésus. Marguerite Philippe a gardé une foi profonde dans ces superstitions surannées et délicieuses[15].

Elle en vit moralement, matériellement aussi. Le peu d’argent qu’elle gagne, c’est moins son métier de fileuse que sa réputation de pèlerine qui le lui rapporte. Son principal gain consiste, en effet, à faire des pèlerinages par procuration. Dès qu’on tombe malade, dans la contrée, vite on a recours à Marguerite Philippe. Elle s’entend de même à accomplir les voeux faits par les défunts. Elle sait à merveille le domicile favori, l’histoire et la spécialité de chaque Saint. C’est une science très compliquée, où nous nous perdrions. Marguerite m’a énuméré six espèces de furoncles ; l’un a pour guérisseur attitré Saint Clet ; l’autre, Saint Eloi ; le troisième, Saint Spej ; le quatrième, Saint Men ; le cinquième, Saint Cadô ; le sixième, Saint léned. Il est indispensable de ne pas confondre. Elle sait encore quelle offrande plaît à celui-ci, quelle autre à celui-là. Au grand Saint Yves, elle présente du pain de seigle ; à Saint Sylvestre, du blé noir. Quant à Saint Idunet, qui a l’oreille dure, elle le fouette trois fois avec une branche de genêt, pour le rendre attentif. S’il s’agit d’aller en pèlerinage aux lieu et place d’un mort, elle se traîne sur ses genoux nus, à l’entour de la chapelle votive, en ayant soin de procéder à l’encontre du soleil, car le tour dans le sens de l’astre ne se fait que pour des vivants. Mais, c’est un volume qu’il faudrait écrire, si l’on voulait consigner toutes les pratiques étranges dont Marguerite Philippe possède la clef. Voyageant sans cesse, de sanctuaire en sanctuaire, elle chemine dans toutes les directions, fait la navette entre le littoral du Nord et les monts d’Arrée. Elle s’arrête aux fermes proches des divonnes, cause en route avec les gens qui passent, et constamment se renseigne, surtout depuis que M. Luzel l’a élevée au titre, dont elle est très fière, de collaboratrice. Périodiquement, elle le rejoint, à l’endroit où il lui donne rendez-vous. C’est ainsi que j’ai eu le plaisir de faire connaissance avec elle, à Kercabin, en Plouëc, dans une grave chàtellenie moderne, hantée de souvenirs féodaux et peuplée, la nuit, dit-on, de spectres gracieux ou terribles. Il parait qu’un de mes ancêtres habita jadis cette demeure, un de ces ancêtres dont on ne se vante pas. Une bonne m’a affirmé qu’on entend encore parfois le pas de son cheval sonner sur le pavé de la cour[16]. Le manoir est aujourd’hui occupé par deux gentilshommes fermiers, au sens qu’on attache à cette qualification, en Angleterre, deux membres de ce clan des Le Huërou, dont j’ai déjà eu occasion de mentionner un des représentants les plus regrettés. Au jour et à l’heure qui lui avaient été fixés, malgré la pluie, qui tombait à verso, Marguerite, Philippe arriva. Je m’attendais à trouver une femme âgée, en vertu de cette conception qui veut que les conteuses soient vieilles, qu’elles aient le chef branlant, comme celui de la Mère l’Oie, Mais point. Marguerite Philippe a quarante ans au plus. Elle zézaie un peu, en parlant, mais le zézaiement disparaît, dès qu’elle chante... Je la contemplai, je l’avoue avec une curiosité respectueuse. C’était dans le salon du château. Sur le parquet, des peaux de loups abattus par nos hôtes ; ça et là, quelques terres cuites, un Arlequin, gouailleur et cambré, sa batte sous le bras. Au pied des fenêtres, de vastes corbeilles de fleurs laissaient tomber leurs pétales et monter ces « odeurs fines » dont parlent les sonniou. Tout en écoutant Marguerite Philippe, dans ce décor à la fois très primitif et très contemporain, je songeais aux choses disparues, dont cette femme évoquait l’image, à tout ce passé grave ou tendre du peuple breton, dont sa mémoire sera peut-être demain l’unique et suprême dépositaire… Et je me sentais vraiment pénétré envers elle d’une sorte de vénération attendrie…


III

J’ai souvent demandé à nos chanteurs ou chanteuses : « D’où vous vient cette chanson et qui, croyez-vous, l’a composée ? « Invariablement ils me répondaient : « Nous la tenons des gens anciens ; quant à savoir qui fut son auteur, c’est le secret de Dieu. » Sauf le cas de Nann Boënz (V. plus haut), je n’ai pas pu obtenir le moindre renseignement précis sur l’un quelconque de nos aèdes d’autrefois. Eux-mêmes étaient, sur leur personnalité, d’une discrétion absolue. Jamais ils ne se nomment. Ils font volontiers intervenir le « moi », mais ce « moi » peut être celui de n’importe qui. À ce point de vue, leur poésie est à proprement parler impersonnelle.

