La Conquête du pain/Le salariat collectiviste

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Tresse & Stock (p. 213-234).


LE SALARIAT COLLECTIVISTE




I


Dans leurs plans de reconstruction de la société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d’abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.

Pour ce qui concerne le gouvernement soi-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible que des hommes intelligents — et le parti collectiviste n’en manque pas — puissent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l’histoire nous a données à ce sujet, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux États-Unis.

Tandis que de tous côtés nous voyons le régime parlementaire s’effondrer, et que de tous côtés surgit la critique des principes mêmes du système, — non plus seulement de ses applications, — comment se fait-il que des socialistes-révolutionnaires défendent ce système, condamné à mourir ?

Élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté, consacrer en même temps et accroître sa domination sur les travailleurs, le système parlementaire est la forme, par excellence, du régime bourgeois. Les coryphées de ce système n’ont jamais soutenu sérieusement qu’un parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents d’entre eux savent que c’est impossible. Par le régime parlementaire la bourgeoisie a simplement cherché à opposer une digue à la royauté, sans donner la liberté au peuple. Mais à mesure que le peuple devient plus conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multiplie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi, les démocrates de tous pays imaginent-ils vainement des palliatifs divers. On essaie le référendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités, — autres utopies parlementaires. — On s’évertue, en un mot, à la recherche de l’introuvable ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance en un gouvernement représentatif disparaît.


Il en est de même pour le salariat : car, après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, comment peut-on réclamer, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? C’est pourtant ce que font les collectivistes en préconisant les bons de travail.

On comprend que les socialistes anglais du commencement de ce siècle aient inventé les bons de travail. Ils cherchaient simplement à mettre d’accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes.

Si, plus tard, Proudhon reprit cette invention, cela se comprend encore. Dans son système mutuelliste, il cherchait à rendre le Capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait du fond du cœur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie à l’individu contre l’État.

Que des économistes plus ou moins bourgeois admettent aussi les bons de travail, cela n’étonne pas davantage. Il leur importe peu que le travailleur soit payé en bons de travail ou en monnaie à l’effigie de la République ou de l’Empire. Ils tiennent à sauver dans la débâcle prochaine la propriété individuelle des maisons habitées, du sol, des usines, en tous cas celle des maisons habitées et du Capital nécessaire à la production manufacturière. Et pour garder cette propriété, les bons de travail feraient très bien leur affaire.

Pourvu que le bon de travail puisse être échangé contre des bijoux et des voitures, le propriétaire de la maison l’acceptera volontiers comme prix du loyer. Et tant que la maison habitée, le champ et l’usine appartiendront à des propriétaires isolés, force sera de les payer d’une façon quelconque pour travailler dans leurs champs ou dans leurs usines, et loger dans leurs maisons. Force également sera de payer le travailleur en or, en papier-monnaie ou en bons échangeables contre toute sorte de marchandises.

Mais comment peut-on défendre cette nouvelle forme du salariat — le bon de travail — si on admet que la maison, le champ et l’usine ne sont plus propriété privée, qu’ils appartiennent à la commune ou à la nation ?


II


Examinons de plus près ce système de rétribution du travail, prôné par les collectivistes français, allemands, anglais et italiens[1].

Il se réduit à peu près à ceci : Tout le monde travaille, dans les champs, les usines, les écoles, les hôpitaux, etc. La journée de travail est réglée par l’État, auquel appartiennent la terre, les usines, les voies de communication, etc. Chaque journée de travail est échangée contre un bon de travail, qui porte, disons, ces mots : huit heures de travail. Avec ce bon l’ouvrier peut se procurer, dans les magasins de l’État ou des diverses corporations toute sorte de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que l’on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes d’allumettes, ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire : quatre sous de savon, on dirait, après la Révolution collectiviste : cinq minutes de savon.

La plupart des collectivistes, fidèles à la distinction établie par les économistes bourgeois (et par Marx) entre le travail qualifié et le travail simple, nous disent en outre que le travail qualifié, ou professionnel, devra être payé un certain nombre de fois plus que le travail simple. Ainsi, une heure de travail du médecin devra être considérée comme équivalente à deux ou trois heures de travail de la garde-malade, ou bien à trois heures du terrassier. « Le travail professionnel ou qualifié sera un multiple du travail simple », nous dit le collectiviste Groenlund, parce que ce genre de travail demande un apprentissage plus ou moins long.

