Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1869

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Chronique n° 900
14 octobre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1869.

Que se passe-t-il donc en France ? que veut-on et où pense-t-on aller ? On ne peut pas dire le contraire, les affaires du temps vont un peu à la diable. Gouvernement et opposition sont pris d’une émulation singulière de décousu, et ne s’entendent sans le vouloir que pour se rendre mutuellement des services meurtriers, dont la France en définitive paie les frais. Le gouvernement fait de son mieux les affaires de l’opposition, et l’opposition à son tour, par une réciprocité touchante, fait à merveille les affaires du gouvernement. Quand l’un commet une faute, l’autre se hâte au plus vite de répondre par une faute plus grande encore, probablement pour rétablir l’équilibre. De cette façon, on est quitte des deux côtés ; mais on piétine dans le vide ou dans l’incohérence, sans avancer, sans rien faire, en laissant les esprits s’aigrir et les choses se compliquer. On a cru un peu trop à l’influence calmante de la saison, on s’est mis en vacances : on n’a eu ni le repos ni l’activité régulière, on s’est donné tout au plus les ennuis d’une petite agitation d’automne qui ne sert à rien, et qu’on aurait bien pu éviter.

Il est assurément difficile en effet d’imaginer une affaire plus étrangement conduite que cette question de la réunion du corps législatif, qui traîne encore dans toutes les polémiques, et que les journaux mâcheront en grondant jusqu’à la dernière minute. Qu’y avait-il de plus simple ? Il y avait eu une prorogation sur l’opportunité de laquelle les opinions ont différé, et qui dans tous les cas ne pouvait être que temporaire, puisque l’objet précis de la session de juillet n’était point atteint. On avait fait depuis un sénatus-consulte qui réorganise les institutions et les pouvoirs en infiltrant la liberté dans un régime créé par l’omnipotence et pour l’omnipotence. Tout se trouvait changé. La conduite la plus simple et la plus naturelle aussitôt après le sénatus-consulte, c’était, à ce qu’il semble, de reprendre immédiatement la session extraordinaire interrompue, d’en finir avec la vérification des pouvoirs, d’établir le corps législatif dans sa situation nouvelle, de faire en un mot acte de bonne volonté, sauf à renvoyer, si on le voulait, à une grande session d’hiver les questions qui découlent de l’œuvre même du sénat, qui sont le complément nécessaire des récentes transformations constitutionnelles. Rien n’était plus logique et plus avouable. Pas du tout : on s’est cru dans un temps ordinaire, on a paru s’endormir, on a laissé se prolonger une situation indécise sans se préoccuper des impatiences de l’opinion, et, comme le gouvernement venait de perdre l’occasion d’une habile initiative, l’opposition de son côté ou du moins une fraction de l’opposition s’est hâtée de se montrer tout aussi peu prévoyante en se précipitant tête baissée dans une campagne stérile ou périlleuse, qui ne pouvait la conduire qu’à l’impuissance ou à l’insurrection. L’opposition s’est armée d’un article équivoque d’une constitution en détresse ; elle a fait de la réunion du corps législatif à jour fixe une question de vie ou de mort, elle a donné des rendez-vous au palais Bourbon pour le 26 octobre, et en fin de compte elle a provoqué des passions qui ne demandent pas mieux que d’accepter des rendez-vous et de saisir des prétextes. Le gouvernement a été réveillé par le bruit, nous le croyons bien : il a compris, un peu tard que le moment était venu de prendre un parti ; mais comment a-t-il répondu à cette agitation qu’il voyait monter autour de lui, qui menaçait de faire du 26 octobre un jour de conflit ? Il n’a dit ni oui ni non, il a cédé et il n’a pas cédé ; il a résisté en éludant la date fatidique, et, tout en ajournant au 29 novembre la réunion du corps législatif, il a visiblement transigé en publiant dès aujourd’hui le décret de convocation.

C’était une faute de plus, c’était disputer sur quelques semaines et obéir à une inspiration de fausse susceptibilité. Cependant le jour était fixé, c’était l’essentiel. Dès ce moment, l’opposition, mieux inspirée, aurait dû voir qu’elle n’avait plus qu’à s’arrêter en laissant au gouvernement la responsabilité d’une résolution tardive et d’un ajournement peu politique, qu’elle n’avait désormais qu’à se retrancher dans le sentiment de sa force en se réservant de relever la question en plein parlement. Par le fait, c’est bien ce qui a eu lieu, et la manifestation du 26 octobre perd chaque jour du terrain ; elle est d’avance découragée et désavouée par tout ce qu’il y a en France d’esprits sensés et prévoyans, plus préoccupés de servir utilement la cause libérale que de préparer des journées révolutionnaires. On ne peut se dissimuler néanmoins que les promoteurs de cette manifestation ont opéré leur retraite un peu en désordre et en maugréant. Ils ne se sont pas décidés avec une complète spontanéité à se désister de leur futur serment du jeu de paume. En dégageant leur initiative personnelle, ils laissent derrière eux l’effervescence qu’ils ont allumée, et c’est ainsi que de faute en faute on en est venu de part et d’autre à cette extrémité singulière, où le gouvernement est bien obligé de céder à demi en se donnant encore des airs de résistance, où l’opposition a de la peine à retenir une agitation qu’elle a fomentée, qui en se prolongeant serait désormais sans objet, qui ne serait plus que déplorablement compromettante, si elle devait aboutir à quelque sanglant et inutile conflit. Nous ignorons naturellement si, malgré tout, le 26 octobre il y aura quelque chose, comme on le dit, si le bon sens recevra cette grossière insulte d’une tentative dont la liberté serait la première à souffrir ; nous ne savons pas si ce jour-là, comme on le prétend, M. Raspail enverra aux ministres une sommation par huissier pour les contraindre à venir s’expliquer avec lui, et si cent mille hommes partiront en procession de la colonne de la Bastille pour se rendre sur la place de la Concorde. À vrai dire, nous croyons qu’il n’y aura rien, que la journée se passera dans l’attente de ce qui ne viendra pas. Ce que nous savons bien, c’est que dans notre pays il y a une persévérante et dangereuse manie : c’est le besoin de tout pousser à l’extrême, de voir jusqu’à quel point la corde peut se tendre sans casser. On cherche les émotions et les excitans, on aime le péril et les questions suspendues à un fil. Vous vous souvenez de cette habitude qu’ont les enfans batailleurs de tracer une ligne et de se défier mutuellement de la dépasser : ce sont de jeunes politiques ; mais après tout ce n’est plus un jeu d’enfans quand il s’agit du sang et des libertés d’un pays.

Les défis puérils ou violens ne servent à rien. La vérité est qu’à travers cet épisode, qui en est encore à se dérouler sous la forme d’un roman épistolaire, — car tout le monde écrit des lettres, c’est par lettres maintenant que se fait la politique, — à travers cet épisode on peut voir se dessiner toute notre vie intérieure avec ses conditions essentielles, ses difficultés et ses périls. Cette menace de manifestation pour le 26 octobre n’est qu’une de ces lueurs qui éclairent les profondeurs d’une crise publique. Qu’on laisse de côté les fantasmagories de ceux qui ne voient dans la politique que des coups de théâtre ; restons dans la vérité. Aujourd’hui comme hier, nous sommes en face d’une situation des plus graves ; nous avons devant nous une œuvre nécessaire, pressante, assez simple en apparence et au fond très compliquée. Il faut enfin que le pays, après toutes les expériences que les événemens lui ont infligées, arrive à être maître de lui-même, à diriger ses affaires et à se gouverner ; il faut que la liberté, une liberté vraie, sérieuse et pratique, pénètre dans les lois comme dans les mœurs, dans l’organisation publique tout entière. C’est le mot d’ordre universel aujourd’hui. Il s’agit seulement de savoir comment le but sera atteint, dans quelle mesure chacun peut et doit concourir à l’œuvre commune. Ce qui n’est point douteux, c’est que deux choses également puissantes, également significatives, se font jour à travers tous les débats confus qui s’agitent, et créent des responsabilités très diverses. Le pays a incontestablement son idée fixe, il veut marcher, il veut s’émanciper dans sa vie intérieure, il se sent en état de prendre la direction de ses destinées ; mais en même temps il veut, autant que possible, éviter une révolution, il a une répugnance visible pour tout ce qui ressemble à une perturbation matérielle. La responsabilité du gouvernement consiste à ne pas méconnaître la nécessité de cette œuvre d’affranchissement intérieur, qui est désormais la seule politique possible ; la responsabilité des partis consiste à tenir compte des répugnances du sentiment public pour des révolutions violentes.

