Le Banquet (Trad. Talbot)/1

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Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. Le banquet-269).


LE BANQUET[1].


CHAPITRE PREMIER.


Occasion du Banquet. — Repas donné par Callias au jeune Autolycus, vainqueur au pancrace. — Socrate assiste à ce repas. — Arrivée du bouffon Philippe.


Oui, selon moi, non-seulement les actions sérieuses des hommes beaux et bons, sont dignes de mémoire, mais encore leurs simples amusements. Or, ce que je sais en ce genre, pour en avoir été témoin, je veux le publier.

Aux grandes Panathénées[2], il y eut une course de chevaux. Callias, fils d’Hipponicus[3], épris du jeune Autolycus, qui venait de remporter le prix du pancrace, le conduisit à ce spectacle. La course finie, Callias, ayant avec lui Autolycus et son père, retournait à sa maison du Pirée ; il était suivi de Nicératus. Voyant ensemble Socrate, Critobule, Hermogène, Antisthène et Charmide[4], il ordonna à un de ses gens de conduire chez lui Autolycus et sa compagnie, puis abordant Socrate et ceux qui l’entouraient : « Je vous rencontre bien à propos, leur dit-il ; j’ai à dîner Autolycus et son père[5] ; et je crois que la fête n’en sera que plus brillante, si des hommes comme vous, dont l’âme est épurée, viennent orner mon appartement plutôt que des stratéges, des hipparques, de futurs magistrats. » Alors Socrate : « Tu railles toujours, dit-il, et tu cherches à nous ravaler, parce que tu as prodigué l’argent à Protagoras, à Gorgias[6] et à tant d’autres pour leurs leçons de sagesse, tandis que tu vois en nous des gens réduits à tirer leur philosophie de leur propre fonds. — Jusqu’ici, répondit Callias, je vous cachais que j’avais beaucoup de belles choses à vous dire ; mais aujourd’hui, venez chez moi et je vous prouverai que je mérite bien quelques égards. » Socrate et ses amis commencèrent naturellement par le remercier de son invitation, mais ils ne promirent pas de s’y rendre. Cependant lui voyant un air tout fâché de ce refus, ils finirent par le suivre ; puis, les uns s’étant exercés et parfumés, et les autres baignés, ils entrèrent. Autolycus était assis auprès de son père ; les autres prirent la place qui leur convenait.

Un simple coup d’œil jeté sur le groupe eût fait comprendre que la beauté a de soi quelque chose de royal, surtout lorsqu’elle s’unit, comme alors dans Autolycus, à la pudeur et à la modestie. Telle qu’une lumière qui, brillant soudain dans la nuit, fixe tous les regards, ainsi la beauté d’Autolycus attirait sur lui tous les yeux. Des convives qui le contemplaient, il n’en était aucun dont l’âme ne fût émue : les uns étaient silencieux, les autres faisaient quelque geste. Tous ceux qu’un dieu possède attirent l’attention ; et quand c’est toute autre divinité, ils ont le regard terrible, la voix effrayante, les mouvements violents ; mais quand c’est l’amour chaste qui les inspire, leurs yeux deviennent aimables, leur voix se fait douce, et leurs gestes pleins de noblesse. Callias, en agissant de la sorte sous l’influence de l’amour, attirait l’attention de ceux qui sont initiés aux mystères de cette divinité. Cependant les convives dînaient en silence, comme par ordre d’un personnage supérieur.

Le bouffon Philippe, ayant frappé à la porte, prie l’esclave qui vient à sa rencontre d’annoncer qui il est, et pourquoi il demande à être introduit : il dit qu’il se présente muni de tout ce qu’il faut pour souper aux dépens des autres, que son esclave est très-mal à son aise de ne rien porter et d’être encore à jeun. Callias, à ces mots : « Certes, dit-il, ce serait grande honte, mes amis, de ne pas lui donner au moins un abri : qu’il entre donc ! » Et en même temps il regardait Autolycus, évidemment pour examiner ce qu’il pensait de la plaisanterie. Alors Philippe entrant dans la salle à manger des hommes : « Vous savez tous, dit-il, que je suis bouffon : je viens ici volontiers, convaincu qu’il est plus plaisant de se présenter à un repas sans être invité que sur une invitation. — Assieds-toi donc, lui dit Callias ; nos convives, comme tu vois, sont fort sérieux, ils ont besoin qu’on les égaye. » Durant le repas, Philippe se mit à faire quelques plaisanteries, afin de remplir son rôle usité partout où il était invité à un festin. Personne ne riait : son dépit était manifeste ; aussi voulut-il, bientôt après, dire encore quelque facétie ; mais aucun convive ne s’étant mis à rire, il cessa de manger, se couvrit la tête et se renversa tout de son long. Alors Callias : « Qu’est-ce cela, Philippe ? dit-il ; quel mal te prend ? — Par Jupiter ! un bien grand mal, Callias. Puisque le rire est banni de chez les hommes, mes affaires sont en piteux état. Autrefois on m’invitait aux banquets pour divertir les convives par mes bouffonneries ; mais à présent pourquoi m’appellerait-on ? Dire quelque chose de sérieux m’est aussi impossible que de me faire immortel ; cependant on ne m’invite pas dans l’espoir d’être invité : tout le monde sait que de temps immémorial il n’entre point de souper chez moi. » En même temps il se mouchait et contrefaisait à merveille la voix d’une personne qui pleure. Tous les convives alors se mettent à le consoler, à lui promettre de rire, à lui ordonner de manger ; et Critobule rit aux éclats de cette commisération. Philippe, en entendant rire, se découvre le visage, et, l’âme rassurée par l’espoir de futurs repas, il se remet à table.



  1. Platon a écrit aussi un Banquet, qui est demeuré justement célèbre. Il n’est pas de lecteur de Xénophon qui ne doive se donner la peine de comparer sur ce point les deux auteurs, peut-être même les deux rivaux. Voy., à cet égard, les prolégomènes de Weiske sur ce dialogue, et la dissertation de Vieland, insérée dans l'Attisch museum, IV, p. 2 ; Herft., p. 99, sqq. Elle a été reproduite dans l’édition du Banquet de Xénophon, d’Auguste Bornemann, Leipsig, 1823.
  2. Fêtes de Minerve, qui revenaient tous les cinq ans.
  3. Un des plus riches citoyens d’Athènes.
  4. Nous avons vu figurer tous ces personnages dans les Mémoires.
  5. Lycon, qui prend quelquefois la parole dans le Banquet.
  6. Protagoras et Gorgias, deux sophistes de renom, que Platon a immortalisés par le titre de deux de ses dialogues.