Idées sur le despotisme, à l’usage de ceux qui prononcent ce mot sans l’entendre

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IDÉES SUR LE DESPOTISME

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I.

Despotisme vient du mot δεσπότης, qui signifie maître. Il y a despotisme toutes les fois que les hommes ont des maîtres, c’est-à-dire sont soumis à la volonté arbitraire d’autres hommes.

II.

Le despotisme d’un seul homme est un être de raison ; mais le despotisme du petit nombre sur le grand nombre est très-commun ; et il a deux causes : la facilité que le petit nombre a de se réunir, et ses richesses, avec lesquelles il peut acheter d’autres forces.

Si on examine l’histoire des pays où l’on s’est imaginé avoir trouvé le despotisme d’un seul, on verra toujours une classe d’hommes ou plusieurs corps qui partagent avec lui sa puissance. En Turquie, les janissaires et la tribu des gens de loi ; à Rome, les gardes prétoriennes et les douze armées établies sur les frontières ; en France, les douze parlements, en Prusse, l’armée ; en Russie, les régiments des gardes et les grands.[1]

III.

Il y a deux sortes de despotisme qu’on pourrait appeler de droit et de fait, si le mot de droit pouvait s’unir à celui de despotisme, mais que j’appellerai despotisme direct et despotisme indirect. Le despotisme direct a lieu dans tous les pays où les représentants des citoyens n’exercent pas le droit négatif le plus étendu, et n’ont pas des moyens suffisants pour faire réformer les lois qu’ils jugent contraires à la raison et à la justice. Le despotisme indirect existe lorsque, malgré le vœu de la loi, la représentation n’est ni égale ni réelle, ou lorsqu’on est assujetti à une autorité qui n’est pas établie par la loi.

Ainsi, en Angleterre, par exemple, on trouvera que le despotisme direct existe, puisque le droit négatif du roi et de la chambre des pairs ne laisse à la nation aucun moyen légal de révoquer une mauvaise loi ; que les représentants du peuple n’ont, pour obtenir cette réforme, que des moyens indirects qui blessent également la raison, la dignité nationale et l’ordre public. Mais l’Angleterre est surtout soumise au despotisme indirect, parce que la chambre des communes qui devrait, par la loi, représenter la nation, ne la représente pas dans la réalité ; qu’elle n’est qu’un corps aristocratique dont quarante ou cinquante personnes, soit ministres, soit pairs, soit membres des communes, dictent les résolutions.

IV.

Ces deux genres de despotisme sont presque toujours réunis. En Turquie, on est soumis au despotisme direct du sultan et du corps des gens de loi, dont il est obligé, au moins par l’usage, de prendre l’avis, et même, dans certains cas, d’obtenir l’autorisation, et qui, ayant d’ailleurs l’autorité d’interpréter les lois civiles, sont les vrais législateurs ; mais le despotisme des janissaires n’est qu’indirect. Ce n’est pas en vertu d’une loi expresse, d’un usage consacré, que le sultan est obligé de céder à leur volonté. Dans certains pays, la populace de la capitale exerce un despotisme indirect ; dans quelques autres, les chefs de la nation se sont mis dans la dépendance des gens à argent ; les opérations du gouvernement dépendent de la facilité d’obtenir d’eux des fonds d’avance ; ils forcent de choisir les ministres qui leur conviennent, et alors le peuple est soumis au despotisme des banquiers.

Tous ces pouvoirs, soit directs, soit indirects, forment dans ces pays un corps de citoyens dont la volonté arbitraire commande au reste de la nation ; et souvent, au milieu de tant de maîtres, elle ne sait pas à qui elle obéit.

V.

Quelques écrivains, soit de bonne foi, soit parce qu’ils étaient ou espéraient devenir membres de la partie dominante, ont honoré du nom de liberté l’anarchie produite par la discorde entre les divers pouvoirs ; ils ont appelé équilibre l’espèce d’inertie pour le bien encore plus que pour le mal où chacun de ces pouvoirs se trouve réduit par leur résistance mutuelle ; mais il aurait fallu ajouter alors que la nation est le point d’appui qui supporte l’effort des deux puissances opposées.

Pour réfuter cet absurde système, nous nous bornerons à une réflexion : un esclave qui aurait deux maîtres, souvent divisés entre eux, cesserait-il d’être esclave ? Serait-il plus heureux que s’il avait un seul maître ?

VI.

Il est plus facile de libérer une nation du despotisme direct que du despotisme indirect ; elle voit le premier, et elle souffre du second sans le savoir, souvent même en regardant ceux qui l’exercent comme ses protecteurs.