C’est la liberté que veut la France, ce n’est pas un bouleversement qu’elle poursuit. Sans doute les révolutions ont eu leur époque de popularité. Aujourd’hui ces illusions sont passées. On sait par de dures expériences ce qui en est. Les intérêts se sont multipliés et disséminés dans toutes les classes. La vieille société est devenue une société nouvelle qui n’est point certainement arrivée à la perfection, mais qui a désormais, si elle le veut, tous les moyens de réaliser en elle-même les progrès désirables. On en vient à juger les choses avec plus de sang-froid. Une révolution, elle peut toujours éclater sans doute, si l’on commet assez de fautes pour la rendre inévitable. En réalité, à quoi servirait-elle ? Elle ne ferait que compromettre une fois de plus cette liberté que nous poursuivons de nos vœux et de nos efforts. Elle nous rejetterait dans la vieille ornière, tout serait à recommencer. Six mois seraient à peine écoulés, que tous les déchaînemens auraient produit leur effet ordinaire. Une réaction nouvelle se montrerait à l’horizon, et qui sait si encore une fois nous ne reprendrions pas notre chemin tambour battant vers quelque dictature inconnue pour retrouver la sécurité ? Le pays a parfaitement l’instinct de cette situation, il comprend très bien qu’une révolution ne résoudrait rien, et c’est ce qui fait que cette agitation poursuivie depuis quelques jours n’est qu’une expression très grossie, très infidèle, du vrai sentiment public. On a beau parler au nom du peuple, faire apparaître le peuple partout, signifier la volonté du peuple. Le peuple reste assez froid, il garde son feu pour une meilleure occasion. Les promoteurs obstinés des manifestations se rendent bien un peu compte aussi de ce que sent le pays, et c’est ce qui fait que les plus intelligens reculent ; ils ont raison, cette marque de sagesse, sans être très spontanée et très volontaire, est encore une façon d’hommage au bon sens public. En définitive, la vraie moralité de cette agitation des dernières semaines, c’est que le pays est à coup sûr impatient de voir le corps législatif réuni, les institutions nouvelles sérieusement appliquées, mais qu’il est beaucoup moins pressé de se jeter dans une révolution violente, et ce serait certainement désormais la folie la plus caractérisée de continuer à donner le signal d’un conflit qui ne pourrait que fournir des prétextes de répressions et de réactions nouvelles. C’est là ce qu’on peut justement appeler la question de responsabilité pour les partis.

La responsabilité sérieuse du gouvernement d’un autre côté, ce serait sans aucun doute de méconnaître ce sentiment public énergique qui ne répudie les expédiens révolutionnaires que parce qu’il a la confiance de voir s’accomplir plus sûrement et plus efficacement dans la paix intérieure la transformation libérale qui est commencée. Nous croyons parfaitement inutile de mettre sans cesse en suspicion les intentions de ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains, et quand il n’y aurait que la liberté à peu près absolue dont jouit actuellement la presse, dont elle use jusqu’à la dernière limite, ce serait assurément une marque d’assez bonne volonté de la part de ceux qui ont à leur disposition des lois dont ils pourraient se servir. Le gouvernement, nous en sommes convaincus, ne garde aucune arrière-pensée sérieuse de réaction. Maintenant, dit-on, les ministres vont se rendre à Compiègne, où l’empereur s’est transporté, pour préparer auprès du chef de l’état les projets qui devront être présentés au corps législatif. Malheureusement ce n’est pas tout de laisser parler les journaux et de préparer silencieusement des lois pour le corps législatif. Le plus grand danger, c’est cette intermittence d’action et cette incertitude apparente qui laissent place à toutes les suppositions, qui font croire à une monotone lenteur de délibération et de résolution, lorsqu’il y a immensément à faire. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est raviver partout l’impulsion, reconstituer le pays à tous les degrés de la hiérarchie. Il n’y a point à se bercer d’illusions, le pouvoir discrétionnaire est usé à tous les degrés, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on finit par s’apercevoir qu’il n’avait pas même l’efficacité qu’il s’attribuait, — qui pouvait passer à la rigueur pour une compensation de l’omnipotence. Nous connaissons un département où s’est passé récemment un fait curieux. Le préfet, dans un mouvement de zèle, avait voulu se rendre compte de la situation des communes, de leurs revenus, de la nature et du mode d’administration de leurs biens. Il avait rassemblé les renseignemens les plus authentiques, il s’était armé de chiffres, et le jour de la réunion du conseil-général il se présentait en homme sûr de lui-même, plein de confiance dans l’heureux effet qu’allait produire cette intéressante communication. À mesure qu’on avançait dans la lecture, ce fut dans le conseil une stupéfaction universelle, un feu croisé de réclamations. Les représentans cantonaux ne s’y reconnaissaient plus. Tout était brouillé, la vérité officielle n’était qu’une vérité de fantaisie. Il se trouvait simplement que des communes riches étaient représentées comme n’ayant rien, que d’autres communes assez misérables étaient notées comme possédant des propriétés et des revenus d’une certaine importance. Bref, il a fallu réparer cette bévue involontaire d’un préfet pris au piège de sa propre statistique, se mettre à une nouvelle enquête pour avoir des données moins incertaines, et ce qui se passe dans un département doit se passer dans beaucoup d’autres.

Ainsi voilà une autorité considérable, organe du gouvernement le plus centralisé du monde, concentrant dans ses mains tous les ressorts administratifs, nommant les maires, disposant de tous les intérêts des municipalités, et ne connaissant pas même au juste les ressources des communes placées sous sa tutelle, — tant le pouvoir discrétionnaire finit par s’engourdir, par être trompé lui-même quand il agit dans le silence, en dehors de tout concours actif du pays, de tout contrôle efficace ! Ce n’est là qu’un point de l’organisme administratif, et il y en a bien d’autres. Rien ne serait plus dangereux désormais que les palliatifs et les semblans d’hésitation. La pire des choses serait d’avoir donné la possibilité de sonder le mal, la liberté de le signaler, et de s’arrêter au seuil de la voie de réforme qu’on a ouverte par le sénatus-consulte du 6 septembre. Il ne suffit plus que le gouvernement médite sur ce qu’il fera, il faut qu’il mette la main à l’œuvre ; il ne suffit pas même qu’il soit sincère, il faut qu’il le paraisse. Ce n’est pas assez qu’il ait abdiqué théoriquement l’omnipotence, il faut que la politique tout entière, dans ses inspirations, dans ses procédés, se plie aux conditions de ce régime nouveau. D’où vient que ce qui a été accompli depuis trois mois n’a pas toujours produit l’effet qu’on en attendait ? C’est que le gouvernement, — sans aucun calcul, nous voulons le croire, — s’est trop souvent donné l’air de marcher de mauvaise grâce, de ne faire les choses qu’à moitié. Lorsque Napoléon Ier, à bout de moyens dictatoriaux et sentant le besoin de rajeunir son pouvoir pendant les cent jours, fit l’acte additionnel, cette image anticipée du dernier sénatus-consulte, il hésitait, lui aussi, il disputait les concessions, et aussitôt que l’acte additionnel fut connu, la première impression du public fut fort équivoque. Le lendemain, se retrouvant avec Benjamin Constant, le confident inattendu de ses velléités libérales, l’empereur lui dit : « Eh bien ! la constitution nouvelle ne réussit pas dans l’opinion publique… » Benjamin Constant répliqua : « C’est qu’on n’y croit pas assez ; faites-la exécuter, sire, et on y croira… Quand le peuple verra qu’il est libre, qu’il a des représentans, que vous déposez la dictature, il sentira que vous ne vous jouez pas de sa souveraineté. » L’empereur devint songeur, puis il finit par dire : « Au fait, vous avez raison ; quand le périple me verra agir ainsi, me désarmer du pouvoir absolu, il me croira peut-être plus sûr de ma force. C’est bon à tenter. » L’empereur ne se préoccupait guère sans doute de pousser à bout l’expérience, et dans tous les cas il n’eut pas le temps de l’essayer. D’autres sont en mesure de la tenter, et après tout l’argument le plus décisif en faveur de cette politique, c’est qu’il n’y en a pas d’autre. Il est évident en effet que le gouvernement ne peut plus se dérober à ces nécessités nouvelles qu’il a lui-même contribué à rendre plus impérieuses. C’est là que l’a responsabilité deviendrait sérieuse pour lui.

S’il y a une chose claire dans cette confusion où s’agitent tant d’arrière-pensées discordantes, c’est qu’à une situation nouvelle il faut un parti nouveau groupé, organisé, fait pour être le guide d’un mouvement qui est libéral sans être révolutionnaire. Jusqu’ici, on peut dire que la politique de cette situation nouvelle est restée à l’état d’instinct dans le pays ; le moment est venu où elle doit en quelque sorte se personnifier dans ce qu’on pourrait appeler le parti de l’action libérale, et la formation de ce parti est doublement nécessaire, si l’on veut sortir enfin de la pénible transition où nous nous débattons depuis quelques mois. On a déjà plus d’une fois reproché au chef de l’état de ne point appeler au pouvoir des hommes faits pour être la personnification frappante de la politique nouvelle aux yeux du pays, et on a sans doute raison à un certain point de vue. En définitive cependant, où prendrait-il ces hommes ? Il en existe, nous n’en doutons pas, il s’en produira, nous en avons la confiance : ceux dont le nom est murmuré quelquefois et même hautement signalé sont des hommes de capacité ou d’expérience qui entreraient avec honneur dans une combinaison sérieuse ; mais enfin, disons la vérité, ces hommes mêmes, si honorables qu’ils soient, ne seraient encore qu’une transition, parce qu’ils n’auraient pas derrière eux un groupe puissant, compacte, prêtant à ce gouvernement nouveau l’autorité d’une forte agrégation morale et politique. La première condition, c’est donc l’organisation de ce parti de l’action libérale avec lequel le gouvernement sera bien obligé de compter. Il y a une autre raison plus sérieuse encore peut-être pour que le parti libéral se forme définitivement, c’est qu’en vérité, si les choses vont ainsi, nous sommes menacés de rouler d’ici à peu dans l’incohérence absolue.