Par là, elle se distingue des créations plus récentes. Il semble, en effet, qu’à mesure que les productions populaires deviennent plus médiocres, leurs auteurs se font un devoir de conscience de les contresigner. Iann Ar Guenn n’y manque jamais. Chacune de ses chansons se termine par un couplet, dont la forme n’est pas toujours la même, mais, où toujours il prend soin d’encadrer son nom, sa parenté, et quelquefois son lieu d’origine. Il vaut qu’on lui consacre un mot, ce Iann Ar Guenn. Tout enfant, j’ai été accoutumé à l’entendre citer comme une des gloires du pays trégorrois. Je me suis enquis, depuis, de ce qu’il était, et j’ai lu de son œuvre les débris que j’en ai pu rassembler. Il naquit sur la pente orientale de ce grand morne déchiqueté qui porte les communes de Plonguiel et de Plougrescant, et qui est une des pointes extrêmes que pousse la Bretagne au cœur de la Manche. De bonne heure, il fut aveugle et fit des vers. Dieu me garde de le comparer à Homère ! Il n’eut avec le multiple poète ionien que ces deux points de comparaison, et le second serait fort à son désavantage. Il a néanmoins fait imprimer de très jolies pièces, que le peuple accueillait avec plaisir. Il va sans dire qu’il ne les écrivait pas. En revanche, il les chantait bien, L’hiver, il s’enfermait dans sa chaumine de Kersuliet, près de la Roche-Jaune, au bord île la rivière de Tréguier. Là, assis au coin de son foyer, en compagnie de Marie Petibon, sa femme, tandis que s’harmonisaient au dehors les bruits de la marée et ceux du vent, il pratiquait son art et cousait des vers bretons l’un à l’autre. Le couplet terminé, il taillait dans un morceau de bois une coche, à la manière des boulangers. Chaque chanson avait tant de coches, c’est-à-dire tant de couplets. Le nombre n’était jamais le même. L’été venu, Yann ar Guenn et Marie Petibon émigraient côte à côte et se promenaient de bourg en bourg, au hasard des fêtes locales. Adossé au mur du cimetière, Iann prenait une de ses lattes, eu parcourait du doigt les tailles, y lisait avec les yeux de l’âme la sôn qu’il y avait sculpté, et la chantait devant la foule. Ses pérégrinations aboutissaient toujours a Morlaix, ville des éditeurs bretons. On le voyait entrer chez Lédan. Quand il en sortait, la presse avait fixé, à l’usage du peuple, ses passagères inspirations. Grâce à ce papier à chandelle, Iann Ar Guenn eut la vogue et presque la gloire. Celui que les actes de l’État civil qualifiaient, au moment de son mariage, de « chanteur de chansons », était honoré par eux, au lendemain de sa mort, du titre de « poète ». Il en était digne. Je n’en saurais affirmer autant d’autres « Iann » qui lui ont succédé, y compris Iann ar Minous. Leur muse essoufflée et loqueteuse quête de pardons en pardons une aumône qu’on ne leur verse qu’à regret. En cela, le peuple d’Armorique fait encore preuve de goût.

Les poètes d’autrefois chantaient, comme chante l’eau courante, sans vouloir en tirer profit. La poésie n’était pour eux que ce que devrait être toute poésie : une chose d’amusement ou de loisir. La plupart étaient gens de métier, non pas avoué, comme écrit M. Quellien, mais sédentaire ou, si l’on veut, domestique. Le sérieux de la la vie résidait, à leurs yeux, dans ce qui matériellement fait vivre. Tous, du moins, d’après les vagues indications qu’ils nous ont transmises, accomplissaient une besogne définie. Pour se distraire, ils composaient des vers, étant fils d’une race éprise de rêve, mais ils ne le confessaient pas. Les rares renseignements qu’ils nous fournissent n’ont trait qu’aux métiers qu’ils exercent.

Les uns étaient meuniers et « rimaient » en surveillant le tic tac de leur moulin ou en repiquant les meules. D’autres étaient tisserands, d’autres cordiers, d’autres sabotiers, d’autres tailleurs. Ils appartenaient, en un mot, aux corporations les plus diverses et, généralement, les moins estimées des anciens Bretons. Nos pères ne connaissaient, en effet, que deux états qui fussent dignes d’eux : celui de marin, sur les côtes, celui de laboureur, dans l’intérieur des terres. Pour toute autre condition sociale, le sacerdoce excepté, ils ne professaient que mépris. Aux meuniers ils reprochaient leur manque de probité. Un dicton populaire s’exprime ainsi :


Miliner, gwenn he vec,
Laër ar bleut ha laèr ann ed,


« Meunier au museau blanchi — vole la farine et vole le blé. » Quant aux tailleurs, ils étaient honnis, et se vengeaient par de mordantes chansons. Mais, les plus maltraités par l’opinion publique étaient les cordiers. On les appelait cacous (caqueux)[17]. On s’éloignait d’eux, comme s’ils eussent eu la lèpre. Dans les églises, un endroit spécial, une sorte de ghetto minuscule, leur était réservé, et ils n’avaient pas le droit de se mêler aux autres fidèles. On les proscrivait même des bourgs. Ils ne pouvaient s’établir et exercer leur industrie qu’à distance des agglomérations. Aujourd’hui encore, bien que cette réprobation ne pèse plus sur eux, ils continuent d’habiter en pleine campagne, et tressent leur chanvre, le long des talus, dans de vieux chemins abandonnés. Leur corporation s’est d’ailleurs fort éclaircie, et ne tardera sans doute pas à disparaître.

Sans être un objet d’aversion, comme les cordiers, les sabotiers ne jouissaient guère non plus de la sympathie du peuple. A eux principalement s’appliquait l’épithète de « paotred Kernew » (gars de Cornouaille), qui, sur le littoral du Nord, équivaut presque à une injure. On les disait sauvages et de mœurs farouches. On leur prêtait des habitudes singulières, comme de frotter leurs nouveaux-nés, l’hiver, avec de la neige. Leurs huttes, faites de branchages entrelacés, et qu’on voyait fumer éternellement, sous le couvert des bois, inspiraient à l’imagination populaire une superstitieuse terreur. Enfin, — grief plus considérable, — on prétendait qu’ils n’étaient pas Bretons d’origine, qu’ils étaient venus du côté de l’aurore, que c’étaient des étrangers, des Galls[18]. Il est vrai qu’ils vivaient entre eux, à l’écart des autres, formaient une espèce de confrérie, s’interpellaient du nom de « cousins » et ne tenaient aucun compte du reste de l’humanité. En revanche, ils donnaient l’exemple d’une solidarité peu commune. Quand un « cousin » était trop vieux pour manier désormais la tarière ou la hache, il endossait son havresac et se transportait de hutte en hutte, bien accueilli dans toutes, nourri, logé et gratifié, au départ, d’un léger viatique. L’hospitalité qu’il recevait, il la payait en pierres à affûter, qu’il allait chercher à la baie de Craca[19], mais le plus souvent en chansons, qu’il avait retenues ou qu’il avait lui-même composées...[20]