D’ailleurs les moyens de prévenir le despotisme direct sont bien plus simples. Qu’aucune loi ne puisse être faite, aucun impôt accordé sans le consentement des représentants du peuple ; qu’aucune loi nouvelle qui serait nécessaire pour établir la jouissance des droits naturels de l’homme dans toute leur étendue, aucune réforme des anciennes lois ne puissent être refusées, si elles sont demandées par les mêmes représentants de la nation ou par un autre corps également représentatif : alors le despotisme direct sera détruit. En Angleterre, comme nous l’avons déjà dit, il n’existe aucun moyen légal d’établir une loi nouvelle, d’en détruire une ancienne ; la nation n’a qu’un moyen indirect, celui d’y forcer par son refus de consentir à d’autres mesures les deux autres parties de la puissance législative ; et c’est un grand vice que toute nation sage aura soin d’éviter dans sa constitution. Ce vice n’existe pas dans les États-Unis : leur puissance législative est divisée en plusieurs corps, mais en plusieurs corps de représentants du peuple, qui, sous une forme plus ou moins compliquée, plus ou moins bonne, ont le pouvoir de changer les lois nuisibles. Ainsi, le despotisme direct existe en Angleterre, et n’existe pas en Amérique.

VII.

Le despotisme indirect peut être celui du corps même législatif, du gouvernement, de certains corps de citoyens, des ministres de la religion, des tribunaux et des gens de loi, de l’armée, des gens d’affaires et de la populace. Nous allons exposer les moyens de prévenir ces différents despotismes.

VIII.

Celui du corps législatif a lieu lorsque la représentation du peuple cesse d’être réelle ou devient trop inégale ; on préviendra ce danger en veillant sur la composition des lois qui prescrivent la forme suivant laquelle on doit élire les représentants, et qui fixent les divisions du territoire auxquelles on attribue le droit d’en élire un ou plusieurs, et en assurant en même temps à la nation un moyen légal de changer ces formes et ces divisions, au bout d’un temps marqué, assez long pour ne pas rendre ces changements trop fréquents, mais assez court pour que le désordre ne puisse faire des progrès qui le rendent difficile à détruire.

IX.

On s’opposera efficacement au despotisme du gouvernement, toutes les fois qu’on rendra indépendantes de sa volonté la réunion et la durée de l’assemblée des représentants de la nation, toutes les fois que les impôts ne pourront être levés que par le consentement de cette assemblée. En Angleterre, où le parlement ne s’assemble que par la volonté du roi, on a cru remédier à ce vice de la constitution en établissant l’usage de n’accorder que pour une année une partie des impôts. Ce moyen ne doit pas être imité ; c’est sur le besoin réel de l’État que les impôts doivent être réglés, et leur durée doit être fixée d’après celle du besoin. Mais on parviendra au même but en faisant dépendre de chaque assemblée représentative, non l’établissement de l’impôt, mais l’ordre de le lever et de le verser dans telle ou telle caisse, d’en ordonner la disposition. Par ce moyen, les opérations de finance auront la consistance nécessaire, sans qu’il puisse en résulter aucune atteinte à la liberté.

X.

Toutes les fois qu’une certaine classe de citoyens possède des privilèges honorifiques ou profitables, qu’elle est appelée exclusivement à certaines places, que ces places sont le seul chemin de toutes les dignités, de tous les emplois importants, il est aisé de voir que cette classe dominera dans le corps représentatif, et que l’égalité de la représentation n’y subsistera que de nom. Ce mal deviendra bien plus sensible, si cette classe de citoyens se recrute continuellement par l’admission de toutes les familles qui se sont enrichies, ou ont pu échapper à l’exclusion prononcée contre la classe inférieure. Le seul remède à ce despotisme est de ne laisser subsister entre les citoyens aucune distinction, ni dans les lois civiles ou criminelles, ni dans la contribution aux charges publiques, ni dans l’admission aux places, aux emplois ; en sorte qu’il n’existe que l’inégalité d’opinion ou de fortune, qui ne sont, dans la réalité, ni moins naturelles, ni plus injustes, ni plus dangereuses (si les lois sont raisonnables), que l’inégalité de talent ou de force. Toute nation où il existe un généalogiste légalement établi, ne peut être une nation libre.

XI.

Le pouvoir des prêtres, qui n’est fondé que sur l’opinion ; et la liberté absolue du culte et de la presse, en est le seul remède. Dans les pays livrés à l’ignorance, ce despotisme est celui des prêtres mêmes ; c’est devant eux que la nation courbe la tête : tel fut leur pouvoir en Europe jusqu’à la fin du seizième siècle, temps où les yeux des laïques commencèrent à s’ouvrir. Chez les nations éclairées, ce despotisme se confond avec celui de la populace. Nulle part, en Europe, excepté peut-être dans quelques républiques suisses, le despotisme du clergé seul n’est à craindre, mais il le devient quand il se réunit à celui des grands ; c’est ce qu’on voit aujourd’hui dans les Pays-Bas, et ce qu’on a vu en France pendant l’assemblée des notables.