D’autres collectivistes, tels que les marxistes français, ne font pas cette distinction. Ils proclament « l’égalité des salaires ». Le docteur, le maître d’école et le professeur seront payés (en bons de travail) au même taux que le terrassier. Huit heures passées à faire la tournée de l’hôpital vaudront autant que huit heures passées à des travaux de terrassement, ou bien dans la mine ou la fabrique.

Quelques-uns font une concession de plus ; ils admettent que le travail désagréable ou malsain, — tel que celui des égouts — pourra être payé à un taux plus élevé que le travail agréable. Une heure de service des égouts comptera, disent-ils, comme deux heures de travail du professeur.

Ajoutons que certains collectivistes admettent la rétribution en bloc, par corporations. Ainsi, une corporation dirait : « Voici cent tonnes d’acier. Pour les produire nous étions cent travailleurs, et nous avons mis dix jours. Notre journée ayant été de huit heures, cela fait huit mille heures de travail pour cent tonnes d’acier ; soit, huit heures la tonne. » Sur quoi l’État leur paierait huit mille bons de travail d’une heure chacun, et ces huit mille bons seraient répartis entre les membres de l’usine, comme bon leur semblerait.

D’autre part, cent mineurs ayant mis vingt jours pour extraire huit mille tonnes de charbon, le charbon vaudrait deux heures la tonne, et les seize mille bons d’une heure chacun, reçus par la corporation des mineurs, seraient répartis entre eux selon leurs appréciations.

Si les mineurs protestaient et disaient que la tonne d’acier ne doit coûter que six heures de travail, au lieu de huit ; si le professeur voulait faire payer sa journée deux fois plus que la garde-malade, — alors l’État interviendrait et réglerait leurs différends.

Telle est, en peu de mots, l’organisation que les collectivistes veulent faire surgir de la Révolution sociale. Comme on le voit, leurs principes sont : propriété collective des instruments de travail et rémunération de chacun selon le temps employé à produire, en tenant compte de la productivité de son travail. Quant au régime politique, ce serait le parlementarisme, modifié par le mandat impératif et le référendum, c’est-à-dire, le plébiscite par oui ou par non.


Disons tout d’abord que ce système nous semble absolument irréalisable.

Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire — l’abolition de la propriété privée — et ils le nient sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.

Ils proclament un principe révolutionnaire et ignorent les conséquences que ce principe doit inévitablement amener. Ils oublient que le fait même d’abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, voies de communication, capitaux) doit lancer la société en des voies absolument nouvelles ; qu’il doit bouleverser de fond en comble la production, aussi bien dans son objet que dans ses moyens ; que toutes les relations quotidiennes entre individus doivent être modifiées, dès que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune.

« Point de propriété privée », disent-ils, et aussitôt ils s’empressent de maintenir la propriété privée dans ses manifestations quotidiennes. « Vous serez une Commune quant à la production ; les champs, les outils, les machines, tout ce qui a été fait jusqu’à ce jour, manufactures, chemins de fer, ports, mines, etc., tout cela est à vous. On ne fera pas la moindre distinction concernant la part de chacun dans cette propriété collective.

« Mais dès le lendemain, vous vous disputerez minutieusement la part que vous allez prendre à la création de nouvelles machines, au percement de nouvelles mines. Vous chercherez à peser exactement la part qui reviendra à chacun dans la nouvelle production. Vous compterez vos minutes de travail et veillerez à ce qu’une minute de votre voisin ne puisse pas acheter plus de produits que la vôtre.

« Et puisque l’heure ne mesure rien, puisque dans telle manufacture un travailleur peut surveiller six métiers de tissage à la fois, tandis que dans telle autre usine il n’en surveille que deux, vous pèserez la force musculaire, l’énergie cérébrale et l’énergie nerveuse que vous aurez dépensées. Vous calculerez strictement les années d’apprentissage pour évaluer la part de chacun dans la production future. Tout cela, après avoir déclaré que vous ne tenez aucun compte de la part qu’il peut avoir prise dans la production passée. »


Eh bien, pour nous, il est évident qu’une société ne peut pas s’organiser sur deux principes absolument opposés, deux principes qui se contredisent continuellement. Et la nation ou la commune qui se donnerait une pareille organisation serait forcée, ou bien de revenir à la propriété privée, ou bien de se transformer immédiatement en société communiste.