Ce n’est plus un mouvement politique, c’est un déchaînement où chacun se hâte de prendre date et de lever son drapeau, où les plus obscurs se réveillent chefs d’opinion, organisateurs de manifestations, promoteurs de délibérations, et où, sous prétexte de revendiquer la liberté, les passions les plus extrêmes, les ressentimens et les orgueils les plus implacables entrent sur la scène avec leurs bruyantes bravades, comme si le gouvernement, la société, le monde, leur appartenaient. Que voulez-vous que la nation voie dans tout cela ? À quoi voulez-vous qu’elle se rattache ? Sans doute le suffrage universel, par l’extension qu’il donne à la vie publique, et la situation actuelle elle-même, par sa nouveauté, comportent un certain décousu dont il ne faut pas s’étonner. D’un autre côté, nous ne contestons nullement aux énergumènes jeunes et vieux le droit de divaguer à leur aise, de sonner le tocsin tous les soirs et tous les matins, d’assurer que le monde ne vit que par eux. Ils sont libres ; mais c’est une raison de plus pour que dans cette confusion assourdissante un vrai et large parti libéral s’organise et s’affirme, faisant face au gouvernement, s’il le faut, et se distinguant aussi des déclamateurs révolutionnaires, leur opposant au besoin une barrière, offrant au pays la garantie d’une direction qui sauvegarde sa sécurité et ses intérêts. Les fanatiques ont le droit de mettre leur république au-dessus de tout, même au-dessus de la liberté ; c’est aussi apparemment le droit du parti libéral de mettre la liberté au-dessus de la république, et ce n’est pas seulement son droit, c’est la raison même de son existence, c’est sa force.

La raison d’être du parti libéral en effet, c’est de distinguer la liberté de la révolution, le progrès réel des vaines perturbations, non-seulement dans la politique proprement dite, mais encore dans toutes ces questions dangereusement envenimées qui mettent aux prises le salaire et le capital, les chefs d’industrie et les ouvriers. Malheureusement ces questions ne chôment plus, et elles se traduisent en grèves incessantes. Elles viennent de renaître dans le bassin de la Loire, où elles s’agitaient il y a quelques mois et où elles provoquaient le plus triste conflit. Plus tard, la grève s’est mise à Lyon, récemment elle a paru à Elbeuf parmi les filateurs de coton. Hier encore, dans l’Aveyron, à Aubin, une agitation ouvrière se manifestait à l’improviste, et aboutissait aussitôt aux plus tristes scènes. Là aussi, comme à la Ricamarie au mois de juin, une collision sanglante a éclaté entre les ouvriers et la force armée. Des hommes sont tombés pour ne plus se relever. Il y a eu des victimes innocentes ; des femmes et des enfans ont péri. Quatorze morts, plus de vingt blessés, c’est le bulletin funèbre de cette cruelle échauffourée. La difficulté ne reste pas moins tout entière. C’est la fatalité de ces douloureuses questions d’être mal engagées, d’être dénaturées par ceux qui s’en emparent comme d’un levier d’action. On veut confondre des choses qui ne font que rendre le problème insoluble, on veut mêler une question sociale, politique, et une question d’industrie, de salaire. On veut, par des organisations occultes, internationales, enrégimenter les ouvriers de tous les pays, les conduire à l’amélioration de leur condition en passant par la république européenne, par le collectivisme, par tout ce qu’on a vu et entendu à Bâle. Il en résulte que les intérêts vrais de tous ceux qui vivent de leur travail disparaissent dans ces confusions désastreuses qui n’aboutissent qu’à une paralysie de l’industrie, à un malaise universel dont les travailleurs eux-mêmes sont naturellement les premières victimes. Que les ouvriers soient animés de l’ambition d’assurer le bien-être à leurs familles, d’arriver par l’équité, par des garanties nouvelles, à un état meilleur, rien n’est assurément plus légitime. C’est à eux surtout de voir s’ils ne compromettent pas leurs intérêts les plus chers par ces grèves et ces coalitions qui sont devenues la plaie envenimée de l’industrie contemporaine. Il y a peu de temps, un homme qui a été ouvrier et qui habite Grenoble, si nous ne nous trompons, M. Nicollet, écrivait sur les grèves un opuscule sensé, plein de faits et de connaissances pratiques. Il montrait que les coalitions, résultat d’une loi d’habileté politique et d’ignorance, n’étaient qu’une guerre autorisée, légale, acharnée, entre patrons et ouvriers, conduisant inévitablement à un trouble incessant dans la production, à l’impossibilité pour bien des chefs d’industrie de soutenir la concurrence dans des conditions si précaires, à la prédominance des brouillons et des audacieux, des meneurs politiques, sur les ouvriers laborieux et honnêtes. Et en définitive quelle est la conséquence ? Certaines industries émigrent. Bâle, Zurich, la Belgique, profitent des souffrances de la fabrication française. L’Angleterre a bénéficié des grèves parisiennes, des grèves lyonnaises, des troubles de Roubaix. Les coalitions ne sont point assurément la seule raison des perturbations récentes du travail français ; elles en sont une cause essentielle. Elles ne sont pas seulement une déperdition de forces et d’intérêts pour les ouvriers, elles atteignent la puissance de la France dans une de ses plus vivaces racines. Voilà comment elles se rattachent encore à la politique, mais non comme l’entendent les réformateurs de l’Association internationale, et c’est pourquoi aussi elles devraient être, de la part du gouvernement et du parlement, unis dans une même pensée, l’objet d’une large, d’une sincère et sérieuse enquête.

Nous n’avons pas encore notre corps législatif, qui reste ajourné au 29 novembre. L’Angleterre n’a pas non plus son parlement, qui ne doit se réunir que plus tard, et qui, après avoir résolu l’an dernier la question religieuse d’Irlande, trouvera toute palpitante la question agraire. L’Italie ne sait pas à quel moment précis ses chambres seront convoquées, et en attendant elle semble atteinte du mal d’une crise ministérielle vaguement pressentie. Pour ces pays, les vacances politiques ne sont pas terminées ; elles sont finies en Allemagne, où l’activité parlementaire se réveille. Après les chambres du grand-duché de Bade, ce sont les chambres saxonnes qui se sont réunies à Dresde il y a quelques jours, et après le parlement de Dresde c’est le parlement de Berlin qui entre en session, inauguré par un discours du roi Guillaume. C’est le privilège de cette vie publique de parlement de dissiper les fantômes, d’en finir avec tous les bruits qui se propagent dans le silence, avec ces rumeurs inquiétantes qui font leur chemin pendant que la politique officielle semble se reposer. Le fait est qu’après bien des frémissemens belliqueux il n’y a plus en Allemagne que des apparences et des signes de paix. Le voyage du prince de Prusse à Vienne et l’accueil qu’il a reçu sont sans doute un de ces symptômes pacifiques ; mais c’est surtout dans ce commencement de vie parlementaire sur plusieurs points d’Allemagne qu’on sent l’apaisement et, pour mieux dire, l’ajournement presque indéfini des questions qui pourraient rallumer les conflits en Europe, dont on se faisait naguère encore un épouvantail. À Dresde, le discours du roi de Saxe atteste pleinement l’intention de ne rien tenter contre les traités, de ne se dérober en aucune façon aux obligations fédérales qu’on a acceptées, aux liens par lesquels on s’est attaché à la Prusse ; mais il atteste aussi bien clairement la volonté de ne rien faire de plus, de défendre l’autonomie saxonne dans son intégrité. À Bade, d’où l’on eût dit qu’allait partir le signal de la grande crise, tout finit par des explications très pacifiques, peu compromettantes, échangées entre un membre du parlement, le comte de Berlichingen, et le ministre des affaires étrangères, M. de Freydorf. Il est bien clair aujourd’hui que la fusion de Bade dans la confédération du nord était moins avancée qu’on ne le disait, et M. de Berlichingen assure même qu’elle ne serait rien moins que populaire dans le pays, qu’on veut bien entrer dans une Allemagne grande et unie, mais qu’on ne veut pas de la prussification. Au fond, qu’a répondu M. de Freydorf lui-même ? Il a dit à peu près qu’une confédération des états du sud était difficile, que l’entrée dans la confédération du nord n’était pas possible en ce moment, qu’il y avait plus d’un moyen d’établir un lien national entre les deux grandes fractions de l’Allemagne, et qu’en fin de compte on n’avait rien fait jusqu’ici pour hâter la solution. Tour cela permet de respirer sans avoir trop à craindre pour un avenir prochain. Quant au discours du roi Guillaume, il a été assurément des plus pacifiques, et il a été particulièrement pacifique en ce sens qu’il a surtout parlé aux chambres prussiennes de l’embarras des finances, du déficit, de la nécessité d’y pourvoir par de nouveaux impôts. C’est la carte à payer des annexions et des armemens démesurés. Il n’y a rien au monde qui conseille la paix comme le déficit et la nécessité de nouveaux impôts. La Prusse en est là pendant que M. de Bismarck continue à se reposer dans sa solitude de Varzin. L’Europe peut donc se rassurer, elle n’est menacée d’aucune complication prochaine ; mais combien de temps durera cette phase de sérénité et de paix ?