Dans les pays où la religion est libre, la division des prêtres en plusieurs sectes diminue leur crédit ; et dans ceux où la presse est libre, ce n’est plus des prêtres seuls que la populace reçoit ses opinions ; d’ailleurs, la crainte de passer pour des sots ou pour des hypocrites empêche les grands de se réunir aux prêtres. On peut objecter l’exemple de l’Angleterre. Mais, 1° en Angleterre, la presse n’est pas libre sur les objets de religion. 2° La liberté de culte n’y est pas établie. 3° L’Angleterre est en général gouvernée par des partis, par des associations de gens accrédités, et ces partis conservent soigneusement le fanatisme comme un instrument dont chacun espère se servir à son tour ; aussi à peine est-il attaqué par un d’eux, que les autres s’empressent de la protéger.

XII.

Le despotisme des tribunaux est le plus odieux de tous, parce qu’ils emploient pour le soutenir et l’exercer l’arme la plus respectable, la loi. Dans tout pays où il existe des tribunaux perpétuels dont les membres ne sont pas élus par les justiciables, et pour un temps seulement ; dans tout pays où la justice civile est réunie à la justice criminelle, il ne peut y avoir de liberté, parce que le concert de ces tribunaux avec le chef de l’armée suffit pour établir le despotisme. Il est bien plus inévitable encore, si ces tribunaux ont quelque part à la puissance législative, s’ils forment un corps entre eux, si leurs membres sont jugés par eux-mêmes. Le chef de l’armée est alors obligé de les ménager, parce que sans eux il ne peut exercer une autorité absolue que par une violence toujours dangereuse. Ils sont en même temps intéressés à flatter ou à soutenir son pouvoir, et par crainte, et parce qu’ils ne peuvent espérer que les citoyens, s’ils étaient libres, consentissent à être soumis au despotisme judiciaire, suite nécessaire à cette forme de tribunaux, parce que ce despotisme pèse sur chaque individu à tous les instants, et s’étend sur toutes les actions, sur tous les intérêts.

Si, par la complication des lois et celle des formes, il existe un très grand nombre de gens attachés aux tribunaux, et ayant le privilège exclusif d’y remplir les fonctions d’avocats, de procureurs, ou s’il est difficile de les remplacer, parce qu’ils sont instruits d’une routine inconnue aux autres citoyens, la suspension absolue de toute justice, qui peut être également causée par le refus des tribunaux, ou par celui de ces praticiens, donne au despotisme judiciaire une forme très-dangereuse.

Dans les pays où les mœurs sont douces, le despotisme du gouvernement, celui du chef de l’armée ne peut être ni sanglant, ni cruel ; le despotisme judiciaire l’est toujours, parce qu’il peut déployer toute la rigueur des lois, et que les tribunaux ont soin de conserver des lois féroces, même quand les mœurs se sont adoucies.

Puisque l’on connaît les causes de ce despotisme, on en voit aisément les remèdes. Si les juges sont élus à temps par les justiciables, si les tribunaux civils sont séparés des tribunaux criminels, si les juges sont strictement obligés de suivre la lettre de la loi, si des tribunaux d’un autre ordre, également élus, sont institués pour punir les prévarications des juges, si la fonction de défendre les causes devant les tribunaux est absolument libre, si les associations particulières que ceux qui se livrent à cette fonction voudraient former, au lieu d’être favorisées, sont déclarées contraires aux intérêts des citoyens (car il serait injuste de les défendre), alors le despotisme des tribunaux ne sera plus à craindre.

XIII.

Les Européens modernes ont trouvé le moyen de se mettre à l’abri du despotisme de l’armée, en la divisant en régiments, en la distribuant dans un grand nombre de garnisons, en ne donnant point de chefs perpétuels aux divisions formées de plusieurs régiments. Aussi, depuis cette institution, aucune armée n’a-t-elle ni troublé la tranquillité de l’État, ni exercé aucun despotisme, soit sur le prince, chef de l’armée, soit sur les citoyens. Il faut excepter la Russie, où les régiments des gardes ont trop de prépondérance ; et il faudrait peut-être excepter aussi la Prusse, si la garnison de la résidence royale reste très forte, et que le roi ne soit pas un homme de guerre. Le seul moyen d’exposer les États de l’Europe à ce despotisme de l’armée, auquel les autres parties de l’ancien monde sont assujetties, et qui y empêche les progrès de la civilisation, serait de dégoûter les troupes de l’obéissance passive à leurs chefs, obéissance qui ne doit avoir pour bornes que le droit naturel et une loi positive, et d’inspirer aux chefs, aux officiers des corps et, par une suite nécessaire, aux soldats, l’idée qu’ils peuvent se rendre juges de la légitimité des ordres qu’ils reçoivent. L’obéissance passive est dangereuse pour la liberté publique ; le refus arbitraire d’obéissance le deviendrait davantage. Pour éviter à la fois l’un et l’autre de ces maux, il faut régler par une loi les limites du pouvoir militaire, employé à maintenir la tranquillité publique et à soutenir l’exécution des lois, des jugements, des actes du gouvernement. Cette loi existe en Angleterre : c’est une sage institution qu’il faut imiter, en se rappelant surtout qu’imiter n’est pas copier.