III


Nous avons dit que certains écrivains collectivistes demandent qu’on établisse une distinction entre le travail qualifié ou professionnel et le travail simple. Ils prétendent que l’heure de travail de l’ingénieur, de l’architecte ou du médecin, doit être comptée comme deux ou trois heures de travail du forgeron, du maçon ou de la garde-malade. Et la même distinction, disent-ils, doit être faite entre toute espèce de métier exigeant un apprentissage plus ou moins long et ceux des simples journaliers.

Eh bien, établir cette distinction, c’est maintenir toutes les inégalités de la société actuelle. C’est tracer d’avance une démarcation entre les travailleurs et ceux qui prétendent les gouverner. C’est diviser la société en deux classes bien distinctes : l’aristocratie du savoir, au-dessus de la plèbe des bras calleux ; l’une, vouée au service de l’autre ; l’une, travaillant de ses bras pour nourrir et vêtir ceux qui profitent de leurs loisirs afin d’apprendre à dominer leurs nourriciers.

C’est plus encore reprendre un des traits distinctifs de la société actuelle et lui donner la sanction de la Révolution sociale. C’est ériger en principe un abus que l’on condamne aujourd’hui dans la vieille société qui s’effondre.


Nous savons ce que l’on va nous répondre. On nous parlera de « socialisme scientifique ». On citera les économistes bourgeois — et Marx aussi — pour démontrer que l’échelle des salaires a sa raison d’être, puisque « la force de travail » de l’ingénieur aura plus coûté à la société que « la force de travail » du terrassier. En effet les économistes n’ont-ils pas cherché à nous prouver que si l’ingénieur est payé vingt fois plus que le terrassier, c’est parce que les frais « nécessaires » pour faire un ingénieur sont plus considérables que ceux qui sont nécessaires pour faire un terrassier ? Et Marx n’a-t-il pas prétendu que la même distinction est également logique entre diverses branches de travail manuel ? Il devait conclure ainsi, puisqu’il avait repris pour son compte la théorie de Ricardo sur la valeur et soutenu que les produits s’échangent en proportion de la quantité de travail socialement nécessaire à leur production.

Mais nous savons aussi à quoi nous en tenir à ce sujet. Nous savons que si l’ingénieur, le savant et le docteur sont payés aujourd’hui dix ou cent fois plus que le travailleur, et que si le tisseur gagne trois fois plus que l’agriculteur et dix fois plus que l’ouvrière d’une fabrique d’allumettes, ce n’est pas en raison de leurs « frais de production ». C’est en raison d’un monopole d’éducation ou du monopole de l’industrie. L’ingénieur, le savant et le docteur exploitent tout bonnement un capital, — leur brevet, — comme le bourgeois exploite une usine, ou comme le noble exploitait ses titres de naissance.

Quant au patron qui paie l’ingénieur vingt fois plus que le travailleur, c’est en raison de ce calcul bien simple : si l’ingénieur peut lui économiser cent mille francs par an sur la production, il lui paye vingt mille francs. Et s’il voit un contre-maître, — habile à faire suer les ouvriers, — qui lui économise dix mille francs sur la main-d’œuvre, il s’empresse de lui donner deux ou trois mille francs par an. Il lâche un millier de francs en plus là où il compte en gagner dix, et c’est là l’essence du régime capitaliste. Il en est de même des différences entre les divers métiers manuels.


Qu’on ne vienne donc pas nous parler des « frais de production » que coûte la force de travail, et nous dire qu’un étudiant, qui a passé gaiement sa jeunesse à l’université, a droit à un salaire dix fois plus élevé que le fils du mineur qui s’est étiolé dans la mine dès l’âge de onze ans, ou qu’un tisserand a droit à un salaire trois ou quatre fois plus élevé que celui de l’agriculteur. Les frais nécessaires pour produire un tisserand ne sont pas quatre fois plus considérables que les frais nécessaires pour produire un paysan. Le tisserand bénéficie simplement des avantages dans lesquels l’industrie est placée en Europe, par rapport aux pays qui n’ont pas encore d’industrie.

Personne n’a jamais calculé ces frais de production. Et si un fainéant coûte bien plus à la société qu’un travailleur, reste encore à savoir si, tout compté, — mortalité des enfants ouvriers, anémie qui les ronge et morts prématurées, — un robuste journalier ne coûte pas plus à la société qu’un artisan.