Ce n’est pas en Espagne que l’horizon est aussi dépouillé de nuages. L’Espagne n’a point la guerre étrangère, il est vrai, elle a la guerre civile. C’était assez facile à prévoir. Il y a longtemps que le parti républicain se prépare à la lutte, et, comme il avait peu de chances de triompher par l’action régulière de l’opinion, il ne pouvait pas tarder à lever le masque ; il n’y a pas manqué. Depuis quinze jours, l’insurrection se promène un peu partout, en Catalogne, en Aragon, à Valence, en Andalousie, ayant à sa tête quelques-uns des députés républicains, coupant les chemins de fer et les télégraphes. En Andalousie et en Catalogne, l’insurrection semble à peu près vaincue ; à Saragosse, elle a livré un combat sanglant et meurtrier ; à Valence, elle tient encore, et il va falloir un véritable assaut pour reprendre la ville. Le premier mouvement du ministère a été naturellement, comme toujours, de demander la suspension des garanties constitutionnelles, en d’autres termes de s’armer de la dictature. Naturellement aussi ceux des députés républicains qui restaient encore dans les cortès ont profité de la circonstance pour quitter l’assemblée en protestant. Maintenant la question est remise au sort des armes, et voilà comment les républicains espagnols servent l’Espagne et la liberté ! Si grave que paraisse ce mouvement, si acharnée que soit la lutte, partout où se heurtent insurgés et soldats, le dénoûment sera sans doute encore une fois favorable au gouvernement de Madrid. L’insurrection républicaine ne sera probablement pas plus heureuse que ne l’a été, il y a deux mois, l’insurrection carliste. Les députés qui ont quitté l’assemblée pour courir aux armes, et qui ne reviendront plus sans doute au cortès, en seront pour les frais d’une triste campagne ; vaincus, ils auront à supporter le poids de leur défaite. Le gouvernement en sera-t-il plus fort ? L’assemblée ne se trouvera-t-elle pas singulièrement affaiblie par la retraite d’un si grand nombre de ses membres ? Et dans cette situation les pouvoirs de l’Espagne auront-ils une autorité suffisante pour trancher les questions qui restent à résoudre ? Voilà les difficultés qui s’élèvent même dans un succès. La république aura cessé d’être une menace ; la monarchie s’en portera-t-elle mieux au-delà des Pyrénées ?

La politique aujourd’hui, ce n’est plus seulement le drame tourbillonnant des passions et des ambitions se disputant l’influence, ce n’est plus seulement un changement de ministère ou un changement de constitution ; la politique, c’est aussi tout ce qui agrandit en quelque sorte la vie morale et matérielle des peuples par ces voies nouvelles ouvertes à travers les mers et à travers les continens. Le sultan et le khédive en étaient, il y a peu de temps, à se disputer sur leurs rapports et sur leurs droits dans le gouvernement de l’Égypte. S’ils n’en ont pas fini, ils sont bien obligés de mettre momentanément une sourdine à leur conflit pour laisser passer un événement qui se prépare, et qui peut être d’une bien autre importance pour le commerce du monde, l’inauguration prochaine du canal maritime de l’isthme de Suez. Déjà tout se dispose pour cette fête, à laquelle sont conviés des représentans de tous les pays. Têtes couronnées et simples curieux se mettent en mouvement. L’impératrice des Français est partie, et a fait une première station à Venise, où l’on a fort illuminé pour elle. Le prince de Prusse, qui était ces jours derniers à Vienne, et qui passe aussi à Venise, suit de près l’impératrice. Le prince Amédée de Savoie, avec ses navires italiens, cingle vers l’Orient, et voici un personnage inattendu. L’empereur d’Autriche, dit-on maintenant, veut, lui aussi, être de la fête. Il n’a pu résister au plaisir de se trouver là où sera l’impératrice des Français. Encore un mois, tout sera prêt, tout le monde sera rendu. L’escadre des princes entrera pavillon déployé et au signal convenu dans le canal. L’impératrice Eugénie aura le commandement à bord de l’Aigle, et marchera en tête du cortège. Ce sera fort beau. L’isthme de Suez a toujours eu le privilège de faire un peu de bruit ; il le méritait, et rien n’a été négligé pour lui assurer cette fortune jusqu’au bout.

C’est assurément une grande œuvre de plus qui va s’inaugurer, et ce serait une singulière injustice de méconnaître ce qu’il a fallu d’habileté, d’énergie, pour vaincre les obstacles de toute sorte. Il y a dix ans à peine, comme le raconte l’auteur d’une récente Histoire de l’Isthme de Suez, M. Olivier Ritt, le premier coup de pioche était donné sur la plage où s’est élevée depuis la ville de Port-Saïd, aujourd’hui les flots de la Méditerranée et de la Mer-Rouge vont se mêler dans ce canal ouvert à l’activité des peuples. Le problème est-il désormais complètement résolu, le but qu’on poursuivait est-il atteint parce qu’une flottille de princes va naviguer à travers l’isthme égyptien ? Voilà la question nouvelle. Il s’agit maintenant de savoir ce que sera ce canal de Suez comme opération financière, quelle influence précise il exercera sur le trafic du monde, sur les relations de l’Europe et des Indes. En définitive, le canal de Suez, qui ne devait coûter d’abord que 200 millions au plus, a jusqu’ici absorbé près de 400 millions, en y comprenant le dernier emprunt, pour lequel le corps législatif a autorisé exceptionnellement une loterie, et l’indemnité de 84 millions payée par le vice-roi pour des rétrocessions de terrains ou des modifications du contrat primitif ; il a nécessité des recours au crédit sous plus d’une forme, des combinaisons qui placent l’entreprise dans des conditions au moins difficiles. Rapportera-t-il en proportion de ce qu’il a coûté ? Sans doute le canal de Suez est une affaire d’avenir qui finira par surmonter les crises qu’elle aura encore à traverser. Il rapporterait tout ce qu’on se promet, si, par le fait même de l’inauguration qui se prépare, il pouvait changer les courans du commerce, s’il devait forcément attirer à lui la partie la plus considérable du transit entre l’Europe et l’Inde ; mais c’est là justement la question. Le grand commerce aura de la peine à se détourner de la route ordinaire, même avec l’avantage d’une notable abréviation, parce que la navigation à voile est à peu près impossible pendant une partie de l’année dans les mers qui conduisent à Suez. Il restera la navigation à vapeur, qui par sa nature ne peut suffire à ce grand commerce, et qui est d’ailleurs évidemment trop coûteuse pour toute une catégorie de marchandises. Il n’est pas même certain que beaucoup de voyageurs venant de l’Inde ne préfèrent à la navigation du canal le chemin de fer qui traverse l’isthme, et qui sait si dans un temps peu éloigné on ne verra pas se réaliser ce projet gigantesque dont on parlait récemment comme d’une chose possible, le projet d’une grande voie ferrée allant de l’Europe vers l’Inde à travers la Perse ? Ce jour-là, l’isthme de Suez aurait évidemment un rude concurrent, qui trancherait la question du grand commerce et de la grande navigation. Ce serait une révolution nouvelle dans les communications générales, de sorte que ce canal, œuvre si intéressante d’ailleurs, pourrait rester une affaire plus brillante que productive.

À qui profitera ce canal de Suez, qui, en réalité, n’est plus aujourd’hui qu’un incident dans le travail contemporain d’extension et de renouvellement des communications générales ? Il profitera certainement à tout le monde, il concourra à un mouvement d’intérêts dont il recueillera lui-même l’avantage. Il serait curieux cependant que la France, par qui l’œuvre s’est accomplie, dût y gagner moins que d’autres pays. Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le sait bien, qu’une lutte singulière est engagée, que les esprits sont en travail, en Italie et en Allemagne comme en Angleterre, pour détourner de la France ce grand courant de commerce qui relie l’extrême Orient à l’Europe, et ces jours derniers on annonçait comme le fait le plus simple que la malle des Indes, cessant de prendre la voie de Marseille, passerait désormais par Brindisi. C’est un premier pas. La malle des Indes n’évite pas encore tout à fait la France, elle prend la voie du Mont-Cenis ; mais on ne s’arrêtera pas là évidemment. L’étude d’une route nouvelle se poursuit avec activité. L’Angleterre fait reconnaître la ligne qui pourrait offrir le plus d’avantages. Des négociations ont été ouvertes entre l’Italie, l’Allemagne et la Suisse pour une nouvelle percée des Alpes par le Saint-Gothard. Des travaux d’une certaine importance s’exécutent dans le port de Brindisi. Il s’agirait d’établir la communication nouvelle par Brindisi et Ostende. Si ce n’était qu’un service de dépêches, le passage de la malle des Indes, ce ne serait rien ; mais c’est par le fait tout un déplacement possible des courans commerciaux qui s’accomplirait au désavantage de la France, et de Marseille particulièrement. C’est une lutte engagée, et Marseille, par son port, par ses aménagemens, par les ressources qu’elle offre au commerce, est encore de force à soutenir le combat, si elle est secondée, si l’administration des postes se hâte de régulariser et d’activer ses communications, si nos chemins de fer n’hésitent pas à réformer leurs tarifs. Ce n’est pas moins un spectacle curieux que ce mouvement universel, et lorsque nous nous agitons dans de vaines querelles, lorsque des esprits violens ou futiles se montrent toujours prêts à jouer les destinées du pays, on devrait bien plutôt s’émouvoir de cette grande lutte de toutes les activités, de tous les intérêts, où la France est tenue de garder son rôle prééminent, de défendre son influence.