XIV.

Les gouvernements de l’Europe ont senti que l’impossibilité de faire la guerre longtemps avec les revenus ordinaires de l’État ou par des impositions extraordinaires, ne leur permettrait pas de se livrer à cette activité inquiète qui, depuis le XVe siècle, est devenue une maladie politique presque générale. On imagina d’abord, pour y suppléer, la vente des charges, des traités de finances portant l’aliénation à temps de certains droits, enfin des emprunts directs. Par ce moyen, on avait les capitaux à sa disposition, et les intérêts étaient payés par des impôts ou par des droits. La ressource des emprunts aurait été très-bornée, si l’on n’avait eu pour les remplir que les capitaux destinés à être placés dans ces emprunts, et surtout elle aurait été très-lente. Mais il se présentait deux ressources : l’une d’emprunter de compagnie de finances dont les membres se chargeaient alors d’avancer l’argent, ou se donnaient des soins pour en trouver dans leurs familles dans leur société, dans les gens d’affaires liés avec eux ; l’autre de vendre l’emprunt à des banquiers ou commerçants en argent, qui le revendaient ensuite ou en faisaient un objet de spéculation. Ces deux ressources s’achetaient ou par un intérêt plus fort, ou dans le premier cas par la cession de quelques droits, une tolérance plus grande de quelques abus, ou même seulement par la solidité des places dont ces emprunts rendaient le remboursement plus difficile. Alors ces ressources n’eurent plus de bornes ; et malheureusement on s’accoutuma peu à peu à les regarder comme certaines, à en faire dépendre le succès des entreprises les plus importantes, et dans des circonstances difficiles, des payements même nécessaires pour acquitter des anciens intérêts, remplir des engagements, faire face aux dépenses publiques. Mais dès lors on se mit dans la dépendance de ceux qui pouvaient faire ces avances ; on fut obligé, dans la législation des impôts ou du commerce, dans les opérations politiques, de ménager leurs intérêts, leurs préjugés, leurs passions ; et il fallut les ajouter aux classes de citoyens qui exercent sur le peuple un véritable despotisme. C’est ainsi qu’en Angleterre ils ont usurpé sur la nation la souveraineté de l’Inde, que jusqu’ici on n’a pu leur enlever ; qu’ils ont fait préférer les plans de M. Pitt, dictés par eux, à ceux de M. Fox et du comte de Stanhope. Combien ne citerait-on pas de ministres dont ils ont précipité la chute, ou qu’ils ont forcé d’employer ? En France, ils obligèrent le gouvernement de priver de sa liberté l’auteur de la Théorie de l’Impôt, et sa naissance, sa fortune, sa réputation personnelle ne purent le mettre à l’abri de leur haine obscure. Ils obligèrent à la banqueroute de 1770 l’abbé Terrai, qui n’imagina que cette ressource pour se délivrer de leur empire, fit beaucoup de mauvaises opérations pour s’y soustraire et finit par s’y soumettre. Celle de 1788 a eu la même cause.

Il n’est que deux moyens pour détruire ce despotisme, qui menace de devenir chaque jour plus dangereux et plus insupportable. Le premier est dans une législation qui, proscrivant toutes les formes vicieuses d’impôts et laissant une liberté entière au commerce, tarirait la source des grandes fortunes de finances et de banque, diminuerait les profits de ce dernier genre de commerce, et les diviserait en un plus grand nombre de mains. Le second est de changer la forme des emprunts, en chargeant, lorsqu’ils ont été consentis par la nation, ou l’assemblée qui la représente, ou celles qui représentent chaque province, de faire elles-mêmes l’emprunt dont elles payeraient les intérêts, qu’elles rembourseraient par des deniers laissés entre leurs mains, sans que la destination en pût être détournée ; de chercher, au lieu d’emprunts chers qui n’ont besoin que d’une demi confiance, des emprunts dont une confiance durable, alors bien fondée, et les avantages de leur forme, seraient la seule séduction ; de joindre à chaque emprunt l’énonciation du véritable taux de l’intérêt, et la preuve que les fonds assignés pour l’acquitter sont réellement suffisants ; de tenir toujours ouverts des emprunts à un taux inférieur à celui des anciens emprunts dont les fonds seront employés à les rembourser ; d’éviter soigneusement toutes les opérations de finances, tous les établissements qui produisent des mouvements d’actions, et par une suite nécessaire, des associations entre les gens d’affaires ; de chercher enfin à dissiper les ténèbres dont ils ont couvert un petit art très peu compliqué, qui n’a d’importance et ne peut devenir dangereux qu’autant qu’il est peu connu.