Tels furent les fervents de la muse populaire, en Armorique. Ils s’éclipsent tous devant l’imposante catégorie des cloër. A. ceux-ci Souvestre a consacré des pages qui méritent qu’on les relise. L’école est longtemps restée, en Bretagne, ce qu’elle était au Moyen Age, l’annexe d’une église cathédrale ou de quelque grande abbaye. Les jeunes gens qu’on y élevait étaient tous destinés à entrer dans les Ordres. On les appelait clercs. La plupart ne commençaient leurs études qu’assez tard, aux approches de la seizième ou même de la dix-huitième année. Le collège pour eux n’était qu’un stage, une préparation au sacerdoce. Ils ne quittaient les bancs de la classe que pour les marches de l’autel. Aux vacances toutefois, le cloarec ou clerc reparaissait parmi les siens. Issu d’ordinaire d’une famille de cultivateurs, il se refaisait paysan, au milieu d’eux, prenait part à leurs travaux et aussi à leurs plaisirs. On le retrouvait aux champs, on le retrouvait sur les routes fleuries des pardons. Souvent il y renouait amitié avec sa douce d’autrefois. Oh ! c’étaient de discrètes amours, sans racines bien profondes, une sorte d’idylle de vacances, sans cesse interrompue, sans cesse recommencée, et qui s’achevait sans éclat, — à moins que la jeune fille délaissée ne mourût de désespoir, comme cela se lit en quelques gwerziou ; et alors, le clerc, devenu prêtre, se donnait garde de lui survivre.


On les couchait dans la même tombe,
Puisqu’ils n’avaient couché dans le même lit.


Plus d’un clerc, d’ailleurs, s’arrêtait à mi-chemin de la prêtrise, et s’en retournait aux rustiques occupations de ses ancêtres. Mais, longtemps encore, ses mains restaient plus blanches que celles du commun. Il avait quelque chose de distingué dans la mine, et parlait une langue savante, émaillée de termes incompris du peuple. Il enchâssait dans ses discours des noms mythologiques, dont les illettrés s’ébahissaient. Il apparaissait à son entourage comme un être prestigieux. D’aucuns allaient jusqu’à lui prêter des connaissances occultes, jusqu’à voir en lui un thaumaturge. Dans mon enfance, il n’était bruit que d’un certain cloarec Prat, qui, disait-on, ensorcelait les gens et passait par le trou de la serrure pour rejoindre ses maîtresses. Ces clercs rentrés dans la vie laïque continuaient à bénéficier, auprès de la foule, du commerce momentané qu’ils avaient eu jadis avec les prêtres. Comme ceux-ci, ils étaient censés posséder des livres de magie, des Agrippas (style de Tréguier) ou des Vifs (style de Cornouaille[21]). Les hommes leur témoignaient une crainte respectueuse, les filles les aimaient avec trouble. Elles les aimaient, d’abord parce qu’ils avaient une façon à eux de conter fleurette, parce qu’ils n’étaient ni rustres ni balourds, ensuite parce qu’ils savaient l’art de chanter leurs douces, en des vers où abondaient les métaphores. Nous devons, en effet, à ces cloër les meilleures de nos chansons d’amour, quand elles ne sont pas gâtées par une grotesque pédanterie. Nous avons donné telles quelles toutes celles que nous avons pu recueillir. Il n’en est pas une, si mauvaise soit-elle, qui ne contienne quelque perle.

Reste à dire un mot du paysan et du marin. Ces deux classes d’hommes, qui constituent le fonds solide de la race armoricaine, n’ont fourni à la chanson populaire qu’une assez maigre contribution. Il semble que leur rude labeur les ait absorbés tout entiers. Le paysan, derrière sa charrue, le marin, dans sa barque, chantent parfois des couplets composés par autrui, mais n’en composent guère eux-mêmes. Il existe cependant un dialogue très intéressant et très agréablement conduit, où l’un et l’autre « disputent » entre eux des avantages et des inconvénients de leurs conditions réciproques. Cette Dispute du laboureur et du matelot est fort répandue ; si nous ne lui avons pas fait place dans cet ouvrage, c’est qu’elle est imprimée, et qu’on peut se la procurer, à Morlaix, chez le successeur de Lédan. Il n’en est pas de même de certaines « chansons de bord », qu’on trouvera plus loin, dans notre second volume. Elles sont rares ; mais, contrairement à ce qu’a cru M. Quellien, elles ne se sont pas complètement effacées de la mémoire du peuple. L’une d’elles, en particulier, — la jolie sôn des « filles de Kerity », — se chante beaucoup, au pays de Paimpol. Improvisée jadis par des pêcheurs de Terre-Neuve, elle m’a été chantée, à diverses reprises, chez Mme Foison[22],par des Islandais frais débarqués, qui en avaient fait retentir le grand silence brumeux des mers polaires.