Dans ce mouvement universel, la mort fait toujours malheureusement son œuvre. Elle vient aujourd’hui d’étendre ses ombres sur une des intelligences les plus vives et les plus lumineuses. M. Sainte-Beuve s’est éteint après de longues souffrances. Pour la Revue, c’était plus qu’un éminent personnage littéraire, c’était un compagnon des anciens jours, un collaborateur de la première heure. Dans la longue, laborieuse et brillante carrière qu’il s’est faite, il a marqué par des traits qui ne sont qu’à lui. C’était avant tout un observateur plein de science littéraire, de pénétration et de goût, faisant de la critique comme un naturaliste, étudiant en eux-mêmes les hommes, les talens, les caractères, possédant une puissance infatigable de renouvellement qu’il poussait jusqu’au point de paraître se contredire, de se rectifier sans cesse, et qui sait si par les papiers qu’il peut laisser il ne se rectifiera pas encore du sein de la mort ? Mais dans ce travail permanent de rectification sur lui-même, il portait un goût très vif pour la vérité, surtout l’amour des lettres, cet amour qu’il a gardé jusqu’à la dernière heure, travaillant encore même quand il savait que la vie pouvait lui échapper d’une heure à l’autre. M. Sainte-Beuve n’avait rien d’un soldat, et il a fini en soldat, ferme de cœur et d’intelligence, ne rendant les armes que devant l’implacable mort, ce dernier et seul ennemi dont l’esprit ne triomphe pas. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

de quelques récentes publications historiques sur la période révolutionnaire.

L’administration des archives impériales de Vienne donne, depuis quelques années, un excellent exemple. Elle a confié à son directeur, M. Alfred d’Arneth, le soin de publier ce qu’elle possède d’utiles documens intéressant l’histoire jusque dans les dernières années du XVIIIe siècle. On fait de même à l’heure qu’il est en plusieurs autres pays, et l’on peut dire qu’en général les portes de ces riches dépôts s’ouvrent désormais dans les principales capitales de l’Europe, soit pour des publications de caractère presque officiel sans doute, mais dont on doit encore être reconnaissant, soit pour un plus facile accès en faveur des savans du dehors. On ne voit pas que ces facilités nouvelles accordées au travail aient suscité des embarras diplomatiques et brouillé les cabinets ni les peuples. Cet exemple commence à peine à être suivi chez nous, bien qu’il importe que nous puissions combattre à armes égales dans la lutte ouverte pour l’étude de l’histoire toute moderne. Il faut y songer : nos maîtres d’il y a trente ans, qui ont tant fait pour la science historique, à la gloire de leur temps et de leur pays, ont livré le secret de leur art à nos voisins en même temps qu’à nous. L’Angleterre et l’Allemagne ont maintenant de remarquables livres qui ne le cèdent pas toujours aux nôtres pour les qualités mêmes qu’on s’accordait naguère à nommer toutes françaises. D’ailleurs partout domine aujourd’hui l’excellente préoccupation d’une sévère critique et d’une exactitude scrupuleuse. Si donc nous voulons soutenir le renom de notre école historique, servons-nous de nos propres arsenaux, c’est-à-dire de la libre connaissance des papiers de nos archives. Ne nous laissons-nous pas devancer par nos voisins pour l’histoire générale du XVIIIe siècle par exemple ? Avons-nous sur l’époque du grand Frédéric, de Catherine II, de Joseph II, sur les démembremens de la Pologne, sur l’histoire diplomatique du temps de Louis XVI et de la période révolutionnaire, un nombre suffisant de livres à la hauteur de tels sujets ? De l’autre côté du Rhin, c’est avec une sorte de fiévreuse ardeur que MM. Pertz, Droysen, Schæfer, de Sybel, Hausser, Hermann et d’autres ont exposé, non sans le secours sans cesse renouvelé des renseignemens inédits, ces complications multiples desquelles notre politique a été continuellement solidaire. Ces livres peuvent n’être pas entièrement de notre goût, soit pour les opinions qui y sont émises, soit pour la forme qu’ils adoptent ; pour peu cependant que la recherche de la vérité nous anime, nous sommes heureux d’y rencontrer beaucoup de lumières dont nous pouvons faire notre profit. À nous d’ailleurs de lutter par une série de pareils ouvrages. De libéraux encouragemens exciteront l’initiative individuelle : déjà l’absence d’entraves administratives et quelque appui des conseils-généraux ont suffi à une petite association bordelaise fondée, il y a peu d’années, pour publier, sous le titre d’Archives de la Gironde, une série comptant déjà dix volumes in-4o, et réunissant ce que les archives locales et le Musée britannique contiennent de documens sur notre Guyenne : rôles gascons, actes du gouvernement anglais siégeant à Bordeaux au XVe siècle. Un pareil zèle servirait assurément la cause de l’histoire toute moderne. Nos directions d’archives se sont d’ailleurs mises parfois à la tête du mouvement. M. le maréchal Randon a donné, il y a quelques années, à un écrivain de talent la mission de publier ce que les archives du dépôt de la guerre possèdent de documens sur l’histoire du passé ; les livres de M. Camille Rousset ont répondu à cette mesure libérale. Nos archives de l’empire publient elles-mêmes leurs chartes du moyen âge, et ont favorisé la publication par M. Campardon, de l’utile correspondance concernant la célèbre diplomatie secrète du temps de Louis XV. Peut-être un jour nos archives diplomatiques, si précieuses pour l’histoire moderne, donneront-elles en une série de volumes bien ordonnés leurs principaux dossiers encore inédits. Il y aurait de quoi faire grand honneur à un ministère et à une direction.

On ne s’étonnera pas que les plus récentes révélations d’archives étrangères aient profité surtout à l’histoire du XVIIIe siècle : c’est l’époque la moins reculée sur laquelle on ait pu avoir communication de documens officiels, et cette époque recèle des problèmes fort voisins de ceux qui nous agitent aujourd’hui. L’intérêt s’y est donc porté tout d’abord. M. Alfred d’Arneth vient d’ajouter un volume à la riche série qu’il avait déjà publiée. On se rappelle l’impression profonde produite, il y a quatre ans, par son premier recueil, intitulé Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Un second volume de lettres inédites, également tiré des archives de Vienne, nous donna dans le courant de 1866 la correspondance échangée entre Marie-Antoinette et ses frères. Plusieurs lettres de Louis XVI et de Mercy, datant des plus graves années, s’y ajoutaient. Pour la peinture des caractères, du long supplice subi par le roi et la reine, des pénibles efforts au milieu desquels ils se débattaient, pour tout le spectacle enfin de ce terrible drame, ce nouveau volume égalait ou même dépassait le premier. La correspondance avec Marie-Thérèse s’arrêtait à la mort de celle-ci, en 1780, tandis que la correspondance avec Léopold II, avec François II, avec Mercy, se continuait jusqu’en juillet 1792. Pour faire apprécier d’un mot l’importance de la seconde publication de M. d’Arneth, il suffit de rappeler que c’est ce second volume qui a révélé le terrible billet chiffré de la reine, en date du 26 mars 1792, informant Mercy, au commencement de la guerre, des mouvemens de nos troupes et des attaques décidées dans le précédent conseil. Nous ne voulons pas, en ravivant ce souvenir, présenter les livres de M. d’Arneth comme des actes d’accusation contre la reine : loin de là, recueillant toutes les parcelles de la réalité historique et morale, ils ont sur les publications antérieures l’incomparable avantage de les présenter pures de mélange, pures de commentaires et d’interprétations, et de mettre le lecteur en contact direct avec les personnages mêmes d’un drame si complexe ; ces documens imprévus nous font connaître enfin la vraie Marie-Antoinette, avec sa vive énergie, avec ses mérites bien supérieurs à ses fautes.