Voudra-t-on nous faire croire, par exemple, que le salaire de trente sous que l’on paie à l’ouvrière parisienne, les six sous de la paysanne d’Auvergne qui s’aveugle sur les dentelles, ou les quarante sous par jour du paysan représentent leurs « frais de production ». Nous savons bien qu’on travaille souvent pour moins que cela, mais nous savons aussi qu’on le fait exclusivement parce que, grâce à notre superbe organisation, il faut mourir de faim sans ces salaires dérisoires.

Pour nous l’échelle des salaires est un produit très complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de l’accaparement capitaliste, du monopole, — de l’État et du Capital en un mot. — Aussi disons nous que toutes les théories sur l’échelle des salaires ont été inventées après coup pour justifier les injustices existant actuellement, et que nous n’avons pas à en tenir compte.


On ne manquera pas non plus de nous dire que l’échelle collectiviste des salaires serait cependant un progrès. — « Il vaudra mieux, dira-t-on, voir certains ouvriers toucher une somme deux ou trois fois supérieure à celle du commun, que des ministres empocher en un jour ce que le travailleur ne parvient pas à gagner en un an. Ce serait toujours un pas vers l’égalité. »

Pour nous, ce pas serait un progrès à rebours. Introduire dans une société nouvelle la distinction entre le travail simple et le travail professionnel aboutirait, nous l’avons dit, à faire sanctionner par la Révolution et ériger en principe un fait brutal que nous subissons aujourd’hui, mais que néanmoins nous trouvons injuste. Ce serait imiter ces messieurs du 4 août 1789, qui proclamaient l’abolition des droits féodaux avec phrases à effet, mais qui, le 8 août, sanctionnaient ces mêmes droits en imposant aux paysans des redevances pour les racheter aux seigneurs, qu’ils mettaient sous la sauvegarde de la Révolution. Ce serait encore imiter le gouvernement russe, proclamant, lors de l’émancipation des serfs, que la terre appartiendrait désormais aux seigneurs, tandis qu’auparavant c’était un abus que de disposer des terres appartenant aux serfs.

Ou bien, pour prendre un exemple plus connu : lorsque la Commune de 1871 décida de payer les membres du Conseil de la Commune quinze francs par jour, tandis que les fédérés aux remparts ne touchaient que trente sous, cette décision fut acclamée comme un acte de haute démocratie égalitaire. En réalité, la Commune ne faisait que ratifier la vieille inégalité entre le fonctionnaire et le soldat, le gouvernement et le gouverné. De la part d’une chambre opportuniste, pareille décision eût pu paraître admirable : mais la Commune manquait ainsi à son principe révolutionnaire et, par cela même, le condamnait.

Dans la société actuelle, lorsque nous voyons un ministre se payer cent mille francs par an, tandis que le travailleur doit se contenter de mille, ou de moins ; lorsque nous voyons le contre-maître payé deux ou trois fois plus que l’ouvrier, et qu’entre les ouvriers mêmes, il y a toutes les gradations, depuis dix francs par jour jusqu’aux six sous de la paysanne, nous désapprouvons le salaire élevé du ministre, mais aussi la différence entre les dix francs de l’ouvrier et les six sous de la pauvre femme. Et nous disons : « À bas les privilèges de l’éducation, aussi bien que ceux de la naissance ! » Nous sommes anarchistes, précisément parce que ces privilèges nous révoltent.

Ils nous révoltent déjà dans cette société autoritaire. Pourrions-nous les supporter dans une société qui débuterait en proclamant l’Égalité ?

Voilà pourquoi certains collectivistes, comprenant l’impossibilité de maintenir l’échelle des salaires dans une société inspirée du souffle de la Révolution, s’empressent de proclamer que les salaires seront égaux. Mais ils se butent contre de nouvelles difficultés, et leur égalité des salaires devient une utopie tout aussi irréalisable que l’échelle des autres collectivistes.

Une société qui se sera emparée de toute la richesse sociale, et qui aura hautement proclamé que tous ont droit à cette richesse, — quelque part qu’ils aient prise antérieurement à la créer, — sera forcée d’abandonner toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail, sous quelque forme qu’on le présente.


IV


« A chacun selon ses œuvres », disent les collectivistes, ou, en d’autres termes, selon sa part de services rendus à la société. Et ce principe, on le recommande comme devant être mis en pratique dès que la Révolution aura mis en commun les instruments de travail et tout ce qui est nécessaire à la production !