IV

Après avoir passé en revue les diverses classes d’hommes où se recrutaient la plupart des chansonniers bretons, il n’eût pas été sans intérêt, peut-être même eût-il été nécessaire de fournir quelques éclaircissements sur certaines coutumes toutes locales auxquelles il est fait allusion dans les sonniou. La chanson du Guidonnè, par exemple, met en scène les troupes de jeunes garçons et de jeunes filles qu’on voyait jadis errer de ferme en ferme, de maison en maison, aux approches de l’année nouvelle. Ils pénétraient dans les cuisines, en chantant, et sollicitaient la générosité des ménagères, les yeux fixés sur les solives, où des viandes salées séchaient suspendues, et le doigt tendu vers l’àtre, où s’enfumaient d’énormes andouilles. « Eguinannê ! Ëguinannê ! » criaient-ils, ou encore « Donné, ar Guidonnè ! » La formule variait, suivant les pays. Ils repartaient, comblés de cadeaux en nature. A chaque halte, leurs bissacs s’alourdissaient. Tranches de lard, crêpes de sarrazin, tourtes d’oing ficelées, connues en Bretagne sous le nom de blônec, tout s’y entassait pêle-mêle. Enfant, j’ai accompagné bien des fois ces « théories » paysannes, à travers les sentiers nus, sous les coups de fouet de la bise de décembre. Le cri usité dans ma région était « Cuignaoua ! Cuignaoua ! », du mot cuign, qui signifie gâteau, et qui fait penser aux « étrennes » antiques. Cette coutume est aujourd’hui presque disparue. Je le regrette. Elle emplissait de vie, de bruyante gaîté, la tristesse grise et morte de l’hiver breton.

Un autre usage qui s’en va et qui, sous une forme plus burlesque, se rattachait sans doute à des origines non moins archaïques, est celui de « la soupe au lait », M. de la Villemarqué a très joliment exposé, dans une des notes du Rarzaz-Breiz, en quoi il consistait. J’ai eu la chance, désormais rare, de le voir pratiquer, à une noce. On avait dansé, sous la grange, jusqu’à une heure assez tardive. Soudain, les ébats s’interrompirent, garçons et filles d’honneur entraînèrent les jeunes époux vers le lit nuptial, et les forcèrent de se coucher, pendant que le reste des invités attendait, au dehors. Puis, les portes de la chambre furent ouvertes, et tout le monde entra. Aussitôt parut la soupe au lait, fumante, dans une jatte de terre, que portaient en grande pompe, sur un brancard, quatre conviés, en manches de chemise. Les morceaux de pain de la soupe avaient été préalablement enfilés, comme les grains d’un chapelet. Les mariés se prêtèrent de bonne grâce à ce qu’on exigeait d’eux, affectèrent un appétit qu’ils n’avaient plus — et pour cause, — plongèrent dans la jatte les cuillers percées qu’on leur avait mises en main, et firent semblant de les élever jusqu’à leurs lèvres. Pendant ce temps, toute la noce se pressait autour du lit, brandissant, qui une poupée grossière, qui un ustensile de ménage. Un des assistants entonna la chanson de circonstance. On la trouvera ci-après. J’en recueillis à ce moment les couplets qu’il me fut donné d’entendre. Depuis, j’ai constaté qu’il y en avait d’autres, et cette constatation, je l’ai faite sur un texte imprimé. J’aurais dû me rendre compte qu’une pièce de ce genre, un chant en quelque sorte liturgique, ne pouvait avoir échappé au flair des éditeurs morlaisiens. On n’attribuera donc à la version incomplète que nous publions que l’importance qu’elle mérite.

D’autres chansons, en assez grand nombre, pour être goûtées dans toute leur saveur, auraient exigé force commentaires. Mais, en ce cas, ce n’est pas une introduction, c’est un volume préliminaire qu’il eût fallu écrire. Je me contenterai donc de renvoyer le lecteur qui voudra se renseigner, d’abord aux Derniers Bretons, puis aux notes du Barzaz-Breiz et à celles des Gwerziou Breiz-Izel, dont cet ouvrage, je l’ai dit, n’est que la suite et le complément.

D’ailleurs, les mœurs d’un pays, fût-il demeuré le plus particulariste de tous, comme la Basse-Bretagne, ne sont jamais à proprement parler originales, — pas plus que ses chansons. Notre peuple est resté fidèle à des rites qui, aujourd’hui, ont l’air d’être siens, parce qu’il est à peu près seul en France à les pratiquer encore avec autant de fidélité. Mais, il n’en a jamais eu le monopole. Il les a conservés, transformés, marqués à l’effigie de sa personnalité ; il ne les a pas créés de toutes pièces. L’Armorique, en tant que terre, a des parentés avec mille autres paysages ; comme race, elle est la sœur de toutes les races aryennes. Elle a vieilli, si l’on veut, sans chercher à se renouveler ; elle a gardé le plus intact possible sa part de l’héritage familial, elle en a vécu, sans prétention à l’accroître, sans désir de l’améliorer, mais, en somme, il n’y a rien dans ce patrimoine primitif qu’elle puisse revendiquer comme n’appartenant qu’à elle. Cela est vrai de ses mœurs, et vrai aussi de ses chansons. Celles-ci ont des ressemblances frappantes avec les chants des autres provinces de France, et, de façon générale, avec les chants populaires européens. Les idées et les sentiments qui y sont exprimés se retrouvent partout, identiques. L’expression seule diffère. À ce point de vue, on remarquera, je pense, combien est décent et délicat, dans les « sonniou », le poème de l’amour, le Cantique des Cantiques du peuple breton. Sur l’amour, tel qu’il se conçoit et tel qu’il se pratique chez nous, M. Renan a dit, lors de l’inauguration, à Lorient, de la statue de Brizeux, les choses les plus justes et naturellement les plus, exquises. Chaque peuple a sa façon d’aimer. La femme trône dans le cœur du Celte, comme une souveraine mystique. Il a inventé pour elle cette délicieuse appellation : « ma douce ». Pour aller saluer la bien-aimée, il use jusqu’à trois paires de sabots, sans être plus avancé qu’au premier jour, sans même se préoccuper un instant s’il est aimé de celle qu’il aime. Oui vraiment, les Bretons sont une race d’idéalistes ! Notez qu’en aimant avec cette abnégation chevaleresque, ils savent hélas ! l’inanité de l’amour, et l’éternelle duperie dont il berce le monde ! On le voit, à tant de fins de pièces, qui s’exhalent en sanglots plaintifs. Peut-être encore observera-t-on de quelle tendresse bouddhiste nos paysans enveloppent la création, et plus spécialement les bêtes. M. Luzel a insisté sur ce point, dans la préface de ses contes. Le Breton est secourable et bienfaisant envers ces « frères inférieurs » de l’homme. Il se représente le monde comme hanté par des âmes. L’universelle « Psyché » lui apparaît dans les choses, à plus forte raison, dans les êtres. Les bêtes sont pour lui des animaux, au sens propre du terme. Il les tue par nécessité, mais en les plaignant. Il se fait leur exécuteur testamentaire. Il y a de l’ironie dans les « dernières volontés » qu’il leur prête, mais, il y a aussi je ne sais quelle tendresse compatissante. Pendant que la femme Mao me chantait le « Testament de la vieille jument », je ne pouvais m’empécher de sourire, et pourtant je me sentais remué jusqu’au fond de l’âme.