XV.

Le despotisme de la populace est à craindre dans tous les États où il existe de grandes capitales et de grandes villes de commerce. Mais il est moins un despotisme en lui-même que l’agent d’un autre pouvoir, si on en excepte celui qu’exerce la populace, en forçant à taxer les denrées destinées à sa subsistance et à se conformer à ses préjugés dans les lois sur le commerce de ces denrées. Encore celui-là même n’existe-t-il que par l’utilité qu’espèrent en tirer quelques-uns des autres pouvoirs despotiques qui pèsent sur une nation, ou les différents partis qui partagent ces pouvoirs. Dans les autres circonstances, la populace n’emploie son despotisme que pour soutenir des préjugés religieux, pour maintenir l’autorité de certains corps particuliers qu’elle a pris sous sa protection, ou dont l’existence enrichit une telle ville, pour défendre certaines opinions populaires utiles à quelques classes de citoyens et nuisibles au reste ; enfin, par humeur contre des hommes puissants qu’on a su lui rendre odieux. Quelque dangereux que soit ce despotisme, on ne voit nulle part les autres pouvoirs se concerter pour le détruire ; c’est une ressource que ceux qui sont les plus faibles veulent se ménager. En Angleterre, la chambre des communes aime mieux laisser subsister une foule de lois ridicules et injustes, mais qui seraient protégées par la populace, que des chercher les moyens de détruire cette influence qui corrompt la législation. C’est la populace qui a privé la Hollande de liberté, en rétablissant le stadhoudérat en 1777. C’est elle qui, au lieu de corriger l’aristocratie tyrannique du Danemark, y a introduit le despotisme du prince, c’est-à-dire, le despotisme de la cour, des prêtres, des gens de loi ; c’est le despotisme de la populace de Constantinople qui a détruit l’empire grec, autant que le fer des barbares et les querelles théologiques. On sait que ce despotisme est aussi absurde dans ses projets que barbare dans ses moyens, puisqu’il est exercé par la partie de chaque nation la plus ignorante et la plus corrompue après les ambitieux qui s’en servent. Mais qu’est-ce qui rend dangereux la populace d’une grande ville ? C’est la facilité de la réunir, c’est son ignorance et sa férocité ; c’est donc en attaquant ces trois causes qu’on peut en prévenir les effets.

Il n’y a que deux moyens de prévenir la facilité de réunir la populace : le premier est la liberté entière de l’industrie et du commerce, qui d’abord augmenterait le nombre du peuple en diminuant celui de la populace, affaiblirait l’union particulière des ouvriers attachés à telle ou telle corporation, à tel lieu privilégié, diminuerait enfin l’aversion que la classe la plus pauvre, vexée par les lois des maîtrises, contracte pour la police. Le second moyen serait de diviser chaque grande ville en quartiers, qui pourraient s’assembler pour leurs intérêts communs, suivant une forme régulière, et de faire les dernières subdivisions assez petites. Les petites assemblées de citoyens réunis sans distinction de rang ou de profession, sont en général le seul moyen juste et en même temps le plus sûr d’empêcher les associations spontanées de troubler la tranquillité publique.

Pour diminuer l’ignorance, il faut rendre la liberté à la presse, et multiplier des secours bien dirigés d’éducation publique. Ces secours manquent au peuple dans presque tous les pays où, dirigées par les ministres de la religion, les institutions se bornent à faire entrer dans l’esprit du peuple les idées propres à maintenir la puissance sacerdotale. La liberté de la presse est encore un moyen de diminuer l’ignorance et les préjugés du peuple, non en l’instruisant immédiatement, mais en répandant les lumières dans la classe supérieure la plus voisine, et surtout en empêchant les gens intéressés à tromper le peuple, de l’entretenir dans ses préjugés. Il est rare, quand il se soulève, que ce ne soit pas contre ses véritables intérêts ; on en pourrait citer des exemples anciens ou récents. La férocité naît de l’ignorance, de la misère, de la dureté des lois criminelles, de l’insolence des classes privilégiées ; et dès lors, on voit comment la détruire.

