Les Rustiques/L’Évasion de Kinkin

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Les RustiquesMercure de France. (p. 77-85).


L’ÉVASION DE KINKIN


Maintenant qu’il avait dépassé la zone et franchi les lignes de rebat, Kinkin marchait plus librement, respirant à longs traits, rêvassait même un peu.

Tout à l’heure, en remontant la Réverotte pour passer au gué du Moulin Neuf, n’avait-il point remarqué une superbe truite qui se calait sous un rocher de la rive.

Son coup d’œil l’avait soupesée : deux ou trois livres au moins, fameux morceau qu’il pourrait vendre facilement chez l’un ou l’autre de ses clients, fines gueules et gros bonnets du chef-lieu de canton. La question se posait seulement de savoir s’il la prendrait au filet ou à la main.

Car Kinkin savait conduire de front plusieurs affaires et les menait jusqu’au bout presque toujours avec succès.

Et s’il n’avait point fait fortune à exercer certains métiers plutôt décriés : contrebande, maraude et braconnages divers, il avait assez de philosophie innée ou acquise pour n’en point accuser le destin, sachant fort bien qu’outre les femmes contre qui il était sans défense, il avait encore, entre le nez et le menton, un sacré pertuis qui lui coûtait fort cher pour ce qu’il réclamait, étant toujours à sec, de fréquents et copieux arrosages.

La veille de ce jour, il était parti de la côte de Longeverne pour aller quérir aux Brenets, petit village de la frontière suisse, une charge de tabac.

Il avait repassé le Doubs à la minuit, au lac de Chaillon, puis il avait remonté les crêts par un des mille sentiers que l’ingéniosité des contrebandiers leur fait sans cesse frayer à travers ces prés-bois et ces boqueteaux de sapins.

Kinkin, vers la quarantaine, était un gaillard de taille moyenne qui dissimulait sous des dehors chétifs et une allure pataude une force herculéenne et une agilité de singe. Il n’épatait plus ses compatriotes en démarrant à lui seul une voiture chargée qu’un bon carcan avait dû laisser en panne, et d’aucuns l’avaient vu, certain jour, les cognes à ses trousses, son fusil d’une main et un lièvre de l’autre, franchissant les clôtures de ronces artificielles et les murs de pâtures aussi allègrement que s’ils n’eussent eu que vingt-cinq centimètres au lieu de quatre bons pieds de haut.

Ce jour-là, par un heureux hasard, il avait dépisté les gabelous de Villers et glissé entre les lignes de ceux du Luhier et de Fuans sans être obligé de prendre le pas de course ni de se colleter, comme cela lui était arrivé quelquefois, quand il se trouvait seul à seul et inconnu, homme contre homme, devant le représentant du fisc.

Cependant, tout de gris habillé pour être moins aisément distingué des choses, Kinkin longeait les murs et les haies, le corps, par l’effet de la charge, légèrement penché, tout comme un paisible cultivateur qui revient des champs vers son logis.

Les douaniers, certes, n’étaient plus à redouter dans la « fin » de Rocfontaine, mais il restait les « cognes » qui ne le connaissaient que trop et ces « salauds » de rats de cave qui l’avaient à l’œil depuis qu’il avait vécu librement avec la Zéna, bien connue pour son langage imagé et la qualité des allumettes par elle fabriquées et qu’elle débitait envers et contre la régie, à la barbe des autorités municipales.

Ce nonobstant, les gendarmes sont visibles de loin et les rats, qui sont des bourgeois, ne voyagent qu’en voiture ; ils sont donc tous, quand on n’est pas vendu, facilement évitables.

Or, Kinkin n’avait pas d’ennemis : au contraire. Tous les fermiers du plateau lui savaient gré de les approvisionner de tabac en toute saison et plus spécialement en été, au moment où les travaux pressants les empêchent d’envoyer au village acheter le « trèfle » quotidien.

Ce sont services que fumeurs n’oublient point et Kinkin pouvait, chez n’importe lequel d’entre eux, demander à toute heure du jour et de la nuit aide et protection contre tous ces fainéants que le gouvernement entretient pour l’em… bêtement des honnêtes gens, savoir : cognes, rats, gardes et gabelous.

Kinkin avançait de son allure massive, son ballot dans le dos, le long d’une grande et large haie qui aboutissait à la route, la grand’route, qu’il voyait libre aussi loin que possible des deux côtés de la haie.

Grande donc fut sa surprise lorsque, arrivant au bout et touchant au chemin, il se vit appréhender vigoureusement par deux douaniers qui s’étaient dissimulés dans l’intérieur du taillis et dont il n’avait naturellement pu soupçonner la présence.

— M… zut ! pensa-t-il.

Mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il sourit philosophiquement et, au gabelou triomphant qui lui disait :

— Hein ! vous y êtes bien ?

Il répondit en traînassant et de son air le plus bête :

— Ah ! ma foi, oui, mais si j’avais su que vous étiez là, j’aurais bien passé ailleurs.

Les deux douaniers échangèrent un signe dont le plus jeune compléta le sens en confiant à l’autre :

— Il en a une couche !

Pourtant, cette prise qu’ils n’escomptaient point les embarrassait un peu, car ils n’étaient venus, loin de leur brigade, s’aposter en cet endroit que pour en pincer un autre, le surnommé Souris, qui leur avait été dénoncé comme devant passer par là avec une grosse charge de poudre.

— Comment ça se fait que vous êtes ici ? interrogea Kinkin.

— Si on vous le demande, vous direz que vous n’en saviez rien, riposta le plus âgé.

— C’était pour vous coffrer, vous voyez, ajouta bienveillamment le deuxième préposé, mis en joie.

— Cause toujours, mon petit, pensait Kinkin.