Mais, ce que je fais là est presque de l’exégèse littéraire. D’autres s’en acquitteront, avec une plus entière compétence. J’arrive bien vite à la classification des « Sonniou » que M. Luzel et moi nous avons cru devoir adopter. Elle soulèvera, je suppose, plus d’une critique. Je n’essaierai pas de la justifier. Nous ne nous sommes arrêtés à celle-là qu’après en avoir tenté plusieurs autres. Les meilleures classifications sont toujours quelque peu arbitraires. On pourra faire à la nôtre, ce reproche, que telle chanson, rangée sous tel chef, serait aussi bien à sa place dans une catégorie voisine. Nous n’en disconviendrons pas. Nous avons pensé que la méthode par nous suivie aurait pour elle, à défaut d’autre mérite, sa simplicité. Nous avons imaginé les « sonniou » comme escortant le Breton, à travers les étapes de sa vie, endormant ou amusant son enfance, célébrant ses amours et les plaisirs de sa jeunesse, assistant à son mariage, pour l’en féliciter, l’en railler, ou l’en plaindre, égayant ses soirées, après le rude labeur du jour, de récits facétieux ou de satiriques allégories, lui enseignant pour les cas de maladie des incantations naïves, lui donnant enfin des conseils moraux ou flattant son goût du surnaturel, avec des histoires de l’autre monde. Tout cela est artificiel, sans doute, mais il n’y a point de notre faute, si nous n’avons pas trouvé mieux.

Notre orthographe non plus ne paraîtra pas impeccable. Elle est hésitante, elle varie parfois d’une chanson à l’autre. Mais, on voudra bien tenir compte de ce fait, que la langue bretonne n’est pas fixée.

Cent pays, cent modes,
Cent paroisses, cent églises.

dit un proverbe du crû. On pourrait ajouter, en ce qui regarde la Basse-Bretagne : « Cent paroisses, cent formes dialectales différentes ». Un exemple le fera voir. Dites-lui s’exprimera en Goélo : lâret dhan ; en Tréguier lâret ou leret d’e-han ; aux alentours de Morlaix : lavarit ou leverit dez-han. Le même pronom lui aura donc subi trois transformations, han, e-han, ez-han. Puisque je parle de ce pronom, j’ajouterai que M. Luzel a voulu lui donner, dans quelques textes, l’orthographe uniforme hen. Il faut reconnaître toutefois que la prononciation locale distingue nettement hen, sujet, de han, e-han ou ez-han, employé comme régime[23]. Sauf le cas que je viens de signaler, nous avons toujours respecté la prononciation des chanteurs ; nous avons été déférents même envers ses caprices. Chacun de nos chants porte ainsi l’estampille de son lieu d’origine. Confessons cependant qu’on y pourra relever certaines irrégularités d’écriture, qu’aujourd’hui nous ne commettrions plus. Par exemple, nous écrivons l’article, tantôt an tantôt ann. Comme le Breton fait sonner fortement l’n, c’est, croyons-nous, à la dernière forme qu’il conviendrait de s’en tenir. Quant aux K, dont Le Gonidec et ses disciples hérissèrent jadis notre langue, nous les avons impitoyablement exclus, et nous sommes retournés aux traditions de la vieille orthographe. Nous n’avons maintenu le K que là où il était nécessaire, devant c et devant t. Encore aurait-il pu y être remplacé par le q des anciens textes. Pour ce qui est de la traduction, je crois être en droit d’affirmer que nous y avons apporté, non seulement la fidélité la plus scrupuleuse, mais, dans la mesure où cela était possible, une exactitude presque littérale. Nous nous sommes efforcés de conserver, dans le français, la naturelle saveur et même l’âpreté du texte breton. L’élégance y perd peut-être : qu’importe, si la vérité y gagne ! Nous avons respecté jusqu’à l’ordre des mots, en usant d’inversions que la chanson populaire française emploie elle-même volontiers. Les mots de la traduction et ceux du texte se correspondent ; tout lecteur, désireux de se familiariser avec la langue bretonne, trouvera ainsi, dans ces « sonniou » une sorte de vocabulaire fait de termes qui, sauf de rares exceptions, continuent de vivre dans notre pays et y sont facilement entendus de chacun...