Eh bien, si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité ; ce serait abandonner, sans le résoudre, l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras.

En effet, dans une société telle que la nôtre, où nous voyons que plus l’homme travaille, moins il est rétribué, ce principe peut paraître de prime-abord comme une aspiration vers la justice. Mais, au fond, il n’est que la consécration des injustices du passé. C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle, parce que, du jour où l’on commença à évaluer, en monnaie ou en toute autre espèce de salaire, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses œuvres, toute l’histoire de la société capitaliste (l’État aidant) était écrite d’avance ; elle était renfermée, en germe, dans ce principe.

Devons-nous donc revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? — Nos théoriciens le veulent ; mais heureusement c’est impossible : la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, noyée dans le sang, elle devra être recommencée.


Les services rendus à la société, — que ce soit un travail dans l’usine ou dans les champs, ou bien des services moraux ne peuvent pas être évalués en unités monétaires. Il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur, de ce qu’on a nommé improprement valeur d’échange, ni de la valeur d’utilité, par rapport à la production. Si nous voyons deux individus travaillant l’un et l’autre pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à différents travaux qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont à peu près équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de l’un vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de l’autre.

On peut dire grosso modo que l’homme qui, sa vie durant, s’est privé de loisir pendant dix heures par jour, a donné à la société beaucoup plus que celui qui ne s’est privé de loisir que cinq heures par jour ou qui ne s’en est pas privé du tout. Mais on ne peut pas prendre ce qu’il a fait pendant deux heures et dire que ce produit vaut deux fois plus que le produit d’une heure de travail d’un autre individu, et le rémunérer en proportion. Ce serait méconnaître tout ce qu’il y a de complexe dans l’industrie, l’agriculture, la vie entière de la société actuelle ; ce serait ignorer jusqu’à quel point tout travail de l’individu est le résultat des travaux antérieurs et présents de la société entière. Ce serait se croire dans l’âge de pierre, tandis que nous vivons dans l’âge de l’acier.


Entrez dans une mine de charbon et voyez cet homme, posté près de l’immense machine qui fait monter et descendre la cage. Il tient en main le levier qui arrête et renverse la marche de la machine ; il l’abaisse et la cage rebrousse chemin en un clin d’œil ; il la lance en haut, en bas avec une vitesse vertigineuse. Tout attention, il suit des yeux sur le mur un indicateur qui lui montre, sur une petite échelle, à quel endroit du puits se trouve la cage à chaque instant de sa marche, et dès que l’indicateur a atteint un certain niveau, il arrête soudain l’élan de la cage pas un mètre plus haut, ni plus bas que la ligne voulue. Et, à peine a-t-on déchargé les bennes remplies de charbon et poussé les bennes vides, qu’il renverse le levier et renvoie de nouveau la cage dans l’espace.

Pendant huit, dix heures de suite, il soutient cette prodigieuse attention. Que son cerveau se relâche un seul moment, et la cage ira heurter et briser les roues, rompre le câble, écraser les hommes, arrêter tout le travail de la mine. Qu’il perde trois secondes à chaque coup de levier, et, — dans les mines perfectionnées modernes, — l’extraction est réduite de vingt à cinquante tonneaux par jour.

Est-ce lui qui rend le plus grand service dans la mine ? Est-ce, peut-être, ce garçon qui lui sonne d’en bas le signal de remonter la cage ? Est-ce le mineur qui à chaque instant risque sa vie au fond du puits et qui sera un jour tué par le grisou ? Ou encore l’ingénieur qui perdrait la couche de charbon et ferait creuser dans la pierre à une simple erreur d’addition dans ses calculs ? Ou bien, enfin, le propriétaire qui a engagé tout son patrimoine et qui a peut-être dit, contrairement à toutes les prévisions : « Creusez ici, vous trouverez un excellent charbon. »

Tous les travailleurs engagés dans la mine contribuent, dans la mesure de leurs forces, de leur énergie, de leur savoir, de leur intelligence et de leur habileté, à extraire le charbon. Et nous pouvons dire que tous ont le droit de vivre, de satisfaire à leurs besoins, et même à leurs fantaisies, après que le nécessaire pour tous aura été assuré. Mais, comment pouvons-nous évaluer leurs œuvres ?