XVI.

Ces simples observations suffisent pour montrer combien ceux qui croient qu’ils détruiraient réellement le despotisme en détruisant les ordres arbitraires du gouvernement, sont éloignés de connaître toute l’étendue de ce fléau. En parlant toujours de poids à opposer à ce despotisme, ils oublient que lui-même sert de contrepoids aux autres, et que, pour être conséquents, ils devaient en désirer la conservation.

XVII.

Il ne faut pas confondre le despotisme avec la tyrannie. On doit entendre par ce mot toute violation du droit des hommes, faite par la loi au nom de la puissance publique. Elle peut exister même indépendamment du despotisme. Le despotisme est l’usage ou l’abus d’un pouvoir illégitime, d’un pouvoir qui n’émane point de la nation ou des représentants de la nation ; la tyrannie est la violation d’un droit naturel exercé par un pouvoir légitime ou illégitime.

Supposons dans le XIVe, le XVe, le XVIe, et même le XVIIe siècle, une république très-bien ordonnée, où les représentants du peuple eussent pu également s’opposer à l’établissement des lois nouvelles, et forcer à la réforme des anciennes ; supposons qu’aucun des pouvoirs établis par ces lois n’eût pu ni les violer, ni exercer sur les représentants du peuple une force qui gênât leur liberté, on n’en aurait pas moins fait dans cette république des lois pénales contre les hérétiques ; ce qu’on nomme sacrilège ou blasphème y aurait été mis au rang des crimes capitaux. Dans ces siècles, et même dans celui-ci, on aurait gêné l’industrie et le commerce par des lois prohibitives. On aurait établi des impôts indirects et créé des délits qu’il aurait fallu prévenir par des lois tyranniques. Il n’y eût pas eu de despotisme, la tyrannie eût été à son comble.

XVIII.

Le seul moyen de prévenir la tyrannie, c’est-à-dire, la violation des droits des hommes, est de réunir tous ces droits dans une déclaration, de les y exposer avec clarté dans un grand détail, de publier cette déclaration avec solennité, en y établissant que la puissance législative ne pourra, sous quelque forme qu’elle soit instituée, rien ordonner de contraire à aucun de ces articles.

Il faut en même temps établir une forme légale, d’après laquelle on puisse ajouter à cette déclaration de nouveaux articles, parce que plus les lumières feront de progrès, plus les hommes connaîtront l’étendue de leurs droits, plus ils en sauront distinguer de conséquences évidentes. Or, plus une déclaration des droits sera étendue, plus non-seulement la jouissance de ceux qu’elle renferme sera certaine ; mais plus on verra aussi diminuer le nombre et la complication des lois, et plus on verra disparaître ces dispositions arbitraires qui les défigurent chez toutes les nations ; mais il faut de plus qu’il existe une forme légale pour retrancher des articles de cette déclaration, parce que l’erreur, même en faveur des droits des hommes, peut être nuisible. La forme pour ajouter un article doit être telle, qu’on soit sûr de l’ajouter, pour peu qu’il soit vraisemblable que ce droit soit réel ; mais pour en retrancher un, la forme doit être telle, que l’évidence seule et la nécessité puissent obtenir un vœu en faveur de cette suppression. Sans une telle précaution, quelque forme que l’on donne à la constitution, les citoyens ne seront point à l’abri de la tyrannie ; elle sera établie par un pouvoir légitime, mais elle n’en sera pas moins une tyrannie, comme un jugement injuste n’en est pas moins injuste, quoique rendu suivant les formes légales.

XIX.

Les droits naturels de l’homme sont : 1° la sûreté et la liberté de sa personne ; 2° la sûreté et la liberté de ses propriétés ; 3° l’égalité.

Le dernier de ces droits a seul besoin d’être expliqué. L’égalité que le droit naturel exige entre les hommes, exclut toute inégalité qui n’est pas une suite nécessaire de la nature des hommes et des choses, et qui, par conséquent, serait l’ouvrage arbitraire des institutions sociales. Ainsi, par exemple, l’inégalité des richesses n’est pas contraire au droit naturel ; elle est une suite nécessaire du droit de propriété, puisque ce droit renfermant l’usage libre de la propriété, renferme par conséquent le droit de les accumuler indéfiniment. Mais cette inégalité deviendrait contraire au droit naturel, si elle était l’ouvrage d’une loi positive, telle que la loi qui accorde aux aînés une portion plus grande, celle qui établit des substitutions, etc. Ainsi, la supériorité qu’un homme chargé d’une telle fonction a sur ceux qui lui sont subordonnés par la nature de cette fonction, n’est pas contraire au droit naturel, parce qu’elle dérive de la nécessité que certains hommes exercent cette autorité, et que d’autres y obéissent. Mais cette supériorité devient contraire au droit, si on la rend héréditaire, si elle s’étend au-delà de ce qui est nécessaire pour que ces fonctions soient bien exercées. Le droit d’égalité n’est pas blessé, si les propriétaires seuls jouissent du droit de cité, parce qu’eux seuls possèdent le territoire, parce que leur consentement seul donne le droit d’y habiter ; mais il est blessé, si le droit de cité est partagé inégalement entre différentes classes de propriétaires, parce qu’une telle distinction ne naît pas de la nature des choses.