J’arrête ici ces pages, où je me suis efforcé, de présenter, dans son vrai cadre, la chanson populaire bretonne. J’ai essayé d’être aussi complet que le permettaient les limites d’une préface. J’aurais voulu pouvoir consacrer un dernier chapitre aux airs sur lesquels nous ont été chantées les sonniou, et dont on regrettera sans doute l’absence, à la fin de ces deux volumes, car une chanson sans son air est un peu comme Peter Schlemihl « l’homme qui avait perdu son ombre. » Hélas ! ni M. Luzel ni moi n’étions à même de les noter. Ce travail a d’ailleurs été fait, en partie, par MM. Bourgault-Ducoudray et Quellien. Qu’on se reporte à leurs ouvrages. On ne trouvera dans celui-ci que des textes avec leurs traductions. Puissent-ils paraître dignes de l’intérêt que nous leur avons attribué ! Pour ma part, je ne saurais trop remercier M. Luzel d’avoir bien voulu m’associer à cette publication des Sonniou, qui est comme le couronnement de son œuvre. Je lui dois d’avoir vécu, trois années durant, en communion presque constante avec l’âme enfantine et charmeresse de la Bretagne d’autrefois. J’ignore ce que vaudra la Bretagne nouvelle. Elle ne s’est pas encore résignée à désapprendre tout à fait les chants de son passé ; mais, il est à craindre qu’on n’ait bientôt à lui appliquer ces vers mélancoliques qu’une vieille femme de Duault improvisa jadis, en réponse à mon père, qui lui réclamait des chansons :

Siouaz ! ma lienou
’Zo et da liboudennou,
Ha ma c’hanaouennou
Da huanadennou !

« Hélas ! mes linges — S’en sont allés en guenilles, — Et mes chansonnettes — En soupirs ».

A. le Braz.
Quimper, le 20 juillet 1890.



  1. 1 La bombarde est une espèce de hautbois qui forme l’accompagnement obligé du biniou.
  2. Voyage dans le Finistère, rapport sur l’état matériel et moral des populations de ce département.
  3. Antiquités de la Bretagne, 1832-1837, 4 vol. in-8. — Cependant, il conviendrait de mentionner d’abord les textes bretons qui figurent dans l’appendice du roman intitulé Guionvarc’h, et qu’on a longtemps attribué à la jeunesse de M. Jules Simon. Cette œuvre n’est pas de l’illustre académicien, mais elle a été écrite par un homme dont il vénère fort la mémoire, M. Dufilhol, ancien principal du collège de Rennes. De 1833 à 1839, cet homme estimable dirigea en outre une Revue de Bretagne, où parurent, sur notre pays, des études d’une haute valeur. Les traditions de cette Revue ont été reprises de nos jours, au point de vue scientifique, par les « Annales de Bretagne, » publiées sous les auspices de la Faculté, et, au point de vue littéraire, par l’Hermine, sous la direction de MM. Tiercelin et Beaufils.

    Puisque je parle des écrivains qui se sont le plus intéressés à la recherche des vieilles chansons populaires, je ne saurais passer sous silence les deux Le Jean, l’un célèbre surtout comme voyageur, l’autre, plus connu sous son pseudonyme d’Eostik Coat-an Noz « le Rossignol du Rois de-la-Nuit. » dont il a signé plus d’un gracieux poème en langue bretonne.

  4. 1 V. Le Men in Athenaeum, 11 avril 1868 ; — D’Arbois de Jubainville in Bibliothèque de l’École des Chartes, t. III et V ; Revue archéologique, t. XVII, Revue critique, 16 février et 23 novembre 1867, 3 oct. 1868 ; — Liebrecht in göttingische gelehrle Anzeigen, 7 avril 1869. — V. aussi le travail de M. Luzel intitulé : De l’authenticité des chants du Barzaz Breiz, et les notes des Gwerziou. — enfin la remarquable étude que M. L. Havet a publiée dans le n° du 1er mars 1873, de la Revue politique et littéraire, et qui a été rééditée en brochure, chez Corfmat, à Lorient. On y trouvera tout l’historique de la question à laquelle je ne fais que toucher.
  5. 1 On me dira « Ces chants, auxquels vous faites allusion, ont pu se transformer ou disparaître, depuis le temps où M. de la Villemarqué et ses collaborateurs les ont recueillis. » Certes les chansons populaires, comme toute création humaine, sont sujettes à périr. Mais, elles ne s’éteignent que très lentement, et dans un pays conservateur comme la Bretagne, elles ont la vie encore plus dure que partout ailleurs. Des gwerziou que M. Luzel collectionnait il y a plus de quarante-cinq ans, il n’en est pas une qu’on ne puisse entendre chanter aujourd’hui, dans son intégrité. Quelle fatalité spéciale aurait donc frappé de mort subite, dès le lendemain de leur publication, les chefs-d’œuvre du Barzaz-Breiz ? M. Quellien dit, dans l’ouvrage dont il est parlé plus loin, « qu’il appartient toujours au peuple de transmettre les chansons populaires ou de les vouer à l’oubli. » C’est trop évident. Mais, il resterait à savoir si le peuple opère, par pur caprice, cette sorte de sélection, ou si sa mémoire, soit en perpétuant, soit en laissant mourir ses chansons, n’obéit pas à des lois fixes, possibles à déterminer. Je ne crois pas qu’il soit permis d’hésiter entre les deux hypothèses, pour peu que l’on se soit rendu compte de ce que la vie intellectuelle du peuple a d’inconscient et de routinier. — M. Quellien pense aussi que les chansons populaires « ne sauraient avoir une authenticité. » Il se fonde sur ce fait que « l’auteur en est anonyme. » Il faut cependant s’entendre. Quand on parle de l’authenticité d’un chant populaire, cela ne veut pas dire qu’on sait exactement à quel auteur l’attribuer. Cela veut dire que ce chant, quel que soit son auteur, a été adopté par le peuple, qui se l’est approprié, l’a rendu sien. — Qu’on se trompe parfois en affirmant que tel chant est d’origine populaire ou que tel autre ne l’est pas, j’en conviens ; il y a des pasticheurs très adroits. Mais, de là à conclure que les chants populaires ne sauraient avoir une authenticité, la distance est belle.
  6. 1 Il ne faudrait pas croire, d’après ce que je dis, que René Kerambrun n’était qu’un vulgaire mystificateur. C’était une nature très douce, et très droite, et de tous points sympathique. Il regardait ses innocents mensonges poétiques comme suffisamment excusés par la joie qu’ils causaient au bon M. de Penguern. De son temps, d’ailleurs, c'étaient là fautes vénielles, et il aurait pu s’autoriser d’illustres exemples.
  7. 1 Et de conteurs. M. Luzel y a recueilli la plus grande partie de ses légendes. Le patriarche de ces réunions était le vieux Garandel, surnommé Compagnonn-Dall, Compagnon-l’aveugle. Tous les manoirs de la région se le disputaient. On le retenait souvent pendant des huit jours. C’était un maître chanteur, mais surtout un maître conteur. Il avait le don. La magie de ses récits captivait les âmes. Citons encore parmi les gloires populaires de Keramborgne Pipi Gourio, Barbe Tassel.
  8. 2 Au Congrès celtique de 1867, à Saint-Brieuc, M. Luzel se fit accompagner d’une de ses servantes, Catô Maho. Quand il la pria de chanter devant les membres du Congrès réunis, elle le fit sans fausse honte ni gaucherie, et d’une voix si juste, avec un timbre si pur, qu’elle charma toute l’assistance.
  9. Je regrette de n’avoir pas en ce moment sous la main une gracieuse composition, encore inédite, de M. Luzel et qui est précisément un hymne en l’honneur de cette « auberge sans rivale » qui a pour enseigne « à la Belle-Étoile ».
  10. M. Quellien dit avoir entendu chanter, à Quimperlé, près de la gare, les plus exquises, « sonn » d’amour qu’il ait jamais entendues. Il est à regretter qu’il n’ait pas cru les devoir donner dans son volume, En tout cas, le fait qu’il cite est exceptionnel. Ce pays de Quimperlé, de Bannalec, de Pont-Aven est un de ceux que j’ai le plus pratiqués ; les chansons qu’on y a chantées étaient toutes des élucubrations récentes et peu originales d’un poète d’Elliant, ou des couplets d’une origine populaire plus profonde, mais aussi d’une crudité d’inspiration absolument intraduisible. On peut dire, en effet, du peuple de Cornouaille, que…