Le troisième recueil publié par M. d’Arneth en 1868 d’après les riches portefeuilles des archives viennoises nous a donné en trois forts volumes in-octavo la correspondance entre Marie-Thérèse et Joseph II. Déjà, nous avions pu mesurer par ses lettres à la jeune reine de France l’étrange domination que Marie-Thérèse prétendait exercer sur ses enfans. Elle mettait ainsi d’accord les intérêts de sa politique avec ceux de son affection jalouse et envahissante. Elle prétendait tenir dans ses mains tout à la fois la cour de Naples par la reine Caroline, celle du grand-duché de Toscane par son fils le grand-duc Léopold, celle de Parme par sa fille Marie-Amélie, celle de Bruxelles par sa fille bien-aimée Marie-Christine. Quant à Joseph II, elle paraissait ne l’avoir associé au pouvoir qu’à la condition de conserver en lui un docile organe de son action et de ses volontés. Les lettres de Marie-Thérèse montrent au grand jour sa haute intelligence ; mais, en dépit de maintes expressions de bonhomie toute germanique ou de tendresse vraiment affectueuse, l’esprit de domination exclusive qu’elles respirent fatigue à la fin et fait souhaiter une atmosphère plus libre. C’est Joseph II qui gagne le plus à la connaissance des nouveaux documens. Ce prince, qu’on représentait souvent comme une sorte de réformateur sceptique et léger, apparaît dans ses lettres sous des traits singulièrement dignes de sympathie et d’estime. Ce qu’on croyait distinguer chez lui d’insouciance et de froideur n’était que la déception d’un cœur à jamais blessé. Il avait adoré sa première femme, morte après trois années de mariage, et ce malheur avait fait dévier son caractère en empoisonnant sa vie. Fils très respectueux, mais en même temps souverain bien intentionné, on le voit s’arrêter à certaine limite dans cette obéissance que l’impératrice réclame ; M. d’Arneth a fort habilement ajouté à ses trois volumes un certain nombre des lettres qu’il écrivait à Léopold, et où se montrent dans leur vraie lumière les sentimens suscités dans l’âme de Joseph par les exigences maternelles. Parfois la division éclate malgré l’affection réciproque à propos de quelque grave question politique, telle que le démembrement de la Pologne ou la succession de Bavière, et l’intérêt se double à voir ainsi l’histoire morale se mêler à l’histoire politique. A partir d’aujourd’hui seulement, la vie de Joseph II peut s’écrire. Son dernier biographe, M. A. Jaeger, s’était encore laissé tromper à toute une correspondance publiée sous le nom de ce prince ; l’habile archiviste de Vienne a démontré qu’elle était apocryphe. On trouvera cette démonstration de M. d’Arneth insérée dans le livre récent de M. Sébastien Brunner sur les affaires religieuses pendant le règne de Joseph II[1].

Chemin faisant, et tout en publiant les cinq importans volumes dont nous venons de parler, M. d’Arneth avait recueilli dans les papiers de Kaunitz tout un dossier relatif à notre Beaumarchais ; il l’a publié il y a quelques mois sous ce titre : Beaumarchais et Sonnenfels. Il ne s’agit de rien moins dans cette enquête que d’une grave accusation à propos de l’étrange histoire du juif Angelucci, depuis longtemps connue. Beaumarchais, qui l’a lui-même racontée dans sa correspondance, aurait inventé toute cette histoire, et fabriqué sous ce faux nom d’Angelucci un scandaleux pamphlet contre Marie-Antoinette, afin d’escroquer une grosse somme au gouvernement de Louis XVI en se faisant donner la mission de poursuivre et de détruire le pamphlet. Nous avons vainement cherché, soit aux archives de la préfecture de police, soit dans les papiers de Beaumarchais acquis par la Comédie-Française, quelque document de nature à réfuter nettement cette accusation. D’autre part les pièces réunies par Kaunitz et toute son enquête sont loin d’être probantes. Il est fort vraisemblable que M. de Loménie a dit le dernier mot à ce sujet[2].

Le nouveau volume publié tout récemment par M. d’Arneth, Joseph II et Catherine II[3], contient, en près de deux cents lettres, la correspondance échangée entre ces deux alliés, maîtres de l’Europe orientale, et ne s’interrompt que par la mort de l’empereur d’Allemagne, en 1790. Quelques pièces manquent qui n’ont pas été retrouvées, Les lettres de Catherine sont ici publiées d’après les autographes conservés aux archives de Vienne, celles de Joseph II d’après les copies authentiques obtenues des archives de Pétersbourg et de Moscou. On peut signaler d’un mot l’intérêt qu’offre cette correspondance, dont M. Hermann, quand il a composé son excellente Histoire de Russie, n’a connu qu’une faible partie : elle contient quelques-unes des plus curieuses origines de la question d’Orient. C’est un singulier spectacle d’y voir avec quelle ardeur de convoitise Catherine II s’efforçait de lier le souverain de l’Autriche à ses vues ambitieuses et de l’avoir pour instrument. Joseph répond d’abord sur le ton d’une entière confiance et d’un parfait enthousiasme, parce qu’il entend bien tirer parti de l’alliance proposée. On conclut en 1781, par lettres, un traité offensif et défensif. Nous savons ce que voulait dire cette garantie de la constitution intérieure de la Pologne, par laquelle les souverains du nord empêchaient la malheureuse nation de renaître ; les dispositions prises contre les Turcs devaient naturellement profiter surtout à la tsarine : aussi voit-on Joseph se tenir en garde, et même écrire un jour à Kaunitz, son conseiller perpétuel : « L’impératrice n’a d’autre envie que de faire une dupe ; mais elle ne s’adresse pas au bon poisson pour avaler son amorce. » Il fut convenu (on trouvera tout le détail de ces résolutions dans ces lettres, seuls instrumens du traité) que, pour tenir désormais les Turcs en bride, on fermerait, après les avoir vaincus, un état indépendant, composé des principautés du Danube et de la Bessarabie, auquel on donnerait le vieux nom romain de Dacie, avec un souverain héréditaire professant la foi grecque et tout dévoué aux deux cours impériales. S’il arrivait que les Turcs, entièrement battus, pussent être expulsés d’Europe, grand bien pour la chrétienté, on édifierait un nouvel empire grec au profit du petit-fils de Catherine II ; cet empire ne pourrait jamais être réuni à l’empire moscovite ; il serait entièrement indépendant. S’il fallait absolument conserver les Turcs, la Russie demandait du moins pour elle la ville et le territoire d’Oczakof, c’est-à-dire les rives de la Mer-Noire entre le Dniester et le Bug, avec cela une ou deux îles dans l’Archipel pour la sûreté et la facilité de son commerce. On doit remarquer que dans le même temps, comme conséquence de la paix de Kainardji, elle s’annexait la Crimée et s’établissait ainsi sur toute la côte nord de la Mer-Noire. Joseph II à son tour prenait soin de stipuler ses acquisitions futures aux dépens de la Turquie : de Belgrade, il tirait une ligne droite jusqu’à l’Adriatique en prenant l’Istrie, la Dalmatie et même les possessions continentales de Venise, qu’on indemniserait, disait-il, par la Morée, Candie, Chypre ou les îles de l’Archipel ; mais alors Catherine l’arrêtait. Comme s’il se fût agi d’une très prochaine et très sérieuse exécution, elle protestait qu’il ne fallait pas dépouiller Venise, dont la marine pouvait être fort utile contre les Turcs, et qu’on ne devait pas non plus trop amoindrir le futur empire grec. Il y avait une sorte de glorieux dédommagement qu’elle faisait briller aux yeux de Joseph. Empereur d’Allemagne et roi des Romains, que ne réclamait-il la souveraineté de Rome elle-même ? Que ne se faisait-il le vrai protecteur et chef de l’église catholique pendant que sa bonne alliée et amie la tsarine serait la protectrice et la mère de l’église grecque ? Catherine paraît avoir insisté longtemps sur cette grange perspective. Apprenant en 1782 le prochain voyage du pape en Autriche : « La résolution de Pie VI, écrit-elle, de venir à Vienne pour traiter de bouche avec votre majesté impériale en vérité lui fait honneur, quoiqu’il n’y gagnera rien. Je souhaite qu’il lui apporte les clés de Rome et qu’il lui propose de chasser les ennemis du nom chrétien de l’Europe. En ce cas, je la prie instamment de compter sur son alliée. » On croit rêver quand on lit ces témoignages très authentiques de l’étrange hardiesse avec laquelle ces souverains des dernières années du XVIIIe siècle, comptant pour rien les peuples, les individus, les nationalités, les croyances, s’arrogeaient le droit de trancher au profit de leur ambition, par le seul effet de leurs combinaisons et de leurs calculs, des questions non résolues encore aujourd’hui et dont nous commençons seulement à distinguer la complexité profonde.

Un des premiers à profiter des documens si imprévus que M. d’Arneth avait fait connaître, M. de Sybel, de l’université de Bonn, s’est hâté de les mettre en œuvre soit pour son histoire diplomatique de l’époque révolutionnaire en cours de publication, et dont on fait paraître maintenant une traduction française, soit pour des études spéciales qu’il vient de réunir dans le second volume de ses Kleine Schriften. C’est ici qu’on trouvera, à côté d’un morceau d’histoire critique sur les croisades rappelant l’étude sur la première croisade qui a contribué jadis à fonder la réputation de l’auteur, deux dissertations importantes, l’une sur le rôle de l’empereur Léopold II en 90 et 91, l’autre sur l’attitude de l’Autriche et de la Prusse pendant les guerres de la révolution française. Qui est responsable de l’ouverture des hostilités, comment s’est préparé le second partage de la Pologne et de quelles complications ce nouvel épisode a-t-il été la source ? Tels sont les principaux problèmes discutés par M. de Sybel, et à propos desquels il s’est vu engagé dans une vive polémique avec M. Ernest Hermann, de Marbourg. L’auteur a joint à ces études les curieuses dissertations critiques par lesquelles il a le premier démontré en 1865 l’inauthenticité des lettres de Marie-Antoinette publiées chez nous. On a pu donner ensuite à l’appui de la même démonstration des preuves nouvelles et peut-être encore plus décisives d’après des documens irrécusables que ne possédaient ni M. d’Arneth ni M. de Sybel ; c’est ce que nous avons fait ici même, mais au professeur de Bonn revenait le mérite de la première déclaration.