Et il ajouta :

— C’est pas la première et c’est pas la dernière fois. Après tout, le gouvernement me nourrira et il n’aura pas grand bénéfice.

— Comment vous appelez-vous ? fit le plus vieux des douaniers.

— Je vous répondrais bien comme vous tout à l’heure, répliqua Kinkin, mais pris pour pris, autant vous le dire tout de suite puisque vous y tenez : je m’appelle Gagé.

— Et où que vous restez ?

— Ça, messieurs, j’peux pas vous le dire.

— Comment, vous ne pouvez pas ?

— Non, messieurs, tantôt ici, tantôt là ; je f… le camp dès que ça me dit, mai, kifkif l’oiseau sur la branche, sauf que je suis un peu plus lourd.

— Enfin, on vous connaît bien par ici ?

— Oui… non… peut-être… j’sais pas…

— Eh bien, vous allez venir avec nous chez le maire de Rocfontaine ; on le saura bien où qu’il est vot’ domicile.

— Comme vous voudrez, messieurs, acquiesça Kinkin.

Et ils se dirigèrent d’une allure assez rapide vers le chef-lieu de canton, distant de quatre ou cinq kilomètres.

Chemin faisant, Kinkin, que tous connaissaient, avait grand peur de rencontrer un citoyen quelconque qui eût pu, sans croire mal faire, révéler sa véritable identité qu’il avait eu, comme on l’a vu, bien soin de celer. Il songeait, d’autre part, à retarder autant que possible son arrivée au pays et à se débarrasser de ses deux encombrants gardes du corps qui le tenaient chacun par un bras après lui avoir mis les poucettes.

— Si ça ne vous faisait rien, messieurs, d’aller un peu moins vite ; on voit que vous êtes jeunes, vous autres, et que vous n’avez pas, comme moi, une longue trotte dans les pattes.

Ils ralentirent un peu l’allure.

Pour le cabriolet, Kinkin songea au moyen classique.

Il continua à bavarder avec ses gardiens puis, au bout d’un quart d’heure, lorsqu’on fut en vue des fermes de la Côte, il se tâta le ventre en faisant la grimace.

— J’sais pas si c’est l’embêtement d’avoir été pincé, avoua-t-il, mais v’ la colique qui me prend. Voudriez-vous m’enlever une petite minute vos instruments pendant que…

Les deux gabelous s’interrogèrent du regard, mais gagnés par la bonhomie du prisonnier, assurés qu’ils étaient de sa lourdeur et de sa fatigue et confiants en leur force et leur agilité, ils acquiescèrent et libérèrent les mains de Kinkin tout en ne le quittant pas, d’ailleurs, d’une semelle.

Kinkin, gentiment, fit ce qu’il devait faire, renoua ses cordons de souliers, se boutonna soigneusement, assujettit sa casquette puis vint se placer entre les deux douaniers, tendant docilement à l’un et à l’autre chacun de ses poignets.

Sans défiance, ils allaient lui repasser les menottes quand, d’un seul coup, de chaque main empoignant un gabelou, il les lança l’un et l’autre, avec une vigueur foudroyante, dans le fossé gauche de la route où ils allèrent pirouetter, tandis que lui, à toutes jambes, sans lâcher son ballot, filait tel un lièvre par la droite, vers les maisons de la Côte.

Sitôt qu’ils furent redressés, les deux douaniers, ahuris et furieux, s’élancèrent à sa poursuite, sacrant et jurant de tous leurs poumons :

— Arrêtez-le ! arrêtez-le !

Mais la campagne était déserte et Kinkin enjambait les murs, trouait les haies, sautait les clôtures de ronces avec une agilité de singe qui épatait ces braves douaniers.

Dès qu’il eut atteint le groupe de fermes, il contourna une ou deux maisons puis disparut.

Suant et soufflant, pantalons et tuniques déchirés, mains écorchées, ses deux poursuivants arrivèrent enfin au hameau :

— Où est-il ? où est-il ? crièrent-ils au premier paysan qu’ils rencontrèrent et chez qui, naturellement, venait de se cacher Kinkin.

— Qui ? répondit cet homme d’un air ahuri.

— Le contrebandier, un contrebandier avec un ballot. Nous l’avons arrêté, il nous a fichus par terre, il s’est sauvé. Il a passé par ici, vous l’avez vu ?

— Non, mais s’il a passé par ici avec vous deux à ses trousses, il n’a pas dû prendre racine ; il aura bien sûr filé par derrière, et s’il a gagné le bois, dame, il est chez lui.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Ma foi, non. Je ne l’ai pas vu. Comment voulez-vous que je le connaisse ?

— C’est un assez grand et gros bonhomme qui traîne en causant, un type d’une quarantaine d’années. Il n’y a pas de contrebandiers par ici ?

— Pas que je connaisse, reprit l’autre. Mais si vous l’avez tenu un moment, vous avez bien blagué avec lui ?

— Mais oui, nous le menions chez le maire, il ne voulait pas nous dire où il habite !

— Tiens, tiens, mais vous a-t-il dit son nom ? reprit l’autre qui songeait que, pour l’heure, Kinkin devait être bien caché dans un coin de sa grange.

— Oui, il nous a dit qu’il s’appelait Gagé.

— Ah ! Gagé, reprit-il, et vous le guettiez ?

— Non, c’en était un autre qu’on attendait et il a bien pu passer depuis le temps.

— C’est assez possible, en effet. Ah ! il vous a dit qu’il s’appelait Gagé ? Eh bien ce doit être un menteur !

— Vous croyez ?

— Oui, d’après ce que vous venez de me dire, ce n’est pas Gagé qu’il doit s’appeler à c’theure, c’est Dégagé.

Je vous souhaite bonne chance, messieurs les douaniers.