    Sa verve trop souvent s’égaie en la licence.

    Mais j’y songe : Quand M. Quellien parle de sonn exquises entendues en Cornouaille, il n’a peut-être en vue que la musique. Là, je me récuse.

  11. Bombard-Kerné, la Bombarde de Cornouailles ; Bepred-Breizad, Toujours Breton.
  12. On remarquera que je ne dis rien du Morbihan. De ce que notre recueil ne contient qu’une chanson en dialecte vannetais, il ne s’ensuit pas que le Morbihan soit pauvre en chansons populaires. Il en a paru quelques-unes, très jolies, dans les Annales de Bretagne. Malheureusement, la prononciation usitée en pays de Vannes, et qui est trop coulante, trop rapide, oppose à qui n’a entendu parler que le breton de Tréguer ou de Cornouaille, un obstacle long à franchir. Lu, le breton Vannetais se comprend sans peine ; parlé, il semble une langue étrangère, lorsqu’on ne s’est pas familiarisé avec lui, et c’est notre cas, à M. Luzel et à moi. Nous avons trouvé au Guerlesquin un certain Dénès, qui a longtemps travaillé dans les fermes du Morbihan, et qui en a rapporté toute une collection de chansons. C’est une preuve que la chanson est en grand honneur, dans les veillées de là-bas, comme dans celles de chez nous. Espérons que le Morbihan aura son Luzel. Ah ! si M. Loth n’était si complètement pris par ses grands travaux de traduction des textes gallois ou de linguistique bretonne !... Qui sait? Un jour ou l’autre, il trouvera peut-être quelques loisirs. Déjà, c’est à lui que nous devons la plupart des textes de chansons publiés en dialecte Vannetais. L’envie lui viendra, j’imagine, de compléter son oeuvre. Nul autre ne le fera aussi bien que lui.
  13. 1 Prosper Proux, l'auteurde Kanaowennou eur C'hernewod et de Bombard Kerne. On ne le connaît là-bas que sous son prénom. Il y passa toute sa jeunesse. Peu de Bretons ont eu, au même degré que lui, le don de la poésie gaie, bonne enfant ; pleine de verve, de piquant et d’humour. Ses vers enchantèrent les hommes de sa génération. Au Guerlesquin, on les redit toujours. Ils ont la saveur franche, le pétillement lumineux du cidre armoricain.
  14. 1 Puisque je parle de Pleudaniel et de Kerbors, je tiens à dire ici quelles obligations j’ai à MM. Guennebaud et Peutrés, instituteurs, qui m’ont été d’un bien précieux secours.
  15. Un jour, à Port-Blanc, petit port de pêche situé entre Tréguier et Perros-Guirec, un pêcheur me dit, me montrant, au fond de l’horizon, la grande barre claire laissée sur le couchant par le soleil disparu : « Voyez là-bas cette lumière ; c’est Notre-Dame de Port-Blanc qui va rendre visite à Notre-Dame de la Clarté, la veille de son pardon ! »
  16. 1 Il s’appelait le Margéot. Je ne résiste pas au plaisir de citer, à propos de ce personnage, une page d’un volume peu connu de M. Luzel, et qui mériterait beaucoup de l’être. Ce livre intitulé « Veillées Bretonnes » a paru chez Mauger, à Morlaix. Voici cet extrait : « Margéot avait habité le château de Kercabin, il y avait de cela cinquante ou soixante ans. C’était un homme d’une grande force physique, violent et emporté, craint et redouté comme la peste, dans tout le pays, et sur lequel il courait d’étranges bruits. On disait qu’il avait vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent, et qu’il égorgeait quelquefois des petits enfants, enlevés dans les campagnes, quand il les trouvait seuls. Aujourd’hui encore, dans les environs de Pontrieux, quand les mères veulent faire taire les enfants qui pleurent, ou réprimer chez eux un acte d’indocilité, elles les menacent de Margéot, comme ailleurs on les menace de Croquemitaine ou de Barbe-Bleue. Entr’autres crimes, ou l’accusait de la mort d’un douanier. Je ne sais quelle raison on donne du meurtre, si Margéot faisait de la contrebande, ou s’il avait quelqu’autre sujet de haine et de veugeance contre le douanier ; mais aussitôt le crime commis, il monta, dit-on, sur un excellent cheval qu’il avait, et que l’on disait aussi être un présent de l’enfer, et se rendit à Saint-Brieuc, bride abattue. C’était de nuit ; Saint-Brieuc est à douze ou treize lieues de Kercabin. La justice informa, fit une enquête, et sur quelques indices et de nombreuses présomptions, Margéot fut mis en accusation. Mais, grâce à la rapidité et aux jarrets de fer de son cheval, il parvint à établir un alibi, et fut acquitté. Il mourut peu de temps après, à la grande joie de tout le pays, et quelques vieilles femmes prétendent que deux diables rouges enlevèrent son corps, pendant la veillée de mort, et que le cercueil que l’on enterra, dans le cimetière de Plouëc, était vide. Depuis lors, la nuit, on entend souvent un cheval arriver bride abattue dans la cour de Kercabin ; et quand les domestiques se présentent pour recevoir le voyageur attardé et mettre son cheval à l’écurie, ne trouvant ni cavalier, ni cheval, ils rentrent en maugréant et en disant : « C’est encore ce diable de Margéot! »