Tels étaient les travaux qui servaient de base au principal ouvrage de M. de Sybel, dans lequel l’auteur a eu pour but particulier de considérer le grand fait de la révolution française moins en lui-même que dans ses rapports avec l’histoire générale de l’Europe. D’une part les relations diplomatiques soit de la France révolutionnaire avec les puissances, soit de celles-ci entre elles, d’autre part la réciprocité des contre-coups dans l’ébranlement général de toute l’Europe, enfin l’interprétation d’un si grand drame patiemment étudié par un publiciste d’outre-Rhin, voilà les nouvelles sources d’intérêt dans ce livre. Il offrira surtout au lecteur attentif cet avantage d’avoir été composé avec le secours d’un grand nombre d’archives qui ne s’étaient pas encore ouvertes.

M. de Sybel est Allemand et, qui plus est, Prussien ; il ne faudra donc pas s’étonner, si l’on trouve à redire à quelques-uns de ses jugemens, soit sur la Pologne et l’Autriche, soit sur la France. M. de Sybel est parfois aussi, pourrait-on dire, trop économiste, trop politique, trop logicien : par exemple, on le verra calculer froidement en 92 combien de ressources manquent à la France, en quel désarroi sont nos finances, avec quelle précipitation nos levées sont faites, et quels élémens composent nos armées ; la défaite va être infaillible. Pour expliquer cependant nos victoires, M. de Sybel recherche et énumère avec grand soin les fautes commises par les alliés. La vraie interprétation est ailleurs ; mais il fallait, pour la saisir, cette claire intelligence du génie de notre nation, ce sentiment vif des réalités et des passions d’alors qui sont difficilement le partage d’un observateur étranger. M. de Sybel est d’ailleurs du nombre de ceux qui, admirant le magnifique essor de 89, maudissent les fautes (sans compter les crimes) qui ont fait aboutir la révolution française au pouvoir militaire et absolu. Hors Mirabeau, il ne trouve pas dans la constituante un esprit vraiment politique ; il s’étonne de la maladresse, de l’inexpérience, de l’imprévoyante naïveté qui dominent chez les meilleurs, et font dévier le grand fleuve hors de son lit naturel. Il médite avec Arthur Young, avec d’éloquens et graves publicistes de notre temps, comme Alexis de Tocqueville et son habile continuateur M. Léonce de Lavergne, sur les nobles réformes qu’avait déjà tentées la France dans les années qui précèdent la révolution ; il rappelle les honnêtes velléités d’un Louis XVI, la ferme intelligence d’un Turgot ; il énumère les progrès ébauchés, la diffusion contagieuse de la petite propriété… 1789 n’allait-il pas d’un bond franchir tous les obstacles, annuler toutes les barrières, combler tous les abîmes ? Il ne fallait pas, hélas ! si l’on voulait permettre aux plus heureux résultats de se produire, perdre de vue le domaine vraiment politique pour se livrer aux abstractions ou bien au sentiment ; il ne fallait, pense M. de Sybel, ni vaine déclaration des droits de l’homme, ni imprudente conclusion de cette nuit du 4 août, pourtant si bien commencée.

Le lecteur français ne le suivra pas sans doute dans un grand nombre de ses appréciations, ni dans les derniers détours diplomatiques où il s’est engagé ; mais l’homme d’étude voudra pénétrer dans ces complexes négociations européennes, que l’auteur allemand juge avec plus de sûreté que notre histoire intérieure. M. de Sybel n’a pas cru, il est vrai, devoir raconter après d’éminens narrateurs français les épisodes les plus célèbres et les scènes les plus mémorables de la révolution ; mais il a donné un grand soin à la peinture des caractères, et plusieurs de ces pages mériteront d’être remarquées. Le chapitre intitulé les Droits de l’homme offre une série de portraits des membres de la constituante. À droite, les partisans absolus du passé : l’abbé Maury, « hardi orateur, pétillant d’esprit, de mœurs légères, sans moralité politique, prêt à changer facilement de couleur, mais déterminé à cette époque à défendre, moitié raillant, moitié sérieux, la monarchie, la légitimité, la religion. » A côté de lui, Cazalès, « officier chevaleresque, sans peur et sans reproche, d’un jugement étroit, mais juste, d’une âme ardente et d’un caractère impétueux, orateur toujours prêt au combat, et ne demandant pas mieux que de soutenir ses principes l’épée à la main. — En général, ce parti avait tous les défauts et toutes les vertus de l’ancien régime : courage aventureux, esprit frivole, entêtement indomptable. » Au centre, parmi les modérés, certains politiques de caractère et de talent, « Lally-Tollendal, éloquent et inspiré, Malouet, toujours actif, toujours sincère, Mounier, qui possédait une haute intelligence et de vastes connaissances ; avant tout autre, il avait prédit à ses amis de province la chute de la féodalité, et il annonçait maintenant d’une manière plus précise encore les dangers de la situation nouvelle. » Parmi les gens de la gauche, « hommes probes pour la plupart, mais chez qui l’intelligence et le caractère n’étaient pas à la hauteur de la tâche, Talleyrand, évêque d’Autun, gentilhomme de haute naissance qui, par suite d’un défaut de conformation, était entré dans les ordres, mais avec les idées les plus profanes ; esprit pénétrant et subtil, avec un jugement froid et un profond mépris de l’humanité ; aimable et facile dans les actes de la vie privée, avide et sans conscience dans les actes de la vie politique. — Les chefs du club breton se faisaient remarquer par leur violence radicale. A côté du spirituel et hardi logicien Duport, le chevalier de Lameth et l’avocat Barnave, l’un orateur inspiré et persuasif, de mœurs pures et d’un caractère aimable, mais entraîné par un fanatisme sans bornes ; l’autre, esprit superficiel et creux, mais remuant et entreprenant. On disait d’eux : Ce que Duport pense, Barnave le dit, et Lameth le fait. — Le seul homme dans l’assemblée qui fût à la hauteur de sa mission était Mirabeau… » Suit une page remarquable dans laquelle l’auteur retrace la grande figure ; cela le conduit à décrire les autres physionomies de la tribune ou de la presse périodique ; le plus remarquable journaliste pendant la période de la constituante est, à son gré, Camille Desmoulins. « Son babillage léger offrait un continuel mélange de patriotisme et de gaîté un peu licencieuse, d’amour de la liberté et de mordante raillerie, de grâce et de cruauté ; ses écrits ressemblaient à des fleurs écloses dans la fange, sa vie à un feu d’artifice aux couleurs étincelantes, mais qui ne laisse bientôt qu’une épaisse fumée. »

Ce que nous avons dit et ce que nous avons cité suffira sans doute pour faire connaître ce qu’est le livre de M. de Sybel ; il n’offre de récit proprement dit que pour les complications diplomatiques se rattachant à l’histoire révolutionnaire ; sur les scènes et les hommes de la révolution même, l’auteur donne des considérations politiques et des portraits plutôt qu’une véritable histoire.

Il n’y a pas lieu de douter que des publications pareilles à celles que l’Allemagne nous envoie n’excitent beaucoup d’intérêt en France. Ces livres, puisés aux meilleures sources, apporteront de grands secours aux nouveaux historiens de la période révolutionnaire. Déjà les volumes de M. d’Arneth ont servi à corriger beaucoup d’erreurs, de traditions erronées, de préjugés funestes. Ils n’ont pas réussi toutefois à couper court à la diffusion parmi nous de faux documens que les avertissemens de la critique n’empêchent pas de se produire encore. Gardons-nous de les accueillir ; ajoutons aux lumières venues des archives étrangères celles que nous apporterait l’entière connaissance de nos propres archives, et nous donnerons enfin à l’Europe l’intelligence complète d’une période où se retrouvent les germes de ses futures destinées.


A. GEFFROY.



La Chaleur solaire et ses applications industrielles, par M. A. Mouchot, 1 vol. in-8o ; Gauthier-Villars.


Toutes les forces naturelles que l’homme utilise pour ses besoins prennent leur source dans la chaleur solaire ; sir John Herschel a fait déjà cette remarque, pleine de justesse. « Ce sont les rayons du soleil, dit-il, qui donnent naissance aux vents ; ce sont eux qui obligent les eaux de la mer à circuler en vapeur, à produire les sources et les rivières ; leur action vivifiante élabore les végétaux qui alimentent les animaux et l’homme, et qui constituent les strates charbonneux où celui-ci a su trouver un immense dépôt de force vive. » Mouvemens de l’air, chutes d’eau, machines à vapeur, moteurs, animés, toutes ces manifestations de la force dont nous sommes redevables au soleil, il ne les détermine néanmoins que d’une manière détournée et au moyen de ce qu’on appelle en mécanique une série de transformations de mouvement. Restait à savoir si on ne pourrait pas employer directement ses rayons à produire un travail industriel, à élever de l’eau, par exemple, ou à chauffer une chaudière.