Et puis, le charbon qu’ils auront extrait est-il leur œuvre ? N’est-il pas aussi l’œuvre de ces hommes qui ont bâti le chemin de fer menant à la mine et les routes qui rayonnent de toutes ses stations ? N’est-il pas aussi l’œuvre de ceux qui ont labouré et ensemencé les champs, extrait le fer, coupé le bois dans la forêt, bâti les machines qui brûleront le charbon, et ainsi de suite ?

Aucune distinction ne peut être faite entre les œuvres de chacun. Les mesurer par les résultats nous mène à l’absurde. Les fractionner et les mesurer par les heures de travail nous mène aussi à l’absurde. Reste une chose : placer les besoins au-dessus des œuvres, et reconnaître le droit à la vie d’abord, à l’aisance ensuite pour tous ceux qui prendront une certaine part à la production.


Mais prenez toute autre branche de l’activité humaine, prenez l’ensemble des manifestations de l’existence : Lequel d’entre nous peut réclamer une rétribution plus forte pour ses œuvres ? Est-ce le médecin qui a deviné la maladie, ou la garde-malade qui a assuré la guérison par ses soins hygiéniques ?

Est-ce l’inventeur de la première machine à vapeur, ou le garçon qui, un jour, las de tirer la corde qui servait jadis à ouvrir la soupape pour faire entrer la vapeur sous le piston, attacha cette corde au levier de la machine et alla jouer avec ses camarades, sans se douter qu’il avait inventé le mécanisme essentiel de toute machine moderne — la soupape automatique ?

Est-ce l’inventeur de la locomotive, ou cet ouvrier de Newcastle, qui suggéra de remplacer par des traverses en bois les pierres que l’on mettait jadis sous les rails et qui faisaient dérailler les trains faute d’élasticité ? Est-ce le mécanicien sur la locomotive ? L’homme qui, par ses signaux, arrête les trains ? L’aiguilleur qui leur ouvre les voies ?

À qui devons-nous le câble transatlantique ? Serait-ce à l’ingénieur qui s’obstinait à affirmer que le câble transmettrait les dépêches, tandis que les savants électriciens déclaraient la chose impossible ? A Maury, le savant qui conseilla d’abandonner les gros câbles pour d’autres aussi minces qu’une canne ? Ou bien encore à ces volontaires venus on ne sait d’où, qui passaient nuit et jour sur le pont à examiner minutieusement chaque mètre du câble pour enlever les clous que les actionnaires des compagnies maritimes faisaient enfoncer bêtement dans la couche isolante du câble, afin de le mettre hors de service ?

Et, dans un domaine encore plus vaste, le vrai domaine de la vie humaine avec ses joies, ses douleurs et ses accidents, — chacun de nous ne nommera-t-il pas quelqu’un qui lui aura rendu dans sa vie un service si important, qu’il s’indignerait si on parlait de l’évaluer en monnaie ? Ce service pouvait être un mot, rien qu’un mot dit à temps ; ou bien ce furent des mois et des années de dévouement. — Allez-vous aussi évaluer ces services, « incalculables » « en bons de travail ? »


« Les œuvres de chacun ! » — Mais les sociétés humaines ne vivraient pas deux générations de suite, elles disparaîtraient dans cinquante ans, si chacun ne donnait infiniment plus que ce dont il sera rétribué en monnaie, en « bons », ou en récompenses civiques. Ce serait l’extinction de la race, si la mère n’usait sa vie pour conserver celles de ses enfants, si chaque homme ne donnait quelque chose, sans rien compter, si l’homme ne donnait surtout là où il n’attend aucune récompense.

Et si la société bourgeoise dépérit ; si nous sommes aujourd’hui dans un cul-de-sac dont nous ne pouvons sortir sans porter la torche et la hache sur les institutions du passé, c’est précisément faute d’avoir trop compté. C’est faute de nous être laisse entraîner à ne donner que pour recevoir, c’est pour avoir voulu faire de la société une compagnie commerciale basée sur le doit et avoir.