XX.

Les droits naturels de l’homme sont connus en général de tous ceux qui ont l’esprit droit et l’âme élevée, mais peu de gens en embrassent toute l’étendue ; peu se sont élevés à une assez grande hauteur pour apercevoir toutes les conséquences de ces droits.

Une déclaration des droits, bien complète, serait un ouvrage utile au genre humain ; mais on ne trouverait peut-être pas un seul peuple, même parmi ceux qui haïssent le plus la tyrannie, auquel on pût la faire adopter tout entière, tant l’habitude a familiarisé l’homme avec ses chaînes.

XXI.

La première déclaration de droits qui en mérite véritablement le nom, est celle de Virginie, arrêtée le 1er juin 1776 ; et l’auteur de cet ouvrage a des droits à la reconnaissance éternelle du genre humain. Six autres États d’Amérique ont suivi l’exemple de la Virginie.

Mais aucune de ces déclarations de droits ne peut être regardée comme complète. 1° Aucune ne renferme l’énonciation des limites de la puissance souveraine, relativement à la punition des crimes. Or, il est évident que la puissance législative n’a pas le droit d’ériger en crimes des actions qui ne sont pas une lésion directe, immédiate et grave des droits, soit de l’individu, soit de la société.

2° Aucune ne renferme l’énonciation des limites de la puissance législative, ni relativement aux lois civiles, ni relativement aux lois de police.

3° Une seule déclare contraire au droit naturel toute capitation, tout impôt portant sur les pauvres (expression qui annonce des connaissances approfondies de cet objet), mais aucune n’exclut les impôts indirects, qui, par leur nature, sont inégalement répartis, et ne peuvent exister sans une violation plus ou moins directe de la liberté de la personne et des biens, et sans une introduction de délits arbitraires.

4° Si quelques-unes proscrivent tout privilège exclusif, aucune ne place au rang des droits naturels la liberté que doit conserver tout homme de faire de ses forces et de ses biens l’usage qu’il lui plaît, tant qu’il ne nuit pas au droit des hommes ; liberté qui suppose la liberté indéfinie de l’industrie et du commerce.

5° Quelques-unes autorisent l’établissement de taxes pour le payement des frais de culte, applicables, il est vrai, à tel ou tel culte, suivant la volonté du contribuable ; mais toute taxe de cette espèce est contraire au droit des hommes, qui doivent conserver la liberté de ne payer aucun culte, comme de n’en suivre aucun.

6° On y a placé généralement le droit de ne pouvoir être condamné que par un jury unanime. Or, il n’est pas prouvé, 1° que cette unanimité, exigée suivant la forme anglaise, donne une plus grande probabilité de la vérité du jugement qu’une pluralité immédiate de huit, de dix juges. 2° Il n’est pas prouvé non plus que des jurés soient des juges du fait plus dignes de confiance que des hommes choisis par les citoyens parmi ceux qui ont la plus grande réputation de lumières et de probité, et choisis pour remplir cette fonction pendant un espace de temps plus ou moins long.

Le choix entre ces différentes méthodes n’est pas une question de droit, mais une question de raisonnement. La puissance législative doit avoir l’autorité d’établir la forme qui lui paraît la plus propre à maintenir la sûreté personnelle, et l’on doit, dans une déclaration de droits, exclure ce qui leur serait contraire, et non prescrire un choix entre les divers moyens qui les maintiennent également.

Ainsi, par exemple, toute nomination de juges ou jurés autrement que par l’élection des justiciables, toute institution d’un tribunal perpétuel se recrutant lui-même, ou nommé par un corps de citoyens ou par un magistrat suprême, etc., doivent être proscrites par une déclaration de droits.