  17. 1 « Quant à leur origine, dit Souvestre, la tradition était multiple et douteuse ; les uns les tenaient pour des Giypsians ou Bohêmes, les autres, pour des Juifs, quelques-uns, pour des Sarrasins emmenés captifs, à l’époque des croisades. Les Ducs de Bretagne leur avaient d’abord interdit l’agriculture et le commerce ; mais, au XVe siècle, voulant diminuer le nombre des mendiants, François II leur permit de prendre des fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du fil et du chanvre, dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux privilèges ne leur furent accordés qu’à la condition de porter une marque de drap rouge sur leurs vêtements. »
  18. 2 On les appelle encore souvent de ce nom.
  19. 1 Entre la baie de Paimpol et celle de Bréhec, sur la côte du pays de Goëlo, dans la commune de Plouézec.
  20. 2 Peut-être eût il été bon de mentionner encore les tisserands, les chiffonniers ou pillawers, les ridellers ou fabricants de tamis, enfin les loaïoers ou fabricants de cuillers en bois ; les hommes des trois dernières catégories parcouraient le pays breton en tous sens, colportaient les nouvelles et les chansons.
  21. Nos paysans désignent sous le nom d’Agrippas les traités d’occultisme attribués à Cornélius Agrippa de Nettesheim, qui naquit à Cologne en 1481, et mourut à Grenoble, en 1535. Comment la mémoire de cet Allemand du XVe siècle est-elle devenue si populaire dans nos campagnes ? Comment s’y est-elle maintenue jusqu’à nos jours ? On l’ignore. D’après les Bas-Bretons, l’Agrippa est un livre doué d’une espèce de personnalité diabolique. Il ne consent à révéler les secrets qu’il contient, qu’après avoir été battu comme plâtre. On ne le dompte qu’au prix d’un effort acharné. Au dire du peuple, tous les prêtres possèdent un Agrippa. Ils le consultent, pour savoir lesquelles sont damnées de leurs ouailles défuntes. Grâce à lui, ils peuvent aussi évoquer les morts et les Esprits infernaux. Il ne se doit lire qu’à rebours. Des profanes en ont quelquefois entre les mains un exemplaire. Ceux-là, on les respecte, on les redoute, on vient faire appel, moyennant pécune, à leurs lumières surnaturelles. « Dans les foires et dans les pardons, raconte M. Luzel, on m’a souvent montré du doigt un vieillard pensif, à l’œil vif et intelligent, au teint hâlé, ordinairement solitaire dans la foule, et duquel on s’écartait, quand il passait. « Celui-là a un Agrippa ! » me disait-on à l’oreille. » C’était Mélo-Vraz, de Louargat ; il habitait au pied de la montagne de Bré. Agrippa est le terme sous lequel on connaît en Tréguier le mystérieux livre. En Cornouaille finistérienne, on l’appelle Ar Vif. Mais, c’est toujours le même traité de sorcellerie, dangereux à manier et fécond en mésaventures pour qui ne sait pas l’art de s’en servir. J’en citerai quelques-unes, fort amusantes, dans un prochain volume sur « les légendes de la Mort en Basse-Bretagne. »
  22. 1 Mme Foison tient à Paimpol une auberge, qui est le grand rendez-vous des Islandais, et aussi des marins pêcheurs de la côte paimpolaise. Sa maison, dont les fenêtres donnent sur un admirable paysage de mer, est une de celles où l’on peut entendre les morceaux les plus étranges et les plus variés du répertoire cosmopolite des matelots bretons.
  23. 1 On remarquera même que dans la locution emez-han, (dit-il), c’est la forme han qui est toujours employée, bien qu’il s’agisse ici du pronom sujet. Il est vrai que, lorsque le pronom régime est placé avant le verbe, il affecte de même la forme hen. Ex.: hen hen lacas, il le mit... Pronom régime et pronom sujet ne se distinguent pas ici l’un de l’autre. On pourrait dire que, chaque fois que le pronom de la troisième personne, soit sujet, soit régime, est placé avant le verbe, il s’écrit et se prononce hen ; chaque fois qu’il est placé après, han.