Tel est le problème à la solution duquel Salomon de Caus semble un des premiers avoir appliqué l’ardeur novatrice et la perspicacité de son esprit. Il a laissé les dessins d’une pompe mue par le soleil. Il n’a manqué jusqu’ici à cette idée, pour devenir tout à fait pratique, que d’attirer l’attention des savans et des ingénieurs ; ceux-ci se sont de préférence attachés à perfectionner les machines à feu, dont le grand inventeur avait aussi pressenti les magnifiques applications. Le XVIIIe siècle s’occupa beaucoup de tirer parti des rayons du soleil ; mais on suivait une voie qui ne pouvait pas mener à un résultat industriel. On était surtout préoccupé de les concentrer sur un point unique, de façon à obtenir des effets calorifiques remarquables. C’étaient les fameux miroirs ardens d’Archimède, dont on cherchait à retrouver le secret. Buffon parvint de la sorte à enflammer une planche goudronnée à la distance de 50 mètres. C’était fort curieux, ce n’était que cela.

Tout autre fut la marche adoptée par Saussure dans ses expériences. Il mit au soleil des boîtes de sapin dont le couvercle était formé par une lame de verre, et s’aperçut qu’il s’accumulait dans ces boîtes des quantités considérables de chaleur. Il put faire monter la température intérieure de ces petites serres à 95 degrés, 110 degrés, et même, avec des précautions convenables, à 160 degrés. Ce phénomène, dont on démêlait alors assez mal la cause, est facile à expliquer aujourd’hui. Il y a dans le spectre solaire des rayons de diverse nature, calorifiques, lumineux, chimiques, et chaque espèce de rayons se comporte d’une manière différente en présence des corps transparens. Les uns traversent avec facilité une, deux, trois lames de verres successivement ; les autres, après avoir franchi la première, sont arrêtés à la seconde ou à la troisième. Il arrivait donc qu’une partie des rayons qui avaient pénétré dans la boîte de sapin de Saussure ne pouvait plus passer à travers le verre pour rayonner vers l’extérieur, et se trouvait emprisonnée derrière cette barrière diaphane ; c’étaient, pour employer une expression de M. Mouchot, des rayons pris au piège. On conçoit qu’un appareil basé sur ces principes permette d’échauffer de grandes surfaces de manière à réaliser des machines industrielles.

M. Mouchot poursuit ses recherches sur ce sujet avec une grande persévérance depuis plusieurs années, et il est curieux de suivre dans son livre le détail des essais auxquels il s’est livré. Avec un appareil très simple, une sorte de marmite à enveloppe de verre et un miroir de métal cylindrique employé comme réflecteur, il a renouvelé et varié sous notre latitude des expériences déjà faites avec succès par sir John Herschel au cap de Bonne-Espérance. Il a pu, entre autres, avec la seule chaleur du soleil, préparer un pot-au-feu, distiller du vin. Il est même parvenu à faire rôtir de la viande ; mais celle-ci contracta un goût désagréable et faisandé, dû à l’action des rayons chimiques du spectre solaire. Cet inconvénient disparut lorsqu’on eut intercepté ces rayons à l’aide d’une simple lame de verre rouge. Il y a là tout un ordre d’applications qui n’est nullement à dédaigner dans les pays méridionaux, généralement aussi bien doués sous le rapport de la chaleur que dépourvus de combustible. En Égypte et dans la plupart des contrées de l’Orient, où l’absence de bois de chauffage est très gênante, la marmite de M. Mouchot rendrait de précieux services.

Ce n’est là pourtant que le petit côté de la question. L’industrie doit s’emparer de cette idée et la féconder. Des appareils produisant les mêmes effets en grand ne peuvent manquer de lui prêter un concours inappréciable toutes les fois qu’il s’agit d’évaporer d’importantes quantités de liquides. C’est le cas pour les salines, les distilleries, surtout les sucreries coloniales. Un plus grave et plus difficile problème reste à résoudre : réaliser un moteur solaire accomplissant le même travail mécanique que nos machines d’usine. M. Mouchot n’est pas encore parvenu à établir un moteur qui emmagasine et transforme en force vive les richesses calorifiques immenses que nous envoie le soleil. Ce qui ressort pourtant des résultats déjà obtenus, c’est que l’établissement d’un tel appareil est théoriquement possible, et que cette invention ne saurait longtemps tarder lorsque les recherches seront activement poussées dans ce sens. Déjà M. Mouchot donne la description d’une pompe qui marche sous l’influence du soleil. C’est là une découverte d’autant plus intéressante pour l’agriculture que les pays chauds sont en général fort arides, et ne manquent jamais de devenir des jardins adorables dès qu’on parvient à y obtenir d’abondantes irrigations. Or le soleil qui les dessèche pourrait ainsi servir à les arroser. Un autre exemple curieux de cette interversion des phénomènes naturels à notre profit, c’est la fabrication de la glace par la chaleur, réalisée en ces derniers temps dans des appareils ingénieux que feraient très bien fonctionner les rayons solaires. La science fournit à l’homme les moyens de tourner à son avantage les agens physiques qui lui seraient hostiles. Seulement il faut que l’homme sache résolument suivre les conseils qu’elle lui donne, et s’aider lui-même pour qu’elle l’aide efficacement.

L’attention des esprits novateurs est tournée vers la découverte de la machine à vapeur solaire. Un des plus grands ingénieurs de notre temps, Ericsson, à qui la mécanique appliquée, l’industrie et la guerre doivent tant d’heureuses audaces, a passé la dernière année de sa vie à la chercher, et, peu de temps avant sa mort, il annonçait d’Amérique à un ami de Suède qu’il l’avait trouvée. Il est certain que les machines à air chaud, les machines à vapeur où l’eau est remplacée par un liquide volatil, comme l’ammoniaque ou l’éther, semblent devoir se prêter assez aisément aux combinaisons qui leur donneraient le soleil pour foyer de chaleur. Le livre de M. Mouchot, où tous les côtés de la question sont examinés de la manière la plus détaillée et avec une compétence parfaite, est un excellent guide pour les recherches.


ALFRED EBELOT.



Les Phénomènes physiques de la vie, par M. J. Gavarret. Paris, 1869 ; Victor Masson.


Un point de vue tout nouveau, qui paraît devoir bientôt dominer dans les sciences physiques, c’est la considération du travail que représente chaque phénomène. Les forces naturelles n’étant au fond que des manifestations diverses d’un seul principe, qui est le mouvement, le travail sera la commune mesure des effets qu’elles produisent. La chaleur, l’électricité, l’affinité chimique, se comparent aux actions mécaniques qui soulèvent un poids, et leur énergie s’exprime en kilogrammètres. M. Gavarret, professeur de physique de la Faculté de médecine, a essayé d’étendre cette belle et féconde doctrine aux phénomènes biologiques. Il a poussé l’étude de la question aussi loin que le permettaient les faits déjà démontrés et acquis. Après avoir esquissé à grands traits le mouvement circulatoire qui entraîne la matière inorganique du sol à la plante, de la plante à l’animal, qui la rend au sol, M. Gavarret aborde les propriétés des tissus, dont il analyse les activités propres et le travail spécial. Il cherche à démontrer que la force musculaire est due tout entière à la combustion des principes alimentaires, qui ont emprunté la force au soleil lorsqu’il faisait éclore les plantes. Cet échange incessant de matière et de force entre les trois règnes justifie l’extension de la théorie mécanique au monde organisé. Les fonctions des organes représentent le travail accompli par les différentes réactions physiques ou chimiques d’où dérivent les activités propres des élémens histologiques. Ceci semble démontré pour des organes tels que le foie, le rein, le muscle. Quant au système nerveux, nous savons seulement que le travail des tissus organiques est une condition nécessaire des manifestations psychiques, mais rien ne démontre qu’il en soit la cause. Il y a une ressemblance incontestable entre l’effort intellectuel et l’effort physique ; mais cette analogie ne constitue pas l’identité. Il n’y a pas de commune mesure entre une quantité de chaleur disparue et une pensée conçue ; le travail cérébral et la manifestation psychique qui l’accompagne ne diffèrent pas seulement par la forme ; rien ne nous autorise à considérer ces deux efforts comme étant de même nature. M. Gavarret, tout en avouant la nécessité où se trouve la science de s’arrêter devant cette barrière, ne paraît pas éloigné de croire qu’un jour elle sera franchie. Sur ce point, les opinions peuvent différer ; mais il faut reconnaître que la méthode expérimentale semble appelée à renouveler la science, et que les progrès que le livre de M. Gavarret résume avec une grande clarté sont de nature à frapper le lecteur et à l’étonner.


R. RADAU.


C. BULOZ.

  1. Die theologische Dienerschaft am Hofe Joseph II, in-8o ; Vienne 1868.
  2. Voyez la Revue du 1er mars 1853.
  3. Joseph II und Katharina von Russland. Ihr Driefwechsel, Vienne 1869, un fort volume in-8o. — Suivant la coutume de l’éditeur, l’introduction et les notes sont en allemand ; mais les lettres sont données dans le texte original, c’est-à-dire en ce français souvent étrange qui était alors la langue des cours.