Les collectivistes, d’ailleurs, le savent. Ils comprennent vaguement qu’une société ne pourrait pas exister si elle poussait à bout le principe : « À chacun selon ses œuvres. » Ils se doutent que les besoins, — nous ne parlons pas des fantaisies, — les besoins de l’individu ne correspondent pas toujours à ses œuvres. Aussi De Paepe nous dit-il :

« Ce principe — éminemment individualiste — serait, du reste, tempéré par l’intervention sociale pour l’éducation des enfants et des jeunes gens (y compris l’entretien et la nourriture) et par l’organisation sociale de l’assistance des infirmes et des malades, de la retraite pour les travailleurs âgés, etc. »

Ils se doutent que l’homme de quarante ans, père de trois enfants, a d’autres besoins que le jeune homme de vingt. Ils se doutent que la femme qui allaite son petit et passe des nuits blanches à son chevet, ne peut pas faire autant d’œuvres que l’homme qui a tranquillement dormi. Ils semblent comprendre que l’homme et la femme usés à force d’avoir, peut-être, trop travaillé pour la société, peuvent se trouver incapables de faire autant d’œuvres que ceux qui auront passé leurs heures à la douce et empoché leurs « bons » dans des situations privilégiées de statisticiens de l’État.

Et ils s’empressent de tempérer leur principe. —  « Mais oui, disent-ils, la société nourrira et élèvera ses enfants ! Mais oui, elle assistera les vieillards et les infirmes ! Mais oui, les besoins seront la mesure des frais que la société s’imposera pour tempérer le principe des œuvres. »

La charité — quoi ! La charité, toujours la charité chrétienne, organisée cette fois-ci par l’État.

Améliorer la maison des enfants trouvés, organiser l’assurance contre la vieillesse et la maladie, — et le principe sera tempéré ! — « Blesser pour guérir ensuite » ils n’en sortent pas !


Ainsi donc, après avoir nié le communisme, après avoir raillé à leur aise la formule « À chacun selon ses besoins », ne voilà-t-il pas qu’ils s’aperçoivent aussi, les grands économistes, qu’ils ont oublié quelque chose — les besoins des producteurs. — Et ils s’empressent de les reconnaître. Seulement, c’est à l’État de les apprécier ; à l’État de vérifier si les besoins ne sont pas disproportionnés aux œuvres.

L’État fera l’aumône. De là, à la loi des pauvres et au workhouse anglais, il n’y a qu’un pas.

Il n’y a plus qu’un seul pas, parce que même cette société marâtre contre laquelle on se révolte, s’est aussi vu forcée de tempérer son principe d’individualisme ; elle a aussi dû faire des concessions dans un sens communiste et sous la même forme de charité.

Elle aussi distribue des dîners d’un sou pour prévenir le pillage de ses boutiques. Elle aussi bâtit des hôpitaux, — souvent très mauvais, mais quelquefois splendides, — pour prévenir le ravage des maladies contagieuses. Elle aussi, après n’avoir payé que les heures de travail, recueille les enfants de ceux qu’elle a réduits à la dernière des misères. Elle aussi tient compte des besoins — par la charité.


La misère — avons-nous dit ailleurs — fut la cause première des richesses. Ce fut elle qui créa le premier capitaliste. Car, avant d’accumuler « la plus-value » dont on aime tant à causer, encore fallait-il qu’il y eût des misérables qui consentissent à vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim. C’est la misère qui a fait les riches. Et si les progrès en furent rapides dans le cours du moyen-âge, c’est parce que les invasions et les guerres qui suivirent la création des États et l’enrichissement par l’exploitation en Orient brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines et les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité qu’elles pratiquaient autrefois, ce principe du salariat, si cher aux exploiteurs.

Et c’est ce principe qui sortirait de la Révolution et que l’on oserait appeler du nom de « Révolution sociale » — de ce nom si cher aux affamés, aux souffrants et aux opprimés ?

Il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la hache des prolétaires, on entendra des voix qui crieront : « Le pain, le gîte, et l’aisance pour tous ! »

Et ces voix seront écoutées, le peuple se dira : « Commençons par satisfaire la soif de vie, de gaieté, de liberté que nous n’avons jamais étanchée. Et, quand tous auront goûté de ce bonheur, nous nous mettrons à l’œuvre : démolition des derniers vestiges du régime bourgeois, de sa morale, puisée dans les livres de comptabilité, de sa philosophie du « doit et avoir », de ses institutions du tien et du mien. « En démolissant, nous édifierons », comme disait Proudhon ; nous édifierons au nom du Communisme et de l’Anarchie. »

  1. Les anarchistes espagnols, qui se laissent encore appeler collectivistes, entendent par ce mot la possession en commun des instruments de travail, et « la liberté, pour chaque groupe, d’en répartir les produits comme il l’entend », — selon les principes communistes ou de toute autre façon.