7° Dans plusieurs de ces déclarations, on exempte du service militaire forcé ceux qui, par raison de conscience, ne se croient pas permis de porter les armes. C’est ici un privilège accordé aux gens qui professent une certaine opinion, et par conséquent une violation du droit général. Le principe qui ferait respecter la conscience particulière dans ce qui serait vraiment du ressort des lois, n’est qu’un encouragement au fanatisme. Il ne serait pas juste de forcer au service un homme dont les soins seraient indispensables à sa famille, et d’en exempter un Quaker ou tel autre sectaire. Mais l’exemption générale de tout service militaire forcé doit faire partie d’une déclaration de droits. L’appel au service doit être libre, et la punition du refus est la honte attachée partout à la poltronnerie. L’opinion prononcerait alors seule sur le motif légitime ou non légitime du refus.

XXII.

Le meilleur moyen d’obtenir une déclaration de droit bien complète serait d’encourager les hommes éclairés à en dresser séparément un modèle. En comparant entre eux ces différents ouvrages, non seulement on jugerait de l’ordre plus ou moins méthodique dans lequel les droits seraient exposés, de la clarté plus ou moins grande du style ; mais on connaîtrait tout ce que ces différents citoyens regardent comme faisant partie des droits de l’homme, et ce serait le moyen le plus sûr de les connaître tous, non pas peut-être dans leur étendue réelle et absolue, mais dans l’étendue où l’état actuel des lumières permet de les porter.

Chaque rédacteur se bornerait à exposer les droits avec des motifs simples, exposés en peu de mots, comme on le voit dans la déclaration de Virginie. Mais, sur les droits qu’on peut regarder comme douteux, ils pourraient, dans des notes séparées, se livrer à des discussions plus étendues.

La difficulté de reconnaître tous les droits de l’homme, de les exposer avec clarté et méthode, n’est pas la seule que représente un ouvrage de ce genre ; il doit être fait de manière qu’en évitant la prolixité et les détails minutieux, chaque droit soit tellement exposé, que toute violation grave de ce droit soit évidente, susceptible d’une démonstration simple, et à la portée de tous les esprits.

Il faudrait encore avoir soin de séparer ce qui est la partie essentielle de chaque article, ce qui énonce le droit, des motifs qui le font regarder comme faisant partie des droits naturels de l’homme. Enfin, cette énonciation devrait être telle, qu’après avoir formé, par la comparaison de ces différentes esquisses, une liste complète de ce qu’on regarde comme faisant partie de ces droits, on pût faire délibérer une grande assemblée par oui ou non sur ceux qu’elle croit devoir être compris dans une déclaration des droits, ou qu’elle juge soit chimériques, soit exagérés.

Il serait à désirer que ces esquisses fussent rendues publiques par la voie de l’impression ; il y aurait en cela un double avantage, celui de les soumettre à la censure de tous les citoyens, et de profiter des lumières qui en peuvent naître, et celui de pouvoir dire qu’on n’a négligé d’examiner aucun des droits qu’un seul des membres de l’État aurait pu vouloir réclamer, puisque ce serait alors (vu cette publicité) par le fait de sa seule volonté, que tel droit qu’il croit réel, n’aurait pas été soumis à la discussion.

Plus une déclaration des droits sera étendue et complète, plus elle sera claire et précise ; plus la nation qui l’aura reconnue, qui y sera attachée par principe, par opinion, sera sûre d’être à l’abri de toute tyrannie ; car toute tyrannie qui attaquerait évidemment un de ces droits, verrait s’élever contre elle une opinion générale.

XXIII.

Un autre avantage d’une déclaration des droits est d’assurer la tranquillité générale : une nation armée de ce bouclier cesse de s’inquiéter de toutes les innovations, n’a plus de prétexte pour s’offenser de celles qui sont utiles, ne se laisse plus si aisément tromper par les défenseurs des abus qu’on veut détruire, ne prend plus pour ses droits des privilèges contraires à ces droits mêmes, des institutions opposées à ses intérêts. N’a-t-on pas vu le peuple des Pays-Bas se soulever pour la conservation de quelques séminaires ou de quelques couvents ? d’autres pays regarder comme faisant partie de leurs franchises, ici la conservation d’une aristocratie tyrannique, là la constitution des tribunaux incompatible avec la jouissance de leurs véritables droits ? Une déclaration des droits est donc à la fois la sauvegarde de la tranquillité comme celle de la liberté publique.

  1. Ce n’est pas qu’un conquérant, un grand général, un tel roi ne puisse être réellement le seul maître, comme souvent dans une démocratie un homme par son ascendant sur le peuple exerce seul l’autorité ; mais il ne peut être question ici que de l’état habituel, et non de l’influence personnelle de certains individus.

    L’autorité arbitraire du chef sur son armée ne fait pas qu’il soit seul despote. Le bey d’Alger peut faire couper la tête aux officiers de ses troupes ; mais il est forcé de se conformer aux préjugés, aux prétentions, aux caprices de la milice.